L’Ange et Le Lutin

 

(22 avril 2019)

 

1997.
Décembre.
Les Contes urbains jouent à La Licorne.
L’un desdits contes est de moi.
Et, j’insiste surtout sur ce point, magistralement interprété par André Brassard – je pèse mes mots : magistralement. De manière bouleversante – et pourtant on ne peut plus simple et directe. Un bijou.

Le texte, lui, c’est une bizarre de chose. Et son histoire elle-même est un peu bizarre.
Quand je l’ai réentendu pour la première fois après plus de vingt ans, il y a quelques semaines, ça m’est tout de suite revenu d’un bloc : sa longueur, par exemple.
C’est qu’il est trop long, voyez-vous. Pour le format des Contes urbains, je veux dire. Déjà à l’époque, nous n’étions plus guère habitués à ça, les choses qui prennent leur temps. Alors, ça fait un drôle d’effet. Seulement voilà, et je me souviens comme si c’était hier des discussions que nous avions eu à ce sujet, Yvan Bienvenu et moi : à mes yeux, il DEVAIT être de cette longueur-là – d’ailleurs, mon avis n’a pas depuis changé d’un iota sur ce point. Je ne veux pas dire par là que j’avais délibérément allongé la sauce, non non, du tout, ce que je veux dire c’est que le conte, il prend son temps. Autant que de raconter ce qu’il raconte, en l’écrivant ce qui m’importait c’était ça : prendre le temps. De faire des parenthèses, des petites, des longues. De digresser. De laisser planer le temps. Ça m’avait frappé dès que je m’étais mis à l’œuvre, dès les toutes premières lignes : au cœur de l’art du conteur, il y a… prendre le temps qu’il faut. Ni plus. Ni moins. Et même de cet aspect-là, le jeu d’André rend compte : il avance doucement dans le récit, posément, un pas à la fois. Il prend exactement le temps qu’il faut.

Depuis le 25 mars, depuis que Jean-Claude Coulbois m’en a envoyé une copie que j’ai immédiatement regardée je ne sais combien de fois à la file, que je repense à cette captation presque chaque jour.
Parce qu’elle est belle. Bouleversante, même, oui, à mes yeux. Et parce qu’à l’époque je n’avais pas pu me rassasier du jeu d’André : je ne l’ai vu faire le texte qu’une fois ou deux. Je jouais au théâtre, à ce moment-là. Au Rideau-Vert, il me semble. Alors chaque soir, dès la fin de la représentation, je me changeais en vitesse et filais à La Licorne, espérant que la présentation avait peut-être commencé un poil en retard, et que grâce à ça je pourrais attraper André – mais il ne me semble pas que ce soit arrivé souvent.
Ce qui fait que dans ma mémoire, jusqu’à tout récemment, L’Ange et Le Lutin, pour moi, c’était surtout resté notre temps de répétition, à André et à moi, dans une classe de l’École nationale. De magnifiques moments.

Voilà. C’est tout.

Un immense merci à Jean-Claude (Coulbois). À Yvan (Bienvenue).
À André (Brassard, bien évidemment).

 

Cliquez sur l’image — le vidéo s’affichera sur une nouvelle page

 

 


 

LE TEXTE

L’ANGE ET LE LUTIN

 

 

Ouais. J’avais une idée. Qui aurait pu ne pas être complètement inintéressante.

 

