Chapitre II

 

– CHAPITRE DEUXIÈME –

Jean-Christophe (1ère partie)

FICTION

À propos d’une autre manière d’aborder la même question

 

Dix-sept heure.

Jean-Christophe, vingt-et-un ans tout juste, nœud papillon défait, verdâtre de fatigue, d’alcool, de tension, de vertige, à bord d’une longue limousine noire, seul à l’arrière, complètement saoul. Chauffeur, en livrée et casquette, au volant. Glaces teintées à en être presque opaques. La voiture, dans l’Ouest de la ville, fonce vers l’Est sur la grand-route. Jean-Christophe a de la difficulté à respirer, est mal à son aise. Impatient, il lance un ordre au chauffeur qui quitte la grand-route, s’engage dans les rues d’un quartier résidentiel. Atteint une rue principale, ce doit être Lachine ou Verdun. C’est trop lent, c’est trop lent. Jean-Christophe n’en peut plus, hurle à nouveau un ordre. Le chauffeur range aussitôt qu’il le peut la longue voiture sur le bord d’un trottoir. Jean-Christophe descend. Il porte la queue-de-pie. La limousine repart. Les conducteurs des voitures qui passent sont tout étonnés de voir apparaître sur le trottoir, sous la bruine, ce grand jeune homme en coat-à-queue, l’air d’avoir peine à tenir sur ses pieds, qui attend un taxi. Un taxi approche. Aperçoit Jean-Christophe qui lui fait signe. Se range.

Dix-sept heure trente. Il a cessé de pleuvoir. Petite rue du Plateau Mont-Royal. Jean-Christophe descend du taxi. Claque la portière. Regarde « sa » rue comme si, soudain, il ne la reconnaissait plus. La vieille dame qui avance précautionneusement, à pas menus, sur l’autre trottoir, avec son petit sac d’emplettes dans son petit traîneau de broche. Les enfants qui jouent à la cachette. Le gars qui retire la housse de sur sa moto et qui va se mettre à l’astiquer. Une porte qui s’ouvre : une jeune femme qui raccompagne son petit ami qui s’en va – tous les deux ont l’air à la fois bouleversés de bonheur et déchirés de devoir se quitter : le garçon n’arrête pas de regarder tour à tour sa montre et les yeux de celle qu’il aime. Un tout petit garçon assis dans les marches d’un escalier, la langue sortie entre les dents, tourne en tous sens un grand livre ouvert sur ses genoux pour essayer de déchiffrer ce qu’il y a d’écrit là, tout en se jouant dans une oreille et en se balançant un peu sur lui-même. Jean-Christophe se jette dans l’escalier extérieur qui monte vers la porte donnant, au premier, sur l’escalier intérieur grimpant jusqu’au deuxième.

Dans son bureau, Marie entend la porte qui s’ouvre, au loin, en bas. Lève les yeux de son livre. Écoute. La porte du premier claque.

Jean-Christophe monte comme un taureau l’escalier intérieur. Il pioche des pieds, a l’air de vouloir tout démolir. Arrive dans le salon. Tourne et retourne sur lui-même. Se jette sur le divan. Essaie de crier, de hurler, mais rien ne sort. Il grimace. Pousse un interminable hurlement silencieux.

Il se sent observé, se retourne. Marie, debout dans la porte de la pièce, le regarde. Elle vient s’asseoir près de lui. Lui, saute sur ses pieds. Se met à tout casser, déchaîné. S’arrête soudain. A honte. N’ose pas regarder Marie.

– Bonne fête.

– T’es pas allée travailler ?

– J’étais inquiète. Un peu. Comment ça a été ?

– Gang de christ. Hostie de gang de christ.

Et Jean-Christophe raconte les deux moments de sa nuit d’anniversaire.

– Ce serait mieux si tu dormais d’abord.

– Non non non. Non non. Plus tard. Il faut pas, je veux pas.

*

 

