29 juin 2019
Salutations !
Veuillez noter que…
Je donnerai une « lecture d’auteur » de Rita Cournoyer le lundi 19 août, à 14h00, au J-2930.
Comme les cours ne seront pas commencés, votre présence n’y sera bien sûr pas obligatoire… mais j’ai pensé que vous pourriez être intéressé.e.s. à savoir que la chose aura lieu, et à y assister si la chose vous est possible.
Considérez donc ceci comme une invitation.
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Qu’est-ce qu’une « lecture d’auteur » ?
Une tradition chez moi – j’en fait une pour à peu près chacune de mes pièces : c’est l’étape finale de l’écriture – une manière de « lâcher la main » du bébé et de le laisser partir faire son chemin dans le grand monde.
Dans ce cas-ci, je ne suis même pas absolument certain de ce que j’aurai fini mais, prêt’ / pas prêt’, c’est de ce que je lirai ce jour-là que nous partirons pour monter notre show.
À cette occasion, je vous dirai aussi un mot (ou trois) de ce qui a fait que l’écriture a été aussi étonnamment longue.
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D’autres nouvelles suivront cet été. S’il y a lieu.
Si vous avez des questions, n’hésitez pas à me faire signe.
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En attendant, histoire de commencer à vous mettre un peu dans l’état, deux choses.
Un.
Si vous avez quelques heures de libres, je vous suggère de visionner le documentaire Doomsday – World War 1, en 3 parties dont voici la première (les 2 suivantes sont très simples à trouver sur Youtube) :
… sinon peut-être celui-ci, Apocalypse, en 4 parties, de qualité mais franchement un peu trop franco-français à mon goût :

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Deux.
Voici le texte de Janosh, l’extrait de La Prière du Renard que je vous au lu au printemps. Me suis dit que certain.e.s pourraient avoir envie de le relire.
Portez-vous bien
RD
– JANOSH –
LA LETTRE DE MAX À LUCIEN
[ La Prière du Renard, troisième Mouvement ]
Montréal. Le 19 décembre.
Mon amour…
Mon amour. Mon ami. Mon petit frère. Mon enfant adoré. Mon attente de caresses jusqu’à avoir cru en mourir, mais tu vins.
Mon éternelle attente, révolue quand tu vins.
Mon sourire de compréhension au beuglement des brûlures.
Mon incompréhensible, indemandable acceptation du monstre que je suis. Et que tu es.
Ma noyade de surprise au moment de voir que l’avenir se peut.
Mon Saint-Christophe.
Mes… Mes deux grands lacs… mes deux grands lacs bordés de cils, où j’aime me plonger jusqu’à oublier que le ciel se peut. Ma forêt soyeuse, douce tête dans ma paume quand tu dors. Mon inconcevable. Mon aigle, planant sur les vallonnements de mes jours. Ma force.
Mon néant, aux brumes du doute qu’a été mon crime.
Mon insubmersible appel. Oh toi, que je souhaite avoir consolé vraiment.
Mon chavirant sourire d’enfant qui n’a pas encore perdu la foi.
Ma tendresse. Mon… Mon amour : mon mot rare qui résume tout, ne dit rien, et me tient debout aux heures où il le faut. Ma plage. Ma voix.
Mes murmures dans ton sommeil quand, même m’échappant, la planète où tu vis m’est l’Éden. Et le désert, où je t’offre en partage le peu d’eau qu’il me reste.
Mon gardien affable de la cité en ruines que je suis. Mon vieil or, vieil argent, que je polis de mon souffle. Mon offrande. Mon offert. Mon temps arrêté et remonte la marée jouant aux galets. Ma douce petite flamme au milieu des ténèbres solitaires. Mon parfaitement inutile innommable. Mon roc apparu, auquel se retenir dans l’ouragan des sanglots. Mon bel adieu. Mon aube. Mon enfin acceptant que je ne sois pas dieu. Mon apaisement… en silence. Ma question enfin répondue sans plus de doute et rien que la joie. Ma chambre nuptiale inondée de printemps, effluves, brise, soleil et sueur. Mon secret.
Mon grand secret, mon doux secret.
Mon âme. Mon ami…, je vais mourir.