Un jeune gars a une chicane avec sa blonde. Un soir d’octobre. Leur première. Chicane. Assez échevelée. Genre que l’aiguille du compteur Richter débarque du papier quadrillé. Ça gueule fort, mettons. Après, le gars se garroche prendre un coup au Blues Clair. Mais rendu là, il s’ennuie. Sait pus quoi faire de ses yeux. De ses mains. De son cœur. De sa peine. De son incapacité à avoir ne serait-ce que l’air d’un humain décent, même à ses propres yeux. Son attention est attirée par un grand bonhomme, dans un coin sombre, en retrait, qui est en chemin pour la brosse de la décennie. Genre: la face écrasée dans les mains, qui commande sa bière au pitcher géant en ayant l’air de se d’mander à chaque fois si ça va suffire pour une gorgée. Le jeune gars finit par se dire qu’à ce train-là, le bonhomme va se noyer et, un tout petit peu par culpabilité j’imagine, à cause des saloperies qu’il a criées à la fille qui braille dans leur appartement commun, il va s’asseoir près du bonhomme. Et il apprend que le bonhomme, c’est un archange. Qui bad-trippe parce que le temps des fêtes s’en revient. Pis qu’il est écoeuré de toujours entendre parler rien que de gâteau aux fruits, quand le temps de Noël revient. Le jeune gars le croit pas. Évidemment. Il pense que c’est un ivrogne comme tous les ivrognes. Et juste au moment où il s’imagine – nonon il s’imagine pas: il est sûr, absolument certain – que le vieux va lui dire d’une voix molle «gnon, gnon, ky homprends pas: hu tun nange! Nange!», le bonhomme lève comme un spring, ses yeux lancent des éclairs – littéralement -, des éclairs de feu rouge et or, longs d’même, qui rebondissent dans tous les coins du bar comme des super-balles, on dirait que l’air dans le bar est du feu; le bonhomme mesure à peu près neuf pieds de haut; sa peau, on dirait que c’est d’largent poli. Le bonhomme lève une main: tout le monde dans ‘a place gèle net, figé comme des statues de sel. La note d’la toune qui joue res’ accrochée: wouiii; pis l’bonhomme se met à gueuler comme un enragé: «Tu me fais chier. Farme ta yeule, punaise.» Le jeune gars vire gris. L’ange continue de gueuler: «Deux mille ans. Deux mille, tabarnak! Pis vous êtes encore accrochés su l’Père Noel.» Mais c’est même pas des mots. Je veux dire, ça, ces cris-là, leur sens, c’est c’que l’jeune gars comprend, mais les mots d’l’ange, c’est… je sais tu moi, du sanskrit, de l’hébreu, du grec, comme un tremblement de terre pour de vrai, comme, comme cinquante troupeaux d’éléphants qui gueulent de douleur, de peine sans fond, c’est comme un 747 qui passe dans les toilettes, si les 747 savaient c’que c’est que de perdre l’amour. Imaginez: le jeune gars, y pensait qui avait déjà eu peur, dans sa vie. You bet! En tous cas, c’est ça: l’ange gueule comme un damné. Y accuse le jeune gars de toués péchés du monde, pis l’gars c’est la première fois d’sa vie qui pense même pas à s’chercher des excuses. Y sait exactement de quoi l’aut’ parle. C’est la première fois d’sa vie que quelqu’un le r’garde dans les yeux pis lui lance «C’est pas la vie qui te doit de quoi à toi, charogne en instance! Es-tu capab’ de comprend’, rien qu’dix secondes? Es-tu capab’ de comprend’ que c’est toi qui lui doit tout’! Hen? Hen? Tout’!» Pis quek temps après, l’ange est pas plus haut qu’un verre à bière, y est d’bout en t’sous d’une pompe à bière qui coule à fond su lui, comme une douche, comme un niagara d’or liquide. L’ange est à genoux dans l’flot d’or qui y tombe dessus, qui scintille sus lui, pis y braille comme un égorgé, les bras en l’air: «Les mouches, les serpents, les calmars, la syphillis, les asticots, j’comprends! Mais pas vous aut’! Vous aut’, non, j’comprends paaas! Vous êtes la chose dans le monde à me faire douter d’mon Dieu.» Et puis. Et puis. Et puis le jeune gars, tout d’un coup, est assis à terre, le dos accoté cont’ la porte de son appartement. Il pleure comme une madeleine. De joie. Il a. L’impression que c’est la première fois de sa vie que le monde est plus un décors de film. C’est plus un décors. C’est un lieu. C’est là où il vit. Là où il vit sa seule vie. Et il sait pas quoi faire. Il sait pas quoi dire à la fille qui doit dormir ou rouler d’insomnie dans leur lit, quelque part derrière la porte, derrière lui. Et lui, il a juste envie de faire comme il y a très très longtemps, bien avant qu’il vienne au monde: se coucher sur le seuil de l’appartement, pour protéger le sommeil de la femme qu’il aime. Pour qu’elle puisse se reposer. Et puis demain matin, il va entrer doucement. Et il va embrasser ses mains. Ses yeux. Ses pieds. À elle. Et puis. Et puis il va lui offrir ses larmes. C’est tout ce qu’il possède.