Le party de famille dans le grand manoir, au fin fond du domaine du bout de l’île, tout à l’Ouest. L’immense hall de pierre, les lourds et massifs meubles anciens, les lambris, l’argenterie, l’armée de serviteurs en perruque blanche poudrée et livrée bleue, les gigantesques bouquets, les palmiers, les toiles de maîtres accrochées aux murs, les tapis tellement épais qu’il faut presque monter dessus comme si on montait une marche d’escalier. Il y avait tellement longtemps que je n’avais plus mis les pieds là que je ne me souvenais plus à quel point c’est riche. Tout le clan assemblé, plus de deux cent cinquante personnes, peut-être quatre cents, cinq cents, pour lui tout seul : le cérémonial des vingt-et-un ans du fils aîné du fils aîné de la branche aînée, auquel Jean-Christophe n’a accepté de se prêter que pour ne pas se faire automatiquement déshériter. Oh lui, pour son propre compte, il s’en fout complètement, de l’argent de la famille, il peut très bien se débrouiller tout seul, il s’en fout comme de l’an quarante, de l’argent, mais… Mais il y a Marie. Qui ne lui a rien demandé mais qu’il aime et qu’il veut pouvoir aider dans la vie – si cela ne lui coûte qu’une soirée au château qu’il haït, et la location qu’un habit de pingouin, ce n’est pas cher payer. Les candélabres d’argent, de marbre, de bronze, d’or. Le champagne et les hors d’œuvre, les pièces montées : tout le monde debout dans le grand hall et les salons du rez-de-chaussée du corps central, qui vont et viennent et jasent et s’exclament en sourdine; tout ce monde qui tourne et papillote autour de lui, et les poignées de main. Et se faire, doucement, fermement, pousser d’un groupe à l’autre, par le coude. Respire, respire. Les cousins lointains dont il n’a même jamais entendu prononcer les noms. Tous ces gens dont il a vu les faces à la télé, ou sur des jaquettes de livres, mais avec qui jamais il ne se serait cru parent. Les gauchistes profs à l’Uqam, les hommes et les femmes d’affaire à la colonne vertébrale aussi raide qu’un piquet de clôture, tous en queue-de-pie et longues robes noires. Je suis sûr, Marie, que tu ne t’es jamais imaginée qu’il pouvait exister autant de bijoux sur l’île de Montréal que moi j’en ai vus en une heure et demie. Les ministres, les sous-ministres et les membres de l’Opposition, à Québec, à Ottawa, à l’Hôtel de Ville, aux Hôtels de Ville. Les ambassadeurs et les délégués généraux. Les poètes et les peintres, les chanteurs pop et les pacifistes. Les innocents et les épaisses qu’il haït, qui animent des émissions du matin à la radio ou tiennent des chroniques vedettes dans les grands journaux et qui sont payés grassement pour souffler dans le sens du vent. Les graphistes, les peintres en bâtiment, les plombiers, les secrétaires, les ingénieurs, les gynécologues, les othorhynos, les urinos, les ophtalmos, les psys et les cardiologues, les acteurs et les actrices, les syndicalistes, quatre bonnes sœurs, cinq curés, un moine en tunique blanche et un évêque : à la télé, Jean-Christophe trouve toujours qu’il a l’air ridicule de faire semblant de porter des salopettes, l’évêque; la soutane de luxe, le large ceinturon de satin, la calotte, le grand crucifix d’or massif et les bijoux qu’il porte ce soir lui conviennent bien mieux, en effet. Les agents d’immeuble et les polémistes professionnels, les philosophes recyclés dans les livres de recettes ou les boules de cristal. Les opérateurs de métro, les pilotes de ligne, les propriétaires de saunas pour hommes, les propriétaires de clubs de danseuses nues. Les patronnes de départements de chez Eaton et les gérants de dépanneurs. Les patineuses olympiques et les profs de maths.

– Les aînés des aînés des aînés des aînés sont pas là ?

– Plus tard, mon chou, plus tard, plus tard. Après le repas. Ah, Jeannine et Philippe, approchez, approchez, venez vite, venez donc serrer la pince au jubilaire… ah ah ah ah ah.

Oui, après le repas, bien sûr. Jean-Christophe ne sait plus quand on lui enseigné ça, mais ça lui est revenu aussitôt qu’il l’a entendu, il sait qu’il le savait déjà : dans la famille, c’est toujours après le repas, que la véritable cérémonie se déroule. Et il sait aussi qu’il sait, et cela non plus il ne sait plus quand il l’a appris, qu’à l’anniversaire du nouvel aîné, c’est moi ça, Marie, les autres aînés ne se montrent qu’après le dessert. Est-ce que c’est son père qui lui a raconté, quand Jean-Christophe était encore tout petit, que c’est pour permettre au petit nouveau d’être là « par lui-même », sans introduction, pour qu’il apprenne dès son entrée dans l’âge de raison ce que c’est que d’être tout seul devant toute la tribu assemblée qui l’observe ?

Le repas, voilà. Une salle à manger, une salle de bal aménagée en salle à manger, assez vaste pour servir de hangar d’avion. Quelque chose comme le croisement de l’immense réfectoire d’une université anglaise du XIXe siècle et la salle à dîner de la première classe d’un paquebot des années 30. Et tout le monde debout à sa place et les immenses bouquets et les lustres et les grandes poutres du plafond et les flambeaux fichés sur les murs de pierre, entre les tapisseries médiévales. Et Jean-Christophe qui doit entrer dix minutes après le dernier convive, en tout dernier, et remonter l’allée au milieu de cette foule au garde-à-vous qui l’applaudit tout doucement, du bout des doigts, comme au tennis, et le regarde en souriant traverser toute la salle, lentement, tout seul, à pas lents, tout seul, jusqu’au fond, et grimper les cinq marches de l’estrade et aller se placer derrière la table d’où il fera face, tout seul, à la salle, la table sur laquelle il n’y a que son couvert de mis alors qu’elle serait bien assez grande pour asseoir cinq personnes à sa gauche et autant à sa droite. Dans son dos, deux marches menant plus haut encore, à l’estrade sur l’estrade, avec ses fauteuils vides. Il va manger, tout seul, face à ces centaines de personnes qui boivent et placotent et rient et le regardent et commentent son allure et font circuler toutes les anecdotes que l’on connaît sur son compte. Et lui qui n’a ce soir le droit de boire que de l’eau. Avec ces fauteuils vides, derrière lui. C’est la règle. Il parait qu’il n’a pas revu son père depuis l’âge de quinze ans. Ah, c’est lui, ça ? tout un tempérament. Bien bien bien bien bien. Un caractère violent. Oh, les violents, tu sais… ça se dresse.

