Montréal, le dimanche 1er décembre 2019 [1]
Si le besoin s’en fait sentir, je reviendrai sur le sujet ailleurs et dans le détail pour exposer ce qui a entrainé ma décision, mais pour l’instant je me contente de la formuler :
À l’exception de deux projets auxquels je ne renonce pas parce qu’ils me sont trop chers, et d’éventuels coups de main à des artistes – il en reste quelques-uns – dont l’entreprise me provoque, me parle, me touche, m’oblige à réfléchir… je cesse de faire du théâtre. Ou, plus précisément, je laisse partir au vent l’ancrage en moi de ma propre image d’ « homme de théâtre ».
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Le premier des projets que je maintiens se fera ou pas, selon ce que décideront les participants envisagés.[2]
Il s’agit, dans un premier temps en tout cas, d’une mise en lecture d’une pièce de moi commencée d’écrire dans les années 80 et que j’ai – enfin – achevée l’été dernier pour les finissantes et finissants de l’École supérieure de Théâtre. Je devais la monter à l’automne avec elles et eux mais, bien entendu, le projet a déraillé du fait de mon départ soudain de l’UQAM.[3]
Le second a trait à l’art lyrique. – Je donnerai plus de détails à son sujet en temps opportun.
Pour le reste…
Il me serait difficile d’exprimer à quel point la possibilité de m’éloigner du théâtre professionnel comme il se pratique chez nous – nous verrons bien à l’usage dans quelle mesure cette possibilité est réalisable ou pas – me procure un sentiment de légèreté. À mes yeux, ce qu’il est convenu d’appeler chez nous le « milieu du théâtre » est devenu, au fil des ans, tellement veule, conservateur, inerte, satisfait, rotant, myope, sans pour autant se défaire jamais de son insupportable bonne conscience, que de ne plus risquer d’être identifié à « ça » m’est une source d’intense soulagement.
Comprenez-moi bien : je ne prétends certainement pas que tous ceux et toutes celles qui font le théâtre chez nous seraient uniformément veules, conservateurs, et ainsi de suite… jamais de la vie. Mais le milieu en tant que groupe, lui, l’est sans conteste. Et, malheureusement… qui ne dit mot consent.
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Entre autres conséquences de ma décision, comme mon nom à l’origine était « Daniel Dubois » et que d’en changer m’a été ordonné par l’Union des Artistes et entraina l’ajout du préfixe « René » à mon prénom, il n’est pas exclu qu’à compter de maintenant j’entreprenne petit à petit de ne plus me présenter que sous le nom qui a été le mien jusqu’à l’âge de 20 ans.
Exit René-Daniel, donc. Éventuellement.
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Je cesse de faire du théâtre.
Cela ne signifie aucunement que je cesse d’écrire. Certainement pas. Je n’envisage pas l’abandon de cette activité – sacrée, à mes yeux – tant que mes capacités physiques et mentales me permettront d’encore taper sur des touches. Tant pis pour vous.
Je suis fort loin d’avoir encore ne serait-ce qu’entraperçu le bout des rêves, des révoltes, des cauchemars, des attendrissements, des espoirs, des solidarités que je ressens le désir, la nécessité ou le devoir d’explorer de mon mieux, et auxquels donner forme.
Cela ne signifie même pas, du tout, que je cesserai d’écrire… du théâtre. Puisque cette forme d’écriture est sans contredit l’un des très grands amours de ma vie. Ma passion.
Mais. Ce sera un théâtre destiné d’abord et avant tout à être publié et lu, et non joué. Cela m’évitera d’avoir à continuer de gaspiller le plus clair de mon temps et de mes énergies à expliquer des évidences à des gens qui le plus souvent n’en ont strictement rien à cirer et ne cherchent essentiellement qu’à se simplifier la vie jusqu’à ce qu’elle ait l’air d’un parking de centre d’achat de bonne heure le dimanche matin, de chercher du financement en sachant d’avance qu’il sera à tout coup nettement insuffisant, et d’avoir à passer plus de temps à négocier des horaires de répets que, parfois, je n’en ai mis à écrire la pièce.
Continuer d’écrire du théâtre… j’ai, d’ailleurs, déjà commencé de le faire. J’ai écrit au début de novembre dernier, en quelques jours, une pièce dont l’idée centrale me trottait dans l’âme depuis plus de trente ans. Je pense bien qu’à la longue j’avais fini par cesser de croire vraiment que je m’y mettrais un jour, mais un événement récent de ma vie privée a provoqué chez moi une série de séismes d’ampleur certaine qui m’ont en quelque sorte « fait tomber en pleine face dans son écriture ».
