Brassard

Mercredi 11 octobre 2022

Lendemain de sa mort

 

Il y avait longtemps que je n’avais pas ressenti avec une telle force

Avec cette qualité-là de force

Cette impression que je vais littéralement faire explosion si je n’écris pas

Si ça ne « sort » pas de moi.

 

Oh, je savais fort bien à l’avance que le départ d’André allait frapper très fort.

Mais je ne prévoyais quand même pas du tout que ce serait à ce point-là.

 

Depuis la semaine dernière, après l’ultime visite à l’hôpital Notre-Dame, que je sentais le sol, en moi, remuer.

Comme au fil des ans la chose m’était arrivée déjà en sortant de chez lui, depuis son ACV.

Sur Masson, sur St-Joseph.

 

Depuis lundi je sentais la pression monter, monter – incapable de penser à quoi que ce soit d’autre qu’au compte à rebours. Un peu fiévreux, par moments. Comme un embâcle qui s’empile. Et qui va se rompre. Qui va nécessairement finir par se rompre.

Embâcle. D’impressions fuyantes. De déchirures. Des lambeaux de moments.

Et puis, hier soir, le mot de Violette – tout simple et délicat, qui m’apprend que c’est fini.

Et le calme plat, immédiat, qui se fait en moi.

J’aurais dû me douter que ce calme soudain, c’était la tempête qui reculait pour prendre son élan.

 

Une heure plus tard à peine,

Un volcan qui explose en silence.

La force insensée des images, des souvenirs, des fragments

Qui se disposent d’eux-mêmes, des images qui se disloquent puis de nouvelles qui apparaissent.

Tout un déferlement, dont chaque atome hurle pour réclamer mon attention.

 

Mais je ne peux pas entreprendre tout un livre.

Je n’en aurais pas la force.

 

Donc.

Je dois choisir.

 

Et aussitôt que je comprends qu’il va le falloir,

Je sais de quelle image je vais parler.

 

Je veux dire.

De quelle image d’André en moi.

*

 

Un peu d’archéologie, pour commencer.

Cette image d’André dont je veux parler ici, d’André assis devant moi, bouche ouverte de stupeur, elle prend appui sur deux autres.

Qui toutes les deux n’appartiennent elles aussi qu’à lui et à moi.

 

La première doit dater de ’74, par là, puisque je pense bien qu’à l’époque je dois être en 2e année à l’École nationale de théâtre.

C’est la fin de la journée, je vais rentrer chez moi. Je descends le couloir qui vient de la bibliothèque. Arrive dans le grand hall. Alors qu’André, lui, est déjà presque parvenu aux portes du vestibule – il doit sortir à l’instant du bureau de Michelle (Rossignol) ou de celui de l’autre André (Pagé).

Allo. Allo.

Et tout de suite, lui :

– Tu fais quoi, là ? T’as quelque chose ?

– Non, pourquoi ?

– Je viens de recevoir un petit chèque que j’attendais pas. J’ t’invite au Mt-Royal BBQ, viens-t ’en.

Je pense bien que c’est la première fois que j’y ai mis les pieds.

 

La deuxième, quant à elle, est de 1980.

Nous sommes tout un groupe au bar-salon Napoléon (c’est bien comme ça qu’il s’appelait ?), sur Ste-Catherine, côté Sud, juste à l’Ouest de Papineau. Ce doit être après une répétition pour la production par Radio-Québec de Ste-Carmen de la Main, puisque nous travaillions à deux pas de là, en face de la station de métro.

Nous nous installons tous à une looongue table, et je me retrouve face à André. Tremblay est à côté de lui, à sa droite.

Je ne me souviens absolument pas de quoi nous discutons, mais une de mes remarques fait vivement réagir Michel qui, incrédule, lance une phrase à propos du fait que je suis un extraverti. La réponse d’André part à la vitesse d’une balle – et me stupéfie :

– Daniel ?! Extraverti ?! Ben voyons donc ! C’est le gars le plus secret que je connais !

J’en reste comme deux ronds de flan. Mais… comment diable est-ce qu’il a fait pour comprendre ça, lui ?!

Oh, nous sommes complices à nos heures, certes. Nous adorons tous les deux faire des farces plates – d’ailleurs, à l’École, en 3e, quand nous répétions L’Opéra de 4’sous, les filles de la classe avaient solennellement menacé de se mettre en grève si nous avions le toupet de faire ne serait-ce qu’un seul calembour de plus. Et puis nous avons bien dû aborder 200 sujets, au fil des ans. Mais nous n’avions jamais au grand jamais discuté de « comment nous sommes » !