Et puis et puis et puis. Le repas qui finit. Les serviteurs qui apportent les cigares, le café, les carafes de liqueurs. Et ressortent avec les flambeaux. Et le silence qui se fait, incroyablement dense au milieu de tellement de monde. Pas un seul froissement de robe de tulle, pas un toussotement, pas un claquement de capot de briquet. La lumière des lustres qui descend doucement. Il n’y a plus que la pénombre où se devine la famille et lui, devant elle, toujours aussi brillamment éclairé.

Le silence qui n’en finit plus. Et puis des pas. Jean-Christophe entend des pas, sur les côtés, derrière lui : il y a des gens qui entrent directement sur la petite estrade posée au fond de la grande. Les Aînés. Et alors et alors et alors. Il y a toute la famille qui se lève, là devant, dans la pénombre, comme un seul homme. Et qui se met à chanter. D’abord ce n’est qu’un murmure, puis il y a des mots mais quelle langue est-ce là ? De l’italien ? Et puis et puis l’air change : il y a des mots français, Jean-Christophe entend « Vendée », il entend « le Roi », il entend « Christ-Roi », il entend « Sacré-Cœur ». Et puis, une autre chanson, et toutes les voix viennent de devant lui, il sait que derrière lui on ne chante pas, qu’on se contente d’écouter. Debout ? Est-ce qu’ils sont debout ou est-ce qu’ils se sont assis, les Aînés ? Debout. Ils sont sûrement restés plantés debout. Au garde-à-vous. Mais il n’y a pas un seul muscle du dos, des épaules de Jean-Christophe qui accepterait de le faire se retourner pour jeter un coup d’œil. Cette chanson-là, qui vient de commencer, est-ce que ce n’est pas de l’espagnol ? Jean-Christophe est vissé sur son siège de chêne et de brocart. Cette immense famille qui chante, sans forcer, sans pousser, comme autrefois on récitait le Benedicite. Comme une prière. Et puis la langue, ce n’est pas vrai… c’est de l’allemand. Jean-Christophe a entendu cet air-à, déjà. Dans des films, des films de guerre. C’étaient les nazis, qui chantaient ça, les soldats des cohortes fascistes. C’est un cauchemar, un cauchemar affreux, c’est certain. Et qui ne signifie rien. Rien. Rien. C’est un gag. C’est une charade. Je vais m’éveiller, dans une seconde le réveil va se mettre à sonner et je vais être dans le lit à côté de Marie toute chaude et toute douce et toute endormie et je vais la caresser et elle va ronronner et comme tous les matins, sans même s’éveiller vraiment elle va me pousser un gag à propos du seul paresseux qu’elle connaisse qui se lève à six heures du matin pour faire des journées de travail de douze ou de quinze heures. C’est sûr. Le chant s’est éteint, s’est achevé tout doucement, comme la prière de recueillement qu’un léger souffle du vent achève de dissiper. Et il ne reste que cette foule éclairée par la seule lumière des candélabres posés sur les longues tables de bois sombre. Je te jure, Marie, tu ne peux pas me croire, je sais que tu ne peux pas me croire, mais j’étais, je n’étais plus à Montréal, ce n’était plus aujourd’hui, ce n’était plus moi et ce n’était plus eux, c’était, c’était la cour de Charlemagne ou de je ne sais quel empereur ancien, puissant, vulgaire et sans merci, et sa présence seule inspirait le respect et ses ordres étaient sans appel, et devant moi il y avait une armée debout dans l’ombre, vieillards, femmes, hommes, une armée de fantômes et moi aussi j’étais un fantôme, un fantôme venu de loin. Je suis un fantôme. C’était une messe noire, Marie. Une messe noire. Je n’existais plus, moi, tu comprends, je n’étais plus que ce que le fauteuil que j’occupais faisait de moi : le seul homme assis devant une foule debout. Avec, derrière moi les seuls autres depuis un siècle à avoir à leur tour possédé le privilège de rester assis devant les mêmes fantômes chantant leurs prières.

Et alors alors alors. Il n’y a plus que le silence. Et la salle aurait pu ne pas être plus grande que le salon ici. Et alors il y a une voix, un de mes grand-oncles, je me souviens de l’avoir entendu, une fois, quand j’étais enfant. J’étais dans ma chambre, une nuit, et il parlait à papa dans le salon. Une voix grave. La voix de quelqu’un qui n’a jamais douté. Et calme. Et presque lente. Qui sent le XIXe, qui sent le tribun. Il a commencé à parler. Et il n’a pas dit bonsoir, ni chers parents chers amis. Ni bonne fête Jean-Christophe. Il a dit le jour approche. Et j’ai cru entendre de courts sanglots ravalés, venant de la pénombre, devant moi. Et il a dit que l’aîné des aînés ne peut plus parler – mon arrière-grand-père, Marie, il y a plus de douze ans que je ne l’ai vu, il avait déjà plus de cent ans et il avait déjà l’air de la momie de Toutankhamon, dans son smoking, dans sa chaise roulante, au milieu du salon privé de ses appartement, au cœur de son château. Et là, il était là, pas encore fini de mourir, derrière moi, et un de ses fils parlait en son nom. Il disait que l’Aîné ne peut plus parler mais qu’il se repose il a tant fait et d’ailleurs il ne souhaite pas que nous nous attristions de son sort, il ne souhaite pas que soient versées pour lui des larmes inutiles et indécentes, il ne peut plus parler mais il a écrit, il a tout écrit, et, grâce à sa prévoyance, à ce don de visionnaire qui était le sien, il peut encore nous parler malgré son état. Il y a eu un froissement de feuillets que l’on déplie et puis l’oncle a lu. Des extraits de mémoires de l’Aîné des Aînés.

