Lettre à mon Fils

Amorce de pièce inédite (vers 1994)

 

Samedi 23 février 2019

 

[JOURNAL]

Ça me trotte dans la tête depuis 5 ou 6 semaines. Depuis qu’un soir de janvier, à l’improviste j’ai soudain ressenti le besoin de relire immédiatement Lettre à mon Fils, que je n’avais pas regardé depuis… un sacré bail. De relire le texte, et de comparer ce qu’il y avait déjà d’effectivement écrit avec le souvenir de ce qu’il devrait y avoir sur les pages à en croire le souvenir qui durant toutes ces années s’était doucement échafaudé en moi.

Je m’attendais à ce qu’il y en ait bien plus que ce que j’ai découvert. J’en déduis qu’une partie de moi a donc dû continuer d’écrire, toutes ces longues années. Mais qu’apparemment je n’ai rien noté dans le monde de ce qui me passait par la tête.

Il n’empêche que ce que j’ai lu m’a ému. Ce qu’il y a là, de vraiment écrit, je veux dire. Ça m’a ému. Énormément. Je reconnais ce paysage-là, ce parcours-là. La douleur, sourde mais éclairée par de grandes taches de joie immensément profonde. Calme. Silencieuse.

Du même coup toujours, il m’est apparu que je ne pense pas pouvoir reprendre le travail, compléter ce qu’il y a de fait.

Pourquoi donc ? Sais pas. Pas vraiment.

Le centre de moi s’est trop éloigné de ce registre-là d’écriture, je pense bien. Je le reconnais toujours, ce registre, il me touche toujours, oh oui. Toujours autant. Mais je ne suis plus hanté par lui. Ah voilà : ce n’est plus lui qui m’anime !

Avant même d’avoir refermé le fichier, ce soir-là de ma première relecture après sans doute plus de dix ans, j’ai aussi ressenti un vif désir de le « sortir », le texte. Tel qu’il est resté.

Dans le temps, je pense bien que j’aurais organisé une petite lecture pour les paranzéhamis. Mais à présent, le publier sur mon blogue Théâtre suffira. Pour ce qui est d’une lecture… si jamais l’occasion se présente d’en donner une, j’aviserai. Mais je ne me sens pas… quoi ? le goût ? le désir, d’en organiser une moi-même ? Non, ce n’est pas ça ; ça n’a rien à voir avec une absence de désir. Ça à voir avec le désir… de ne pas pousser. Du tout.

Ah tiens, ce que je viens de noter là éclaire soudain tout un pan de ce que j’aime tellement dans le fait de disposer du blogue. Mais oui ! Mais bien entendu !

Ce qui me plait tellement, dans le blogue, c’est qu’il m’offre la possibilité de dire les choses… sans avoir à me débattre pour les faire entendre. Je peux simplement les déposer là. Et advienne que pourra.

Oui. Donc.

En faire une de lecture, si jamais l’occasion s’en présente. Mais pour l’heure… laisser le texte traîner à la vue.

Ça fait cinq semaines que je recopie presque chaque jour la note, dans mon agenda : « Lettre à mon Fils », tout simplement. Elle signifie : « Allez, fais de quoi. Sors-le. »

Ce matin, dès que j’ai ouvert les yeux, la pensée était là : « Aujourd’hui ! »

J’ai bien des choses urgentes à faire, pourtant. Mille détails à régler, de ce côté-ci ou de celui-là. Tant pis, un peu de patience, les boys. Je règle d’abord l’essentiel.

Bordel ! Qu’est-ce que je viens d’écrire là ?! Je viens d’écrire « Je règle d’abord l’essentiel ». Et l’essentiel… c’est l’écriture. La vraie. Celle qui monte des profondeurs et qui inspire une sainte frousse à l’auteur.

Oui. Ça reste ça. Dans ma vie. L’essentiel. L’écriture.

*

Bon. Alors je m’y mets.

D’abord une courte présentation.

Ensuite, un brin de ménage dans le manuscrit afin de le rendre tant soit peu lisible.

Je dépose le tout sur WordPress.

Petite annonce Facebook.

 

Et c’est tout.

****

Brève présentation.

Je ne sais plus quand précisément j’ai commencé à écrire Lettre à mon Fils, qui, à ses tout débuts, s’intitulait simplement Le Fils. Il me semble que j’adoptai le titre actuel peu de temps après, à l’époque où je travaillais à un scénario (lui aussi demeuré inédit) que j’avais lui aussi l’intention d’intituler Le Fils mais qui parlait de tout autre chose.

Je ne sais plus quand précisément, donc, mais il me semble bien ça devait être en 1994.

En tout cas, dans mes notes, je retrouve une « Première variation » datée de novembre 1994, et de laquelle je reparlerai un peu plus loin, et ceci :

Notes pour Le Fils (Toronto, 4 avril 95).

Exergue : « We live, as we dream ─ alone… » (Joseph Conrad)

Or, je me souviens clairement qu’au moment de noter ça, l’essentiel de ce qu’il y a d’écrit l’était déjà.

*

Aussi dans mes fichiers : deux variations précédant la version qu’on va lire ici. Qui me foutent un cafard terrible et me mettent en furie à mon propre endroit. Tout ou presque en elles me hérisse.

Pourtant, je comprends bien à quoi elles étaient destinées : à chercher mon chemin. Ce ne sont pas véritablement des variations, plutôt des tâtonnements. Des tâtonnements dans le noir, qui furent des échecs complets. À ceci près qu’ils m’obligèrent à me résoudre à empoigner le taureau par les cornes.

Le thème qui m’habitait était celui de… Qu’est-ce qu’une vie ? J’entends par là : Qu’est-ce qu’une vie, aux yeux de qui l’a vécue ? Comment faire « un bilan » ?

Je commençai donc par écrire une lettre du père à son fils (que, pour la plus grande part, je reprends ici en « supplément » à la suite de la dernière version existante), et me lançai.

*

Résumé.

Un auteur, très connu ici, a disparu depuis des mois. Personne ne sait où diable il peut bien être passé.