 

Bon. J’avais cette idée-là. Ce départ d’idée-là. Mais. Ensuite. Il m’est revenu un souvenir. Et je pense que c’est surtout ce souvenir-là que je voudrais vous conter pour de vrai. L’histoire du jeune gars, je l’ai mise ici, elle vous était dûe, puisqu’elle m’est venue en pensant à vous. Mais mon histoire, elle, c’est pas un conte. Pas un conte imaginaire. C’est un souvenir. Un vrai souvenir. Alors c’est du racontage, si vous voulez. Du racontage urbain.

 

Ça c’est passé une nuit de 22 ou de 23 décembre, quelque chose comme ça, c’est-à-dire au plus fort de cette irréalité qui se met à envelopper de feutre tout ce qui compose le monde, juste avant que Noël frappe. Vous savez?, quand les objets et les gens changent de poids, presque même de forme. On sait pas au juste comment ça arrive, ni à quel moment au juste ça s’est mis à commencer à arriver, mais tout d’un coup, on s’aperçoit que l’écho des choses, en nous, est plus le même: tout devient plus mat, plus sourd, presque… presque comme s’il ne restait plus que l’enveloppe des choses. Tout est trop découpé, trop bien défini, tout est right on comme un décors de film de cow-boy, tout a l’air carton. Alors bien entendu, dès qu’on ressent ça, on se met pouf!, à se raconter que non non non c’est pas parce que le cœur, l’âme du monde se replie dans ses sous-sols, se cache des humains, que les objets nous fuient, non non, c’est à cause des effluves d’enfance… ho ho ho, Tombe tombe et tourbillonne… et repouf!, le tour est joué: la question est flushée – bye bye la visite.

Quoi qu’il en soit. Une nuit de 22 ou 23 décembre. Au milieu des années soixante-dix. Un samedi. Et il neigeait. Il y avait un bar, à l’époque, sur Stanley, un peu en haut de Sainte-Catherine, qui s’appelait Le Rocambole. Un deuxième étage pas de fenêtres. Un sous-sol à l’étage, comme la plupart des bars gays, qui réussiraient à avoir l’air d’une cave même installés su l’toit de la Place Ville-Marie. En dehors de ce côté cachette-là, Le Rocambole avait rien à voir avec les bars et les discos d’aujourd’hui. Il fallait mettre des chansons dans un juke-box pour pouvoir danser, pis au-dessus de la piste de danse surélevée, y avait des grosses ampoules de couleur dans des boites de jus de tomate grand format auxquelles on avait enlevé le fond et qu’on avait tapissé de papier aluminium en dedans et badigeonné de noir au dehors, et qui finissaient par presque avoir l’air de projecteurs. La Mafia devait faire un profit du diable, parce que l’investissement de départ leur avait pas arraché la peau des fesses certain.

Bien longtemps après le last-call, je suis sorti de là. Pompette. J’ai beaucoup fréquenté le pompette. J’adorais marcher jusque chez nous au coin de Saint-Joseph et Hôtel-de-Ville. Et je chantonnais. Toutes sortes de choses. Des chansons qu’on apprenait à l’École nationale, «Belle qui tient ma vie», «Il m’a été dit qu’tu dors tu-seule comme une pucelle», ou bien les soirs que je me sentais vraiment en vie, je m’inventais des chants amérindiens. Ou arabes. J’avais une gang de chums, sur Saint-Laurent, devant qui je m’arrêtais à chaque fois pour leur en pousser une, tout bas, pour leur donner un peu de joie: il y avait une poissonnerie, et dans la vitrine il y avait un immense bac rempli de homards. Pinces attachées, empilés les uns par dessus les autres ça d’haut. Je m’identifiais beaucoup à eux. À chacun d’eux. Essayer de se faire un peu d’espace pour pouvoir arriver à bouger, quand on a trois couches de smats qui te pèsent sur la tête, et passer ses jours et ses nuits à attendre qu’on te pogne par les ouies, tout d’un coup, parce que quelqu’un a décidé qu’aujourd’hui c’est toi qu’il a envie de crisser dans l’eau bouillante pis d’faire craquer dans son assiette, ça vous rappelle rien? En tous cas. En pure perte, peut-être, je trouvais que la moindre des choses que je pouvais faire c’était de leur pousser une tite chanson. En pure perte, peut-être, mais je trouvais déjà qu’y a pas de chance à prendre avec des choses aussi graves que ça.