Il racontait ses voyages, ses rencontres, au tournant du siècle. Ses échanges épistolaires. Il racontait qu’il s’est tenu assis là où je me tenais assis, il y a presqu’un siècle de cela. Et il n’était déjà pas le premier à s’être tenu assis là, un soir comme ce soir. Et il parlait de la fortune de la famille, et des responsabilités qui sont celles de la famille du fait de sa fortune, il a parlé du talent de la famille, de la mémoire qu’elle est chargée de garder vivante, de son respect pour tout ce qui est grand, pour tout ce qui est noble, pour tout ce qui est vrai. Il a parlé de l’argent envoyé au Révolutionnaires par un millionnaire de Pittsburgh dans les années 1830, et que la famille a saisi, et il a parlé de l’argent du Tsar; il a parlé des Zouaves que la famille a financés, partis lutter contre les démocrates italiens; il a parlé des désordres d’Europe, depuis 1789, de la maladie de l’Europe notre sainte mère l’Europe; il a parlé des révolutions insensées qui menacent tout ce qu’il y a de vrai, tout ce qu’il y a de grand, tout ce qu’il y a de noble. Il a parlé de la démocratie imposée par les Anglais, ici. Il a parlé de la déchéance des Seigneurs. Il a parlé de la populace et des notaires risibles qui voulaient faire la révolution. Il a parlé du bien du peuple qui ne veut pas connaître ce qu’il n’a pas à connaître – et qui ne le doit pas. Il a parlé de ses amis. Et de ses ennemis. Il a parlé avec émotion de Maurras, de Drumont, de Daudet, je n’avais jamais entendu ces noms auparavant – il a lu des passages de leurs écrits et je sais pourquoi j’aurais préféré vivre sans jamais les avoir connus. Il a parlé avec hargne des Juifs maudits, des Juifs déicides, des Juifs diaboliques, des Juifs empoisonneurs des corps mais surtout des âmes et des esprits, et il a parlé de leurs complots pour dominer le monde. Il a parlé avec hargne des Protestants et des schismatiques, dont la folie menace tout ce qu’il y a de grand, de vrai, de noble dans notre monde. Il a parlé avec hargne des fous comme Blanqui, comme Hugo, comme Voltaire et Rousseau, comme Diderot et d’Alembert, comme Zola. Il a conspué les traîtres comme Napoléon III : des marionnettes imbéciles. Les prêtres renégats, comme Lamennais. Il a parlé avec émotion de sa première rencontre avec Tardivel, avec le chanoine Groulx, avec Henri Bourassa. Il a parlé de la création du Devoir. Il a parlé avec tendresse des efforts, des efforts incessants, année après année, mois après mois, jour après jour, pour consolider la famille et soutenir ses alliés. Il a dit que tous, nous, la famille, n’avons, chacun chacune à notre façon, aucune autre tâche à accomplir dans la vie que l’entretien de la mémoire de ce qui est beau, de ce qui est vrai, de ce qui est grand, de ce qui est noble – il n’existe aucune autre tâche à être digne de ce nom. Il a parlé de la nécessité d’entretenir au cœur du peuple la nostalgie de ce qui nous est cher, même s’il ne peut pas le comprendre, et qu’il ne le pourra jamais. Il a parlé du magnifique orgueil de Bismarck et du Kaiser, il a parlé de Kruger et de ses dons de visionnaire. Il a parlé de l’Angleterre enjuivée et de son empire de marchands de tapis. Il a parlé de sa fille putain, les États-Unis. Il a parlé de ses discussions, que son père et son grand-père avaient déjà eu avant lui, des jours durant, des mois, sur la tristesse qu’il y à n’être pas de taille à faire parler les armes tant que l’heure n’aura pas sonné et que nous ne pourrons pas ajouter le bras de notre famille aux bras de toutes les familles d’Occident. Qu’à cela ne tienne, il est d’autres chemins.

Et puis l’oncle s’est tu. Et il a replié ses feuillets. Et il y a eu un silence de mort. Il n’y a pas d’autre mot, de mort. De respect pour la mort. D’adoration de la mort.