Quand un beau jour d’été…

Un couple de Québécois en vacances en Alabama se fait piquer sa voiture. Au poste de police où ils attendent qu’on prenne leur déposition, ils contemplent les murs. Et l’un des deux aperçoit tout à coup sur un babillard une affichette avec photo : « Do you know this man ? » C’est lui, c’est l’auteur disparu dont on a parlé dans les journaux ! Le couple retourne au comptoir : « Nous savons qui c’est ! C’est un auteur de Montréal qui a fait une fugue ! » Ils apprennent qu’il a été retrouvé flambant nu en plein champ, saoul mort, pas de papiers, rien, totalement muet, mais conscient et ne présentant aucun signe extérieur de traumatisme. Pour une raison quelconque (j’ai quelques hypothèses, mais ne me suis jamais arrêté à me demander sérieusement laquelle tiendrait le mieux la route), les policiers du coin ont cru jusque-là qu’il s’agissait d’un habitant de l’État, en conséquence de quoi l’avis de recherche d’identité n’a pas encore été mis en circulation sur les réseaux policiers nationaux et internationaux, et le lien avec le gars de Montréal n’a donc pas pu être établi.

On le ramène à Montréal. Il est hospitalisé.

La pièce consiste en la série de visites que lui rend son fils.

*

Autres notes datant d’avril 95, à Toronto :

–    La nouvelle du retour du Père sort dans les journaux.

–    Des tas de gens veulent le voir (contraste entre la folle agitation que l’on imagine à l’extérieur, causée par son retour, et le calme total qui règne dans la chambre. Insister).

 


Lettre à mon Fils

 

Deux personnages, masculins :

A :      Quarante ans

B :      Dix-huit ans

Plus : une infirmière (peut-être — mais j’aimerais mieux pas).

 

Scéno :

« Schématique ». Une grande chambre individuelle d’hôpital, claire, chaleureuse, dépouillée. Sans fenêtre.

Au fond, un lit à courroies, draps défaits; une table de chevet; au fond, à Jardin, une large et haute porte de bois clair, donnant sur le couloir.

 

A est en pyjama.

À chacune de ses visites, B change de vêtements. Surtout lors de ses premières visites, il parle très doucement, à voix presque faible.

                                                                    

 

───────

 

Première journée :

 A est assis par terre, appuyé dans l’angle du coin haut de Cours, ramassé sur lui-même, immobile.

B entre et, debout au milieu de la pièce, regarde longuement A sans oser bouger ni parler.

B :      Papa ?

(…)

B :      Tu m’entends ?

A ne bronche pas.

B a l’air découragé par le mutisme et l’immobilité de A.

S’apprête à partir.

Se ravise.

B :      Les. Les médecins. Daignault et Larivière. Ils m’ont promis de. De te faire changer de chambre aussitôt qu’il va y en avoir une de libre, un peu à l’écart.

(…)

B :      Et puis. D’y. D’y aller plus doucement sur la médication.

(…)

B :      Je leur ai promis que tu n’es pas dangereux.

(…)

B :      Et que même si tu allais te mettre à chanter, tu ne le serais toujours pas.

(…)

B :      J’ai eu tort ?

(…)

B :      Ils ont promis de te sacrer la paix. Autant que possible.

(…)

B :      Je ne sais pas si on peut les croire.

(…)

B :      Je leur ai dit que tes hurlements non plus ne seraient pas dangereux.

(…)

B :      S’il y en avait.

(…)

B :      J’ai eu tort ?

(…)

B :      Je sais que je n’ai pas tort de le croire. Mais de le leur dire ?

A ne réagit toujours pas.

B se tourne vers la porte. Va se mettre ne marche. S’interrompt. Toujours tourné vers la porte :

B :      « Nommer sa douleur à haute voix pour que le monde, les objets, l’air, les gens et même nos propres oreilles nous aident à en supporter le poids. » Tu te souviens ? Tu m’as dit ça, il y a longtemps ? Je trouvais que je disais seulement des niaiseries. Tu as dit que je n’avais pas le droit de penser ça. Et que si je le disais seulement pour me faire contredire, pour me faire flatter, pour m’entendre être répondu que non non non, j’étais un petit gars brillant, fin, attentionné, j’avais encore moins le droit. Parce que ce jeu-là fait partie des jeux beaucoup trop dangereux pour qu’on y joue sans danger, même lorsqu’on pense qu’on a gagné. Tu disais que de trouver que les choses sont niaises ou idiotes n’a jamais avancé personne. Que, souvent, c’est dans ce que nous croyons dire de plus idiot que nous en disons le plus; que la plus grande joie, la plus grande douleur ou la plus grande peur arrive à s’exprimer.

(…)

B :      Je pensais à ça, tout à l’heure, en leur expliquant que ça n’allait tuer personne de te laisser hurler si jamais l’envie t’en prenait. Au contraire. Peut-être ?

(…)

B se dirige lentement vers la porte. Met la main sur la poignée. Hésite.

Lâche la poignée et se laisse tomber contre la porte, face à elle.

B :      Dans ta lettre. Tu as tort. Dans la lettre que tu avais commencée avant de partir. Je l’ai montrée à personne. J’ai même hésité à la lire : je me disais que si tu avais vraiment voulu que je l’aie sous les yeux, tu l’aurais terminée, d’une manière ou d’une autre, et puis que tu me l’aurais envoyée.

Tu as tort : je crois pas et je n’ai jamais cru ─ ou alors je ne m’en rappelle plus ─ que ton absence ou ta manière d’être quand on était ensemble m’ait jamais donné l’impression que tu me volais quoi que ce soit. Je crois que je me souviens de tous les mots que m’as adressés. C’est vrai que les autres garçons, eux, voyaient leur père tous les jours, pas une fois par quinze mois pendant cinq ans et puis tout d’un coup presque tous les jours pendant un an. C’est vrai que quand ils les voyaient, leurs pères à eux n’étaient ni saouls ni enragés. Pas tout le temps, en tout cas. Et c’est aussi vrai que leurs pères s’adressaient à eux comme on est supposé le faire avec des enfants de l’âge qu’ils avaient, plutôt qu’en assumant que leur fils en comprenait déjà autant qu’eux.