Il va me falloir des décennies, avant de comprendre.

On dit que « Ça prend un voleur pour en reconnaitre un autre ». Mais la chose n’est pas vraie que pour les voleurs.

*

Sautons donc… plusieurs années, encore une fois.

Dix ? Douze ? Quinze ?

Aucune idée.

Il me semble qu’à ce moment-là André ne dirige plus le théâtre français du Centre national des Arts. Mais qu’il n’est pas encore directeur de l’École nationale.

Bref, peu importe le moment exact.

Par je ne sais quel enchainement d’idées, il me prend l’envie de l’inviter au resto – sans raison précise, juste comme ça, pour le plaisir. Je lui propose Joe’s Steak House, sur Metcalfe, qui a des éternités durant été le temple par excellence des carnivores du centre-ville.

Nous nous installons. Parlons de tout et de rien un long moment. C’est tout doux, tout tranquille. « Qu’est-ce que tu fais de bon ? » « Qu’est-ce qui te préoccupe ? » Puis, de fil en aiguille… nous approchons du sujet de ses mises en scène – je ne me souviens absolument pas du trajet que nous avons bien pu suivre pour aboutir dans ces eaux-là.

Ses mises en scène. C’est un sujet dont je ne me souviens pas avoir jamais parlé avec lui auparavant. Oh, pour le féliciter en deux mots après ce spectacle-ci ou celui-là, oui, bien entendu. Mais en profondeur ?

Lui m’a déjà parlé des miennes – de celles qu’il a adorées… ou pas. Ou de mes pièces. Ou de mon jeu d’acteur. Mais pour ma part je ne pense vraiment pas lui avoir déjà dit dans le détail comment j’ai pu recevoir telle ou telle de ses productions, ni – surtout pas ! – ce que je perçois de son entreprise artistique. D’une part, j’aurais bien peur d’être (encore une fois ! [soupir]) à contrecourant de ce qu’il a l’habitude d’entendre, mais ça c’est secondaire. Ma réserve tient essentiellement à ce qu’en énonçant mon point de vue sur son travail, je me mêlerais carrément de ce qui ne me regarde pas.

Et voilà que je me rends compte que ce soir, à chaque phrase, nous nous sommes approchés un peu plus inexorablement du moment où il le faudra pourtant – tous les chemins convergent vers lui, ce sujet. Si je ne saute pas dans le bain, je vais très nettement avoir l’air de me défiler.

Bon… eh bien dans ce cas, d’accord.

 

Je prends un moment pour rapailler mes idées.

Lui, attend… son classique petit sourire sur les lèvres. Les yeux tout pétillants. Mais ses sourcils juste un peu froncés lui donnent bien l’air d’un tout petit peu redouter ce que l’incorrigible tête folle que je suis va bien pouvoir lui sortir cette fois-ci.

 

Moi ?

Moi, je regarde la nappe. Je regarde mon verre de vin. Je regarde mon verre d’eau. Je regarde mes ustensiles. Je regarde ce qui reste dans mon assiette.

Et quand il n’est vraiment plus possible d’encore retarder le moment, je lève les yeux.

Et je lui dis…

– Tu sais quoi ?

Il ne se donne pas la peine de répondre à une question aussi clairement rhétorique.

– Ce que je pense…

Il lève les sourcils : « Oui, quoi ? Qu’est-ce que tu penses donc ? »

– … c’est que tu es sans le moindre doute le plus grand metteur en scène polonais à jamais avoir travaillé au Québec.

 

Il ne bronche pas. Me fixe. Un moment… interminable. Son petit sourire fond tout doucement.

Puis ses yeux décrochent de mon visage et il regarde quelque chose, derrière moi, au loin. Longtemps.

Avant que son regard revienne à moi.

Il est sérieux comme un pape.

*

 

Et ici, expliquons un petit quelque chose – je sens que ce ne sera pas du luxe.

Il est bien évident que ce soir-là, en le traitant de metteur en scène polonais, je n’affirme pas qu’en réalité il serait né à Cracovie, ni que ses parents auraient été de sinistres espions du Bloc de l’Est faisant dans notre beau pays un travail de taupes immondes.

Ce à quoi je fais référence c’est à un « genre » théâtral, à une manière de concevoir le théâtre et sa place dans la société.

 

Voyez-vous…

Après la deuxième Guerre mondiale, dans les pays de l’Est européen occupés par la Russie (qui se cachait alors derrière le pseudonyme d’URSS), de très nombreux artistes de théâtre avaient développé une pratique tout à fait fascinante : les spectacles qu’ils montaient étaient doubles.