(…)

J’devais déjà être un enfant de chienne parce que j’me souviens pas m’être jamais étonné qu’les homards viennent pas au monde bleu et blanc a’c des fleurs-de-lys su’es antennes. En tous cas.

(…)

Une nuit de printemps de l’année d’après, je venais tout juste de recevoir mon «diplôme» de l’École nationale, j’étais triste, j’leur ai chanté un air indien, chus rentré chez nous pis j’me suis manqué. J’ai été malade en tabarnak. Mais. J’me sus manqué.

(…)

Bref. Revenons à nos petits moutons. 19 ou 20 ans. Rocambole. 22-23 décembre. Samedi. Il neige à plein ciel. Et j’ai pas envie de mimer une ride en raquettes dans la cassonade jusque chez nous, c’est tellement compliqué de marcher qu’on peut même pas chanter, c’est pas humain. Alors je fais du pouce. Sur Sherbrooke. Presque tout de suite y a une petite voiture qui s’arrête. Trop vite: le derrière lui part un peu de côté. Le chauffeur rétablit. Arrive à stopper complètement. Une vieille Renault couleur de très très vieil oeuf. Avec un vieux monsieur. Seul. Derrière le volant. Qui me demande avec un très gros accent anglais de quel bord j’m’en vais. J’lui dis: Saint-Laurent et Saint-Joseph. Il me dévisage comme si sur une route de forêt profonde il avait tout à coup la chance de donner un lift au p’tit lutin en chef, pour lui permettre d’arriver à temps pour le 24. Y a les yeux comme des soucoupes, il essaie de sourire mais ça veut pas, la face y craque, en une fraction de seconde j’ai l’impression qu’il vient de me faire un monologue de deux heures. Thème: la solitude. Je souris. Un réflexe épais, genre pour lui dire «C’est correct, monsieur, j’vous péterai pas ‘a yeule. Si ça vous tente pas, c’est pas grave, vous savez, j’vas attendre: debout su l’coin j’peux chanter comme j’veux c’est jus’ de patauger qu’j’ai pas envie». Moi je souris, lui il ferme les yeux pis la mâchoire y décroche.

Je sais je sais, vous vous frottez les paumes sur les genoux en soupirant pis en regardant vers le plafond en pensant: «Crétin, c’est pas des dessins qu’ça t’prend, toi, c’est des murales…», mais non!, non, il m’est pas passé par la tête qu’il pouvait en vouloir à la partie de mon anatomie dont on disait autrefois que sa manipulation intempestive et inappropriée donne du poil dans les mains – aujourd’hui que les curés ne sont plus au pouvoir ah ah il y en a qui s’imaginent que de caresser la crinque à péchés de son voisin rend réactionnaire. Ça valait la peine que nos ancêtres descendent des arbres pour qu’on entende ça. Bref. Non j’ai pas pensé qu’il pouvait avoir envie de me caresser. Ou que moi je le caresse. Même longtemps avant d’acquérir la silhouette de boite à lettres que j’ai aujourd’hui, je n’ai jamais eu de propension à m’imaginer que tout ce qui appartient au genre humain pouvait n’avoir été mis sur terre que pour que moi personnellement je puisse en jouir. L’amour et le cul ne sont pas exactement vis-à-vis, à moins de regarder de très haut au-dessus ou d’en-dessous des pieds. Si on se tient à hauteur des yeux, la différence de niveau est frappante. Par contre, je savais déjà que je peux avoir l’air de faire une face de beu même quand je suis de très bonne humeur et quand le monde me faisaient des face de peur, j’avais pris l’habitude de sourire pour pas les confirmer dans leur impression que j’avais envie de leur faire partir la tête de sur les épaules. Donc. Je lui souris. Lui, il ferme les yeux. La mâchoire lui décroche. Il les rouvre. Y est pas capable de parler. Il me fait signe de monter. Ce que je fais. Ça y est, je suis installé. Lui il a les deux mains crispées sur le dessus du volant, les yeux lui vont d’un cadran à l’autre, il essaie de regarder par le pare-brise mais décroche, on dirait qu’il arrive pas à se faire à l’idée de péser sur le gaz, comme si y avait peur que le char tombe en morceaux. Ça a un p’tit côté «Taxi pour Toubrouk», la scène où les gars dans la jeep traversent un champ de mine. Doucement. Doucement. J’attends.