(…)

B :      Jamais de ma vie je n’aurais renoncé à un seul des instants que j’ai passés avec toi. Avec toi comme tu étais. Comme tu es. Et ça reste vrai aujourd’hui. Complètement. Sans aucune restriction.

(…)

B :      Ça sort tout croche. Excuse-moi. J’ai pas l’habitude.

(…)

B :      Je veux dire.

(…)

B :      J’avais jamais réalisé avant d’aller t’identifier, en te voyant, combien tout ce que tu es et tout ce que tu m’as dit m’a marqué. S’est marqué en moi.

(…)

B :      Et qu’il est bien possible que ce soit la part de moi que j’aime le plus.

B se redresse. Ouvre la porte. L’ouvre

La lâche et la laisse se refermer sans l’avoir passée.

B :      J’écoute beaucoup Beethoven, ces temps-ci.

(…)

B :      La IXième.

Il ouvre la porte et sort.

La porte se referme.

 Après un instant, l’éclairage se met à baisser vers le noir, sans que A ait bronché.

───────

Deuxième journée :

 A est toujours assis par terre, dans le même coin.

B entre et refait le début de la visite précédente, debout au milieu de la pièce, regardant longuement A sans bouger ni parler.

B :      Je suis venu te dire. Que. Que.

(…)

B :      Qu’il va falloir que tu remplisses ton serment. Celui dont tu parles, dans la lettre inachevée.

(…)

B :      Je viens chercher ce que tu m’as promis le jour où je suis né.

(…)

B :      Tu m’entends ?

(…)

B :      T’as besoin de quelque chose ? Un café ? Un jus ?

(…)

B :      L’infirmière-chef dit qu’on ne t’a pas donné de médicaments depuis hier. Peut-être que Larivière et Daignault vont tenir parole.

(…)

B :      Est-ce que t’as dormi là ?

(…)

B :      Ils t’ont laissé faire ?

(…)

B :      Ça doit pas être très confortable ?

B va s’assoir par terre, contre le mur de Cours, à quelques pas de son père.

Il sort quelques feuillets de sa poche, les déplie. Renonce à les lire.

B :      J’en ai pas parlé à personne, ça non plus.

(…)

B :      Je t’ai entendu un jour dans une discussion où tu disais qu’il devrait y avoir un syndicat des personnages de pièces. De romans. De films. Pour interdire aux auteurs de placer leurs créatures dans des situations impossibles sans même leur avoir fourni au moins une partie de ce qu’il leur faut pour s’en sortir s’ils veulent le tenter. Pas de garanties, pas de mode d’emploi peut-être, mais au moins un morceau de la clé. Le droit de se défendre. Tu parlais d’une pièce que tu étais allé voir. Tu étais enragé contre le fait qu’un des principaux protagonistes était là seulement pour permettre aux deux héros de souffrir. Mais lui, le méchant, tu disais qu’il n’avait aucun moyen à sa disposition, dans le cadre de la pièce, pour expliquer qui il était et pourquoi il était celui qu’il était. Et ce que c’était, d’être celui qu’il était. Tu disais que tu ne pourrais jamais être l’ami de l’auteur qui a écrit ça, parce qu’un homme qui est capable de mettre une création de lui, sortie de lui, de sa vie à lui, dans une situation pareille, on peut encore bien moins faire confiance à ça dans la vie de tous les jours.

(…)

B :      Ton silence me fait repenser à ça. Je me demande si tu serais d’accord avec la création d’un syndicat des fils ?

(…)

B :      C’est pas un reproche. C’est vraiment une question.

(…)

B :      Parce que…

Il s’interrompt.

Pause.

 Noir.

───────

 Troisième journée :

 A et B sont toujours dans les mêmes positions. B a toujours les feuillets à la main.

B :      J’ai demandé à l’infirmière-chef de continuer à rien te donner. Son « Oui » a eu l’air d’être pour vrai.

(…)

B :      Dans trois, quatre jours, il restera plus de traces importantes de leurs médicaments dans ton métabolisme. L’alcool ne sera plus trop contre-indiqué.

(…)

B :      J’avais pensé t’apporter une bonne bouteille de rouge, pas trop lourd. Bien fruité. Un peu de soleil dans le ventre.

Mais je me suis dit que t’aurais sans doute plus soif que ça. Je veux dire : une soif plus profonde que ça, qui viendrait de plus loin que ça. Qu’il te faudrait un fond solide. J’ai.

(…)

B :      Il y a un de mes amis qui m’a donné une bouteille, pour toi, qu’il a reçue en cadeau, il y a un an ou deux. Un scotch. Lui, il ne boit pas. Il ne boit plus du tout. Il dit qu’il aime beaucoup l’alcool, mais que c’est l’alcool qui ne l’aime pas, lui. Ça le fait rire, chaque fois qu’il dit ça. Ça le fait rire. Juste un peu trop fort. Il parait qu’on en trouve seulement à la Maison des vins. Un scotch « des Îles », ça se peut ? Un nom à coucher dehors. Il paraît que ça goûte la tourbe. Il m’a dit que si tu es vraiment un vrai buveur de scotch, ça ça va être ce qui se rapproche le plus du bonheur.

B a un sanglot. Réussit à le ravaler.

B :      Il. Mon ami, il. Celui qui m’a donné la bouteille. Il fait dire qu’elle est pour toi. Pour toi tout seul.

(…)

B :      Je savais pas qu’il connaissait tes livres.

Ça fait drôle d’entendre parler de son père par quelqu’un qui l’a jamais rencontré, et qui te confie tout ce qu’il ressent à son propos. Et qu’il en ressente autant.

(…)

B :      Je veux savoir, papa. Je veux savoir pourquoi t’es parti sans prévenir personne. Pourquoi on t’a retrouvé avec plus un sous sur toi, à côté d’une petite ville de l’Alabama. Qu’est-ce que t’allais faire là, en Alabama ? Saoul-mort dans un champ, qui pleurait sans pouvoir t’arrêter.