Et puis il y a eu une toute petite voix, mince, fluette et rocailleuse, mais qui dans ce silence portait aussi loin et aussi fort que si elle avait été amplifiée pour un spectacle rock. Mon grand-père. Il a parlé de son père et de ce que son père lui a enseigné. Et de ce que lui a vu, connu, promu et défendu. Il a parlé de l’Angleterre maudite, qui a écrasé Kruger, écrasé le Kaiser, et permis à la Russie bolchevique de balayer du revers de la main les imbéciles comme le Grand-Prince Michel qui voulaient réformer, réformer réformer mais n’ont jamais rien su faire d’autre qu’ouvrir toutes grandes les portes au diable. Nous l’avions bien prévenu, pourtant. Il a parlé des titanesques efforts que continuait de déployer Maurras et ses adeptes chez nous, comme Groulx – le génial vulgarisateur. Il a parlé de tout ce qui allait être tenté pour résister en vain aux ordres de l’empire au service des Juifs, pour empêcher le peuple d’ici d’aller défendre contre le Kaiser l’empire enjuivé. Il a parlé des fous comme Télesphore Bouchard qui voulaient aussi, chez nous, ouvrir les portes au diable. Il a parlé en riant de ceux qui croient qu’il y aurait un paradoxe entre l’amour de la France et le refus de lui venir en aide lorsqu’elle est attaquée. Il a gonflé la voix pour dire : la France que nous aimons, ce n’est pas celle que nous voyons. Et qu’il faut que la France des révolutionnaires, que la France de la perversion et des fausses idoles soit écrasée. Il a parlé des Juifs de plus en plus nombreux chez nous, des Anglais enjuivés qui voulaient et veulent toujours nous noyer sous des flots de Juifs, de Noirs, d’Arabes, de métèques. Il a parlé de la résistance nécessaire, des premières armes de Laurendeau guidé par le chanoine. Il a parlé de la guerre Sainte d’Espagne. Il a parlé du pape renégat, Pie XI, enfin remplacé par un vrai père de l’Église de la grandeur, du vrai, de la noblesse, et non plus d’une Église qui nourrit en son sein les germes de l’enjuivement et de la fin des temps. Il a parlé de Mussolini, de Franco, de Pétain, d’Hitler. Et de la mollesse des anciens révolutionnaires encrassés, incapables de résister à ce qui est grand, vrai, noble et fier. Il a parlé du traître DeGaulle, dont les pirouettes de 1967 ne doivent pas nous faire oublier la puanteur. Il leur aura fallut le nombre, aux anciens révolutionnaires encrassés, les masses innombrables venues de tous les racoins de leurs empires pourris et sans noblesse. Impitoyable avertissement pour nous. Il a parlé des destructeurs de l’âme, de l’Homme et de l’autorité : du Christ, de Freud, de Marx et d’Einstein. Il a parlé de Mackenzie King ouvrant toutes grandes les portes aux Communistes. Il a parlé de la nécessité du sacrifice d’hommes comme Duplessis. Il a parlé des camps pour la jeunesse. Il a parlé de François Hertel. Il a parlé des efforts déployés pour ne pas encore une fois devoir aller défendre l’empire moribond, qui n’en finissait plus de ne pas mourir. Et de l’accueil de nos frères, après leur défaite. Il a parlé du jeune Trudeau déguisé en Indien dans une pièce de théâtre sur Dollard – le cher Dollard que le chanoine avait rappelé d’entre les morts. Il a parlé d’un de ses vieux amis, qui a repris le journal du chanoine. Il a parlé de Trudeau et du Mexique, de Trudeau et de sa classe, de Trudeau et de son amitié, de Trudeau et de son courage, de Trudeau et de son abnégation.

Et puis et puis et puis ça a été au tour de papa. De mon père. Lui aussi, a parlé au milieu d’un silence de mort de ses combats et de ses travaux, de ses études et de ses espoirs, de sa patience et de ses accès de doute toujours surmontés grâce au soutien sans faille de la famille et des Aînés. Il a parlé des nécessaires transformations, après la guerre. Il s’est moqué de l’angélisme niais d’un homme appelé Lapalme et il a parlé en souriant dans sa voix des copains, Bourgault et Lévesque, d’Allemagne, Ferretti et Chaput. Il a parlé de la soif de pouvoir et d’orgueil de Lesage, qui l’aveuglait et permettait d’en faire ce qu’on voulait. Il a parlé de l’Église de Rome qui renonçait à tout ce qui a fait sa force et sa grandeur millénaire, et de la nécessité de rompre les amarres avec elle qui s’éloignait de nous, en attendant le jour où elle retrouvera sa véritable voie. Il a parlé il a parlé il a parlé. Du drapeau bleu. Des syndicats. Des universités et de la langue. De Jean Drapeau et de sa hantise, de son obsession pour les monuments et les rassemblements immenses. Tu ne peux pas savoir. Ce que j’entendais mon père raconter, et son père et son grand-père, ce n’était pas, ce n’était pas ce qu’à toi et à moi on nous a enseigné, non, et ce n’était pas non plus ce à quoi tout un chacun se réfère quand nous parlons de notre histoire, et pourtant ce l’était aussi. C’était… ce qui se trouve à l’œuvre derrière ce qu’on nous enseigne. C’était… ce n’étaient plus les anecdotes mais le squelette, le cœur de l’histoire. Et je comprenais, je prenais la mesure du peu, du tout petit peu que je sais. Et de tout ce qu’il faudrait savoir. Et puis, et puis mon père s’est mis à me présenter. Impitoyablement. Il a tout raconté de moi. Et il n’y avait toujours pas un son qui montait de la foule assise devant nous dans la pénombre. Il a parlé de mes premiers pas et de mes premiers mots, il a parlé de mes premières pollutions nocturnes et de mes cauchemars, de mon caractère et de mes vices, de mes forces et de mes faiblesses. Tu ne peux pas savoir ce que c’est que de s’entendre tout-à-coup révélé, jusqu’au plus profond, ce que c’est que d’entendre ta vie être jetée en pâture à des inconnus par l’homme à qui tu dois la vie. Je me sentais plus nu que nu. Je me sentais plus nu qu’ouvert jusqu’au fond des tripes sur une table de dissection. Ce n’était pas seulement moi, qu’il révélait à tous, c’était ma vie. As-tu déjà pensé à ça, Marie ? As-tu déjà pensé que toi et ta vie ce n’est pas la même chose ? Et puis et puis et puis j’aurais voulu me boucher les oreilles et m’enfuir mais je ne bronchais pas. Et je me suis mis à comprendre ce qu’il était en train de faire : il me présentait à la famille, il me remettait entre ses mains. Il disait : voici comment il est, voici ce qu’il est, et c’est lui que vous accueillez comme… comme… comme votre futur roi. Votre futur roi. Il ne règnera pas, mais c’est votre roi. Il n’a pas de trône sur lequel s’asseoir, mais c’est votre roi. Il n’a pour étendard que celui de ceux qui luttent pour que reviennent les rois, mais c’est votre roi. Tu penses que je suis fou, Marie ?