Il finit par prendre une grande respiration sonore. Il tourne lentement la tête vers moi et je vois tout de suite qu’il a une chienne du câlice, les sourcils relevés comme s’il venait juste juste, dans sa tête, de me demander: «Aussitôt que je vas avoir embrayé, tu vas m’péter la tête su le volant, hen, c’est ça?», mais sans s’être rendu compte que pas un mot n’a franchi ses lèvres. Y est là, il me regarde. Ça dure, ça dure. Y est pétrifié là. Moi j’sais pas quoi faire. Je sais qu’il faut que je dise quelque chose si je veux pas qu’on reste là jusqu’à Pâques, mais j’ose pas sourire pour pas qu’il se mette à pleurer. Et comme je sais que je n’ai aucun talent pour convaincre les gens, je vois pas non plus ce que je pourrais dire. Alors je finis par laisser tomber une espèce de «Ouank», en me faisant aller la tête sur un spring comme les danseuses hawaiennes qu’on trouvait dans les lunettes arrières, dans c’temps-là. Sans qu’un seul trait du visage lui bouge, il ramène les yeux sur ses cadrans, les inspecte une quatre mille huit cent vingt septième fois, re-soupire, et embraye. Sa Renault fait un tapage de char d’assaut pas d’muffler. Et notre petit bateau prend la mer. En avant doucement.

«Renault! Expression tangible du génie français qui s’exporte!» Il fait chaud, dans la Renault, mes amis. Il fait très chaud. Longtemps. De cette chaleur très particulière des autos, l’hiver, quand il neige, pis qu’on est pogné dans son manteau, ses mitaines, sa tuque. Comme quand j’étais petit, à Noël, au moment de partir de chez les grands-parents, quand «Jacques, va faire chauffer l’auto, j’habille les p’tits», et qu’une fois transformés en bonhommes Michelin qui font skouik kouic – «Michelin! Expression tangible du génie français qui s’exporte!» -, on en avait encore pour une grosse demi-heure à «Donnez un beau bec à ma-tante, là.», «Appelle, de temps en temps. C’t’été, on s’f’ra des Bar-B-Q» -Pourquoi c’est tout le temps quand les enfants sont déjà en train de cuire, que les parents pis les mon-onc’ décident de faire des projets de souper pour dans huit mois? – «Donnez des beaux becs à vot’ tit cousin, là». Ce qui fait qu’aussitôt assis dans l’auto, les bonhommes Michelin, y z’ont l’impression que la vapeur du Presto va leur sortir par les oreilles: a peut pas sortir ailleurs, le foulard est trop serré.

Dans le Renault du monsieur, qui a les yeux tellement ronds, qui r’tient tellement son respir pis qui fixe tellement dehors qu’on jurerait qu’il a peur qu’un loup-garou retontisse d’une bouche d’égoût, il fait chaud, donc. Le petit navire vogue. À cette température-là, j’ai le pompette qui commence sérieusement à faner. Je remarque que le monsieur porte pas de manteau, lui. Il est en complet. Gris pâle, si la mémoire m’est fidèle. Veston ouvert, cravate desserrée, col de chemise détaché, ce qui explique sans doute pourquoi la chaufferette est à Broil. Je regarde ses pieds: il porte pas de claques. Ergo, mon cher Watson? Élémentaire, Holmes, le quidam qui donne des lifts aux p’tits lutins habite une tour. Ou en tous cas une maison avec garage communicant. Non, pas une maison: il faudrait qu’il pellete en revenant. Une tour, Watson, tout juste; vous m’épatez, mon cher.

Vogue Vogue le joli petit navire. Pas un mot se dit. Le silence est aussi épais que la chaleur. Le lutin se souffle dans le toupet en regardant dehors. On passe devant la poissonnerie et, in petto – je vas quand même pas me mettre à chanter en faux arabe, des plans pour que le bonhomme tombe en catalepsie -, je dis à mes chums: «Lâchez pas les gars, Allah est grand.» Khomeiny a pas encore déployé ses grandes ailes noires, alors il est pas encore du domaine public, au Québec en tous cas, que si je veux être cohérent je devrais plutôt dû dire «Allah ou akbar». Bref.