Est-ce que tu peux comprendre qu’un fils… que moi, je veuille savoir ça de toi ?

Y a le gars qui a reconnu ta photo, au poste de police, là-bas, qui a appelé. Il a laissé un message chez toi. Il veut savoir si tu vas mieux. J’ai noté son numéro, si jamais tu veux prendre contact.

(…)

B :      J’ai fouillé dans tes affaires.

(…)

B :      Je crois pas que j’ai besoin d’un syndicat des fils. C’était idiot, de te dire ça. Excuse-moi, tu veux bien ?

(…)

B :      Je suis certain que tu m’as laissé ce qu’il faut pour comprendre. Tout ce qu’il faut. Et je suis certain que tu l’as fait comme tu fais toujours tout : en plaçant la barre trop haute, peut-être même hors de vue, hors d’atteinte, apparemment. Parce qu’on sait pas regarder.

(…)

B :      Ou qu’on veut pas.

(…)

B :      J’ai fouillé dans tes affaires.

Ça m’arrivait, des fois, quand j’étais chez toi et que tu partais chercher du lait ou bien des cigarettes. Mais ces fois-là, ce qui comptait le plus pour moi c’était l’excitation de peut-être me faire attraper, si tu revenais trop vite.

(…)

B :      Pendant que t’étais disparu, j’ai pas fouillé. Seulement les affaires courantes. Seulement ce qui me permettait de répondre sans mentir aux policiers que j’avais cherché.

(…)

B :      Les premières heures, je faisais pas grand-chose d’autre que de me rappeler ce que ça me faisait, autrefois, de fouiller dans tes affaires.

Ensuite. Je me suis rendu compte que tous ces objets-là étaient morts. Froids. Ils ne me disaient rien, de la manière que je les abordais. Alors j’ai fait. J’ai fait comme pour Beethoven.

Est-ce que tu sais que c’est. Non. Non, tu ne peux pas le savoir. À moins que ce soit une de ces choses, que tu devines et dont tu ne parles jamais, de peur de les entendre être niées. Un des souvenirs les plus extraordinaires que j’ai. La première fois que tu m’as raconté tes soirées Beethoven ? J’en ai pas dormi de la nuit. J’avais quoi, six ou sept ans, peut-être, la première fois que tu me l’as raconté ? Je me souviens comme si ça faisait pas cinq minutes : je t’imaginais assis dans ton fauteuil, des soirées de temps, avec les écouteurs sur les oreilles, écoutant dix, vingt fois la même musique, jusqu’à être… je me souviens… tu as dit : « jusqu’à être moi-même celui qui n’a aucun autre choix dans la vie que d’écrire cette lumière-là ». Elle m’est restée marquée au fer rouge, dans la tête, cette phrase. J’ai rêvé de ce que cette musique-là, de ce que cet homme-là, Beethoven, avaient bien pu être. Je l’ai oublié. Puis un jour, je lisais, chez toi, et toi aussi, tu lisais. Tu as posé ton livre, tu as dit que tu devais faire une course au dépanneur, je ne me souviens plus pour acheter quoi. Tu m’as demandé si j’avais besoin de quelque chose. J’ai dit non. Après que la porte se soit refermée, j’ai voulu continuer de lire. Mais mes yeux lisaient plus. Ils glissaient sur les mots. J’ai levé la tête. J’ai entendu le silence, chez toi. Mais vivant. Chaud. Je me suis levé. Et tout doucement, j’ai fait le tour de toutes les pièces. Et partout, dans chaque racoin, il y avait ta présence, magique. Comme si chacun des objets me faisait un sourire et me murmurait son identité, sur l’air d’une tendre confidence : « je suis son sucrier », « je suis sa patère », « je ne suis pas n’importe quelle photo de toi : je suis sa photo à lui, de toi », « je suis le pot de marmelade où il met ses crayons ». Quand tu es revenu, j’avais repris ma position, mais j’avais le front brûlant, et j’avais peur que ça paraisse. À ma visite suivante, tu es sorti à nouveau. Et cette fois-là, j’ai regardé tes livres. Je me souviens seulement de pages entières, que je feuilletais, et je voyais bien qu’elles étaient écrites en français, mais je n’y comprenais pas un mot, pas un. Comme. Des grimoires, un nom de livres que j’avais lu dans une bédé. Des grimoires, des livres magiques. Et puis tes disques, aussi. Rien à voir avec les miens. Des noms inconnus. Des centaines et des centaines de noms inconnus. Comme de découvrir un trésor invraisemblable, d’une race éteinte depuis des millénaires, sous une pelouse de banlieue. C’étaient des disques. Comme les miens, je le voyais bien. Mais ceux-là avaient l’air d’être d’une autre nature. Et puis j’ai vu le nom : Beethoven. Je devais avoir douze ou treize ans, à ce moment-là, j’avais souvent entendu le nom, bien sûr, depuis la fois où tu l’avais prononcé à mon chevet d’enfant, je l’avais souvent entendu, à toutes sortes de propos, depuis, mais il n’avait rien évoqué. Là, en le lisant, chez toi, sur un de tes trésors, ça m’a fait. Une question. Moins que cela, même : l’écho très faible, d’une question. Et je crois que j’ai dû passer les deux journées suivantes à tenter de ramener son nom sur le tapis. Sans le mentionner moi-même. Et puis ça y est; tu l’as dit. Au cours d’un repas. Et puis tu as posé tes ustensiles. Tu n’avais plus faim. Et puis tu m’as regardé finir mon assiette, sans un mot. Sans me quitter des yeux. J’étais certain que tu avais tout deviné de ma manœuvre. Mais je me suis efforcé de rester calme. Je croyais que tu allais éclater en tonnerre. Contre moi. Tu as desservi. Tu as apporté mon dessert et mon verre de lait sur la table. J’ai fini calmement. Et puis tu as reculé ta chaise, tu t’es levé, tu es venu te planter à côté de moi. Et tu m’as tendu la main, en disant, tout doucement : « Viens ». J’avais si peur, tu te contenais tellement, que mon regard allait de mon assiette vide à ta main, à tes yeux, que je fuyais, et tu as cru que je voulais aussi desservir, à mon tour. Alors tu as dit : « Laisse, je m’en occuperai plus tard ». Et tu as retendu la main, pour que je la prenne. Il y avait des siècles, que tu ne m’avais pas pris la main. Tu m’as installé dans ton fauteuil. Tu es allé prendre un disque. Et c’est là que j’ai commencé à comprendre : tu allais me le redire; j’avais oublié, mais tu allais me réexpliquer qui était Beethoven. Et puis la musique a commencé. Et tu as pleuré. Et puis elle a joué à nouveau. Et tu as pleuré à nouveau. Et puis il y a eu d’autres musiques. Et tu pleurais encore. Et de temps à autre, tu insistais : n’essaies pas de tout retenir, n’essaies pas du tout de retenir. Écoute, et laisse glisser. Laisse-toi porter, laisse ton cœur et ton corps et ton âme se souvenir. Et puis c’était l’aube. Je m’étais endormi dans ton fauteuil. La lumière coulait comme de l’or. Et la musique était pareille, tout bas, tout bas. Et tu étais derrière ton pupitre, et ce n’était plus du Beethoven, je crois, mais qui qu’ait pu être ce compositeur-là, tu étais lui. Et tu écrivais. Ta respiration était sonore, et elle faisait partie intégrante de la musique. Et aussi des traits de crayon sur le papier. Et les feuillets que tu écartais. Et je me suis rendormi. Je me suis rendormi, heureux d’avoir seulement eu la confirmation de ce que je n’avais pas rêvé : j’avais découvert un monde nouveau.

