Montréal, le lundi 2 décembre 2019
Avant d’en venir au but effectif de ce billet en plusieurs parties dont voici la deuxième, trois choses, donc, à mettre au clair le plus prestement possible :
1- Qu’est-ce que je suis en train de faire là ?
2- Le phénomène des « commandes enfouies », la Tétralogie discrète, la Trilogie inopinée et la Lettre de 1987.
Et 3- Question de temps.
Allons-y.
1 – Ce que je fais ici…
Non, ceci n’est pas un rituel de contemplation morose d’un passé irrémédiablement enfui.
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J’effectue tout simplement un tour de ce qu’il y a dans le sac à dos avec lequel je me trimballe, ce sac à dos qui s’appelle… « moi ». Il me faut d’abord le vider, en étaler le contenu, le trier vite fait puis me demander ce qu’il y a là-dedans qui réclame mon attention pour la suite des choses… quelle qu’elle doive être.
Pourquoi donc ? Parce que ce que nous sommes, il nous est impossible d’en être totalement conscients. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, la satanée idée d’identité que chez nous l’on ressasse jour et nuit me fait tellement suer.
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Une identité comme on l’entend généralement autour de moi, à pleines pages de journaux, à pleins médias sociaux, c’est une espèce de liste de qualités qu’il s’agirait de préserver à tout prix, intactes, comme ma grand-mère enveloppait sous cellophane ses précieux abat-jours de satin. Une pareille définition de soi n’évoque pas un objet vivant mais, très clairement, littéralement, une momie.
Il existe une tout autre définition possible de ce que l’on est : la direction dans laquelle nous pousse la quête qui nous anime.
« Qui nous anime » – c’est-à-dire : qui est la matière même de notre âme.
Dans ce sens-là, ce que l’on est ne constitue pas un objet fini, ça ne peut pas en être un, ce ne peut être qu’une direction, qu’un élan.
C’est donc impossible à défendre, ce serait un non-sens. Ça ne peut être que… parcouru.
Ça n’existe pas en tant que tel, une identité, c’est nécessairement transitoire de par sa nature même. Je veux dire : perpétuellement transitoire. Même qu’à la réflexion, ce n’est au surplus peut-être pas surtout la direction vers une destination mais celle depuis une provenance. Sans oublier qu’il y a de fortes chances pour que ce soit les deux à la fois.
En clair : ce qui m’apparait essentiel dans ce qui définit ma personne, ce n’est pas tant que ma psyché soit censément dominée par les forces X et Y et grandement teintée de je ne sais quel camaïeu de névroses, et ce n’est pas non plus un supposé objectif ou une tâche hypothétique relevant du fatum et qui m’aurait été assignée à la naissance, mais soit le trajet qui m’éloigne de quelque chose, soit celui qui me rapproche d’une destination qui n’a rien de fixe. Dans n’importe quel cas, une identité ça propulse.
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Je vous illustre ça à ma manière, et à toute vitesse.
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Dans la deuxième moitié des années 80, je retrouve, lors d’un de ses rares passages à Montréal, il vit désormais au Japon, un ami passionnant – et, soit dit en passant, d’une beauté à en tomber dans les pommes. Un garçon que nous pouvons par ailleurs qualifier sans exagération de génie des langues. À titre d’exemple : il m’explique qu’en arrivant dans les iles de l’Empire du Soleil levant, il a bien entendu voulu apprendre la langue. Il me dit ça sur le même ton qu’il me raconterait que la première à chose à faire quand on met le pied dans une ville inconnue est de s’en procurer un plan — comme si ça allait de soi. Pour la plupart d’entre nous, je crois bien, apprendre le japonais ou escalader le Kilimandjaro en courant à reculons serait à peu près du même niveau de difficulté, mais pas pour lui. Pour lui c’est tout simplement une entrée en matière obligée : c’est après ça, que le vrai boulot commence.