Le petit bateau tangue. Il fait de plus en plus chaud, de plus en plus humide. Ma tête d’eau va incessamment se mettre à siffler. J’ai le choix: ou bien j’ouvre la porte et je me jette dans le banc de neige, ou bien j’ouvre la fenêtre.

– Ça vous gêne, si j’ouvre…

Le bonhomme sursaute en poussant un p’tit cri sourd, comme si je venais de lui gueuler le cri de Tarzan dans l’oreille. J’ai pas parlé fort, pourtant.

Pardon me?

– La fenêtre…

– Oh oui. Oui, oui, bien sûr. Allez-y.

J’ai envie de hurler: «R’garde la route, Patof!» Ses yeux sont restés accrochés sur moi, il me dévisage comme s’il lui restait cinq secondes me pour dire ses trois vœux, avant que je retourne dans ma bouteille.

Je baisse la vitre. Ah! De l’air! À moitié; même pas: au quart. Ah! Ouf! Oh yeah! «U-Boot 499 à Q-G flotte Atlantique, Berlin: avons finalement fait surface. Stop. Merci pour vos bons voeux. Stop. Carte postale suivra. Terminé.» Je respire. Ça va mieux. Moi, ça va mieux. Mais le monsieur, pas du tout. La pensée me traverse l’esprit: il va péter un infarctus. Autant y a pas deux minutes, juste avant que je parle de la fenêtre, il faisait un imitation parfaite de statue de sel, autant là il s’arrête plus de gigoter, se passe la langue sur les lèvres, ses yeux se fixent plus nulle part, il respire aussi fort que son tracteur. Mont-Royal. Et je réalise qu’il ralentit, aussi. On avance à peine au pas, à présent. Les gros bateau américains nous dépassent à fond de train, fendant les flots les doigts dans le nez.

– Ça va? Vous vous sentez mal?

– Non. Nonon, non. Non, ça va, ça va, ça va.

OK d’abord. Encore deux coins de rue et je vais être à deux pas d’la maison. Mais au coin de Villeneuve, il range la voiture le long du trottoir. Il regarde dehors, par la fenêtre de sa portière à lui. Comme si j’existais plus. Il me montre le derrière de sa tête, comme s’il venait de voir quelque chose de la plus haute importance, de l’autre côté de la rue, juste à notre hauteur.

– Je descends? Monsieur? Je descends ici?

Si y continue à respirer fort de même, on entendra même pus l’moteur. Il tourne la tête vers moi, très très lentement. Il a les yeux pleins d’eau. Oups. Silence. Il me dévisage. Immobile. Avale des grosses bouchées de j’sais pas quoi sans même les mastiquer, apparemment, à voir la difficulté qu’elles ont à passer. Il frissonne. J’amorce le geste de remonter ma fenêtre. Il lève la main pour m’indiquer que: nonon, ça va.

Bon. Oui: il a fini par me demander si je voulais faire un tour d’auto. Là, j’ai compris.

Entendez-moi bien: c’était pas son âge, qui me dérangeait. Pas du tout. C’était sa façon de me regarder. C’était la première fois de ma vie qu’un regard m’implorait, moi. Je savais pas quoi faire, avec ça. Je savais. Je savais que des fois on a besoin que des mains nous touchent, pour êt’ certain qu’on est encore en vie. Eh non, que voulez-vous, Télé-Québec ne suffit pas à tout coup à remplir une vie humaine. J’avais le sentiment qu’il me manquait au moins quinze paires de bras pour lui offrir ce qu’il me demandait. Ce bonhomme-là, c’était une bombe de peur. De solitude. De. De je sais pas quoi, moi. De. Y a une phrase épouvantable, dans une pièce de Camus. «Les hommes meurent. Et ils ne sont pas heureux.» Je me disais, je suppose: si je pouvais. Faire apparaître. Jus’ un petit sourire dans ces yeux-là.

– Un tour d’auto? Où ça?

– Je sais pas. Le Belvédère du Mont-Royal? Ça te dit?