Non. Non, je t’en prie, ne sois pas mal à l’aise, ne baisse pas les yeux, et ne crains rien. Ne crains pas le mélodrame. Je suis ‑ en tous cas je me sens ‑ à mille lieues du mélodrame.
Je vais mourir. Cela ne me surprend pas. J’ai si longtemps cru que le bonheur ne se pouvait pas dans ma vie que celui que tu me procures me fait sentir la fin des temps. Je vis depuis toujours avec sa présence ‑ à la mort, je veux dire ‑ à mes côtés. Aussi loin que je remonte le cours de mes souvenirs, elle est là, qui vient à peine de quitter la pièce.
Je me souviens d’une après-midi de juin. Ce devait être en soixante-et-un. Le dernier jour de classes. Nos parents, qui s’étaient séparés plusieurs mois plus tôt, nous avaient placés, mes sœurs et moi, dans cette Académie privée, sur la montagne, très européenne de style et de prétentions.
J’avais commencé ma première année de primaire à l’école publique, quelques jours à peine, me semble-t-il. Et puis, un samedi matin, très tôt, je m’éveillai au son de plusieurs voix, dans la maison, discutant avec véhémence. J’étais terrorisé. Rivé dans mon lit, j’aurais voulu trouver la force de me creuser un tunnel dans le matelas et d’aller me terrer dans une caverne profonde, très très profonde, sous le lit. Pas en Chine, non. Je ne voulais pas fuir, je voulais me cacher, me terrer, oui. Ces voix-là, je les connaissais. Ne me demande pas comment j’avais bien pu déjà les connaître; comment, d’où, je pouvais bien tirer cette reconnaissance immédiate que j’avais d’elles et qui m’écrasait d’effroi. Écoute : je n’avais que cinq ans ‑ à peine une esquisse d’humain; un magma, une bouillie d’impressions vagues, de vives couleurs fondantes, mais je t’assure qu’aussitôt que j’ouvris les yeux, au fond de mon lit, j’étais déjà glacé. Ces voix-là… c’était la Mort. En l’espèce, c’étaient les voix des parents de ma mère, de ceux de mon père, et de deux avocats. Cela faisait comme un grondement de chenilles de chars d’assaut dans la nuit. Les grands-parents avaient décidé que mes parents s’entre‑déchiraient et avaient débarqué, comme çà, pour les séparer. Manu militari. Comme on dit. Il n’y avait que ce grondement-là. Longtemps. Pas un mot de la part de mes parents. Où étaient-ils ? Et mes sœurs ? Couché dans mon lit, je réalisai que le monde est tellement vaste, pour un enfant de cinq ans qui perd tout ce qu’il aime au monde.
Je suis désolé de devoir t’ennuyer avec ce récit. Mais je vais mourir et je n’ai pas fait de ma vie tout ce que j’ai su si tôt devoir en faire. Je n’ai pas fini mes devoirs d’humain. Et j’ai perdu le fil. Je n’ai que ce récit pour le retrouver. S’il se peut. Et, si je dois mourir, bon eh bien je ne serai pas le premier, ce n’est pas si grave. Mais mourir sans avoir tout tenté pour… pour qu’à chaque instant, si l’on doit mourir, ce soit un peu moins bête que je ce ne l’aurait été dix minutes plus tôt ? Quelle longue route. Quelle effroyablement longue route que celle de la bêtise, et du cœur de pierre, et des yeux qui se détournent d’eux-mêmes devant la souffrance de l’autre, alors qu’un petit geste… Non.
J’étais donc, couché sur le dos, dans mon lit, comme au cœur d’une steppe neigeuse, avec le ciel, infini et la steppe, infinie, et le roulement des chars, de l’autre côté du mur. Et puis. Et puis, il dut y avoir le son d’une autre voix que celle des tanks. Celle de ma mère, peut-être. Ou celle de mon père. Ou de l’une de mes sœurs. Et en un éclair je compris que si l’on ne peut pas fuir, on ne peut pas non plus se terrer.