Or, me dit-il, à son arrivée là-bas il a découvert les Nippons franchement réfractaires à l’idée que les étrangers l’apprennent, leur langue. Ils préfèrent, eux, apprendre celles des autres. Il a eu beau se démener comme un diable, rien à faire pour trouver une manière de l’étudier à son goût. Jusqu’à ce qu’il lui vienne une idée brillante, et qui à ses yeux coule de source. On ne veut pas qu’il apprenne la langue courante ? Qu’à cela ne tienne, il apprend le japonais médiéval. Après ça, me dit-il, passer au moderne, ç’allait être pratiquement un jeu d’enfant. Alors il s’y est mis.
Il me raconte ensuite qu’un de ses objets de fascination, à présent qu’il maitrise la langue, c’est de relire en japonais des ouvrages qu’il a d’abord découverts en français. Il m’explique que c’est une manière assurée de prendre la mesure de la profondeur et des implications des différences culturelles. Il me donne plusieurs exemples, dont l’un m’est toujours resté en mémoire. Et pour cause.
Tenez-vous bien.
Tout à coup, ses yeux s’illuminent, ses traits se transforment, et il me dit : « Tu ne peux pas savoir, Daniel, à quel point il est fascinant de relire en japonais… l’œuvre de Deleuze ! »
Je ne connais pas vingt personnes en ville capables à coup sûr de parler de ce philosophe-là sans s’enfarger dans leurs lacets de bottines – et pourtant nous avons presque tous en partage avec lui sa langue maternelle. Lui, Silla, puisque tel est son prénom, tripait comme on prétend que le font les cochons, à le relire en japonais pour enfin avoir accès et aux subtilités de la pensée de l’écrivain et à celles de la culture nippone.
Que voulez-vous… on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a.
Toujours est-il qu’un bon soir, lui et moi sortons dans un bar prendre un verre suivi de douze ou quinze autres, et qu’il entreprend de me parler de la poésie de là-bas. C’est un moment époustouflant.
Il me récite des vers en japonais. Et ensuite, il me les traduit. De deux, trois, quatre manières subtilement différentes entre elles, pour m’aider à en apprécier l’exquise subtilité. Je suis aux anges. À telle enseigne que je dois bien en oublier, des heures durant, mon ardent désir de le serrer contre moi… après lui avoir arraché sa chemise.
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Un moment semblable en poésie – érotisme en moins –, j’en vivrai un autre, des années plus tard, dans le désert d’Algérie, en route depuis Alger vers le Mzab – vers Ghardaïa et Beni Isguen…
… quand mon ami Slimane, au volant, entreprend de m’expliquer, sur fond de désert de pierrailles baignant dans le mauve du couchant…
… et avec un lyrisme à vous en faire décrocher la mâchoire, les mille subtilités de la langue arabe chantée par Ohm Kalsoum…
Amal Hayati (Amour de ma vie)
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Mais revenons à la discothèque Le Garage.
Silla en vient à réciter un poème qui me paralyse de splendeur – littéralement. Il me le dit – ou plutôt me le crie dans les oreilles par-dessus la musique disco. Je reste figé. Je parviens au prix d’un grand effort à lui faire signe de bien vouloir le répéter. Il s’exécute. Je suis bouleversé. Alors je sors mon crayon, cherche des yeux du papier, n’en trouve pas. Je vide mon paquet de cigarette sur le comptoir, et il me redit les vers, tout en les traçant en vitesse à l’endos du carton…
… lequel, encadré, orne toujours l’un de mes murs. Je le contemple presque tous les jours. Depuis plus de 30 ans.
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« Derrière le navire… l’écume blanche. »
Nous sommes le mouvement même de petits points clignotants qui avancent lentement sur des cartes géographiques vierges. Même nous immobiliser, c’est toujours être en mouvement.
