VSD 1993 ‒ 12 billets

12 billets libres lus entre septembre 1993 et mai 1994 à VSD, émission de la Première Chaîne de la SRC animée par Marie-France Bazzo.

Légèrement retouchés.

(Avril 2023)

 

Instinct versus Culture / Justice sociale / Ce que j’aime / Tahani Rached et Médecins de cœur / Le meunier et son fils / Patates pilées et pommes de terre en purée / Féminisation des mots / Molière sentait des pieds / Notre rapport à la culture / Trop de philosophie / Défendre la langue / Le conte de l’Étoile

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1

Instinct vs Culture

Notre société semble se transformer à vue d’œil en celle de l’instinct et des pulsions, par exclusion de la mémoire et de la pensée.

Dans ce contexte, il est un silence qui me fascine. C’est celui, quasi absolu chez nous, des intellectuels ­‒ en tous cas sur la place publique. Nous entendons jusqu’à plus soif s’exprimer, sur cette place, à tour de rôle, tous les groupes d’intérêts imaginables. « Nous ne voulons plus de A », « Citoyens, que nous coûtent les A ? », « Je veux mon A ». Et, en même temps : « Il nous faut B », « À bas les « B ». Et ainsi de suite pour les vingt-six lettres de l’alphabet puis pour toutes les combinaisons de deux, dix, trente lettres, jusqu’à l’infini, apparemment.

Si notre société est un canot, chacun de rameurs, et toutes leurs combinaisons imaginables, souhaitent à tour de rôle tantôt brûler les rames, tantôt les vendre pour acheter un moteur ou une voile; tantôt déplacer le mât, ou le peindre en rose, ou en bleu; tantôt, après avoir troqué les rames pour une voile, veut transformer l’embarcation en pédalo; certains hurlent : « Tout-le-monde à la nage »; de-ci de-là, des capitaines crient des ordres : « Suivons le soleil » ou « La lune », « Un poisson rouge », « Un nénuphar » ‒ et toutes les options semblent se valoir. Parce que, sur ce bateau, il est un sujet à être radicalement tabou et c’est : Où voulons-nous aller ? Et a fortiori : Pourquoi ? À quel prix ? Est-ce bien là que nous allons ? Pourquoi ? Comment choisir notre destination ? Comment évaluer si nous nous dirigeons bien vers elle et pas plutôt vers ses antipodes ?

Un exemple. Quelques milliers de politiciens en herbe se réunissent une fin-de-semaine [congrès des Jeunes Quelque-Chose ‒ ne me souviens pas du parti ‒ note de 2023] et, aux termes de leurs débats, déclarent solennellement que la justice sociale est importante mais nettement au-dessus de nos moyens, et que son coût devrait être assumé le plus possible par ceux qui en bénéficient, par ceux qui n’ont rien.

En d’autres termes, il est souhaité que ceux pour qui il n’y a plus d’emploi rémunéré, s’ils veulent survivre, soient tenus de se mettre au service de l’État pour y remplir des tâches dans des conditions radicalement inférieures à celles auxquelles ils auraient droit s’ils avaient un véritable emploi. Il y aurait donc, dorénavant, reconnaissance chez nous comme projet social de l’établissement de deux régimes d’emplois : un pour les pauvres et un pour les riches.

Or, dans notre société, le seul dieu profondément révéré porte le nom d’efficacité, c’est-à-dire que l’on souhaite créer de moins en moins d’emplois pour continuer pourtant à produire de plus en plus. Ultimement, on souhaite qu’un emploi à mi-temps soit bientôt suffisant pour produire, disons, deux milles voitures par jour. Les deux vœux ‒ que la justice sociale nous coûte le moins possible ET que la productivité s’accroisse à l’infini ‒, combinés l’un à l’autre, pourraient-ils avoir d’autre effet que d’amener une floraison remarquable du travail obligatoire ? Le souhait de nos politiciens en herbe pourrait-il aboutir à autre chose qu’à la transformation de notre société pour que l’entretien des structures communautaires y vienne à reposer sur l’esclavagisme d’État ? Et cela, au nom de la justice sociale ?

Si on leur posait la question, bien sûr, les politiciens en herbe qui ont pensé à cette solution remarquable hurleraient que l’on déforme leurs paroles, puisqu’ils n’ont jamais prononcé le mot d’esclavagisme. Mais ce dont ils se défendraient, ce serait du vocabulaire, ou du projet ? Difficile à déterminer, dans une société où, dans une atmosphère remarquablement inerte, on coupe du quart des cours de philo, au collégial, qui déjà ne suffisaient pas à la tâche; où l’on veut réduire le vocabulaire des enfants; où être vissé sur un lit d’hôpital ne fait pas de vous un souffrant mais un bénéficiaire; et où, d’un même souffle, on dit vouloir devenir indépendant parce qu’on a une culture unique, et souhaiter que cette culture nous coûte encore moins que le rien qu’elle nous coûte déjà. Une société où il n’y a pas de pire insulte que de traiter quelqu’un, pardonnez le vernaculaire, de câlice d’intellectuel.

Je ne crois pas qu’une société où la pensée est considérée comme un luxe inabordable et une tare, où les puissants évitent soigneusement de mettre un nom sur leurs vœux, et où celles et ceux qui pensent se taisent, qu’une telle société, dis-je, puisse être en train de se préparer autre chose que de durs lendemains.

En attendant, le score se lit : zoologie quinze, philosophie zéro. Et ce n’est pas le quinze qui m’ennuie, c’est le zéro.

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Justice sociale

Est-ce que je me trompe en constatant, comme il m’arrive souvent, et avec force, que notre société recule à une vitesse qu’elle a rarement atteinte lorsqu’il s’agissait d’avancer ?

Quand je parle de recul, je ne fais pas référence aux gadgets technologiques et intellectuels qui, eux, pullulent, appartenant à un pan de l’univers où le sens de nos vies n’a pas grand-chose à faire. Non, je songe plutôt à la justice sociale, voire même plus simplement au vœu de justice, à l’aspiration de justice.

Il me semble que l’aspiration à la justice, chez nous, recule. Et ce constat me glace d’effroi. Il me semble voir s’évanouir de jour en jour du champ des préoccupations que nous affichons comme nous étant communes, toutes celles qui sont porteuses de ce que je crois faire la différence, souvent fragile, entre une société humaine et une termitière. Autant dire clairement que je ne crois pas que ce qui donne droit au titre d’humain soit de l’ordre des réalisations, mais bien plutôt de celui du projet : nous sommes humains parce que nous espérons, et que nous tentons d’agir en vue de voir advenir ce en quoi nous espérons, quand bien même les probabilités feraient paraître futile l’entretien d’un tel espoir. Un espoir qui a de fortes chances de se réaliser, cela ne s’appelle pas un espoir mais un placement. Peut-être que si je me révolte si sourdement contre la démagogie éhontée à laquelle recourent nos élites ‒ toutes nos élites : politiques, artistiques, industrielles, financières, médiatiques, syndicales, intellectuelles ‒ cela tient au fait que le chant que j’entends s’élever tous les jours de leurs gorges comme un hymne funèbre est un chant pour prier le néant. Le rien. Le « rien ne change rien à rien, après tout », et le « il se faut se faire à l’idée ».

