2 – Mon histoire commence…

… en 1980.

Au début de cette année-là a eu lieu la création de ma première pièce, Panique à Longueuil, que j’ai moi-même mise en scène et que j’ai participé à produire.

Auparavant, je ne m’étais jamais vraiment posé de questions au sujet du quoi et du comment de la production théâtrale – durant mes deux premières années et demie de vie professionnelle, je m’étais contenté d’être un acteur : tu signes là, tu apprends tes lignes, tu répètes, vient le soir de la première, tu sors un vase pour les fleurs, et tu joues. C’est formidable.

Mais je venais de découvrir qu’il peut y avoir dans la vie bien d’autres choses, et de tout aussi formidables… de peut-être même bien plus enivrantes encore.

En 1977, dans Le jardin qui s’anime de Suzanne Lebeau, au Carrousel…
Et en 1980, dans Ste-Carmen-de-la-Main de Michel Tremblay, à Radio-Québec. Réalisation d’André Brassard.

Quoi qu’il en soit, de m’être retrouvé, à titre de cofondateur d’une petite compagnie, confronté aux règles de l’Union des Artistes, et à la gestion d’un budget de production, et aux choix promotionnels à faire ou à éviter comme la peste, et à toutes les autres joyeusetés qu’entraine la mise sur pied d’une entreprise, fût-elle minuscule, m’avait rapidement fait dresser les cheveux sur le crâne par leur poids et leur presque inextricable complexité.

La nôtre, de compagnie, s’appelait La Gougoune de Fantex et en était une « en autogestion » – autrement dit, une coopérative. Le principe était simple : tous les artisans de la production devaient être membres de la compagnie et toutes les décisions devaient être prises à l’unanimité, en échange de quoi les règles syndicales – heures de répets, cachets, cotisations, prélèvements – ne s’appliquaient pas.

Ce mode de production commençait à peine, à l’époque, et il était en butte à de fortes résistances, aussi bien dans les rangs de l’Union elle-même que du côté des producteurs, lesquels n’admettaient pas que des productions professionnelles puissent échapper aux règles auxquelles eux étaient astreints. Ce qui fait que, très rapidement, je me retrouvai à devoir bec et ongles en défendre le principe : il y allait de ma vie. Hyperbole ? Pas du tout. Si l’autogestion n’avait pas existé à l’époque, j’attendrais sans doute encore aujourd’hui la création de Panique. Et, dans ces conditions, il est fort douteux que je me serais risqué à écrire quoi que ce soit d’autre ou à tâter à nouveau de la mise en scène.

En 1980, au Café Nelligan, Panique à Longueuil. De g à d : Serge Dupire, Martin Kevan et Larry-Michel Demers (de dos). Crédit photo : Benoit Neveu.

Je savais déjà pertinemment que le mode habituel de fonctionnement ne me convenait pas – pas en tant qu’auteur ou que metteur en scène, en tout cas. Si je soumettais à des comités de lecture les projets que j’avais en tête – comme Panique, qui avait été refusée par les théâtres où je l’avais envoyée, ou Ne blâmez jamais les bédouins, que j’avais commencé d’écrire –, ils avaient toutes les chances du monde de me revenir par retour du courrier sous forme de confettis. Il fallait que l’autogestion survive pour que je puisse continuer d’écrire. Or, non seulement l’écriture me passionnait mais, ayant désormais goûté à l’invraisemblable intensité du bonheur de la création, je n’avais strictement aucune espèce d’envie de retourner me cantonner dans le meatmarket des acteurs.

Et puis, à mes yeux, il y avait une autre raison encore à la nécessité de la survie de l’autogestion, une autre raison tout aussi capitale que la première : la manière de procéder à laquelle elle obligeait me ravissait. Si toute la bande était propriétaire du show auquel elle participait, l’atmosphère qui régnait dans les loges n’avait plus rien à voir avec celle qu’on trouve habituellement dans les coulisses d’un théâtre traditionnel. J’adorais nos rencontres hebdomadaires, chaque jeudi soir après la représentation, au cours de laquelle chacun-chacune avait son mot à dire sur la manière dont le spectacle tenait le coup, sur la pub, sur les finances, sur la pertinence de prolonger encore – puisque la pièce joua au Nelligan… neuf mois, je crois. Elle ne quitta d’ailleurs l’affiche que parce qu’il allait sous peu nous manquer un acteur.

1980 – Flyer publicitaire fait main pour Panique à Longueuil au Café Nelligan.

Ces discussions pouvaient être fort vigoureuses, et j’adorais ça.