Je doute qu’elle vaille le papier qu’il faudrait pour l’imprimer. Mais je m’en fous. Tout comme d’ailleurs je me suis toujours sacré allègrement de la valeur de ce que j’écrivais. Moi j’avais à l’écrire. Que d’autres le jugent – je sais d’expérience que les candidats pour ce passionnant boulot ne manqueront certainement pas.
Elle a déjà passé un test crucial, la pièce en question : malgré ma forte tentation initiale, je ne l’ai pas encore effacée de mes disques durs – c’est toujours ça de pris.
Pas un traitre chat n’en a encore lu une seule ligne. Et, si ma décision de la conserver tient bon, elle restera sous embargo complet jusqu’à l’automne prochain – au moins.[4]
À ce moment-là, j’en donnerai peut-être une lecture publique – si je parviens à passer au travers sans m’étouffer dans mes larmes. Et je l’imaginerais bien publiée – mais certainement pas dans une collection théâtre. Nous verrons.
Sous son actuel titre provisoire, j’ai écrit « Pièce-récit ».[5]
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Pour ne pas risquer de provoquer trop d’interprétations fantaisistes en reportant sine die des explications tant soit peu détaillées de ces décisions – parmi d’autres – que je prends ces jours-ci dans ma vie, je précise tout de même immédiatement que non, lâcher enfin le théâtre n’est pas une conséquence de mon départ un poil fracassant de l’UQAM, en septembre dernier.
S’il existe un lien de causalité entre ces deux gestes, il est l’inverse de celui-là.
Ce n’est pas parce que je suis parti de l’École dite Supérieure de Théâtre qu’à présent je largue le reste, c’est parce qu’à un moment très précis il m’a sauté au visage que, au point où les choses en sont rendues, les efforts insensés que j’ai déployés depuis 25 ans pour tenir bon vaille que vaille en dépit de la lente mais inexorable détérioration de l’art grégaire auquel j’ai choisi de consacrer ma vie tenaient désormais de la bouffonnerie. C’est une chose de hurler « Les femmes et les enfants d’abord ! » quand on a de l’eau jusqu’aux chevilles ou même jusqu’à mi mollet, mais c’en est une tout autre de continuer de le crier alors que le pont du navire sur lequel on se tient est désormais 35 mètres (and counting…) sous la surface de l’océan.
Je n’ai donc pas décidé de lâcher l’UQAM et ensuite, emporté par le mouvement, de lâcher aussi le reste, j’ai décidé de tout lâcher d’urgence avant soit de me crisser par la fenêtre soit de perdre le contrôle sur moi-même et de contrecâlicer une volée mémorable à l’un ou l’autre des innombrables arrogants incompétents dont la présence m’était imposée, pour alors me ramasser en prison.
Mon départ de l’université, il s’est simplement retrouvé en tête de liste des gestes à poser toutes affaires cessantes – quoi qu’il m’en coûtât. Ce n’était pas une bonne décision, pas du tout, elle était même fort mauvaise, mais c’était tout simplement la moins pire qui se pouvait… pour les étudiants. En quittant dès le 15 septembre, et en acceptant sans rechigner de porter l’odieux d’un geste pareil, la possibilité leur restait ouverte de voir leur session ne pas se casser la fiole, alors que si j’attendais et qu’à… l’Halloween, disons, l’inévitable advenait, elle serait foutue. Or l’inévitable, il allait se produire, la chose ne faisait pas l’ombre d’un doute – quarante années d’observation et de réflexions sur les comportements autoritaires me le gueulaient à pleins poumons. En partant, j’étais un salaud aux yeux des autres. En restant j’aurais été aux miens un lâche de la pire espèce qui soit : de ceux qui refilent le prix de leur manque de décence aux individus dont, à un titre ou à un autre, ils ont la responsabilité.
Mon départ de l’UQAM, les raisons profondes qui l’ont entrainé et les multiples deuils profonds – voire déchirants – que dès avant de l’avoir annoncé je le savais devoir m’imposer, sans compter ceux que je n’avais pas prévus et dont la nécessité n’allait pas tarder à se révéler, j’en parlerai – ou pas – à un autre moment.
Je me contenterai pour l’instant de dire que… zut de zut… c’est bien dommage, tout ça. Bien dommage. Mais il ne s’en est tout de même fallu que d’un tout petit poil pour que je réussisse mon pari.
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Bien.
La chose étant dite, passons aux questions essentielles – lesquelles, quoi qu’en ait (à peu près) dit Sartre, ne sont jamais celles de ce que l’on déteste mais bien celles de ce qui nous tient à cœur.