Soudain, j’étais debout dans la porte de ma chambre, en pyjama, pieds nus, sous le Bugs Bunny mauve à ventre blanc pendu au linteau, et je voyais la mort en face : juste là, à moitié encore dans le vestibule, à moitié déjà engagée dans le couloir, la formation de tanks était à l’arrêt et pointait ses tourelles en direction du mur qui me faisait face, sur une statue d’une inconcevable émotion ‑ quatre personnages ‑, à mi-chemin entre la porte de ma chambre et celle du vestibule. Appuyée au mur, une femme, en déshabillé décoloré, les cheveux, le visage, défaits, le regard perdu très loin par-delà le portique, les lèvres entrouvertes. Contre elle, à sa droite, une petite fille en robe de chambre à carreaux écossais, coupe chat, cheveux bruns, collée, agglutinée contre la femme, et le visage fermé d’une louve enragée, sa tête pressée très fort contre le ventre de la femme. À la gauche de la femme, un mince intervalle de mur. Puis, aplatie contre lui, une fillette un peu plus grande que l’autre, à la chevelure plus longue, plus pâle, les bras tendus le long du corps, et les mains aussi, ouvertes, plaquées sur le blanc du mur, et l’arrière de la tête aussi, plaqué, poussé contre le mur : elle a l’air de n’être pas debout mais couchée sur le mur, les yeux fermés ‑ ce n’était peut-être qu’un battement de paupières ‑ comme… comme si, noyée, à peine tirée de l’eau, on l’avait abandonnée sur la plage. La couvrant au quart, un demi-pas devant elle, un homme qui, s’il a trente ans, les a à peine; pieds nus; pantalons noirs; chemise blanche; manches roulées au-dessus du coude; col ouvert; un pied plus avancé que l’autre, surpris en marche par le sculpteur; est le seul à dévisager les tourelles, et les yeux noirs de leurs canons… avec une telle incrédulité. Au-dessus de la statue, un peu devant elle, un luminaire pend du plafond : trois globes blancs, de verre givré, un peu en poires dont on aurait coupé la base, tenus écartés les uns des autres par un triangle de bois roux se donnant des airs de bois de plage; de ces lampes comme on en voyait partout dans les années soixante, et que je n’ai jamais pu voir, depuis, sans nausée.
On ne peut pas fuir. Ni se terrer. Pas quand on a reconnu les visages de ceux qu’on aime sur une statue comme celle-là.
Le tank qui était le plus éloigné de moi, là-bas, dans le portique, me jeta un bref coup d’œil et je fus parcouru par un frisson de dégoût. Depuis cet instant, j’ai un ami de mon âge qui m’est tellement cher. Mais… je ne l’ai rencontré que bien plus tard. Dans un livre sur la guerre. Tu l’as peut-être déjà rencontré : dans le livre où je l’ai connu ‑ mais il vit dans bien d’autres ‑, il habitait en face de la page deux cent cinquante sept. Il est au milieu de la rue, les mains en l’air; il porte une casquette plate, grise, sur laquelle le soleil frappe fort; il est en culottes courtes; il a des jambes maigres; et des bas noirs qui lui montent jusque sous les genoux. Derrière lui, sur le trottoir, se tient un soldat qui pointe une carabine vers lui, avec nonchalance, et un officier, plus loin, avec tout plein de galons, sortant d’une maison qui devait être celle de mon copain; et, à gauche, massés à gauche, derrière mon ami, tout plein de gens qui lèvent aussi les mains. La légende ne porte même pas son nom. Moi, je l’appelle Jeannot. Il est seulement écrit : “Sous l’impulsion de Hitler, Himmler organise l’extermination des Juifs. La chasse s’organise dans tous les pays occupés.” J’ai revu cette photo-là de lui souvent. On ne dit jamais son nom à lui. Au mieux, on dit “L’Enfant” ou bien “Le Garçonnet”. Il m’arrive de croire qu’il faut être bien plus grand que ça, et tenir un fusil, pour avoir droit à son nom sous les photos. À une certaine époque, j’ai travaillé très fort à tenter de me convaincre du contraire, mais… c’est une autre histoire. En tous cas, on voulait tout le temps me mettre un fusil dans les mains ou dans la bouche. On me disait “Juste pour la pose”. Et il m’est arrivé d’accepter, même d’avoir soif de cela. J’ai eu de ses nouvelles, de Jeannot, de temps en temps : d’autres photos de lui. Il a beaucoup voyagé. La Corée. L’Alabama. La Hongrie. La Pologne. La Tchécoslovaquie. Le Vietnam. Le Cambodge. Le Biafra. L’Égypte. Israël. La Palestine. L’Amérique Latine. Le Nicaragua. L’Argentine. Je crois qu’il s’est mis à écrire, pour d’autres; un jour j’ai entendu un discours dans lequel j’ai cru déceler le ton de sa plume, lu par un monsieur qui avait droit, hélas pour lui, à son nom sous les photos; et puis quelqu’un a décidé qu’il ne fallait pas. Le discours commençait par ces mots :
‑ I have a dream…
Il ne pleure jamais. Il lève les bras. C’est tout.