À titre d’exemple, la répartition des cachets. Nous avions décidé que les revenus au guichet devaient être partagés en parts égales. De mémoire, il y en avait sept ou huit : une pour chacun des quatre acteurs, une pour l’auteur-metteur en scène-gérant, une pour La Gougoune elle-même – essentiellement destinée à la pub – et une de réserve. Nous avions du même coup convenu que l’une des conditions essentielles aux prolongations, que nous décidions un mois à l’avance par blocs d’un mois chacun, était que la valeur de chacune des parts ne devait pas tomber en deçà d’un seuil pré-établi – si jamais la chose advenait, nous arrêterions les représentations et c’est tout. Or, il advint un beau jour que Serge Dupire, qui jouait le personnage central de la pièce, décrocha le rôle de Guillaume dans le film Les Plouffe, de Gilles Carle – il allait donc nous falloir ou bien plier bagages et rentrer à la maison, ou bien lui trouver un remplaçant. La décision de continuer fut prise, et nous dûmes donc nous mettre en quête de quelqu’un. Seulement voilà : le rôle était un morceau considérable à se taper, et la cohésion de la gang était devenue telle au fil des mois qu’il était à présent à peu près impossible à qui que ce soit de s’immiscer en elle. Que faire ? Il ne restait qu’une seule solution envisageable : que l’auteur-metteur en scène, qui connaissait déjà par cœur et le texte et la mise en place, prenne lui-même le relais. Il ne me sembla pas que la chose enthousiasmait mes camarades. M’avoir déjà au texte et à la mise en scène leur suffisait amplement, mais au point où nous étions c’était moi ou personne, alors la chose fut entendue. Restait à débattre la  question du cachet : aurais-je maintenant droit à deux parts ? Et, si oui, cela impliquerait-il que ma voix lors des votes compterait pour deux ? Tout de suite, Martin Kevan, qui était un acteur hors du commun et sans doute l’un des hommes les plus brillants et les plus articulés que j’aie connu, s’objecta vigoureusement à une pareille éventualité. Si quelqu’un parmi nous devait toucher deux parts, argumenta-t-il, nous ne serions plus dans une coop mais dans une compagnie par actions. Selon lui, il était hors de question que qui que ce soit, fut-il l’auteur-metteur en scène ou Dieu en personne, touche davantage qu’une part et demie et tout aussi impensable qu’une seule personne puisse détenir deux votes. Sur le coup, je fus un peu brusqué par la véhémence de sa réaction, mais m’obligeai à prendre du recul et compris rapidement qu’il avait tout à fait raison : l’unanimité, si l’un d’entre nous avait le pouvoir de multiplier le poids de sa voix, n’avait plus aucun sens. Or, ce principe, cette pratique de l’unanimité était capitale. Parce que sans elle l’autogestion se bornait à être de l’auto-exploitation : une manière de se sous-payer en attendant d’être invité sur ses planches par un « vrai » théâtre – autrement dit, si l’un de nous devenait un super-membre de La Gougoune, ce que nous faisions là n’était plus qu’une audition en attendant de décrocher la timbale. J’acceptai donc de bon cœur ses arguments.

Tout ça pour dire que l’autogestion ne m’était pas simplement essentielle, elle me l’était à plusieurs titres : c’est grâce à elle que je pouvais écrire… et être joué, c’est grâce à elle que je pouvais entreprendre de travailler à la mise en scène, qui me captivait, et au surplus elle me permettait d’explorer des pratiques, des dialogues, et de contempler des interrogations, que j’aurais sans doute eu fort peu de chance de croiser sans elle.

*

À l’Union, la bataille pour sa survie, à l’autogestion, fut féroce – le théâtre professionnel québécois passa à un très mince cheveu de se retrouver en grève.

Je me souviens d’une assemblée générale spéciale, à l’hôtel Windsor, durant laquelle ça barda solide. Jean-Louis Roux, à la fois membre de l’Union et directeur artistique du TNM, se présenta au micro avec ces mots : « Oui, c’est moi, le gros méchant loup », pour voir son relais être pris par Jean Duceppe – les gros canons des producteurs traditionnels tonnaient. Face à eux, avec Jean-Pierre Ronfard, Robert Gravel, Normand Chouinard et d’autres, je tentai de mon mieux d’expliquer à l’assemblée que notre intention n’était absolument pas de damer le pion aux gros théâtres et que nous ne leur faisions même aucunement compétition, puisque de toute manière ce que nous montions n’était absolument pas dans leurs cordes. Quelle espèce de menace pouvions-nous bien représenter à leurs yeux, nous qui ne leur faisions même pas concurrence ?