Non seulement ne crois-je pas qu’il faille se faire à l’idée du malheur et de la misère, je crois qu’il y a un devoir de résistance face à la panique. Je crois qu’il est de mon devoir de me taire lorsque je sens en moi la tentation, que nous connaissons tous un jour ou l’autre, la tentation de dire : « De toute façon, beubitte, c’est pas moi qui peut changer queuk chose ». J’ai alors le devoir de me taire dans le monde et d’écouter en moi jusqu’aux sources la peur qui m’a fait penser une telle horreur. Parce que voyez-vous, Les Grecs qui se sont échinés à définir ce qu’aujourd’hui nous appelons démocratie, les ingénieurs chinois ou égyptiens qui se sont dits qu’ils n’y avait pas de raison pour que les pluies ou les inondations continuent éternellement à emporter les villes et leurs habitants, mais aussi les officiers, allemands par exemple, pendant le seconde guerre mondiale, qui ont tenté, prisonniers qu’ils étaient d’une atmosphère de pure démence, de penser et de permettre la paix, d’empêcher l’enfer de continuer à rugir sur terre, ces gens-là, entre des multitudes d’autres, nous ont laissé un héritage autrement plus lourd à porter que des taxes et une dette dont on nous dit aujourd’hui qu’elles justifient l’idée que l’aspiration à la justice soit au-dessus de nos moyens. Cette aspiration à la justice n’a pas été et n’est toujours pas au-dessus des moyens des citoyens et des citoyennes qui vivent depuis des millénaires dans la pauvreté, dans les guerres, dans les famines, dans les cataclysmes, et qui continuent à reprendre le collier tous les jours. Quelqu’un aurait-il l’obligeance de m’expliquer comment cette même aspiration serait soudain au-dessus des moyens d’une des communautés les plus riches de la planète ? Quand j’entends nous être répété vingt fois par jour que nous devons urgemment revenir, définitivement, à un régime d’au plus fort la poche pis que les autres se débrouillent, quand j’entends être répété que nous n’avons plus les moyens de penser, ni ceux d’avoir des rêves dans lesquels la survie ne serait plus l’unique horizon, je ne peux m’empêcher de penser au moins ces deux choses :

D’abord que nous sommes en train de trahir un héritage qui ne mérite surtout pas de l’être, et qui d’ailleurs ne nous appartient pas mais que nous avons seulement reçu en dépôt et que nous sommes en train de trahir, oui, il n’y a pas d’autre mot;

Ensuite, que nous participons à dire à bien du monde bien plus mal pris que nous que leur rêve est ce qui les empêche d’avoir un avenir viable. Je ne sais pas l’effet que ça vous fait à vous, mais à moi la simple idée de dire ça un jour à un enfant, à un pauvre, à un malade ou à n’importe quel mal-pris, où qu’il soit sur la planète, à l’idée que ces mots-là puissent sortir de ma bouche, directement ou par l’entremise de quelqu’un qui prétend me représenter, le cœur me lève.

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Ce que j’aime

Les dernières fois que je vous ai adressé la parole, présentant des sujets qui me préoccupent, j’ai chicané. Même chicanant, je me référais bien sûr à ce qui me semble souhaitable mais aujourd’hui, je préfère vous parler « directement » ‒ si j’ose dire ‒de ce que j’aime. De livres. De romans. De recueils de poésies. De textes de théâtre. Si j’aime les livres, ce n’est pas parce que je suis écrivain, ce serait plutôt le contraire : je suis devenu écrivain parce que j’aime les livres et ce que beaucoup d’entre eux renferment et ce que, dans leur ensemble, ils représentent : un sens de la découverte et de l’écoute. Découverte de la mémoire. Écoute d’espoirs et de compréhensions qui ne nous avaient pas encore frappé. Reconnaissance de la communauté de destin qu’implique le fait d’être un des rameurs sur la galère humaine.

Avertissement. Récemment, un ami me décrivait une scène à laquelle il avait assisté dans une librairie : une dame voulait se faire rembourser un livre parce que son contenu ne correspondait pas assez exactement à son goût à la description imprimée sur la quatrième de couverture. Enfer et damnation. Si vous avez ce genre de réflexes, n’écoutez surtout pas durant les prochaines minutes, vous en feriez un ulcère. Je vais vous proposer de prendre un risque, nommément celui de, peut-être, découvrir des merveilles inattendues.

Voilà. Il s’agit de ma version personnelle de ce que Marcel Sabourin, un de mes professeurs quand j’étudiais à l’École nationale de théâtre, appelait un party de culture. Dans ma version, un tel party se déroule en cinq temps.

1) Dans la journée d’aujourd’hui, vous appelez cinq ou six parents et amis, vous leur expliquez ce que je vous dis maintenant, et vous prenez rendez-vous avec eux pour dans à peu près un mois, si possible sur un terrain neutre, c’est-à-dire ni chez vous ni chez eux, mais dans un endroit calme, où l’on peut se parler sans avoir à hurler et où il n’y a pas trop de va-et-vient.

2) Aujourd’hui, si possible, mais en tous cas bientôt, vous vous rendez dans une librairie. Là, vous achetez.. attention : un livre, bien entendu ‒ roman ou recueil de poésie ‒ mais que vous ne connaissez pas, et d’un auteur inconnu de vous. Vous l’achetez juste parce que son nom vous intrigue ou parce que vous trouvez le titre ravissant ou révoltant. Voire même les yeux fermés en pointant du doigt, au hasard. Le point essentiel est de ne pas acheter ce best-seller dont la critique dit tellement de bien et dont vous êtes sûr qu’il vous dira précisément ce que vous souhaitez entendre.

3) Vous lisez ce livre. Au moins deux fois. Même si vous le haïssez pour tuer. Le point essentiel, ici, n’est pas de savoir si cet auteur inconnu de vous jusqu’à ce jour pense la même chose que vous, mais justement de vous demander où il s’est tenu pour avoir sur la vie un point de vue tel que le sien.

4) Vous apprenez par cœur un passage de votre choix. À peu près cinq cents mots, l’équivalent de deux pages dans un livre de poche imprimé en petits caractères. Vous allez voir, ce n’est peut-être pas évident, mais ce n’est pas la mer à boire et ça transforme radicalement le rapport à ce qu’on a lu.

5) Dans un mois, lors du party de culture, chacun des participants ayant fait la même chose que vous entretemps, vous vous racontez tous, mutuellement, à tour de rôle, la découverte que vous avez faite. Vous n’êtes pas obligé de réciter les deux pages apprises mais vous n’avez le droit de parler de votre livre que si vous avez au moins tenté, sincèrement, d’apprendre ces deux pages.

Voilà. C’est de cette manière que j’ai découvert certains des plus beaux livres que j’ai lus. Pas nécessairement en apprenant les deux pages, mais aussi, parfois, en me forçant à les apprendre. Et c’est tout le malheur qu’à mon tour je vous souhaite.

Si vous vous prenez à aimer ce jeu, vous pourrez varier les règles, plus tard, si le cœur vous en dit : obligez-vous par exemple à tous lire le même classique, dont tous vous avez entendu parler ou dont vous avez vu dix ou quinze adaptations, mais sans jamais lire l’original.

Exemples :

Savez-vous quelles sont les premières phrases d’Un homme et son péché, de Claude-Henri Grignon [roman dont ont été tirées Les Belles histoires des Pays d’en-haut] ?

Voici : « Tous les samedis, vers les dix heures du matin, la femme de Séraphin Poudrier lavait le plancher de la cuisine, dans le bas-côté. On pouvait la voir à genoux, pieds nus, vêtue d’une jupe de laine grise, d’une blouse usée à la corde, la figure ruisselante de sueurs, où restait collées des mèches de cheveux noirs. Elle frottait, la pauvre femme, elle raclait, apportant à cette besogne l’ardeur de ses vingt ans. »

C’est beau, ça !

Et savez-vous comment finissent Les Plouffe, de Roger Lemelin ? Je me souviens que le livre m’est tombé des mains, en lisant cela la première fois, j’étais ébloui : « Mme Plouffe, affolée, se mit à courir dans la maison en se tenant la tête. Après avoir heurté quelques meubles, elle sortit sur la galerie en criant, les bras ouverts sur la paroisse : C’est pas croyable ! Guillaume qui tue des hommes ! »

Vous serez peut-être surpris aussi de constater que les passages choisis par des gens que vous croyez connaître ne seront pas ceux auxquels vous vous serez attendu. Et que comparer les passages qui nous sont allés au cœur en les ayant appris, c’est très différent d’expliquer que « Moi, j’ai choisi ces deux lignes-ci ou ces douze-là parce que, vois-tu, dans son rapport au monde l’auteur est très très très ceci… », c’est très différent, parce qu’en apprenant un plus long passage, on s’approprie le regard sur le monde de l’auteur.

Essayez, vous aurez des surprises.

De mémoire : « Nel mezzo del cammin di nostra vita, mi ritrovai per una selva oscura. Che la dirita via era smaritta » ‒ « Vers le milieu du chemin de ma vie, je me retrouvai dans une forêt obscure. Le droit chemin se perdait, égaré. » La Divine Comédie de Dante. Si je me souviens bien, j’étais entré dans une librairie en me disant que j’achèterais le premier livre qui me tomberait sous les yeux.

Bonne lecture.