– Non. Mais…

Mais c’est tellement incroyable, n’est-ce pas ? Un roi ? Un roi, ici ? C’est de la folie ? Oui. Et pourtant c’est bien de ça qu’il s’agit. Ou plutôt. Non. Non, pas un roi. Les rois tiraient leur autorité de Dieu. Ma famille, elle, ne la tire que de. De. La présence de la mort. De la peur. Je suis incapable de trouver les mots pour parler de ça. Mais la force, l’autorité, le sentiment d’inébranlable certitude qui se dégageait de cette foule d’hommes et de femmes en noir, dans le noir, avec rien que les flammes dansantes des bougies pour faire flotter dans le vide leurs visages orangés, et les vieillards debout derrière moi qui parlaient comme on implore et qui pourtant n’énonçaient rien d’autre que des ordres. Il n’y avait là rien d’autre que la peur. La peur élevée jusqu’à la place de Dieu. Non, pas la peur : la terreur. Oui, c’est pour ça que je pensais sans cesse, oui oui, je comprends à présent, c’est pour ça que je me disais sans cesse messe noire, messe noire. Le diable qu’ils invoquaient, c’était leur propre terreur. Et elle leur répondait. Je l’entendais leur répondre en silence.

Jean-Christophe se rend jusqu’au piano, lentement. S’y installe, lentement. Attend. Puis se met à jouer, tout doucement, une marche. Une marche militaire.

J’ai baissé la tête. Insensiblement. Sans même m’en rendre compte. Tout à coup, je me suis aperçu que je ne regardais plus dans le vide, dans le noir, droit devant moi, au loin, je regardais mes mains toutes proches posées sur la nappe blanche. Et j’ai senti. Haaaa. J’ai senti que je n’étais pas de taille à remplir la tâche pour laquelle on me désignait. Tu te rends compte ?

Jean-Christophe continue de jouer. Il ne parle plus.

Je me suis senti tellement furieux, comme une bête prise au piège.

Jean-Christophe joue sans parler.

Mon père avait fini. Et je ne sais pas combien de temps le silence avait duré. Et puis soudain, il y a eu sa voix, juste derrière moi, à mon oreille.

– Maintenant, tu vas te placer dans la porte de la salle, qu’ils puissent te saluer comme il convient.

Et, tandis que je me levais, il ajoutait tout bas :

– Va. Tout est pour le mieux. Je t’appellerai bientôt. Nous reparlerons de tout ça.

Je suis descendu de l’estrade, sans me retourner. J’ai traversé la salle sombre. Arrivé à quelques pas des grandes portes closes, je me suis arrêté et je me suis retourné. Il n’y avait plus personne sur l’estrade, là-bas. Et j’ai attendu. Il y a eu un chant, un autre chant, qui s’est mis à monter, ténu comme un fil, une marche, un hymne. Et un à un, une à une, sans un mot, sans un bruit, sans un glissement, ils se sont présentés devant moi, ils ont baissé la tête un instant comme s’ils se recueillaient, m’ont serré la main en me regardant les pieds et se sont éloignés doucement, par les grandes portes, vers le hall plongé dans la nuit. Tous. Les gauchistes et les médecins, les femmes d’affaires et les ambassadeurs, les pilotes de ligne et les religieux. Même l’évêque.

Ce n’était ni un film ni un cauchemar. C’était. Je ne sais pas ce que c’était.

Je me suis retrouvé tout seul debout dans le noir devant les grandes portes ouvertes dans mon dos. Plus un serviteur, plus un enfant, personne. Je suis resté là. Debout tout seul devant cette immense salle vide et sombre. Et puis je me suis retourné, j’ai traversé le hall désert, plongé dans le noir lui aussi, j’ai traversé le grand vestibule, et je me suis retrouvé au sommet des marches, dehors. Là non plus, il n’y avait pas une seule lampe allumée et personne en vue. Au bas des marches, une grande limousine noire, une portière ouverte. Je suis resté là. Et puis j’ai descendu les marches. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre. Et puis je suis monté dans la voiture. Et la voiture s’est mise à rouler doucement. Entre les rangées d’arbres qui bordent la route du domaine.