Après ton départ. J’ai fait comme pour Beethoven. Je me suis assis dans ton fauteuil, à ton pupitre, et j’ai pris un de tes textes, et je me suis dit que j’étais toi. Et je l’ai lu. Je me suis fait un café avec les gestes que je me souviens t’avoir déjà vu faire pour t’en préparer un. Je me suis assis dans ton fauteuil, dans le salon, et j’ai écouté les informations, à la radio. Et puis. Et puis j’ai commencé à te voir. Ça a pris quelques jours.

(…)

B :      Je pense que ma blonde s’imagine que si je continue comme ça, je vais finir par venir te rejoindre ici en permanence.

(…)

B :      J’ai payé le Bell. Y a plein de messages, sur ton répondeur, tous les jours. Y a beaucoup de monde qui croient que t’es revenu, je pense. Je les note, avec la date. Si tu veux, je pourrai rappeler ceux que tu trouves les plus importants.

Y en a, du monde qui ont des affaires à te demander.

(…)

B :      Ce qui me frappe le plus, c’est les photos. Dans le tiroir du haut du classeur. Les photos de toi quand t’étais jeune, les photos de tes amis, celles de tes amants, elles sont toutes propres, comme si elles étaient là dans une voûte, pour être préservées de la lumière, du temps, de l’air.

Et puis les photos de tes revues cochonnes, elles, il y en a, on dirait que tu t’es promené des mois durant avec elles dans tes poches.

(…)

B :      Ça m’a donné une idée.

(…)

B :      J’ai eu beaucoup de misère, au début, avec les revues cochonnes. Je. Je t.

(…)

B :      Je me suis demandé. Si tu usais les revues cochonnes à la place des autres photos. Des vraies photos.

(…)

B :      Y a. Y a au moins la moitié des photos de tes amants, ceux dont les faces ou les noms, en arrière des photos, me rappellent quelque chose, qui sont presque trait pour trait dans les revues.

Je me suis demandé si l’autre moitié, j’arriverais pas à les reconnaitre eux-autres aussi, si je rencontrais les gars en personne.

(…)

B :      Peut-être que ce serait pas suffisant. Peut-être qu’ils faudrait que je les voye dans certaines émotions, pour comprendre le lien. Que j’attrape certaines façons de regarder, de bouger, de rire, qu’on remarque seulement quand on a connu l’autre dans l’intimité un certain temps. Qu’on l’a vu s’abandonner. Ou refuser, de s’abandonner.

(…)

B :      Sur ton ordinateur, tous les fichiers de ton journal intime sont verrouillés.

(…)

B :      J’ai pas encore trouvé la clé. J’ai essayé tes titres. Le nom de maman. Ton nom. Le mien. Nos dates de naissances. Les titres de tes livres. Les noms en arrière des photos. Tes sacres préférés.

Il regarde son père :

B :      Est-ce qu’ils ont tous la même clé ?

Noir.

───────

 Quatrième journée :

 A n’a pas bronché.

B est assis sur bord du lit, les jambes pendant dans le vide.

B :      J’avais laissé une de tes revues de fesses ouverte sur la petite table en dessous de la fenêtre. En partant d’ici, je suis allé directement chez vous. Je me suis assis à ton pupitre, puis je suis resté assis là. Pour rien. Et puis un moment donné, en tournant la tête, à cause de la réflexion d’un rayon de soleil dessus, j’ai vu qu’il y avait des empreintes sur la photo. Des empreintes d’écriture. Comme si tu avais écrit quelque chose à la main sur une feuille posée sur la revue ouverte à cette page-là. T’as toujours fait des blagues sur à quel point ton écriture manuscrite est illisible. Mais je me rappelais pas que c’était aussi terrible que ça.

Ça a l’air d’avoir été un poème.

Dans les autres aussi. J’en ai retrouvé onze, dans onze revues différentes. J’ai pas fini de regarder.

(…)

B :      J’avais jamais pensé voir autant de gars bandés dans toute ma vie.

(…)

B :      Les poèmes. Je me demande si tu les as transcris dans les fichiers de ton journal.

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Cinquième journée :

 A n’a pas bronché.

Une Infirmière entre avec un cabaret repas. Le pose sur la table de chevet, sans regarder A :

Inf. :   Alors, comment est-ce qu’on va aujourd’hui, hummmm ? On n’a pas retrouvé sa langue, hummmm ? Allons donc, patience, vous l’avez pas avalée, elle va bien vous revenir… Hummmm ?