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Tahani Rached – Médecins de cœur

La Clinique L’Actuelle s’occupe des maladies transmises sexuellement et en particulier du Sida. Le docteur Réjean Thomas en est l’un des animateurs principaux.

Marie-France, si le Ciel m’offrait un don, là, tout-de-suite, j’espère qu’il serait la chance de pouvoir vous parler de ce film que j’ai vu il y a quelques semaines, qui porte sur le docteur Thomas, et de pouvoir vous en parler durant douze heures, en vous invitant à suivre toutes les pistes qu’il m’a offertes. Des pistes magnifiques. Et tragiques, au sens que les Grecs prêtaient à ce mot : celui de se savoir aux prises avec un destin, d’accepter de le regarder dans les yeux, de l’affronter et d’en sortir grandi, quelle que soit l’ampleur du tribut qu’il exige en retour pour avoir ainsi été envisagé et affronté.

Je baisse les bras, Marie-France, devant l’ampleur de la tâche de seulement vous indiquer la profondeur des bouleversements que j’ai ressentis en voyant ce film Médecins de cœur que Tahani Rached vient de réaliser à l’ONF, qui nous fait suivre, donc, durant des mois, le docteur Thomas ‒ mais aussi le docteur Marchand, atteint du Sida et à qui le film est dédié ‒, qui nous les fait suivre, eux et leurs confrères, et leurs patients et patientes, et leurs collègues, et leurs répondants de par le monde, et leur regard, et leur vertige. Surtout cela : leur vertige.

Comment pourrais-je vous dire en quelques minutes ma stupeur, mon humilité, devant « le truck qui nous passe su l’ corps » par l’entremise de ce film-là, un film qui m’a mis la face dans tout ce qui m’apparaît être ce que notre monde fuit. Et nous avec lui.

Tahani Rached nous montre donc des médecins, et particulièrement le docteur Thomas, soulever les questions que le Sida leur fait se poser. Ici. Tout-de-suite. En se rendant compte du nombre de patients à qui il a dû annoncer qu’ils étaient ou sont porteurs du virus du Sida. Discuter avec un autre médecin, dont le domaine est l’éthique médicale, à propos d’un de ses meilleurs amis, atteint, qui lui a demandé de l’aider à mourir quand il le faudra. Interroger des étudiants en médecine, leur demandant : « La Médecine, c’est un art ? Ou c’est une science ? » Et surtout, peut-être, se rendre compte, lui, et eux ‒ patients et médecins ‒ de la survivance d’une réalité que notre civilisation de la Raison semble ne s’être donnée pour tâche que d’oblitérer : celle des limites. Se rendre compte ultimement, et c’est ce qui m’a tellement secoué, de la différence entre un problème qui se pose et une question qui se pose. Se rendre compte de l’importance de se tenir debout, quand bien même on se retrouverait privé de la réponse que l’on voudrait apporter à une question vitale. Ce film-là nous montre des êtres qui se tiennent debout. Et dont les prières sont des gestes. Et des pensées. Pas des ruminations, des pensées.

Il y a quelques semaines, lors de ma première intervention sur vos ondes, je soulignais l’horreur que commet une société, la nôtre, qui décide de couper d’un quart les cours de philo, au Cegep. Eh bien, dans ce film, j’ai vu des médecins, surchargés, débordés ‒ qui ont, au sens le plus plein de l’expression, ‒charge de vies‒ -, trouver le temps de retourner à l’Université pour y suivre justement des cours de philo. Pour tenter de comprendre le monde par-delà cette mécanique dont nous aimerions tellement croire qu’elle est l’unique clé de tout.

Voilà. Je n’ai guère le temps d’en dire davantage. J’entends et constate, ces jours-ci, au milieu de l’horreur quotidienne, des choses remarquables : des paroles s’élèvent, parfois là où on les attendait le moins. Au milieu des médecins ‒ dont souvent nous sommes tentés de croire qu’ils constituent avant tout une caste qui érige ses privilèges sur nos terreurs ‒, certains redécouvrent ou continuent de se souvenir, d’un serment qui remonte loin : on ne sauve pas les vies, ou on ne souhaite pas les sauver, uniquement par réflexe. On le fait aussi, et souhaite le faire, parce que l’on croit que ces vies ont un sens. Ou, en tous cas, parce qu’elles recèlent le désir d’un sens. Ailleurs, on me murmure que des économistes, aux H.É.C., autre caste, en ont assez de ne servir que de marteaux, comme si leurs réflexions ne pouvaient, par nature, servir qu’à justifier l’écrasement de tout ce qui n’entre pas dans le moule. Je pourrais vous parler aussi du manuscrit du roman éblouissant que je viens de lire. De signes, en somme, qui semblent dire que non, tout n’est pas perdu.

Dans la grisaille qui semble parfois recouvrir le monde, et en gruger la substance, il arrive que l’on attrape certaines ondes qui font dresser plus que l’oreille : le cœur. Comme dans ces films sur l’Occupation de la France, où l’on voit les Résistants, la nuit, écouter à la BBC la radio de la France-Libre.

Voilà. J’en ai attrapé une, de ces émissions, pas plus tard qu’il y a quelques semaines. En en rendant compte, je suis à la fois trop bref et trop long. En tous cas, tout croche. Et plein de respect.

Le film s’appelle Médecins de cœur. Il est de Tahani Rached. Une production de l’ONF.

Ne vous contentez pas de ma parole incomplète à son propos. Allez le voir.

https ://www.onf.ca/film/medecins_de_coeur/

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Le meunier et son fils

Un ami m’a raconté récemment une histoire qui m’a fasciné. D’abord, parce qu’elle attire notre regard sur une relation un peu étrange entre deux individus; ensuite parce qu’elle nous sort de ces lassantes et très incomplètes images d’Épinal qu’au Québec nous avons trop souvent de nous-mêmes et de nos origines, et parce que ça fait du bien d’en sortir : ça ventile un peu; enfin parce que cette histoire permet de voir comment les traditions, parfois, deviennent d’étranges « révélateurs » comme on dit en photographie.

Je vous l’ai rédigée sous la forme d’un conte que j’ai intitulé : Le meunier et son fils.

Il y a plus de cent cinquante ans de cela ‒ dans la première moitié du XIXème siècle, donc ‒ vivait dans le comté de Charlevoix une grande dame, descendante des Seigneurs de Charlevoix. Elle habitait un grand manoir, au cœur de vastes domaines. Un jour, il advint qu’à cette dame et à son époux, naquit une fille, qui se révéla jolie, douée, et fort aimable. La mère entreprit de permettre à ces qualités de trouver leur plein épanouissement et, dans ce dessein, fit donner à sa fille la meilleure éducation qui se puisse trouver. Enfin, ayant accompli cela, elle se mit à caresser pour elle les plus grands espoirs.

La fillette, devenue jeune femme, se retrouva bien sûr un jour à l’âge où l’on songe à prendre époux. Et sa mère se mit à réfléchir au meilleur parti que l’on pourrait lui trouver.

Quand soudain, un beau jour, la jeune femme se tint devant sa mère et lui dit :

‒  Maman, j’ai trouvé.

‒  Ah, bon ?

‒  Oui. Je veux épouser un garçon du village. Qui travaille comme journalier. Il est si beau que je rêve de lui nuit et jour.

La mère ne cilla pas, ne broncha pas, mais rétorqua ceci, bien calmement :

‒  Libre à toi, ma fille, de choisir qui il te plaît pour partager tes jours. Mais je te préviens, si tu vas de l’avant avec ton projet, de n’avoir plus jamais à te présenter à mes regards.

La jeune femme qui, en plus de ses autres qualités, avait du tempérament, ne se laissa pas démonter. Suivit ses vœux. Quitta la maison de ses parents. Alla demeurer au village auprès de son époux. Et ne revit jamais sa mère.

Il advint pourtant que son époux devint un jour le meunier du domaine. C’est-à-dire que son épouse et lui allèrent demeurer sur les vastes terres de sa belle-mère.

Un jour, au meunier et à sa femme, un fils est donné. Et voilà que peu de temps après la naissance du garçon, le père de la meunière fait atteler une voiture et, en grand équipage, descend du manoir jusqu’à la meunerie. Il entre ‒ il est chez lui. Prend le fils du meunier, qui est son petit-fils. Ressort avec lui. L’installe au manoir. Et le fils du meunier grandit là, au manoir. On lui donne la meilleure éducation qui se puisse trouver. Et il grandit pour devenir, à la mort de ses grands-parents, un des principaux héritiers du domaine.