Au bout d’un long moment, il y a eu un froissement de tissus, dans la grande voiture. Et j’ai compris que je n’étais pas seul. Il y avait quelqu’un. Un diable. Je ne sais pas si c’était le vieil homme le plus efféminé que j’aie jamais entendu ou si c’était une femme à la voix rauque et aux allures masculines, mais après un moment ça s’est mis à parler. Et ça a parlé sans cesse, durant… je ne sais pas… vingt minutes ? Trente ? Ça m’a dit que j’avais été remarquable. Impressionnant de contrôle, au plus haut point. Que tous, même les plus cyniques, en étaient restés sidérés. Tous ceux qui comptent, en tout cas. On leur avait tellement répété que je suis un impulsif incapable de la moindre maîtrise de soi que le contraste avait été bouleversant. Et ma beauté. Et mon charme. Et ma simplicité. Et l’intelligence de mon immobilité et de mes rares gestes. Et la rapidité avec laquelle, spontanément, j’avais saisi tout ce que j’avais à faire. Ça parlait, et parlait. Avec un choix très raffiné des mots et des accents toniques. Une voix chantante, berçante, envoûtante. En tout cas, je suis sûr que quoi que ça ait été, c’était très vieux. Et puis ça a dit tant mieux, il est bien que vous disposiez de ces vertus. Vous allez en avoir besoin. Et nous allons tous avoir besoin que vous les possédiez. Je ne sais pas comment te dire. C’était une voix railleuse, hautaine, suffisante, grinçante, une voix revenue de tout. Une voix féroce, qui ne fait pas usage pour le moment de sa férocité parce qu’elle n’en ressent pas le besoin, mais on ne peut pas s’y tromper; elle peut frapper aussi vite que le cobra. Et puis ça s’est remis à parler : des chicanes, sous cette façade de communion exemplaire. Des factions, des dissensions. Des têtes brûlées, des indécrottables romantiques. Il fallait que j’apprenne tout cela tout de suite, paraît-il. Pour que l’on ne puisse pas me leurrer. Et puis et puis. Au fond, il n’y avait qu’une seule chose, en vérité, ah, que je doive vraiment comprendre sur-le-champ. Et cette chose, ce n’étaient pas les magouilles des Jésuites défroqués ni des maoïstes repentis mais nostalgiques, c’était. C’était qu’il n’y a pas d’issue. Alors la limousine s’est arrêtée en plein milieu de la route. Ce devait être, je ne sais pas, le village de Dorval ou de Sainte-Anne-de-Bellevue. Quelqu’un a ouvert la portière, de dehors. Et la chose est descendue. J’ai tout juste eu le temps d’apercevoir une autre limousine, garée à deux pas, qui attendait, tous phares éteints. Et le ciel commençait à peine à pâlir. Et à contre-jour j’ai pu entrevoir que ça portait une queue-de-pie et un chignon gris et c’est tout. Juste avant que la portière ne se referme, ça a eu tout juste le temps d’ajouter : « There’s no way out, my darling ». Et un grand éclat de rire grinchant. Et puis la portière a claqué.

La voiture s’est remise en route. Longtemps. Je ne voulais pas savoir où nous allions, j’espérais seulement que ce n’était pas ici mais je n’avais pas la force de poser la question. Où aller, en limousine et en habit de gala, à cette heure-là de l’aube ? Mon cerveau était enrayé. Paralysé.

Nous sommes arrivés… je n’ai pas la moindre idée d’où c’était. La voiture s’est arrêtée et le chauffeur est venu m’ouvrir pour me signifier de descendre. Une grosse maison. Aucune grand-route, aucun autre bâtiment en vue, aucun point de repère, des champs, l’orée d’une forêt, de deux côtés. Pas un château mais une grosse maison, autrefois on aurait peut-être dit un manoir, qui devait servir de chalet à des millionnaires. À l’abandon. Une pelouse retournée à la nature, la peinture qui s’écaille. Et le soleil du matin qui brûle les yeux. J’ai remonté le sentier, jusqu’à l’escalier du perron. Il y avait des marches défoncées. Des persiennes qui pendaient à moitié. Des cadavres d’oiseaux, sur la véranda. Je me suis demandé si je devais frapper ou entrer sans prévenir. J’ai frappé, je n’ai pas obtenu de réponse. À nouveau. Rien. J’ai poussé la porte. Elle s’est ouverte. C’était habité. Avec un luxe inouï mais totalement fané. Une odeur de cercueil frais. Les plantes mortes. Les toiles de maîtres, ici aussi, les sculptures, une extraordinaire bibliothèque ensevelie sous la poussière. Tu sais, comme dans les films des années 10 ou 20 : une échelle de cuivre sur rail, pour pouvoir atteindre les tablettes supérieures. Je ne sais même pas si l’électricité fonctionnait. Il était. Dans la cuisine d’été, tout à fait à l’autre bout. Quand je suis arrivé dans la porte, son gros fauteuil d’osier me tournait le dos mais il a dit je vous attendais. Asseyez-vous, on m’avait prévenu que vous viendriez. Qu’on vous envoyait à moi. Il avait un drôle d’accent français, très prononcé. Tu sais, comme cet accent des très vieux annonceurs de Radio-Canada.