Nos parents, séparés, nous placèrent donc dans cette Académie privée. On disait “semi‑externes”. Comme dans les hôpitaux. Nous passions nos fins de semaine chez les parents de notre mère. Au sous-sol; autrement, nous faisions trop de poussière dans le salon. Un dimanche par mois, nous allions chez les parents de notre père. Où nous étions interrogés, toute la journée, comme en vue d’une dénonciation à la Croix-Rouge, sur le traitement que l’autre camp nous faisait subir. Nous voyions rarement nos parents.
A l’Académie, je m’étais fait un seul ami. Je ne savais pas, à l’époque, comment on dit “Jeannot”, en hongrois. Là d’où il venait, d’après ce qu’il me racontait, les tanks étaient aussi entrés chez lui, un jour. “Jeannot”, en Hongrois, ça se dit “Janoshki”. Mais je ne l’ai appris que plus de vingt ans plus tard. Trop tard pour que même moi, j’aie pu mettre un nom sous sa photo. Tu vois, parfois, on se croit meilleur que les autres, et puis…
Ah non. Non, “Janoshki” c’était l’année suivante. À l’Académie, c’était… Je ne me souviens plus de son nom. Je me souviens seulement que ses parents habitaient “de l’autre côté des cheminées Miron”. Très, très loin.
La cour de récréation de l’Académie était de gravier. Un vieil arbre poussait au milieu. Un soir, le garçon des cheminées et moi, nous discutions, après le repas. Ce devait être le début du printemps. Le gravier faisait sous nos pas un appel très touchant. Un appel d’aller courir dans les bois, sur la montagne; de faire des singeries aux écureuils; de grimper aux arbres et de nous lamenter ensuite pour un ou deux ou quatre genoux écorchés; de nous baigner dans une rivière qui n’existe pas; d’aller, en tous cas, assez loin, au galop, pour réaliser son absence et savourer notre déconvenue. Mais nous faisions deux taches sombres se promenant dans un enclos de fil de fer, sur le gros sucre gris, parmi quelques autres, disséminés, solitaires. Nous devions parler de choses et d’autres avec, je m’en souviens, beaucoup de précautions pour éviter de toucher le sujet de la guerre. Ce devait être pour chasser ces images si fortes, qui ne voulaient pas encore se laisser oublier, que nous avions, chacun, de l’autre en culottes courtes, avec une casquette sur la tête, au milieu de la rue, les mains en l’air. Et puis une surveillante est venue lui taper sur l’épaule. Il y avait quelqu’un pour lui. Au téléphone.
Il a dit : Attends-moi ici.