Vers 1860, quand ce jour-là survient ‒ celui où le garçon hérite du domaine ‒, il devient du même coup, sinon en titre du moins au regard de tous, le Seigneur de ces terres. À cette époque, le régime seigneurial vient bien d’être aboli mais, dans les faits, on porte encore à l’héritier du titre le même respect que si rien n’avait changé à ce chapitre.

Jusqu’à sa mort, le meunier ‒ qui était, paraît-il, remarquablement beau en effet : sa femme avait bon goût ‒, le meunier, dis-je, dû donc, chaque fois qu’il rencontrait son fils, se découvrir, et agir à son égard avec toute la déférence, tout le dévouement, tout le respect dus à son Seigneur. Jamais le Seigneur ne se montra le moins du monde gêné à l’idée d’être l’objet d’une telle révérence de la part de son propre père. Il était interdit d’évoquer de quelque manière que ce soit le lien de parenté qui unissait les deux hommes. Pour l’héritier des domaines, l’homme, au bord du chemin, qui venait de se décoiffer au passage de sa voiture, n’était pas son père; c’était le meunier, et voilà tout. Tous les jours, en toutes saisons, durant de longues années. Tous les jours, sauf un.

Chaque année, le Premier de l’an, le descendant des Seigneurs de Charlevoix sortait de son manoir et se rendait en voiture jusqu’à la meunerie. Là, il entrait ‒ il était chez lui. Le meunier saluait son Seigneur. Et le Seigneur s’agenouillait devant le meunier pour recevoir, chaque année, la bénédiction de celui qui ne redevenait son père que pour ce court instant.

Ce Seigneur agenouillé, c’était le grand-père de l’homme à qui je dois ce récit.

Bonne Année à tous.

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Patates pilées et pommes de terre en purée

J’avais un problème. Je l’ai réglé. Et c’est pétri de joie que je veux en partager avec vous la solution.

Vous savez que, dans notre province, nous avons, en politique, le choix essentiellement entre deux partis, l’un étant issus de l’autre, les deux se ressemblant aussi peu que vous ressemblez peu à votre reflet dans un miroir.

En deux mots, ils ne se ressemblent pas, parce que quand ils s’entreregardent, ils s’écrient en même temps, en se pointant mutuellement : « Ah non, moi, j’ai pas l’air de ça ».

Comme ils ont l’air d’être aussi convaincu l’un que l’autre, et comme nous haïssons la chicane, nous, citoyens, nous disons in petto : « Si ils le disent, c’est vrai. » Or comme nous avons raison, parce que nous sommes tous d’accord là-dessus et que nous sommes en démocratie, il n’y a pas le choix : nous devons déduire que : « C’est vrai : nos deux partis politiques sont différents ».

La principale différence entre eux est que le plus vieux des deux prétend que nous sommes un peuple absolument unique et que nous devons continuer de l’être avec quatre pieds dans le Canada et les quatre autres ailleurs, alors que le plus jeune, lui, prétend que nous sommes absolument uniques et que nous devons continuer de l’être avec quatre pieds hors du Canada et les quatre autres dedans. Grosso modo, n’exagérons rien, ils s’entendent cependant sur un point, celui selon lequel, dans un cas ou dans l’autre, ce devraient être les quatre même pieds in et les quatre même pieds out. Vous voyez comme moi, rien qu’à vue d’œil, à quel point ils sont irréconciliables. L’un est pour le libre-échange, alors que l’autre est pour, par exemple. Ou bien, l’un veut notre bien, et l’autre le convoite.

Comme je suis adepte de la métaphore, pour synthétiser toutes les différences qui les séparent, j’avaient coutume d’appeler un « pommes de terre en purée » et l’autre « patates pilées ». Jusque-là, tout baignait. Or, voilà-t-il pas que juste avant Noel, Me Jean Allaire, ancien conseiller essentiel d’un ci-devant Premier ministre de très très rigolote mémoire [Note 2023 : Robert Bourassa], annonçait son intention de créer sous peu chez nous un parti « confédérationaliste ». Gosh.

Mon problème est né là. Et voici sous quel libellé il s’exprimait : Comment appelle-t-on ce qui s’inscrit à distance égale entre patates pilées et pommes de terre en purée ? Mousseline ? Non, mousseline, c’est à écarter, parce que la patate mousseline appartenant à un plan de l’existence gastronomique qui ne renvoie pas au ragout de pattes, elle introduirait une notion d’onctuosité beaucoup trop subtile pour le plan auquel je me réfère ici.

Eh bien, croyez-le ou non, j’ai trouvé. Enfin, un ami a trouvé, et je tiens mordicus à le remercier et à lui promettre publiquement un riche avenir comme journaliste si jamais il reste assez de monde à savoir lire au Québec pour qu’il reste des journaux le jour où il décidera de se prévaloir de ma prophétie.

Entre patates pilées et pommes de terre en purées, il y a… patates en flocons : « pétates Shériff ». Yé. Il y a donc une place pour Jean Allaire sur l’échiquier politique québécois. Je le répète : Yé.

Alors là, j’aime autant vous dire que, politiquement, les mois et les années à venir vont peut-être être lisses, mais elles vont aussi être riches, parce que côté programme, entre avoir le choix de couper le bs ou de rationnaliser le bs, j’ai hâte, que dis-je, je trépigne de hâte, de voir comment ils vont réussir à trouver une troisième formule pour dire la même chose. D’un point de vue philologique, chers concitoyens, si vous pensez avoir déjà été stoned comme des balles, vous avez rien vu. Y en a un qui veut la porte à moitié ouverte, l’autre le traite de poisson pourri en disant que c’est à-moitié fermée qu’il nous la faut. Que dira le troisième, compte tenu qu’il est exclu qu’il dise : « Touchons-y pas », parce que ça fait un peu passif, n’est-ce pas, faut trouver autre chose, même si « Touchons-y pas », c’est pourtant exactement ce que dit déjà celui qui, jusqu’à plus ample informé, est le chef de l’exécutif de notre état, lequel s’appelle canadien, et s’adonne à être quoi ? Hum ? Une confédération.

Résumons-nous.

Il y aura désormais trois partis politiques au Québec. L’un dit qu’il ne faut rien briser, il faut réaménager; le second dit qu’à vouloir aller trop loin, on risque de tout perdre; et le troisième professe qu’entre ballotter et brasser, il nous faut trouver un juste milieu qui ne soit pas agiter. Les trois s’entendent pour dire que leur adversaire prométhéen est celui, en face, qui prétend que tant et aussi longtemps qu’il aura affaire à de tels extrémistes, il ne bronchera pas d’un poil. Gahou-gagahou. Et je pèse mes mots.

Changement d’angle. Si vous êtes de celles et de ceux qui croient que l’une des questions les plus oiseuses qu’un Occidental se soit jamais posée est : « Combien peut-on faire tenir d’anges sur une tête d’épingle ? N’ouvrez surtout pas un seul journal durant les vingt ans à venir, vous risquez d’avoir un choc violent. En attendant, moi, je me demande si notre ancêtre à tous serait descendu de son arbre s’il avait su que c’était pour aboutir à ça !

Je ne sais pas de quoi nous sommes la réincarnation, mais je commence à avoir hâte en simonak que not’ karma achève.

Bonne journée.

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La féminisation des mots

Lorsqu’une femme se fait passer pour ce qu’elle n’est pas, faut-il dire d’elle qu’elle est une imposteuse ou qu’elle est une imposteure ?

Voilà une question qui, à vue de nez, n’a pas l’air sérieuse. Mais bien des questions qui semblent a priori superficielles, quand on s’attache à leurs pas malgré cet air qu’elles se donnent, nous mènent loin sur des terres où on ne s’attendait guère à ce qu’elles aient de la parenté. C’est ce qui m’est arrivé avec la question d’imposteuse ou imposteure que m’a posée il y a quelques semaines madame la réalisatrice, souhaitant me suggérer un thème de réflexion.