Bref, ça joua dur. J’entreprendrai peut-être un jour, qui sait, un récit plus détaillé de la saga, mais toujours est-il qu’in extremis le principe de l’autogestion fut accepté et la grève évitée.

*

Anecdote.

Au terme de l’assemblée, quand nous quittâmes l’hôtel et parvînmes au coin de Peel et Ste-Catherine, nous attendait une scène invraisemblable. Sur Ste-Cath, arrivaient à pied, de l’ouest, des milliers de personnes costumées sortant, folles d’enthousiasme, d’un spectacle de Diane Dufresne au Forum et, en sens inverse, de l’est, une autre foule, mais atterrée, elle, en larmes, qui hurlait « John est mort ! » – John Lennon venait d’être assassiné à New York et, bouleversée par la nouvelle, la clientèle des discothèques se déversait dans la ville.

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La réflexion sur le fonctionnement d’une compagnie de théâtre, et sur son financement, et sur les rapports qui existent nécessairement entre mode de production et création, fut ainsi dans mes cartes dès que je commençai d’écrire et de faire de la mise en scène. Je ne choisis pas de consacrer une grande partie de mon temps et de mon énergie à la réflexion sur la politique culturelle, la nécessité de le faire me fut imposée : c’était ça, c’était tenter de comprendre la réalité au sein de laquelle je vis, et d’éventuellement influer sur le cours des choses, ou passer à la trappe.

Pour certains, je compris très vite que l’autogestion n’était qu’un mode de fonctionnement parmi d’autres, intéressant mais somme toute secondaire – complémentaire, pourrions-nous dire : ils continuaient de travailler à fond dans « l’officiel » voire à la télé et, en autogéré, se payaient de-ci de-là des trips avec les copains – ce n’était pas du tout mon cas.

Je me mis donc à étudier tout ce qui avait à l’être pour pouvoir éventuellement assurer le développement de La Gougoune : qui fait quoi dans le milieu théâtral et au sein d’une compagnie, comment, en s’appuyant sur quels principes, avec quels appuis ou confronté à quels obstacles, quelles sont les interactions qui entrent en jeu, et tout.

C’est comme ça que, d’un détour à l’autre, j’en vins à prendre vraiment conscience de l’existence et de l’importance du Cead – le Centre d’Essai des Auteurs Dramatiques [02] – un regroupement d’auteurs, bien entendu, qui avait – et a toujours – le mandat de promouvoir la dramaturgie québécoise et ses créateurs mais que, jusque-là, je ne connaissais pour ainsi dire que de nom.

Un ami qui siégeait au Conseil d’administration me demanda si j’avais envie de voir comment les choses s’y passaient. J’acceptai – et fus admis à titre d’observateur. Je profitais de toutes les occasions qui se présentaient pour fouiller tout ce qui pouvait l’être.

Et zap… l’histoire, donc, commença.

*

Je revois la scène.

Dans les bureaux du Cead, rue Cherrier, autour de la grande table de réunion. C’est peut-être tout de suite après la séance du Conseil, ou alors durant une pause. En tout cas, tous les membres du CA sont là.

Je viens à peine, les jours précédents, de terminer la lecture d’un Mémoire sur la Culture, ou d’un Livre Jaune ou Bleu ou Carreauté, dû à la plume d’un certain Romuald Miville-desChênes, et ce que j’y ai découvert m’a laissé comme deux ronds de flan : les propositions qu’il présente ont, pour plusieurs, très largement de quoi enthousiasmer.

Profitant de ce moment d’accalmie, donc, je lance aux gens du Conseil : « Mais à tous ces problèmes dont je viens de vous écouter discuter, il existe des solutions, non ? Je viens justement de finir de lire le rapport de Romua… »

Je n’achevai jamais ma phrase – je fus interrompu par un immense éclat de rire. Tout le monde se bidonnait à s’en tenir les côtes. Quand le calme fut un peu revenu, Pierre McDuff, qui était directeur général, au Cead, constatant l’expression stupéfaite que j’affichais, m’expliqua : « René-Daniel… des Rapports, des Livres et des Mémoires sur la culture et son développement, au Québec, il y en a des entrepôts complets, remplis jusqu’au plafond. On les tablette aussi vite qu’on les pond. »

Je vous rappelle que la scène se passait il y a près de quarante ans.