Elle ressort.

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Sixième journée :

 A n’a pas bronché.

B entre.

Il a lu le Journal de A, plusieurs années; mais pas celui de l’an dernier ni de cette année : son ami whiz-kid arrive absolument pas à les déverrouiller.

B :      On continue à chercher. Je vais trouver. Je te le jure.

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Septième journée :

 A n’a pas bronché.

B est déjà là, il poursuit ce qu’il avait commencé à dire la veille : les pensées qu’éveillent chez lui la lecture et la relecture du Journal de son père.

B :      Mais je veux savoir pourquoi tout, chez toi, est au grand air sauf ce qui t’importe le plus : pourquoi on a plus de chances de tomber sur tes revues de fesses en accrochant sa tuque dans le garde-robe du portique que de tomber sur les photos des gens que tu aimes; pourquoi les pires lettres d’insultes et d’injures que t’as jamais écrites, des brouillons que t’as même pas pris la peine de brouiller, on a rien que besoin de peser sur deux pitons pour les avoir en pleine face, mais que ton journal de l’année passée, lui, même Einstein serait pas capable de rentrer dedans ?

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Huitième journée :

 A n’a pas bronché.

B est en train d’enlever sa veste : suite de la veille et de l’avant-veille.

(Est-ce qu’il a apporté la bouteille de scotch ? ─ si oui, à chacune de ses visites suivantes, il vérifiera si A lui a touché.)

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Neuvième journée :

A n’a pas bronché.

Infirmière.

Inf.     On n’a pas de visite, aujourd’hui ? C’est rare, ça. Votre fils a ses cours ?

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Dixième journée :

 A n’a pas bronché.

Rien.

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Onzième journée :

 A n’a pas bronché.

Rien.

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Douzième journée :

 Nuit.

A n’a pas bronché.

B vient d’arriver. Il est appuyé dos contre la porte, comme s’il s’était laissé retomber dos contre elle aussitôt dans la pièce : il a encore le manteau sur le dos.

B :      J’ai lu. On a trouvé la clé.

Il parait que t’aurais assez de talent de programmeur pour travailler dans une grande société. Je dis pas ça pour te flatter, je pense pas que ça le puisse. Au contraire. Je fais seulement le message, t’as beaucoup impressionné quatre de mes amis les plus pitonneux en ville. On a trouvé. Par hasard.

C’est, de loin, la plus longue visite.

Il va préciser d’abord qu’il cite dans le désordre ou plutôt dans l’ordre où les extraits lui reviennent, par torrents.

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Treizième journée :

 A n’a pas bronché.

B a repris la même position que lui, dos au mur perpendiculaire. Il pleure sans pouvoir s’arrêter.

B :      T’as pas le droit, de te taire. T’as pas le droit.

Noir.

*

On entend des pas précipités, dans le couloir.

Lumière.

Arrivant à la course : l’Infirmière et B se précipitent dans la chambre, dont la porte était déjà grande ouverte.

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Quatorzième journée :

 Pour la première fois, A a changé de place. Il est couché dans son lit, immobile, tube du flacon de soluté planté dans le bras.

Inf. :   C’est l’infirmière de nuit qui l’a trouvé par terre, là. Y a pas bougé une paupière. Ça. Ça a l’air d’un coma. Pas de contusions, rien. Le docteur Larivière va être ici dans une demi-heure.

Il y a des feuillets, sur la table de chevet. L’Infirmière ne les avait pas remarqués. Après qu’elle est ressortie, le fils les prend. Les lit :

Je t’entends, mon garçon, j’ai entendu chacun des mots que tu m’as adressés. Mais je ne peux plus parler. Je n’ai plus rien à dire. Là, tout-de-suite, ce soir, oui, ça y est : oui, je le peux, je le dois. C’est un sentiment terrible ─ je veux dire terrifiant de force, de profondeur ─ qui fuse, qui oblige. Traçant ces mots, je dois me forcer à comprimer ce qui me pousse, autrement j’écrirais si vite que même moi je ne parviendrais pas à me relire. Simplement te dire que je t’ai entendu. Mais que… que je n’ai plus rien à dire.

Il y a le monde, en moi. Et je suis paralysé de splendeur.

Ne crains rien. Je vais revenir.

Dis-toi que je suis, là, tel que tu me vois, un Franciscain, couché face contre terre, bras en croix, recueilli, en signe d’humilité et de soumission.

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SUPPLÉMENT

(novembre 94)

Note : dans la dernière version, et dans le projet tel qu’il en est venu à vivre en moi, cette lettre n’est pas destinée à faire partie de la pièce. C’est à elle que le Fils fait référence lors de ses premières visites à l’hôpital, mais si jamais je terminais l’écriture de la pièce, elle ne serait pas lue, ni en tout ni en partie.

Cependant, comme c’est elle qui a constitué le point de départ de toute l’entreprise, je la dépose simplement ici à titre d’information complémentaire.

 

LA LETTRE 

Alexandre, mon enfant,

Dans quelques mois, tu auras atteint tes dix-huit ans et moi mes quarante. Le moins que l’on puisse dire est que je n’aurai pas été un père trop présent dans ta vie; tu serais très certainement justifié de m’adresser un nombre considérable de reproches, mais sûrement pas celui-là. Hélas.

Je n’écris pas «  hélas » pour, en cinq lettres, me laver les mains de la douleur qu’a pu susciter mon absence quasi totale, mais pour te répéter aujourd’hui encore que j’ai pleinement conscience de l’ampleur et de la profondeur de cette douleur en toi. Nous avons souvent parlé d’elle. Et tu sais que je la reconnais. Même, je t’avoue ici que souvent la pensée de toi est toute entière faite de la conscience que j’ai d’elle, que je t’ai donnée aussi sûrement que la vie.