Si j’ai bien compris sa préoccupation, elle concernait le passe-droit qui se serait glissé entre les réclamations exprimées depuis plusieurs années sur la féminisation obligée des titres et des fonctions. En d’autres termes : pourquoi avoir féminisé écrivain, auteur, chirurgien, forgeron, policier, mais avoir oublié des bouts du domaine, ceux, par exemple, de : escroc, imposteur, voyou, assassin, entre autres.

Effectivement, je ne saurais vous dire le nombre d’occasions où j’ai entendu des gens, au nombre desquels il m’est arrivé de compter, se faire rappeler, parfois avec une indéniable vigueur, et même procès d’intention ad hoc et fervent, qu’il ne faut pas écrire à Madame LE ministre, mais à madame LA ministre. Ce point-là apparaît donc réglé. Mais celui de l’imposteuse ? Non, je n’ai jamais encore entendu d’ordonnance être énoncée à son sujet. Et je n’arrive pas à croire que le silence de la règle de féminisation, sur ce point spécifique, puisse s’expliquer par le fait qu’il y aurait dans notre société radicalement moins d’imposteurs, quel que soit leur sexe, que de ministres, quel que soit leur genre. Alors, pourquoi cet oubli ? me demandait donc madame la réalisatrice.

Mes réflexions sur le thème suggéré n’ont pas vraiment trouvé de point de fuite, je veux dire que non seulement je n’ai pas de conclusions à vous soumettre, je ne sais même pas de quel côté il conviendrait de me tourner pour en chercher une; je n’ai même pas vraiment d’opinion sur le sujet de savoir si la féminisation systématique des titres et des fonctions, une fois son principe accepté, doit s’effectuer mur-à-mur sans faire le détail et sans poser de questions. Mais, même si j’en avais une, opinion, il n’est pas du tout certain que je la donnerais en onde. Et c’est cette retenue hypothétique que je ferais mienne qu’il me semble pertinent d’évoquer ce matin.

Il y a de plus en plus de sujets qu’il est passablement malaisé d’aborder publiquement si on n’appartient pas, et si possible en tant que vigoureux militant, au groupe concerné au premier chef par ce sujet qui est abordé. Il parait que ça s’appelle de la vraie démocratie, mais moi je trouve que ça ressemble plutôt à l’exact contraire de ce que veut dire démocratie : dêmokratia signifie gouvernement du peuple, « du peuple » signifiant ici « par le peuple » et plus spécifiquement « par l’ensemble du peuple », ce qui se définit comme le contraire de l’aristocratie.

J’en déduis qu’un système démocratique se veut le contraire d’un système de castes. Qu’est-ce qu’une caste ? Le dictionnaire nous dit que c’est une classe sociale fermée, et qu’au sens péjoratif c’est toujours une classe sociale fermée, mais cette fois on ajoute qu’elle est alors considérée comme ayant un esprit d’exclusion.

Maintenant, comme appelleriez-vous un système politique, quel que soit le nom dont il se réclame, où justement un objet aussi fondamentalement public que la langue ne pourrait être discuté que par tranches et, dans plusieurs cas, uniquement par ceux ou celles qui vivraient dans l’espace délimité par les angles de cette tranche ? Moi, en tous cas, je trouve que ça ressemblerait à s’y méprendre à un système de castes, au sens péjoratif du terme. Mais je ne le dirai pas. Parce qu’alors on me répondrait vraisemblablement : « Oui, mais avant, les hommes faisaient exactement ça pis dans ce cas-là c’étaient les femmes qui n’avaient rien à dire. Ce n’est que juste retour des choses. » Or, devant une pareille réponse je me verrais forcé de rétorquer que le recours à ce type d’argumentation semble démontrer clairement que ce dont il est ici question n’est donc pas de remplacer le pouvoir masculin par un autre type de pouvoir, mais seulement de s’emparer de lui tel quel. Ce qui n’est pas du tout la même chose.

Une révolution populaire et un coup d’État dans un palais, ce n’est pas la même chose.

Et il me semble qu’en l’occurrence, ce que l’on viendrait de me répondre ne cadrerait guère avec les grands objectifs du combat, si souvent réaffirmés et qui prétendaient tenir de la révolution populaire, justement, et non de la déposition du roi pour pouvoir s’assoir dans le même fauteuil que lui et y prononcer essentiellement les mêmes discours. Ouf. Je suis content de ne pas avoir osé aborder ce sujet-là.

Je vous dirai en revanche qu’une note du Service de linguistique de Radio-Canada rédigée en 1990 et qui portait sur ce sujet de la féminisation des titres et des fonctions, mentionne sur un ton coquin que si « voyou, escroc, assassin, bandit et filou » n’ont pas de féminin pour le moment, ce serait parce qu’aucune femme n’aurait réclamé qu’elle en ait un.

Tiens donc.

Si l’information elle-même est avancée sur le mode de la plaisanterie, il n’en demeure pas moins qu’un élément sérieux est ici mis de l’avant : non seulement des pans de la langue, de sa structure et des règles générales qui la forment ne peuvent-ils plus en certains cas être discutés que par castes, ce que vous ne m’avez pas entendu évoquer, mais voici qu’en plus, la note nous indique que la manière même dont une caste régit l’application interne de ses propres règles relèverait aussi de sa souveraineté exclusive.

Soyons concrets par un exemple : non seulement un homme, par exemple, est-il plutôt malvenu de se prononcer, au moins publiquement, sur le principe même de la féminisation des titres et des fonctions ‒ à moins d’être d’accord en tout avec ce qui est déjà décidé ‒, mais encore ne peut-il y avoir de regard extérieur à la caste qui soit légitimé à questionner la manière dont cette caste applique les règles sur le territoire où elle a juridiction. En deux mots : si en tant qu’homme je n’ai rien à dire au sujet du fait qu’il faut dire madame la ministre, je n’ai rien à dire non plus sur le fait qu’il ne faut pas dire qu’elle est une imposteure ‒ même si l’occasion s’en présente. Parce qu’imposteur n’a pas de féminin, et n’en n’aura pas tant et aussi longtemps qu’un membre, ou un groupe de membres, appartenant à la caste, ne l’aura pas réclamé. Eh ben. C’est donc dire que le combat mené pour la féminisation n’était pas aussi simple qu’il nous était présenté dans le temps : il ne s’agissait pas de tout féminiser, il s’agissait d’obtenir le pouvoir de décider ce qui méritait ou non de l’être. La nuance est d’importance.

J’insiste sur le fait que l’exemple qui vient de ne pas être donné n’était justement qu’un exemple. Nous pourrions aussi bien ne pas choisir un autre secteur, une autre caste, et le principe se vérifierait probablement aussi bien, encore qu’avec des conséquences bien évidemment transposées en fonction de la nature de la tranche sociale concernée.

En conclusion, j’aimerais ne pas faire une dernière remarque pour ne pas souligner un trait embêtant de ce système de castes où nous prenons déjà doucement l’habitude de vivre sans trop poser de questions. Il consiste en ceci que l’esprit de caste est, comme nous l’avons vu, fondamentalement anti-démocratique. Je ne veux pas dire par là qu’il l’est dans chacune de ses décisions. En fait, peut-être qu’il ne croit pas non plus l’être dans ses intentions. Mais il l’est dans son principe. Parce que, loin de permettre l’accès de tous au statut de citoyens et de citoyennes égaux entre eux, et disposant tous et toutes de la liberté de se prononcer sur l’ensemble des valeurs et des choix de leur société, il réserve des pans entiers du discours à l’usage exclusif de groupes auxquels il est dans certains cas, par nature, extrêmement difficile sinon impossible d’adhérer, quelque volonté que l’on en ait.

Si donc on accepte que la discussion voire l’évocation de certains sujets soit une prérogative réservée à certains groupes, et s’il est impossible d’adhérer à ces groupes par quelque moyen que ce soit, il me semble que la porte est grande ouverte à des surprises de taille. Or il me semble que de sexe, par exemple, on change rarement. Et difficilement. De race, aussi. De lieu de naissance, aussi. D’âge, aussi. Etc. Etc.

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Molière sentait des pieds

Pardonnez-moi, mesdames et messieurs, de peut-être être sur le point de gâcher vos toasts et votre café dominicaux. Mais ce matin, je vais chicaner. Sur un sujet qui me tape vigoureusement sur les nerfs depuis aussi loin que remonte le cours de ma mémoire.