Pierre continua : « Si malgré ça le sujet t’intéresse, ce que je te conseille de lire c’est le Livre Vert de l’Allier. Il est sorti en 76 et c’est sans doute ce qui s’est écrit de meilleur sur le sujet. »

Je ne me le fis pas dire deux fois. Je plongeai dans le Livre Vert. Et tombai notamment sur ces phrases que je n’allais jamais oublier :

Le ministère des Affaires culturelles a quinze ans. Quinze ans de culture officielle pour le Québec. (…) Quinze ans de sauts, d’espoirs et de temps gris. Mais aussi et surtout quinze ans de travail dans des conditions difficiles et frustrantes.

(…) La culture québécoise n’est au fond rien d’autre que cette projection de nous, gens d’ici, à partir de ce que nous avons été et de ce que nous sommes, jusqu’à ce que nous voulons être. Elle n’est ni meilleure ni moins bonne que celle des autres, elle est nous. (…) Pour qu’existent, grandissent et s’affirment cette conscience et ce respect de nous et des autres, pour que l’on sache qu’elle nous est essentielle, la culture québécoise doit être reconnue, acceptée, favorisée. Elle doit continuer de se créer parce qu’elle nous ressemble et nous réunit. Nous ne sommes là que pour y aider. (…) Le temps presse.

(…) rénover la politique culturelle du Québec et multiplier les budgets qui lui sont consacrés. (…) L’action est urgente. [03]

« Le temps presse » et « L’action est urgente »… en 1976.

*

Je vous fais un aveu. Si je pouvais remonter dans le temps avec pour bagage ce que je sais aujourd’hui, et retourner au jour où Jean-Marie Lelièvre me proposa d’assister à titre d’observateur à un CA du Cead… non seulement je lui répondrais un « Non » catégorique, mais je m’enfuirais en courant. Et déciderais sans doute d’aller passer le reste de mon existence aux Fiji.

Parce que le jour où je m’y pointai, à cette foutue séance du CA, je mis le pied sur une mine.

Sur elle était inscrit un mot, un seul : « Pourquoi ? »

Il allait rapidement en venir à m’obséder, ce « Pourquoi ? », sur tous les tons, dans toutes les teintes, à longueur d’années.

Cela commença par : Pourquoi remplir des entrepôts avec des rapports qu’on commande à tour de bras, alors que d’avance on se contrefout éperdument de ce qu’ils raconteront ?

Plus tard, cela devint : Pourquoi avoir créé un ministère des Affaires culturelles, puisque de toute manière on n’en voulait pour rien au monde ?

Plus tard encore : Pourquoi autant de refus catégoriques devant des demandes aussi simples et aussi faciles à satisfaire, alors que tellement de gens reconnaissent leur bien-fondé ?

Cela finit par devenir : Pourquoi une telle haine ?

Puis, couronnant le tas : Pourquoi les artistes, dont en principe la fonction devrait être d’écouter et de refléter ce qui est en jeu au cœur du monde où ils vivent, refusent-ils aussi obstinément de prendre acte de la haine dont leur activité est l’objet dans la société où ils vivent ?

Parce qu’en définitive, dix ans après la tabarnak de séance du CA de 1980 que je viens d’évoquer, j’avais eu beau tout tenter pour empêcher que se formulent explicitement les conclusions qui s’agitaient au fond de mon esprit, tout tenter pour continuer de me faire accroire qu’ « il suffirait de… », j’avais parfaitement compris que rien n’adviendrait jamais… et la vapeur commença à s’échapper.

Si je cessais de me conter des balounes, je devais admettre que je le savais déjà parfaitement, pourquoi.

Il n’y avait qu’une seule explication possible. Toutes les autres, qu’on me servait en chœur à longueur de jours, dont j’avais lu et étudié de pleins répertoires, toutes les autres, que tous entonnaient à qui mieux mieux comme des perroquets, je les avais examinées, triturées, passées au crible et au microscope, et pas une seule n’avait tenu la route.

Pourquoi le Québec refusait-il à peu près toutes les propositions qui pouvaient être formulées à propos de sa Culture ?

Parce qu’il n’en voulait pas, de sacrament de culture – c’est aussi simple que ça.

*

La décennie 1980 fut pour moi un véritable ouragan. Ou, pour être plus exact, un double ouragan.

D’un côté, je créais tout mon saoul, et de l’autre je constatais chaque jour l’évolution de phénomènes qui à mes yeux devenaient sans cesse plus inquiétants.

Au début des années 90, la coupe était pleine.

Il lui fallut encore cinq ans avant de faire explosion.

Voici, sur le sujet, quelques textes commentés que j’écrivis au cours de ces années-là.

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(3 au 5 janvier 2017)

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