Je veux dire par là qu’ils étaient montés de manière à pouvoir être lus simultanément de deux manières le plus souvent radicalement différentes l’une de l’autre.

La première, nous pourrions l’appeler « littérale » ou « anecdotique » – ce qui n’implique pas du tout qu’elle aurait nécessairement été à ras les pâquerettes, ni idiote ou inculte, mais en tout cas, son contenu, son propos avait l’air… posé sur la table. Offert aux regards, quoi.

Elle, était destinée au grand public. Aux journalistes. Et à la police politique. Tous ces braves gens pouvaient à loisir s’installer bien gentiment sur de petites chaises de bois très inconfortables ou dans de gros fauteuils de velours, et être convaincus que ce qu’ils regardaient et écoutaient là se dérouler sur scène était transparent, limpide comme un joli ruisseau. Comme disaient les programmeurs de la 2e génération d’ordinateurs domestiques, c’était du WYSIWYG : « What you see is what you get » (« Ce qu’il y aura sur la page que vous imprimerez sera pareil à ce qui apparait sur votre écran » – ce qui, croyez-moi sur parole, n’était pas du tout le cas avec les ordis de la 1ère génération).

Mais la deuxième manière de monter puis de lire le spectacle, sa deuxième « cohérence », si vous voulez, elle, était… à clés. Et il les fallait, les clés, pour lui accéder.

Cette deuxième couche de la représentation, elle était littéralement cachée dans la première. Un peu comme dans Contact. Dans ce film, une civilisation extraterrestre envoie un message aux habitants de la Terre en leur retournant la première émission de télé jamais diffusée sur notre planète (l’ouverture officielle des Jeux olympiques de Berlin par Hitler). Les ondes se sont rendues jusque… là-bas. Les « Martiens » les ont captées. Et ils nous les retournent.

Sauf que… ils leur ont ajouté « quelque chose ». À même le film, mais invisible à première vue voire imperceptible sans les moyens techniques suffisants, un tout autre message est tissé : les plans d’un vaisseau intergalactique.

Eh bien, dans les pays de l’Est, entre la fin de la deuxième Guerre et 1990, pendant que la police politique et les critiques regardaient le film de Berlin 1936, les spectateurs éclairés, eux… assis juste à leurs côtés, étudiaient donc les plans de la fusée… en regardant exactement les mêmes images.

Le procédé n’a pas été utilisé uniquement derrière le Rideau de fer, soit dit en passant. J’ai eu l’occasion, dans un pays du Maghreb, d’assister à un spectacle dont les clés m’avaient été fournies à l’avance. Et je vous garantis que le résultat était étonnant.

Et puis d’ailleurs… retenez un peu votre ébahissement, parce que dans le passé occidental, il fut un temps où toute œuvre écrite, même politique, devait comporter quatre sens superposés. C’est le cas, entre autres exemples célèbres, de La Divine Comédie de Dante.

Mais pour en revenir à l’Europe orientale des années 50 à 80, je sais que des artistes de la plupart sinon de tous les pays du Bloc de l’Est ont eu recours à ce procédé. Mais pour ma part je ne connais (et encore, fort peu) que l’usage qu’on en fit en Tchécoslovaquie et… en Pologne.

*

En traitant André de « metteur en scène polonais », je ne faisais donc pas référence à son identité culturelle ni à son groupe ethnique, mais à sa manière de se servir du théâtre pour dire à la face de tous des choses qui auraient peut-être bien fait bondir les foules au plafond, toutes griffes dehors… si les spectateurs s’étaient rendu compte de ce qu’il était réellement en train de leur dire.

C’est ça, que j’entrepris tout doucement de lui raconter, ce soir-là chez Joe’s Steak House : ce qu’après un certain temps j’en étais venu à lire de ses mises en scènes.

Est-il bien nécessaire de préciser que j’avançais à tout petits pas peureux, l’air de faire de la raquette dans un immense champ de mines.

Je me souviens que je commençai par Les Belles-Sœurs.

Mais que ce fut quand je lui parlai de son Oncle Vania au TNM, que son visage se décomposa sous mes yeux.

Je n’ai aucun effort à faire pour me rappeler clairement de l’impression qui me vint : qu’il allait d’un instant à l’autre se mettre à me hurler des bêtises et des injures.

Mais ce ne fut pas ça du tout qui se passa.

Son visage fondit sous mes yeux.

Et quand il ouvrit la bouche, ce fut pour laisser tomber sur un ton effaré : « T’as vu… ÇA ?! »

Comme si je venais d’un coup sec, en public, de lui arracher tous les vêtements de sur le dos.