Il s’agit d’un comportement qui constituerait, ai-je entendu prétendre, une expression remarquable de notre caractère collectif et il semble bien en effet qu’une grande majorité d’entre nous accepte de le reconnaitre comme un signe profondément distinctif de notre identité et comme une preuve de notre maturité. Et j’en ai plein le cas’ de ce mensonge. Et je veux vous dire ce matin que non seulement je n’adhère pas à lui mais que je trouve que si vraiment cette façon-là d’être nous identifie, nous devons avoir encore bien plus de problèmes qui nous pendent au bout du nez qu’on ne le croit.

Ce comportement semble être devenu chez nous, en tous cas dans une très grande partie de nos élites, un véritable reflexe. C’est celui en vertu duquel dès lors que l’on a connu personnellement quelqu’un, une personnalité artistique, intellectuelle, politique ou autre, qu’on l’a connu aussi peu que ce soit, mais plus on l’a connu et plus on serait légitimé de s’y livrer, que le fait qu’on ait approché une personnalité, donc, donne automatiquement le droit et peut-être même le devoir d’affirmer comme étant de l’ordre de l’évidence que cette personne-là n’est ou n’était pas aussi brillante, passionnante, talentueuse, ravissante, géniale, agréable ou belle que le reste de la planète prétend habituellement le croire ou le constater.

J’ai noté cette attitude depuis longtemps, en des centaines, peut-être en des milliers d’occasions, mais au cours des dernières années, elle semble être devenue une véritable épidémie, une règle presque inviolable. Presque, parce qu’il y a bien sûr des exceptions. Généralement, remarquez qu’à moins qu’il ne s’agisse d’un éloge funèbre ou qu’il n’y ait intérêt flagrant à s’y prendre autrement, si une personne, au Québec, à table ou au salon, commence une intervention par une longue inspiration puis par « De Gaulle ? Je l’ai bien connu, moi », vous pouvez être quasi certain que ce sera pour réduire en bouillie l’image que vous aviez du Grand Charles, si cette image était positive. Remarquez d’ailleurs que les « Je l’ai bien connu » jaillissent habituellement peu de temps après que quelqu’un ait prétendu éprouver de l’admiration pour un de nos congénères.

Il y a bien sûr beaucoup de façons de s’y prendre, pour le détruire, et certaines sont remarquablement pernicieuses, celle notamment qui consiste à tellement prétendre insister sincèrement sur une seule qualité ou sur un seul trait de caractère que le personnage entier finit pas en devenir risible, dérisoire.

En général, cependant, la tactique est beaucoup plus simple et beaucoup plus expéditive : on se sert du matériau même qu’on peut tirer de nos rapports passés avec cette personne pour infirmer, par le biais de cette information privilégiée, cueillie de nos propres mains dans le jardin personnel de la victime que l’on va abattre, tout ce que le côté public de sa personne peut sembler tendre à signifier de grand.

J’ai entendu tellement de choses odieuses être affirmées sous le couvert de cette règle-là de notre société, que j’ai fini par comprendre qu’en fait, elle est le contraire de ce qu’elle se prétend. Je m’explique.

Lorsqu’on constate que chez nous il est devenu une vérité universelle qu’on est un tata ou un rêveur bon à enfermer si on a connu quelqu’un et qu’on en a conçu de l’admiration ou du respect, le premier réflexe est de se dire que notre société a décidé d’afficher une belle maturité de façade ‒ comme un enfant ne peut s’empêcher de démontrer à tue-tête et mille fois de suite qu’il sait jouer deux notes sur sa maudite trompette ‒, et que, par maturité, nous entendons notamment l’exclusion de tout recours au mythe. Il suffit alors d’affirmer que toute notion de qualité chez l’humain est de l’ordre du mythe. Et il est démontré ‒ ZAP ! ‒ que si un homme ou une femme vous semble avoir de la grandeur, c’est parce que vous regardez mal.

Mais justement, regardons plutôt celui qui prétend que nous regardons mal. Regardons-le à répétition, dans les différentes incarnations qu’il s’attribue au cours d’une année. Et il devient assez frappant que l’entreprise dans laquelle il est engagé est bien plus complexe qu’une simple remise à l’heure perpétuelle de nos horloges de béotiens. Je crois, en un mot, que l’insistance qui se met jour après jour dans notre société à affirmer que l’important chez Molière n’est pas son œuvre et sa maitrise de la forme théâtrale, de la langue, du rythme, et la clarté de ses idées et de leur exposé, mais le fait qu’il sentait des pieds, ne dit pas seulement de nous que nous appartenons à une culture qui ne sait plus faire la différence entre une pêche et une enclume. Elle dit surtout que nous avons peur de notre ombre, littéralement.

Parce la notion de grandeur est une ombre projetée devant nous. C’est évident, que Molière ou De Gaulle, Freud ou Picasso devaient avoir comme tout le monde des défauts et des points faibles. Tout le monde s’en doute. Et les premiers à déclarer d’un de leur semblable qu’il est hors du commun aussi, le savent. Non seulement ils le savent, mais c’est parce qu’ils le savent et savent aussi que les autres le savent qu’ils considèrent que l’important ne réside justement pas dans le fait de rappeler ce que tout le monde a déjà remarqué.

L’important, il se trouve dans les traits distinctifs. Il faut souffrir d’un rare racornissement de l’âme, pour en venir à croire que toute personne encore dotée de la faculté d’émerveillement devant les qualités de ses semblables souffre nécessairement d’une incapacité maladive à discerner entre vessies et lanternes. La réalité est toute autre. Elle réside en ceci que celui qui voit mal, c’est celui qui s’imagine que la beauté d’un autre humain est nécessairement une attaque dirigée contre lui. Et aussi dans le fait que ce n’est pas dans le constat que la vie réserve des fulgurances éblouissantes, que réside l’erreur, mais dans le fait de la croire inerte.

Notre peuple a toute liberté à continuer de se conter des balounes en croyant que c’est le nombre de millions qui se dépensent par pure folie, par pure compulsion, dans ses casinos qui font sa grandeur et son avenir; ou le nombre de rondelles de caoutchouc qu’un troupeau de millionnaires en patins de Québec va réussir à envoyer dans le but du troupeau de millionnaires du Forum; ou le nombre de partis politiques qui répètent tous la même rengaine les uns que les autres, avec la même subtilité de barreaux de chaises et la même confiance dans l’intelligence de leurs concitoyens, et qui le répètent sur toutes les notes de la gamme, et échangent tous exactement les mêmes comportements selon qu’ils s’asseyent dans une rangée ou dans l’autre des fauteuils de la Chambre des Communes ou de l’Assemblée nationale; mais je crois très sincèrement qu’il aura fait un choix bien plus solide le jour où il aura décidé à faire face au fait que le talent, le génie, la beauté, l’intelligence et la passion de vivre et de rendre hommage à la vie, loin de constituer autant de menaces, loin d’être des reproches qui seraient pointés vers nous comme autant de doigts accusateurs destinés à nous rappeler sans trêve notre médiocrité, sont des rappels plus forts que nous, plus grands que nous, du fait que la vie n’est pas seulement un fardeau et une répétition temporaire de la géhenne éternelle, mais un souffle, un étonnement, une surprise, un saisissement, et la chance d’apprendre à se tenir debout. On en est peut-être pas plus grand qu’à plat-ventre. Mais on respire mieux.

Je me doute bien que cette sortie que je viens de faire ne changera pas grand-chose, sinon que les prochaines fois que je vais être invité à des diners dans le monde, je vais me faire traiter de tous les noms. Mais mon dieu que ça fait du bien de dire de temps en temps ce en quoi on croit.

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Notre rapport à la culture

Il y a quatre ans – déjà ! ‒ en vue des travaux de la Commission Bélanger-Campeau, le Conseil québécois du théâtre, qui représente grosso modo tout le monde qui fait du théâtre au Québec, m’a demandé de rédiger le Mémoire qui y serait déposé en son nom. Ce que j’ai fait.

En gros, nous disions, et personne de la Commission ne nous a démenti alors ni depuis, qu’il est faux de prétendre que la culture a déjà été ou serait une priorité pour le gouvernement du Québec. Notre culture, nous disons qu’elle nous est essentielle, mais nous ne voulons pas qu’elle le soit dans les faits. Ce n’est pas un oubli, c’est un refus clair, net, catégorique, qui a été réitéré sur de très nombreux modes en de très nombreuses occasions.