Et je me suis appuyé contre le vieil arbre. La cours de récréation, pendant ces minutes-là, est devenue comme un océan de gravier. Une vague a reflué en moi. Quand il est revenu…
Tu sais, je me suis longtemps demandé pourquoi j’aime tellement les garçons aux yeux tristes. Tu ne peux pas savoir la force du besoin de serrer certains garçons dans mes bras qui surgit de terre ici, sous le diaphragme, aussitôt que je les aperçois. Ce besoin de les retenir de sortir du cadre de la photo pour aller où on les envoie. De les serrer et de faire dans leur oreille, tout bas : “Serre-moi. Serre‑moi.”, pour leur faire baisser les mains. Et puis de tout doucement repousser vers l’arrière leur casquette‑galette. Et découvrir la hauteur de leur front. Et leurs cheveux blonds. Ou bruns. Ou roux. Ou. Je sais. Je sais bien que leur regard continue de se fixer au loin, par-delà mon épaule. Je sais bien qu’en faisant cela, je les retiens dans l’axe des fusils. Mais faire : “Te voir sourire. Laisse-moi la tâche d’effacer un moment de tes yeux la vision de ceux qui se tiennent derrière toi.” Relever son menton pour qu’il regarde vers le ciel. Et, pour l’empêcher de ramener la tête devant lui, promener mes lèvres, mes dents et ma langue, là… sur sa gorge. Avant que la corde n’y passe. Et sur son épaule, avant qu’on n’y passe un harnachement, une bretelle ou une bandoulière. Et sur son dos avant que ne pleuvent les coups de crosse. Et sur ses reins qui lui feront mal de tant marcher en portant la charge. Et sur ses seins derrière lesquels est le souffle. Et les battements que j’écouterai toute la nuit, quand mon oreille prendra la relève de mes lèvres. Et sur son ventre. Et sur ses cuisses. Et entre elles. Jusqu’à ce qu’il en oublie de rouvrir les yeux. Et que je le berce. Et que sa peau soit, si je savais bénir, protégée des coups qu’ils te donneront, mon amour. N’y vas pas. C’est la mort. Laisse-moi prier. Rendre grâce à la chaleur qui est la tienne. Mais, comme il lui faudra repartir un jour, ou tantôt, essayer de faire en sorte qu’une fois au moins, dans sa vie, il pleure d’autre chose que de douleur ou de peur.
Il m’est arrivé d’avoir droit à des regards bien surpris, à de bien étranges réactions, après avoir crié, au moment où ils allaient jouir – souviens-toi ‑, comme saisi par une vision : “Mais t’es don ben beau”. En pleurant.
Quand Jean revint du téléphone, je me tenais toujours le dos appuyé contre le vieil arbre. Et je cherchais mon souffle.
Il me dit : C’étaient mes parents.
Et je répondis : Je ne te vois pas.
Il me regarda avec un drôle d’air, coupé net dans son élan de joie.
Je dis : Je ne vois plus rien. Je suis aveugle.
Il alla, à la course, chercher la surveillante. Ils me tenaient chacun par un coude. On m’emmena dans les cuisines. Là, sous l’éclairage jaunasse que je n’étais pas sensé percevoir, sous le haut plafond, entre les hauts murs verdâtres, on plaça de longs bancs dans les allées, entre les fourneaux et les tables.
On me dit : Promène-toi.
J’avais les yeux grands ouverts. Je me frappais partout. Tapochais devant moi. Me jetais par‑dessus les bancs.
Une des cuisinières dit : C’est étrange. D’ordinaire les aveugles perçoivent les ombres.
Dans sa voix, il y avait de la déception : je mentais. Elle était gentille avec moi. Avant. J’avais mal de tricher avec elle. Mais je voulais être aveugle. Et on ne peut pas toujours tout expliquer, même à ceux qu’on aime.
On me coucha très tôt avec Boubou, mon ourson. Jean vint me parler, quand il arriva au dortoir, plus tard.
Le lendemain matin, mes parents m’attendaient ‑ Tous les deux. Ensemble. ‑ dans l’antichambre de Madame la Directrice. En arrivant à l’hôpital Sainte-Justine, entre eux, un dans chaque main, mon père s’arrangea pour que nous passions devant le kiosque à cadeaux. Je me lançai, évidemment, sur les livres à colorier. Au bout d’un instant, quand je me rendis compte de l’ampleur de la gaffe que je venais de commettre et que je me retournai, lentement, dans leur direction. Ma mère cachait son fou rire derrière le rebord de son grand chapeau, la tête penchée en avant, et mon père, les bras croisés, la tête penchée sur le côté, me regardait avec un grand sourire très doux, très amusé.
Conter de telles fables pour arriver à voir ensemble deux êtres chers qui s’aimaient à la folie ‑ et se déchiraient tout autant ‑ était vraiment trop compliqué. La concentration m’avait gâché mon plaisir.
Ah, non. Je me trompe encore. La lampe, c’était six ans plus tard, à la mort de ma mère. Je reprends.