J’espère ne pas trop noircir mon image publique – Dieu sait qu’elle a pas besoin de ça – en admettant comme je le fais ici que oui! j’ai déjà sucé de l’Anglais. Mais juste au cas, je tiens quand même à préciser que le premier gars avec qui j’ai couché – il était grand temps, croyez-moi, la peau du jeune homme était su l’point d’pogner en feu – travaillait à l’Office de la Langue française! Et paf! Je sais bien que c’est pas pour ça que je l’avais choisi, mais qui ici peut comme moi se vanter haut et fort d’avoir été déviargé par un linguiste d’État? Qui, hen? Et attention: avant la loi 101! Par ailleurs, mes offrandes glandulaires patriotiques se sont pas arrêtées là. Je tiens à vous rassurer, chers contribuables, la table du Conseil d’administration de l’Hydro-Québec est trop inconfortable pour dormir dessus, mais ça l’empêche absolument pas de servir à autre chose qu’à calculer les transits de Sirius. Celle des années 70 était cependant horriblement glissante. Nous deux, ça nous a beaucoup fait rire parce qu’on avait vingt ans, mais j’espère qu’ils ont changé le revêtement ou la cire parce qu’autrement, su l’élan d’la passion, on va bien finir par voir sortir un quinquagénaire à poil par les fenêtres du 19e ou du 20e, j’me souviens plus trop bien.

(…)

Le Belvédère du Mont-Royal.

Le temps de se rendre, une demi-heure de plus et non seulement il neigeait sur la ville, mais il avait aussi neigé dans l’auto.

(…)

C’est beaucoup à lui – Hank, mettons – que je pensais, en écrivant la description que, dans Being at home…, Yves fait du Juge après qu’il est venu: le bonhomme qui trouve plus le trou de ses bretelles, qui sait pus où s’cacher, qui se sent comme s’il avait eu une attaque d’épilepsie. Oh, il m’a pas crié de noms. Il a pleuré comme un enfant pendant que je lui faisais des choses qu’on n’est pas censé évoquer en public. Parfois, il m’arrêtait, il me prenait la tête à deux mains, il plongeait son regard dans le mien et j’étais certain que s’il ne le poussait pas, le hurlement de douleur qui suintait de lui, il allait exploser. Pendant dix, quinze, vingt secondes, la mâchoire lui allait de tous les bords, comme si quatorze, trente, deux cents mots, cinq cents images essayaient de sortir tout’ en même temps, mais y en passait pas un, pas une. Alors il se renvoyait la tête en arrière, et se mettait à fixer le plafond de sa petite auto, et les larmes lui coulaient jusque dans les oreilles. Et puis. Et puis à un moment donné, il a pris su lui, comme on dit chez les adultes. Y a ravalé toutes ses larmes. D’un coup sec. Il s’est composé une vraie face de vrai monsieur qui sait ce qu’il fait dans la vie pis y a dit ou y a fait signe, je sais pus, mais c’était sans équivoque: «Bon ça suffit. Fais-moi v’nir.» C’est ça qu’j’ai fait’. Y est v’nu. Très impressionnant: en bloquant son souffle et en serrant les dents.

Après, il s’est appuyé la tête dans sa fenêtre et y a fermé les yeux. Cinq minutes? Dix? Quinze? Moi, je regardais la neige tomber. Pis j’me demandais c’qu’il est supposé faire, le lutin, après. Après. Drôle de mot, hen, «après»? Y est resté là, la tête renversée contre sa fenêtre. Y rentrait quelques flocons par la mienne. Y a fini par rouvrir les yeux. Il s’est redressé. Y s’est r’placé les organes avec méthode. Y a regardé dehors. Pis un beau jour y a fini par se tourner vers moi. Hiiii. Dur à croire, que pareil regard avait déjà pu, sur une autre planète, en une toute autre époque, me donner l’impression que j’étais un p’tit lutin. Plus rien. Un homme d’affaires. De la tête, y a fini par faire un p’tit «oui» très sec, l’air de dire: «Une bonne affaire de faite». Je pense. Que. De vertige. J’ai failli m’évanouir.

C’était quand même pas jus’ à l’idée de v’nir, à l’idée de s’vider ‘es organes queuk part ent’ la clutch pis l’brake, qui avait failli faire un infarctus, baptême! Qu’y avait frissonné, figé, bégayé, que les larmes lui étaient montées aux yeux, qu’il avait manqué de s’décrocher la mâchoire. Y a pas une vache au monde qui s’met à brailler en voyant passer un trayeuse, sacrament!