Bref, je vous épargne le cheminent, j’y concluais que, malgré ses prétentions à l’effet de désirer le contraire, ce que le Québec est en train de faire, c’est de se suicider culturellement, en toute connaissance de cause, parce que c’est la seule façon, croyons-nous au plus profond, de pouvoir devenir, nous aussi, Américains, ce qui, comme chacun sait, est la seule manière d’espérer aller au ciel un jour, en classe affaire si possible.

Mais il y a deux points, dans le document que j’avais soumis aux associations membres du CQT, que j’ai dû retirer. Et c’est de l’un d’entre eux que je voudrais vous entretenir ce matin.

En gros, il m’apparait que le raisonnement des fédéralistes, au Québec, c’est que notre culture va survivre si on ne touche à rien, qu’on ferme les yeux, qu’on serre fort et qu’on prie pour qu’il se produise un miracle. Celui des nationalistes, c’est de courir tout le tour de la province en pointant du doigt vers le sol comme s’il y avait une grosse ligne jaune, et de hurler : « Ça, c’est ma clôture ! Ça, c’est ma clôture ! » puis de s’assoir sur le sol, de se prendre pour ce personnage de Michel Tremblay qui s’imagine que personne ne le voit parce qu’il porte ses lunettes, de fermer les yeux en répétant le mantra I’m gonna do it; I’m gonna do it, de serrer fort et puis d’espérer que les actions de Provigo vont tenir le coup et que les Américains ne saisiront pas par ignominieuse vengeance l’énorme collection de condos que nous possédons en Floride.

Ce que l’on entend être chanté à toute heure du jour et de la nuit, chez nous, depuis des lustres, c’est qu’il nous faut survivre. Il y a pourtant un méchant de bout de temps qu’on ne s’est pas demandé pourquoi. C’est même un péché, de se le demander. Affirmer le besoin de se le demander, c’est prêter flanc à l’accusation de trahison du patrimoine et, donc, de l’avenir. Mais qu’est-ce que nous voulons faire de notre vie collective, au juste ? Quand est-ce que vous avez entendu quelqu’un évoquer un vrai rêve pour le Québec, la dernière fois, hmmm ? Se demander comment faire pour faire tenir tranquille les Amérindiens ? ‒ c’est ça, notre projet ? Ou ergoter à n’en plus finir pour savoir si on doit avoir le même passeport que le Canada, ou les mêmes timbres ? Survivre, ce n’est pas un objectif. Être riche non plus. Les Américains, les Allemands, les Japonais, je ne crois pas que leur but dans la vie soit en soi d’être riches. Ils sont riches pour que leur richesse serve, entre d’autres preuves, à démontrer au monde qu’ils ont raison d’être ce qu’ils sont et de croire en ce en quoi ils croient. Comme, dans l’Antiquité, une Cité voulait devenir la plus riche et la plus puissante pour prouver au monde que son dieu était meilleur que les autres dieux, qu’il était le plus fort, le plus grand.

Je saute encore plein d’étapes. J’arrive au constat qu’il n’y a pas que le Québec qui soit en train de disparaitre par affaissement chronique du plaisir de vivre. Le reste du Canada est dans un état encore plus piteux. Et les deux sont en train d’être engloutis par les USA. C’est dommage. Pour deux raisons principales qui dessinent selon moi la colonne vertébrale du Canada. 1) une partie de ce pays parle une langue différente de celle de l’Empire dont le cœur s’ouvre à nos portes, et cette langue est une mémoire, et cette mémoire risque fort de s’évanouir. 2) Un très fort désir de justice sociale ‒ lequel, avouons-le, nous vient pour beaucoup des provinces de l’Ouest ‒ risque lui aussi d’être rasé, cette fois par le libéralisme galopant de nos voisins du Sud.

Alors moi, je me dis, parce qu’il me semble qu’il doit bien y avoir moyen de sortir de notre folie binaire actuelle qui ne rime à rien, il faut en sortir ne serait-ce que pour ne pas mourir d’ennui, je me dis : et si le Québec se donnait un projet ? Un vrai projet, constructif, fou, où tout le monde aurait sa place, où l’argent ne serait pas un but mais redeviendrait le levier qu’il doit être d’abord ? Un projet qui mettrait au travail tout ce qu’il y a de dynamique dans notre société : tous les citoyens, toutes les citoyennes, et les penseurs, les artistes, les entrepreneurs ? Si nous nous donnions trente ans pour convaincre le reste du Canada de ce qu’il y a une façon pour que ses valeurs survivent, et notre culture du même coup, et que cette façon c’est qu’il faut que le Canada se différencie encore bien plus des USA, qu’il s’en différencie radicalement avant qu’il ne soit trop tard ? Et, d’ailleurs, même s’il l’est, trop tard, payons-nous un baroud d’honneur : ruons, un peu, ça va nous changer de brouter. Si nous nous donnions, comme objectif, de préparer un référendum pancanadien dont la date serait dès maintenant fixée à dans trente ans, et dont le but serait de faire du Canada une république francophone ? Nous ferions le pari de protéger les valeurs égalitaristes avec notre culture encore un petit peu différente de celle des Américains et, en contrepartie, cette philosophie égalitariste protégerait notre culture de la démence libéraliste d’un paquet d’indépendanto-souveraino-associatifs et de fédéralo-médidatifs qui ont tous l’air prêts à vendre leur mère pour trente-deux piasses s’ils arrivent pas à prendre une hypothèque dessus pour s’acheter des actions de GM.

Évidemment, la plupart des gens à qui j’ai parlé de ça ont commencé par faire des yeux ronds qui exprimaient très clairement qu’ils venaient de me voir apparaitre un entonnoir sur la tête. Je ne vous dirai pas si je crois sérieusement ou non qu’une pareille entreprise soit réalisable. Parce que son objet ne réside pas d’abord dans le fait qu’elle le soit ou non.

Le but premier de cette idée, c’est de vous amener à constater que si notre seule réponse envisageable consiste à rétorquer instantanément mais définitivement que c’est infaisable, cela signifie peut-être que nous sommes profondément convaincus que nous sommes irrémédiablement paralysés et, donc, condamnés à disparaitre de toute façon à plus ou moins brève échéance, et que le vœu d’Indépendance, quels que soient les beaux maquillages idéologiques dont on l’affuble, ne serait réellement, en fin de compte, que le désir de crever tout seuls dans notre coin plutôt qu’en présence des voisins, pour pouvoir nous réincarner au plus sacrant en courtier de Wall Street ou en planche de surf.

En tous cas, le simple fait de réfléchir à cette hypothèse trois minutes, si on le veut bien, me semble avoir déjà à tout le moins la vertu de nous sortir un peu du cercle vicieux où nous nous sommes enfermés depuis belle lurette, comme des vicieux, justement. Et le fait de sortir des ornières, ça a l’irremplaçable avantage sur le vice de rafraichir le regard et de donner un nouveau point de vue d’où observer les choses et les perspectives.

Par ailleurs, je crois humblement qu’il souffle dans cette idée un vent de joie qui tranche nettement sur la grisaille des semi-projets comptables qui, pour l’heure, nous bouchent l’horizon bien plus qu’ils ne nous donnent le goût de chanter.

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Trop de philosophie

On entend et lit souvent, venant de toutes les classes sociales, qu’étant donné la gravité de nos difficultés économiques, le peuple exige de nos politiciens qu’ils parlent moins de philosophie et fassent davantage pour l’emploi.

Il est vrai qu’il faut de toute urgence faire quelque chose pour que les citoyens aient de quoi non seulement survivre mais surtout vivre et s’épanouir. Pourtant, je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où il faut aller pour pêcher une idée comme celle que nos politiciens ne le feraient pas, ou pas assez, ou mal, parce qu’ils seraient trop occupés, à la place, à faire de la philosophie.

L’immense majorité d’entre d’eux, à les voir agir, à les écouter parler, semble avoir plutôt besoin d’apprendre à lire. Il semble même que leur plus grande crainte est justement qu’on croie d’eux qu’ils pensent.