Jamais je n’aurais pu me résoudre à te préférer inexistant, pas plus que j’ai jamais pu me résoudre à cesser de vivre en regard des principes que je tiens pour sacrés, quoi qu’il ait pu parfois m’en coûter et surtout en coûter à ceux que je chéris. Mon existence a été et continue d’être une quête épuisante, enivrante, peut-être inhumaine ou futile mais à laquelle je ne saurais me soustraire. Elle t’a, à ton tour, valu la vie. Et, du même souffle, un père absent.

Je suis parfaitement conscient de représenter le candidat idéal pour incarner dans toute sa monstruosité ce que les laborantins de l’âme nomment, dans le langage morne qui est le-leur, un « père inadéquat », ce qui signifie que, par ma faute, nous ne nous sommes pas vus aussi souvent qu’il l’aurait fallu pour te permettre d’atteindre ce que l’on désigne sous le plaisant vocable de plein épanouissement psychologique, cliché puéril, métaphore approximative entre de nombreuses autres à l’aide desquelles nous serions censés nous débrouiller pour comprendre le monde et nous comprendre nous-mêmes. Jamais ton univers intérieur et ton rapport au monde ne m’ont semblé constituer le bouton fragile que laisse flotter dans l’air cette image de floraison ineffable. Pourtant j’ai tremblé et je tremble encore à l’idée qu’ils puissent avoir raison, ceux-là qui prétendent qu’un humain venant au monde ne serait rien d’autre qu’une page de très fin et très fragile vélin sur laquelle il vaudrait mieux ne rien inscrire que de risquer d’y tracer la plus infime des impropriétés, et une machine programmée à l’avance dont les parents, sous peine de remords brûlants, ne devraient veiller qu’à ce qu’elle ne manque à aucune heure du jour et de la nuit ni de l’huile ni du charbon ni du bois ni d’aucun des aliments physiques ou intangibles nécessaires à une croissance inéluctable dans l’exacte mesure où elle n’aura pas été gênée, une machine tournant à vide, dont les prières seraient symptômes et les espoirs illusions, aussi dénuée d’âme que ses cousines d’acier crachant le feu au rythme même auquel elles engloutissent la pitié. Ces spécialistes-là, dont les ouvrages couvrent des pans entiers de murs des bibliothèques et des librairies, je les ai haïs parce que chacun de leurs livres était un doigt accusateur pointé dans ma direction, accompagné d’une voix me rappelant dix, vingt, cent fois que l’on ne devrait prendre aucun risque avec l’avenir de ses enfants. Je les ai haïs parce que ce doigt et cette voix ne pouvaient me laisser indifférent. Que je me savais être coupable dans leurs termes. Mais que leurs visions stériles de ce qu’est un humain, et l’écho qu’elles rencontrent dans le monde, ont plus d’une fois presque suffit à me dégoûter d’en être un.

J’ai vécu la plus grande part de ma vie dans un état de colère ravageuse, mis en furie par la différence que je constatais et constate encore chaque jour, presqu’à chaque instant, entre la chaleur douce des espoirs portés par mes semblables, et la froideur, le cynisme, le nihilisme des reflets métalliques de la vie que leur mettent de force sous le nez nos élites de toutes tendances. Aussi loin que je remonte dans la mémoire de ma vie, il y a le vacarme attaché à la tourmente de ce courroux, en moi, sous des formes qui, dans mes premières années, le masquent au point de le rendre méconnaissable, mais c’est bien lui, qui se réveille chaque fois que j’entends une voix s’élever dans le seul dessein d’assassiner l’espoir, pour lancer, sous quelque forme que ce soit que, venus du néant, nous y retournerons après quelques ans seulement passés dans une mécanique folle, où nous ne pouvons rien faire d’autre que nous taire et subir, profitant de sa puissance et devenant ses alliés si nous sommes suffisamment rusés, ou subissant son regard qui, tel celui de la gorgone, transforme en pierre glacée tout ce qu’il touche, si nous osons ne pas nous soumettre, le front touchant le sol, muets jusqu’au tréfonds de l’âme, enfouissant notre humanité sous des placotages hystériques. Je ne saurais compter les jours où j’ai souhaité posséder une voix comme celle que l’on prête en imagination aux prophètes bibliques : coup de tonnerre faisant se suspendre le mouvement des hommes et des astres, le temps pour lui de crier sa douleur, sa colère et son amour; où j’ai souhaité, moi aussi, posséder la puissance de concentrer en une seule image, un seul grondement, la force nécessaire à faire hésiter la course en avant, la course folle de poulet décapité de l’immense majorité de ceux et celles qui parlent, qui ont le privilège de la parole dans notre monde, et qui ne tiennent à rien d’autre qu’à étendre dans le monde, jusque sur la lumière du soleil, le vide glacé qu’ils ont accepté de laisser régner en eux.

Je n’ai pas pleuré, mon fils, le premier jour où, nourrisson encore aveugle, tu as reposé dans mes bras pour la première fois. Je n’ai pas pleuré, je ne me suis pas évanoui et je n’ai pas offert de cigares à la ronde. Je me suis tu. Je me suis tu et je t’ai serré contre moi. J’ai serré la vie entière contre ma poitrine. Je t’ai serré contre moi et je t’ai offert en guise de cadeau de bienvenue dans le monde des humains le seul présent que j’aie été en mesure de te faire en toute bonne foi, en toute sincérité et en toute compassion : un serment. Par lui, je me suis engagé, sur toutes les fibres de mon être, à toujours tout tenter pour te remettre tout ce qu’il me serait possible de te céder de moi. Ni moins. Ni davantage. Je me suis engagé auprès de toi à te laisser tout ce que j’ai, tout ce que je suis. Pour que ce serment ait eu un sens, la vie t’étant acquise, il fallait que je ne te lègue rien d’autre que ce à quoi je tiendrais moi-même autant ou plus qu’à ma propre vie. Ainsi ai-je reconduit auprès de toi le vœu que je m’étais fait à moi-même, à mon propre sujet, longtemps avant ta naissance : ne rien donner d’autre que ce que je peux, mais cela, le donner entièrement.