J’ai bu. J’ai bu comme un cochon. Comme une éponge. Et je l’écoutais. Je me demande. Je pense que je n’ai pas prononcé un seul mot. Pas un. C’est mon grand-oncle. Je n’avais jamais entendu parler de lui. L’oncle mouton-noir, le vieux beatnik millionnaire qui est saoul vingt-quatre heures sur vingt-quatre depuis cinquante ans et qui récite des poèmes sur la mort. Il a écrit soixante-trois recueils et n’a jamais même tenté d’en faire publier un seul. Il a peint, il a connu tous les grands peintres et tous les sculpteurs qui ont compté depuis un demi-siècle. Et sa toile la plus vue l’a peut-être été par douze de ses amis. Il m’a parlé de Tanger, de Paris, de Rome, de New Delhi. Il m’a dit combien de langues il parle et combien il en comprend. C’était tellement invraisemblable que mon cerveau a refusé de l’enregistrer. C’était comme de tout-à-coup me retrouver à me saouler en tête-à-tête avec Picasso et René Char, Cocteau et Camus, Beckett et Giacometti mais un Picasso-Char-Cocteau-Camus inconnu de la terre entière qui attendrait la mort au milieu des ruines. Il ne s’enflammait que pour parler de la mort. Du sommeil. De l’extinction du monde. De tous les lieux dont on ne revient jamais. Et je l’écoutais comme on écoute un maître que l’on admire même si chacun de ses mots est empoisonné jusqu’au trognon. Même si tout le corps veut fuir, paniqué, au moindre de ses soupirs. Et lui me parlait comme à son seul élève.

Juste avant de sombrer dans la stupeur de son ivresse, il a ouvert un oeil et il a dit. Ne vous y trompez pas, mon enfant, ils disent vrai. On ne peut pas leur échapper. Ils sont partout. Et d’abord dans nos cœurs. Il faut lutter, lutter de toutes ses forces. Sans la moindre lueur d’espoir. Il faut lutter même en sachant que notre lutte a sa place dans leurs plans.

J’ai retrouvé mon chemin à travers la maison, jusqu’à l’entrée, en tanguant. Et j’ai dit au chauffeur de rouler. De rouler. De rouler.

Marie se lève du divan. Jean-Christophe, qui est venu la rejoindre, a la tête renversée en arrière, les yeux clos, et semble dormir. Elle l’aide à s’étendre. Lui retire ses chaussures. Déboutonne sa chemise. Va chercher une couverture qu’elle étend sur lui. Puis elle baisse les stores pour que la lumière encore forte ne le trouble pas.

Juste au moment où elle va sortir du salon, il dit d’une voix qui lutte contre le sommeil :

Il faut fuir. Il faut fuir, Marie. Je préfère être un lâche amoureux, amoureux de Marie, amoureux de la vie, qu’un vieux fielleux. Il faut partir. N’importe où mais pas ici. Veux-tu m’aider ? Veux-tu m’aider à être la vie ?

.


 

 

Si la province de Québec,

si les libéraux,

si les conservateurs

ne peuvent plus produire

d’hommes honnêtes pour nous gouverner,

il est grand temps d’abolir le système représentatif;

si notre race est avilie à ce point,

faisons disparaître nos gouvernements responsables.

Arrêtons la roue du progrès,

faisons machine arrière.

Laissons le vingtième siècle;

enfonçons-nous dans les ténèbres

du moyen âge.

Réclamons au plus tôt la monarchie

et créons M. [Henri] Bourassa,

Marcelin Albert Second, roi des Canadiens français,

car nous sommes mûrs

pour la servitude.

T.-DAMIEN BOUCHARD – 1907

 

 

 

Qu’ils se consolent,

les pauvres incompris,

ils n’en ont plus pour bien longtemps à adorer

les faux-dieux de la Révolution française !…

Le monde libéral individualiste se meurt

et nous assisterons à une renaissance corporative,

à un nouveau Moyen-Âge […].

Car la liberté,

telle que l’entendent nos prostitués

de la plume et de la pensée,

ce n’est pas la liberté,

c’est la licence…

Alors que ce qu’il nous faut aujourd’hui,

en ce temps de misère

où­ l’anarchie guette tous les pays qui,

 malgré eux,

ont du goûter au poison de « 89 »,

ce n’est plus ce que ces gens appellent

faussement

la Liberté

(avec un grand L,

car ils l’ont déifiée, les imbéciles !…),

mais c’est l’autorité.

DORIS LUSSIER – 1941

 

 

 

Quant à moi,

si j’avais à choisir

entre une indépendance nationale

sans liberté personnelle

et une dépendance étrangère

avec cette liberté-là,

c’est pour cette dernière

que j’opterais sans hésiter.

Je n’aurais que faire

d’une souveraineté d’État

où seraient asservies

la pensée,

la conscience,

les croyances,

la presse,

la parole

et autres fonctions humaines

sans lesquelles il serait

ridicule

de parler de dignité,

parce qu’alors

la vie

ne vaudrait pas la peine

d’être vécue.

JEAN-CHARLES HARVEY – 1962

 

 

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