Nouvelle précision, alors : ce serait une erreur de comprendre ce que je viens de dire comme signifiant « Je lâche le théâtre mais en dépit de ça je continuerai d’écrire des pièces ». Ce que cela signifie, c’est plutôt : « Je lâche le théâtre comme il se fait presque mur à mur dans notre société, justement PARCE QUE j’ai immensément envie de continuer d’en écrire. Et que d’accepter de fonctionner dans ce milieu comme il est – et il ne changera pas – ne peut mener qu’au dégoût, puis à l’abandon. »
Si vous souhaitez des exemples, reposez-moi la question dans quelques mois, quand les tornades, les tremblements de terre et les tsunamis que je traverse actuellement se seront un peu éloignés – en tout cas, je l’espère grandement –, et je ne doute pas de pouvoir alors vous en servir une bonne centaine, rien que de mémoire, sans même avoir à me creuser les méninges.
Je n’ai pas simplement envie d’écrire du théâtre, j’en ai follement envie.
D’ailleurs, moins de 24 heures après avoir achevé la nouvelle pièce dont je parlais plus tôt j’avais l’idée d’une autre à laquelle je me serais attelé sur le champ si, dans les circonstances, d’autres écritures n’avaient eu préséance.
Cette idée de deuxième nouvelle pièce m’a instantanément ravi. Mais elle comportait un aspect qui tout aussi vite m’a fait dresser l’oreille.
Son style.
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Voyez-vous…
… et ça, c’est, encore une fois, une question bien trop vaste pour être abordée ici dans le détail, mais évoquons-la tout de même un peu vitement…
… je suis, et depuis longtemps, tout à fait conscient de ce qu’il existe un profond décalage, presqu’un abime, entre d’une part ce que la quasi-totalité des gens peuvent penser de ce que j’écris (ceux et celles qui savent que j’écris, en tout cas…), et d’autre part mon regard à moi sur mes textes. Ce n’est en rien un reproche, rien qu’un constat – mais qui me trotte perpétuellement dans la tête depuis des décennies, tantôt au troisième plan et souvent au premier.
Pour la grande majorité des gens, je suis essentiellement l’auteur de Being at home ou de Bob. Par pour moi.
Pour moi, si je réfléchis à ce que j’ai pu écrire qui ne relève pas de l’essai, du texte peu ou prou théorique ou du roman, ce dont je suis l’auteur c’est d’abord ou avant tout de Ne blâmez jamais les bédouins ou d’Adieu, docteur Münch ou de 26bis, impasse du Colonel Foisy. Autrement dit, de textes sacrément plus riches que Being et Bob. Sacrément plus riches… mais, et je le sais parfaitement, passablement moins abordables, moins évidents. Moins punchés.
En écrivant cela, je ne prétends pas que le fait d’être abordable serait un handicap. Simplement, je suis mauditement bien placé pour savoir que si Being, Bob et Monsieur Deslauriers ont pu s’écrire, c’est que d’autres pièces, d’un tout autre genre, étaient passées par là avant elles dans ma vie et leur avaient préparé le terrain dans les grandes largeurs.
C’est parce que j’avais d’abord écrit Les bédouins, avec tout ce que ça avait signifié de luttes avec moi-même et de déchirements – malgré le ton blagueur de la pièce –, c’est parce que j’avais accepté ensuite de me laisser couler dans les enjeux sombres et tortueux de Dr Münch, puis dans le grand éclat de rire d’autodérision de 26bis, que j’ai été à même de sortir Being et même de la sortir dans pratiquement le temps qu’il faut pour en taper le texte. De toute manière, le temps que j’ai pris pour l’écrire, il était tout le temps dont je disposais : si je ne l’avais pas terminée au cours des quelques soirs qu’il me restait à passer à New York, elle serait sans aucun doute restée inachevée à jamais. Je suis ravi que pour bien des gens Being at home signifie tellement de choses. J’ai reçu au fil de décennies, et encore plusieurs fois tout récemment, de la part de tout jeunes gens, des témoignages bouleversants à cet effet. Mais il n’en reste pas moins qu’à mes yeux à moi, Being, c’est une esquisse dessinée à main levée sur une napkin. Et que si je me penche sur ce que je trouve fascinant dans l’art de l’écriture, c’est une pièce de surface. Alors que pour moi, ce sont les profondeurs, même obscures, même menant à des culs de sac, qui ont toujours été et qui demeurent, mon terrain de prédilection.