J’ai commencé à comprendre à peu près vingt minutes plus tard. J’étais sur le point de descendre de la voiture, au coin de Saint-Joseph/Saint-Laurent. J’étais. Disons que, to put it mildly, j’étais dans d’appréciables proportions considérablement décâlicé d’la vie. Je mets la main sur la poignée de la portière. J’entends:

– Attends.

Je le regarde. Il sort son porte-monnaie. Je comprends pas du tout ce qui lui prend. Il ouvre le porte-monnaie, fouille parmi les billets, se prépare à en sortir deux. J’ai l’impression que c’est des dix. Je lance un «Non» nettement plus raide que je ne le ressens, et je me retourne carré vers la porte. Sa main sur mon bras. À part les oreilles, je crois que c’est la seule fois qu’il m’a touché. Je le regarde. Et pour la première fois, c’est vrai: s’il enlève pas sa main, je veux dire: tout de suite, il va se passer quelque chose avec sa tête, quelque chose que la NASA va étudier longtemps. Il dit:

– Il faut!

C’est très doux. Et c’est implorant, à nouveau. Mais. C’est un ordre. Ni plus ni moins. Un ordre. Ma face de beu, là, elle est vraiment pour vrai. Il le redit. Et en une fraction de seconde, l’autre, celui d’avant le monsieur rangé, est de retour. Je sais que c’est vrai: il faut. Je ne sais pas pourquoi, mais je sais qu’il faut que j’accepte. Pour lui. Il le redit, et je sens qu’il va craquer si je n’obtempère pas:

– Il faut!

Je comprends qu’il veut dire: «pour le principe». Il décide de rendre le geste symbolique. Il replace les deux billets, en tire un autre. Me le fourre dans la main. Un deux piasses. Je descends. Claque plus ou moins la portière. Le petit bateau s’éloigne doucement, en tanguant et en pétant. Je reste planté là, dans la sluch. Le deux piasses roulé en boulette dans la main. Avec le sentiment que je risque d’une seconde à l’autre de renvoyer tout ce que j’ai mangé dans ma câlice de vie. Je regarde les deux petites lumières rouges qui s’éloignent. Pis. J’ai pas envie de chanter.

Oui. Je comprends. Je commence à comprendre que le deux piasses est obligatoire, c’est vrai, quand on a peur des lutins et qu’on préfère les trayeuses. C’est essentiel, les deux piasses.  Les deux piasses «pour le principe», j’veux dire.

(…)

En montant la côte de Camilien-Houde, vers le Belvédère, il m’avait dit son prénom, parlé un peu d’sa job, il était divorcé, il restait dans une tour – dans le mille, mon cher Watson! – dans l’Ouest du Centre-Ville. Il était tellement bouleversé. Il m’avait même dit pour qu’elle grosse société il travaillait.

(…)

Une semaine plus tard, un après-midi – grand soleil blanc de plein hiver sec – je suis couché à plat-ventre, dans la chambre d’un de mes deux room-mates. L’autre est parti dans sa famille, à Sudbury. On lit le plus grand quotidien français d’Amérique. Numéro du samedi. Revue de l’année. On se passe les sections à mesure qu’on les a lues. Je finis par lire le premier cahier en tout dernier. Celui des nouvelles locales. Les chiens écrasés, comme on dit si délicatement.

Je tourne, je tourne, je tourne. Il me semble qu’il y a de la musique qui joue dans l’appart. Harmonium ou Beau dommage, j’imagine. Et puis. Il y a un article, en plein milieu d’une page. Un ingénieur de la Dominion Bridge, Hank, Hank quelque chose, la soixantaine, divorcé, deux enfants qui vivent à l’extérieur du Québec, a été retrouvé, la veille, poignardé dans son appartement, dans une tour du Centre-Ville. La seule chose dont l’article parle pas, c’est de sa vieille Renault couleur de vieil oeuf. Crime crapuleux. Y parait. Pour y faire les poches. J’imagine. Un p’tit lutin qui a dû r’virer loup-garou, d’un coup sec.

(…)

Il y a des gens. Il y a des gens. Qui sont prêts à mourir pour ne pas avoir à admettre que les lutins existent.

 

RDD – Juin 97

.

.


.

.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.