J’ai fait ce serment d’accomplir aussi loin que me le permettaient mes possibilités, et plus loin encore, porté par la révolte, tout ce que la vie me réclamait. Mais, ainsi qu’il arrive dans les contes de fées, et la vie en est un, ce présent peut-être magique était annonciateur de tâches à accomplir autant par le destinataire que par le dispensateur, à défaut d’accomplissement desquelles le fruit devient poison, le soleil brûlure et la beauté masque de perfidie.

Je sais que tout au long de ta vie, même lorsque nous nous voyions, je restais trop souvent absorbé dans mes propres pensées, mes propres débats, et que je n’ai sans doute jamais vraiment su t’entendre, je veux dire saisir jusqu’à la racine les enjeux essentiels pour toi, liés aux sujets que tu tentais d’aborder avec moi. J’ai plus souvent qu’autrement oublié Noël, et ton anniversaire, et ces rendez-vous précieux que nous avions pris l’un avec l’autre longtemps à l’avance. Je t’ai donné en de trop fréquentes circonstances l’occasion de me voir ivre, d’alcool, de colère, à propos de sujets dont je ne savais pas te transmettre l’importance qu’ils revêtaient à mes yeux ─ souvent même, je ne le tentais pas ─, je ne me suis sans doute pas inquiété suffisamment de tes études et, en écrivant ceci, c’est un véritable raz-de-marée de souvenirs qui déferle, de moments ratés par ma faute, sur lesquels je savais pourtant que tu comptais, qu’ils étaient l’air auquel tu aspirais tout au long de ton enfance et de ton adolescence. Je n’ai jamais semblé me préoccuper ni de ton corps ni de tes émois, ni de tes sentiments ni de ton âme. Tu m’as vu violent. Tu m’as vu rôder au bord de la folie. Tu m’as vu enfermé en moi-même. Tu m’as vu pleurer sur des départs dont tu ne pouvais pas me consoler, te retrouvant peut-être ainsi à te sentir diminué à mon regard. Tu m’as vu dans mille états où je suppose que les gens de ton âge ont rarement vu leur père. Et, dans les moments où tu avais le plus urgemment besoin de ma présence, tu ne m’as plus vu. Du fait de mon comportement apparemment irresponsable, je ne doute pas que tu aies dû avoir bien plus souvent qu’à ton tour l’opportunité de t’interroger sur ce que signifient ces mots-là : « mon père ».

Selon les critères en vigueur dans la société où nous vivons, je crois donc, à titre de père, avoir en somme été plus près du monstre que de l’idéal. Je n’ai pourtant pas souhaité être un monstre. Pas plus que, lorsque je me suis rendu compte que mon comportement pouvait être perçu comme étant celui d’un père monstrueux, je n’ai cherché à me dérober devant cette impression. Monstrueux, je n’ai tenté ni de l’être ni de ne l’être pas; si je l’ai été, je l’ai été, c’est tout. Je ne te demande pas de me pardonner — l’oser me paraîtrait d’une insigne veulerie.

Car si je l’ai été, c’était que de suivre le chemin de ma vie ne me permettait pas d’être autrement que j’ai été, que je suis. Ma vie a été et continue d’être une suite inassouvissable de questions. Me livrant à elles, je me suis soustrais à toi. Mais m’étant livré à elles, je suis aussi en mesure de partager aujourd’hui avec toi les quelques fruits qu’il m’a été permis de ramasser au long de la route, et de tenter de remplir le serment que je t’ai fait alors que je n’étais encore pour toi qu’une masse géante, chaude et indistincte, dans le monde glacial où tu venais d’être jeté, glacial si nous n’y apportons pas notre chaleur. Cette chaleur, et ce qui tente de la contrer, voilà à l’étude de quoi j’ai consacré les heures que, si je n’étais pas un monstre, j’aurais passées à jouer avec toi au football ou au hockey, à te parler des faits de tous les jours auxquels, m’a-t-on répété des milliers de fois, il est du devoir d’un père d’initier son rejeton.

Peut-être eût-il été préférable pour toi que je fusse autrement. Mais je suis ce que je suis. Et c’est parce que je le suis, que j’ai accepté de l’être, et que ma foi dans la vie est le seul roc sur lequel j’aie jamais pu poser les pieds, que je puis aujourd’hui t’adresser ces pages-ci. À toi de juger, s’il se peut, et à toi seul, si ce que je t’apporte est dérisoire en regard de ce dont je t’ai privé.

Cela ne te consolera sans doute de rien, mais je dois aussi te dire que tu n’as pas été le seul que j’aie privé, le seul à l’égard de qui j’ai agi comme je crois bien que l’on dit qu’agissent les goujats. Mes amours, mes amants, mes maîtresses, mes parents, mes amis, tous ceux et toutes celles dont j’ai croisé la route ont eu à souffrir de ce qui, je le suppose, n’a jamais pu apparaître que comme un égoïsme, monstrueux encore une fois.

Le vertige me prend rien que d’effleurer la pensée de tous ces gens que j’aime et que j’ai aimés, et qui m’aiment et qui m’ont aimé, et qui ont eu besoin de moi, qui ont attendu en vain, des nuits durant, des mois, des années durant, des nouvelles de moi, ne serait-ce qu’un mot, sans recevoir de réponse à leurs demandes pressentes, répétées qui, le plus souvent, ont fini par s’éteindre, je crois de lassitude, d’épuisement devant le gouffre de mon silence.

Je me souviens avoir trouvé sur mon répondeur des hurlements de colère, des monologues éplorés, suppliants, je me souviens avoir rencontré l’indifférence glaciale, l’indifférence trop parfaitement indifférente pour n’être pas fallacieuse, dans les yeux d’êtres autrefois connus, fréquentés, chéris, et que j’avais laissé dériver loin de moi, quand je ne les avais pas repoussés de mes propres mains loin de mon rivage.

J’ai menti, trahi, je me suis tu, j’ai fui, je me suis dérobé, j’ai plastronné.

Et aujourd’hui j’ai le culot invraisemblable de prétende avoir respecté, au-delà même de ce que j’aurais cru possible, ce que la vie jusqu’à ce jour a exigé de moi.

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Un commentaire sur “Lettre à mon Fils

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