C’est parce que, dans le cours de l’écriture des Bédouins, j’avais dû apprendre à surmonter une coupure radicale de plusieurs mois avant de pouvoir revenir au travail entamé, c’est parce que j’avais donc appris qu’on peut parfois remonter en soi jusqu’aux racines qui nous ont initialement fait nous lancer dans un projet interrompu, que j’ai été capable de transformer Bet, un projet de scénario de long-métrage qui en était venu à me donner de l’urticaire, en Bob.
Et c’est parce que l’écriture de 26bis m’avait imposé d’avoir à apprendre à écrire simultanément dedans/dehors – à la fois en plongée et en surface – et qu’elle m’avait au surplus enseigné de force des choses irremplaçables à propos des nets avantages dont, dans certaines circonstances au moins, les personnages peuvent jouir sur leur auteur, que le défi implicite que m’avait lancé Jean Duceppe a pu devenir Le printemps, monsieur Deslauriers.
Je pourrais continuer comme ça pendant longtemps.
Mais il y a aussi, dans le perpétuel retour vers mes premières pièces qui n’a cessé de venir me surprendre dans ma vie, bien davantage qu’une simple reconnaissance de l’essentiel travail de défrichage et d’entrainement de choc que leur écriture a représenté. Je veux dire : elles n’ont pas été uniquement « formatrices ». Elles avaient aussi leur parole propre. La parole de la complexité. De l’éclatement. Et, de cette parole, il est des aspects que les pièces formellement plus simples ne sont tout bonnement pas en mesure d’assumer.
Autrement dit : j’ai un temps semblé tourner le dos à la forme de mes premières pièces pour me consacrer à d’autres, d’une facture plus simple.
Et à présent, je pense qu’il est grand temps que j’y revienne.
L’idée n’est pas – du tout – de « revenir en arrière ». L’idée, c’est d’aller voir – parce que le défi que cela représente me fascine – ce que donnerait la rencontre, l’amalgame, la fusion, de TOUTES les formes dont j’ai tâté jusqu’à présent.
C’est peu dire que d’affirmer que cette perspective me tente… elle me rend fou d’excitation !
C’est dans le but de me préparer à prendre ce défi par les cornes que je vais amorcer ici un bref retour sur deux de mes premières pièces, donc : Münch et 26bis.
Alors, en avant.
Plus que trois petits points à éclaircir, qui me semblent capitaux. Je le ferai dans la deuxième partie de cette intro et ensuite nous serons prêts à plonger.
À tout de suite.
Notes
[1] Note du 26 décembre 2021. Je publie aujourd’hui le texte que voici, écrit il y deux ans, exactement – à quelques mots près – dans l’état où je l’ai débord rédigé. Ce n’est qu’en ce matin de lendemain de Noël 2021 que je viens de le relire pour la première fois après tout ce temps et d’être presque estomaqué par sa clarté. Les seuls changements que j’y apporte visent à clarifier certaines des références qu’on y trouve. Quant au délai de publication, il s’explique facilement. D’abord par la pandémie qui allait se déclencher en 2020. Puis par l’obligation inattendue dans laquelle je me retrouvai en 2021 de déménager après 35 années passées au même endroit.
[2] Il s’est fait. En partie à tout le moins. Et en dépit de la pandémie. Il s’agit de la captation de « Rita Cournoyer jouait Phèdre » que l’on peut visionner en suivant les liens qui se trouvent sur cette page : Rita – Lecture confinée – Les vidéos – Errances et Souvenirs. Reste à, éventuellement, produire la pièce à la scène, mais pour l’instant, et tant que la pandémie ne donnera pas de signe de véritablement fléchir pour de bon, les difficultés pour y parvenir me paraissent suffisamment insurmontables pour ne même pas envisager l’hypothèse.
[3] Pour plus de détails : Lettre de démission – Errances et Souvenirs
[4] C’est effectivement ce qui lui arriva…
[5] Au sujet de ce qu’il est advenu de cette pièce : La troisième pièce… – Errances et Souvenirs et Ben – Lancement – Errances et Souvenirs
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La vie sociale se compose des échanges souvent verbaux des fois allumés par mouvement ou son. Par artifice nous créons theatre, danse et chant. La musique « pure » sort des plus profondes mystères des points d’interaction de qui nous habite et de l’univers autour; la lumière nous invite de situer nos échanges en média visuel. L’échange des mots portent sur la définition des idées – comme nous révèlent ( dans son artifice) les dialogues de Platon et au travers des siècles, d’autres. Ces échanges passent bien au delà de ce qu’on appelle le theatre et toi, toi, Danny, tu explore plus que ce qui se laisse sur la scène. Merci pour ces ruminations et échanges qui ne cessent de porter fruit.
Passionnant, un auteur qui réfléchit sur sa démarche !
Ai hâte de lire la suite…