Et baigner dans sa vie… c’est tout simplement… se laisser pousser en avant par le trajet lui-même. C’est lui, le trajet, qui est soi.
Ce que je suis n’est certainement pas devant moi. Maintenant n’existe pas – il n’en a jamais le temps : il est toujours déjà passé. Je suis simplement la suite de ce qu’il y a derrière le navire. « L’écume blanche ».
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Tout ça pour vous dire qu’ici, en accomplissant le petit travail préparatoire dont vous êtes les témoins, je ne regarde pas ce que j’ai fait, j’étudie ce que je suis.
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En physique contemporaine, l’un des principes fondateurs, le Principe d’Incertitude, ou Principe d’Heisenberg, rendu public dans la deuxième moitié des années 1920, énonce que l’on peut connaitre avec précision, à propos d’une particule subatomique, soit sa position, soit sa quantité de mouvement – mais pas les deux à la fois : ou sa position, ou sa quantité de mouvement.
Eh bien… dans les affaires humaines, remplacez « position » par « portrait » et « quantité de mouvement » par « direction », et vous avez mon Principe d’Identité à moi, lequel pourrait se formuler ainsi :
Des Humains, individuellement ou en société, l’on peut aspirer à connaitre en profondeur soit l’image figée qu’ils se font d’eux-mêmes, soit la direction probable dans laquelle les entraine leur quête. Mais pas les deux.
Ou bien le portrait. Ou bien la quête.
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Je vis dans un monde obnubilé par le premier terme.
Alors que c’est le second qui me fascine jusqu’au trognon.
Premières minutes du superbe film-télé Copenhagen de la BBC, réalisé par Howard Davies d’après la pièce captivante de Michael Frayn. Avec Stephen Rea, Daniel Craig et Francesca Annis dans les rôles, respectivement, de Niels Bohr, Werner Heisenberg et Margrethe Bohr.
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Je vis dans un monde obnubilé par le portrait, un monde qui, à toutes fins utiles, ne comprend, ne voit, ne conçoit les choses qu’en termes d’images arrêtées, de listes de contrôle sans cesse vérifiées et revérifiées :
« Je parle français, j’ai les pieds plats et les oreilles en chou-fleur, je sais compter jusqu’à 15. »
Alors que de mon côté c’est la quête qui me passionne :
« Je rêve… de devenir enfin celui qui m’attend quoi qu’il advienne – et dont je ne connais encore rien sinon l’appel. Je rêve de devenir enfin l’aboutissement du mouvement qui relie entre eux tous ceux que j’ai été, tous ceux que je suis. »
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Je vous fais tout de suite un aveu douloureux, sur un sujet essentiel qui ne reviendra lui aussi, et sans aucun doute en grande force, que plus tard.
Cette différence fondamentale de conception de ce que c’est que d’être soi, j’ai fini par comprendre, une fois profondément entré dans la soixantaine, qu’il a sans doute été la source première de nombre des immenses difficultés, des écrasantes défaites, que j’ai connues en amour. Mais celle aussi des myriades de moments d’éblouissement vécus au spectacle des splendeurs sans nombre que j’ai connues.
La quête de l’autre n’a pas été une préoccupation, dans ma vie. Non. Elle en a été la fibre même. Quoi que j’aie fait, je ne pense pas avoir jamais entrepris quoi que ce soit sans être habité de bout en bout par la faim, par la soif, par le désir ardent, dévorant, que ce à quoi j’allais me consacrer maintenant constitue un pas de plus en direction du moment où je pourrais serrer dans mes bras un être qui serait la réponse à la question que je suis – et moi à la sienne.
Or, puisque nous sommes tous et toutes des multitudes de questions, l’être aimé ne pouvait être que multiple.
D’où la différence essentielle, sur laquelle j’ai si souvent insisté, entre amour et couple.