Mon amour. Il y a si longtemps que je t’attends que j’en étais arrivé à me convaincre qu’il était un crime d’avoir faim de toi et de t’espérer.
Cette après-midi de juin, donc. C’était la remise des diplômes. Sur la pelouse. Madame la Directrice faisant des courbettes. De grands panneaux sous le soleil de juin, auxquels étaient épinglés des dessins, des compositions. Deux grandes formations de chaises séparées par une allée, face à l’estrade. D’un côté les parents. De l’autre, les enfants. Les petits devant. Les grands derrière. Les petits, nous étions en culottes courtes et sarraus de peintres. Bleus. Avec une palette rouge, cousue sur le devant. Quand mes parents vinrent me trouver, après l’interminable cérémonie de remise de prix et les discours, et que je compris que nous allions tous partir ensemble, tous les cinq.
– Vas enlever ton sarrau et mettre ta veste, Max. Vas vite. Nous t’attendons ici.
Et que je partis au triple galop vers le vestiaire, je ne me souviens pas avoir été autre chose qu’une boule d’émoi, de feu, dévalant la pelouse, passant comme au boulet de canon à travers les haies. Quand j’arrivai dans le vestiaire sombre et humide, frais, après le chaud soleil éblouissant, je me mis à tourner comme un derviche, en poussant un sifflement aigu ‑ je ne pouvais pas crier, je ne voulais pas attirer l’attention. Je voulais être laissé seul avec mon bonheur entier. De la pièce, je sentis une présence se retirer : il fit plus clair, dans le vestiaire des petits, soudain. Une densité, dans l’air, s’évanouit. Je respirais comme je ne gardais aucun souvenir de l’avoir jamais fait auparavant. La liberté. La joie sans partage. Je vivais ma première victoire sur la mort.
(…)
J’ai trop cru à la valeur de la mort omniprésente. Je la voyais partout. J’avais fini par croire qu’elle seule a le pouvoir de devenir la révélatrice du sens de nos jours. Il me semble possible, à présent, que l’autre soit. Je ne vois qu’une condition à cela. Ne rien demander.
(…)
Mon cœur est comme un chien trop bien dressé à une seule tâche. Je ne lui ai enseigné qu’à se tenir prêt à la mort. Nous avons à nous parler, lui et moi. Je dois lui faire comprendre qu’à ton arrivée, le jeu a changé.
Je voudrais vieillir avec toi. Voir tes cheveux blanchir. Je nous voudrais deux vieillards se promenant, longeant la falaise doucement. Je ne te demande rien. Je te confie simplement l’autre pôle de ma vie.
Le choix est là, devant moi : veux-je mourir dans les flammes, ou vais-je accepter que mon cœur se calme ? Je n’en sais rien encore. Mais je dois choisir.
Pardonne-moi pour cette absence. Je vais à la guerre. Pour la dernière fois, de toute façon. Et, au cas où la victoire que je nous souhaite se déroberait, pardonne-moi, mon bien-aimé, pour ce départ.
Je te souhaite le printemps.
Si je sors vivant ‑ rien que vivant ‑ de cette bataille-ci, viendra pourtant un jour où l’un de nous deux fleurira la tombe de l’autre. Et racontera, à qui voudra l’entendre, ce qu’Ulysse aurait pu raconter au retour si Pénélope l’avait accompagné.
Non, nous n’aurons pas d’enfants, bien sûr. Je souris. Non. Notre enfant, à nous, sera simplement de faire qu’un peu de sérénité se puisse. Pour nous. Et pour eux.
Les grecs disaient : “Ceux que les dieux aiment meurent jeunes.” Je ne le crois plus aujourd’hui autant qu’hier. Mais je vais aller voir.
Imagine-toi que soudain je parle tout bas. Rien qu’un murmure. Je dis “Je t’aime”, et je le répète. De plus en plus bas. Jusqu’à ce que tout le silence qui approche ne soit plus tissé que de ces deux mots là, répétés à l’infini, et avec toute la tendresse du monde.
Je t’aime.
Je t’aime.
Je t’aime.
Je t’aime.
Je t’aime.
Je t’aime.
Je t’aime.
Je t’aime.
Je t’aime.
Je t’aime.