*

 

La suite de la conversation dura un bon moment.

Et, si je me souviens bien, je le réinvitai une fois ou deux chez Joe’s pour que nous la continuions.

Mais l’essentiel avait été édit.

Et je n’allais plus jamais l’oublier.

*

« T’as vu… ÇA ?! »

***

 

Je ne pus jamais l’amener à me parler de sa manière de concevoir, de préparer, de penser ses spectacles à double-fond.

Il se contentait de m’écouter, et de me poser des questions : « Et tel aspect ou tel autre de telle ou telle production, qu’est-ce que tu y as vu ? »

Parfois, ma réponse était « Rien du tout », et parfois j’avais deux ou trois hypothèses, faibles ou fermes selon les cas, entre lesquelles je ne parvenais pas à me décider.

 

Lui ?

Il me regardait intensément.

Il écoutait.

Et, petit à petit, son éternel sourire narquois s’était reconstruit.

 

Je ne saurai jamais si mon ultime hypothèse, elle, tient la route.

Elle est double.

 

Son premier volet a trait à « Pourquoi » : pourquoi avoir passé sa vie à monter (pas chaque fois mais souvent) des productions en trompe-l’œil ?

Parce que je crois que le génie adolescent appelé André Brassard, qui arpentait les rues de sa ville en méditant sur l’œuvre de Jean Genet alors que la presque totalité de ses compatriotes en était encore à La famille Plouffe et à la P’tite aurore avait fort bien compris – allez savoir grâce à quel exemple – que cette société qui se donne perpétuellement des airs de Phoques en Alaska a horreur des génies. Et peut se montrer, sous ses dehors de dame patronnesse au cœur toujours au bord des lèvres, d’une redoutable férocité.

Et je pense qu’il a eu parfaitement raison.

S’il n’avait pas été génial jusque dans sa manière de paraître concevoir son travail et de parler de lui en public, s’il n’avait pas perpétuellement entretenu ce petit air qu’il avait de gars un peu perdu qui avance à tâtons, les Cerbères se seraient déchaînés et sans doute n’aurait-il jamais pu avancer aussi loin dans son œuvre.

Il aurait connu le sort des Nelligan, des Albert Laberge, des Jean-Charles Harvey, des Claude Gauvreau, des Hubert Aquin. À moins de s’exiler comme les Automatistes.

 

Le deuxième volet de mon-hypothèse-jamais-vérifiée, quant à elle, a trait à la manière qu’il avait de s’y prendre pour concevoir ses mises en scène.

« Nommait-il ses objectifs et ses stratégies à haute voix, à son propre usage ? Ou se contentait-il de faire confiance à son instinct et d’y aller à l’aveuglette ? »

Je ne suis, non, jamais parvenu à me décider.

Rêvait-il en un bref éclair, le soir, au moment de fermer les yeux, aux chemins à double sens qu’il arpenterait le lendemain en salle de répétition en invitant acteurs et actrices à le suivre ?

Ou avait-il une telle confiance dans la clarté de ce qu’il savait qu’il n’avait aucune espèce de besoin de se préparer ?

Je suppose que nous ne le saurons jamais.

*

 

Voilà.

C’était elle, l’image qui tourbillonnait depuis des jours tandis que je pensais sans cesse à la mort qui approchait de cet être irremplaçable :

 

Il va mourir.

Tout le monde va se mettre à hurler au génie.

Et à peu près personne ne se sera rendu compte qu’il en était un tel, de génie, qu’il a réussi, des décennies durant, à leur passer sous le nez des chefs-d’œuvre cachés dans ses réussites. Des chefs-d’œuvre de clarté qu’il ne pouvait pas se retenir de dire. Mais dont il croyait qu’il ne fallait surtout pas qu’ils soient entendus.

 

Rien que ce constat, à la base de pans entiers de son travail, en dit plus sur notre compte que des bibliothèques entières.

 

Il faut un voleur pour en reconnaitre un autre.

*

 

Il aimait dire que seuls trois auteurs, selon lui, méritaient le titre de « Monsieur ».

Monsieur Tremblay. Monsieur Shakespeare. Et Monsieur Genet.

*

 

Quant à moi, je dirai.

Un immense, un gigantesque merci à vous…

 

Monsieur Brassard.

.

 

 

 

 

 

 

5 commentaires sur “Brassard

  1. Justement ce matin me suis dit: où est Monsieur Dubois…? Parti. N’est plus sur Facebook. Ben non. Aujourd’hui, 30 novembre 2023, je viens de le lire.
    Doris

Répondre à Claire GuimondAnnuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.