J’ai cherché toute ma vie l’homme – ou plus précisément les hommes, mais un à la fois – qui, simplement en étant celui qu’il est, le mouvement qu’il est, me permettrait de me poser sur son monde, sur sa planète de vie, m’en ouvrirait les frontières, m’autoriserait à l’explorer, à y vivre. À en goûter à fond l’unicité et la fertilité se transformant sans cesse. Et, de ce fait, me permettrait d’achever de me libérer de mon propre portrait – un portrait qui n’est pas ma vie, qui est ma prison.
J’ai rencontré dans l’intimité quantités d’hommes splendides. Follement différents entre eux. Et plusieurs fois, je me suis mis à vibrer. Comme une corde de piano ou de contrebasse. Jusqu’à n’être plus que cette vibration. Sous leurs doigts. Dans leur regard. Au ressentir de leur souffle sur mon épaule, sur ma nuque, mon ventre.
Au fond de moi, un mouvement, de lui-même, s’amorçait alors. Une région se dévoilait à laquelle jamais encore je n’avais eu accès. Chaque fois, la porte qui s’ouvrait était nouvelle. L’intérieur de moi se révélait… comme l’intérieur d’une huitre. Ou plutôt non… comme une porte… comme une porte immense, à deux battants, les grandes portes d’une ville (comme j’en eus un soir l’éblouissante révélation)…
Les tableaux d’une exposition (extrait), de Modeste Moussorgski, par l’Orchestre symphonique Simon-Bolivar sous la direction de Gustavo Dudamel — Le tableau “La grande porte de Kiev” commence à 3 m 24.
… les grandes portes donnant sur un autre monde, sur une autre civilisation parmi les multitudes que je sais vivre tout au fond de moi, une civilisation neuve à laquelle la présence de l’autre dans ma vie me donnerait accès. Et que j’aurais la permission d’explorer en sa compagnie.
L’autre n’est pas seulement une présence extérieure, il est au moins autant une clé intérieure.
Et chacun/chacune de nous est mille serrures.
Et puis tout à coup le mouvement d’ouverture cessait net, sans prévenir. Pour bientôt se mettre à s’inverser. La carapace, au fond de moi, se reformait déjà. Inexorablement. En diffusant dans ma vie, dans mon âme, dans mon corps, des ondes de douleur dont souvent j’ai cru ne pouvoir que mourir. Et puis… le calme finissait par se refaire. Tout mouvement intérieur n’était plus que lointain souvenir, écho de chimère révolue.
Le mouvement s’était éteint. Le portrait était de retour. L’image momifiée.
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Ce n’est qu’à présent, alors que la mort commence son tour de garde à ma porte pour être fin prête quand l’heure aura sonné, que je comprends – ou crois comprendre. Dans plusieurs cas, ces hommes étaient convaincus, jusqu’au plus profond, d’avoir atteint un état dans leur vie sinon définitif à tout le moins sur le point de le devenir. Plus que quelques ficelles à nouer, croyaient-ils. Plus que quelques succès à obtenir. Et la stase tant espérée serait enfin là.
C’était à cette immobilité espérée, à ce blocage de la quête, que mon être avait réagi en se refermant.
Je ne leur en fais aucun reproche. Je suis même à mille et mille lieues de songer à leur en adresser. C’était de leur vie, c’était de ce dont ils étaient porteurs, que j’avais faim. Il serait donc insensé de retenir contre eux justement qui ils étaient.
Mais je peux pleurer. Perdu dans la vastitude d’un monde glacé. Comme quand j’avais cinq ans et que l’inexplicable violence de la vie me déchirait.
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Voilà.
En entreprenant à présent de revenir sur des extraits de deux de mes toutes premières pièces, je ne me contemple pas et je ne soupire certainement pas de nostalgie en pensant au temps envolé. Je mesure, je soupèse, je goûte, je surfe… le mouvement encore inachevé de ma vie.
« Derrière le navire… »
Pour mettre à jour ma feuille de route, mon plan de vol.
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À suivre
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