Ce qui est demandé aux politiciens, c’est d’avoir de bons réflexes, pas une pensée cohérente. Quand il leur arrive malgré tout de prétendre penser, ce n’est toujours pas de penser qu’ils parlent, mais de donner l’impression de le faire. Or pour eux, à les voir la mimer en tous cas, il semble bien que la pensée soit une activité tatillonne, pusillanime et floue. Je pense pour ma part que c’est le contraire qui est vrai : une pensée, c’est ferme, vif et clair. Mais je crois aussi qu’en général chez nous, la pensée est bien plus honnie que la pornographie.

Nos politiciens, donc, passeraient trop de temps à faire de la philo plutôt que de créer de l’emploi.

Ce que le second terme de la phrase implique, c’est que la priorité absolue, chez nous, serait de créer des emplois. Vraiment ? Il me semblait que ce en quoi nous croyions, ce n’était pas particulièrement l’emploi mais plutôt la puissance, et plus précisément la puissance de production, la productivité. Qu’est-ce qui est le plus important, dans notre société, le plein emploi, ou la compétitivité ? La compétitivité, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Il ne s’agit pas ici de lancer un débat sur le thème de savoir si oui ou non la seule manière de créer des emplois est d’arriver à vendre nos produits, donc à être compétitifs, mais simplement de souligner que cette logique-là est bel et bien celle dans laquelle nous nous inscrivons et qu’en conséquence, puisque notre but est de faire rouler l’économie, ce n’est pas l’emploi qui est notre objectif, mais la productivité.

Or non seulement emploi et productivité ne sont-ils pas nécessairement synonymes, mais encore, de nos jours, sont-ils souvent, dans les faits, opposés. En caricaturant à peine, on pourrait dire que le rêve productiviste est d’arriver à ce qu’un seul ouvrier à temps partiel parvienne à fabriquer cinq milles voitures par jour. Ce n’est quand même pas tout à fait la même chose que de rêver à créer deux cent mille emplois.

Deux cents mille emplois pour faire quoi ? La technologie contemporaine est parfaitement étonnante. Chacune et chacun d’entre nous, chaque jour, utilise des services qui, il y a à peine quinze ou vingt ans, auraient nécessité trois, quatre, cinq ou dix fois plus de travailleurs sans même parvenir à être aussi efficaces qu’aujourd’hui. Chaque fois que votre répondeur ou votre boite téléphonique déclenche, il aurait fallu une madame avec des écouteurs qui aurait répondu « Résidence des Latremouille », qui aurait noté le message, l’aurait classé et vous l’aurait lu à votre retour. Combien de fois par semaine le fait-il, combien de fois par semaine parlez-vous à une machine plutôt qu’à cette dame-là ?

Chaque fois que vous appuyez sur le bouton de votre fax, il aurait fallu quelqu’un debout devant les casiers de la Poste Royale, pour classer cette lettre, quelqu’un pour la ramasser dans la boite, quelqu’un pour la livrer, quelqu’un pour vous en avoir vendu le timbre, et l’enveloppe, quelqu’un pour conduire le camion, pour fabriquer les gros sacs.

Chaque fois que vous allumez votre ordinateur plutôt que d’avoir recours à votre vieille machine à écrire Underwood ou à votre calculatrice, c’est au moins une personne à la comptabilité ou au secrétariat, qui a pris le bord, sans compter les fournisseurs.

Chaque fois que vous introduisez votre carte bancaire dans un guichet automatique, avez-vous idée de combien de gens il fallait, il y a vingt ans, dans chacune des succursales, pour faire le travail qui va se faire automatiquement en un instant ? Quand j’ai ouvert mon premier compte bancaire, dans une petite caisse populaire du nord de la ville, il y a à peu près vingt-cinq ans, les livrets étaient remplis à la main. Chacune des transactions était inscrite sur quatre ou cinq grands cartons jaunes à colonnes, et était vérifiée à la main je ne sais combien de fois. Dans cette minuscule caisse-là, je pense qu’il y avait autant d’employés qu’aujourd’hui dans la plus grande. La plupart du temps, on avait l’impression qu’il y avait plus de monde derrière le comptoir que devant… Observez combien il y en a, d’employés, dans la succursale où vous faites affaire.

Et ici, je ne parle que des services, je n’évoque même pas la production industrielle, lourde ou légère.

Le processus s’accélère tous les jours. Je connais des jeunes compositeurs qui, encore l’an dernier, payaient leur loyer à faire des copies de partitions, ou des transpositions musicales. C’est fini. Pourtant, il n’y a même pas trois ans, tout le monde jurait qu’aucune machine ne pourrait jamais faire ça, c’est bien trop délicat, trop compliqué.

Productivité et emploi ne sont plus synonymes, dans notre monde. Et n’y a-t-il pas une limite au nombre de salons de coiffure, de boutique de pantoufles à tête d’orignal ou de manufactures de castors en macramé qu’on peut faire vivre dans une société donnée ?

Pendant la campagne électorale fédérale, il y a quelques mois, je me suis étonné tous les jours du fait que non seulement personne n’abordait ces questions, mais encore que le grand thème électoral prétendait être : « Économie, donc Emploi ». C’est invraisemblable.

Économie et emploi sont aujourd’hui tout ce que vous voudrez sauf synonymes.

Si, dans dix ans, notre pays était devenu le plus productif de la planète, ça ne signifierait pas du tout que nous emploierions alors plus de monde qu’aujourd’hui, ça voudrait dire, au contraire, que nous ferions effectuer beaucoup plus de travail qu’aujourd’hui, mais par beaucoup moins de monde. Et, si possible, par du monde moins cher payé. C’est incroyable, que le projet de relance de l’économie nationale puisse reposer sur le repavage des rues des grandes villes. Non pas qu’elles n’en aient pas un urgent besoin, à Montréal en tous cas, et vite, avant qu’un enfant ne se noie dans un trou au beau milieu d’un boulevard… mais on ne va tout de même pas nous faire croire que l’asphalte canadien constitue notre principal apport à la révolution technologique.

En conclusion, je souhaitais, donc, vous faire part de mon étonnement au sujet de l’affirmation selon laquelle nos politiciens et politiciennes penseraient trop et n’agiraient pas assez.

Je pense plutôt qu’en public, ils ne pensent vraiment pas assez.

De deux choses l’une : ou bien c’est qu’ils en sont incapables, ou bien c’est qu’ils ne le font qu’en catimini.

Dans la première éventualité, eh bien, nous n’avons qu’à nous demander pourquoi nous tenons tellement à élire de gens si peu doués ‒ il va bien finir par falloir en parler un jour. Et, dans la seconde hypothèse, il faut nous demander, si vraiment nos représentants s’imaginent que c’est nous qui sommes incapables de réfléchir ou de seulement comprendre de tels sujets qui pourtant nous concernent bien un peu, ce que leur comportement nous apprend sur leur attachement à la démocratie.

Dans un cas comme dans l’autre, cependant, il faudrait garder présent à l’esprit que la répartition de la richesse dans une société, et tout le bagage de questions qui accompagnent la décision de favoriser ou non une telle répartition, qu’on le veuille ou non, ça relève de la philosophie.

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Défendre la langue

Il y a quelques semaines, s’est produit ce que nous pourrions qualifier de tempête médiatique, lorsque le ministre français de la francophonie, M. Toubon, a voulu, comment dire ?… « promouvoir vigoureusement », en France, l’usage de la langue française. Il n’y a pas lieu de se prononcer ici sur l’à-propos des mesures énoncées dans son projet, ni sur leur bien-fondé. Pourtant, les informations qui nous sont parvenues à ce sujet, aussi bien quant au projet lui-même qu’aux réactions qu’il a suscitées, en France, ici, et ailleurs dans le monde, a ranimé chez moi un vieux malaise qui a pris naissance au moment des discussions enflammées, chez nous, qui ont marqué l’adoption de la loi 101, malaise qui a souvent depuis remontré le bout de son nez, lors des discussions subséquentes sur la loi 101 elle-même ou sur la 178, par exemple.

Ce malaise, il est lié à l’impression que j’ai parfois de parler une langue dont l’usage serait coercitif. Il le serait, coercitif, aussi bien en vertu de la complexité des règles énoncées par une Académie qui décide toute seule de ce qui peut ou ne peut pas se dire ou s’écrire, Académie dont je ne crois pas qu’on retrouve beaucoup d’exemples dans les autres langues, coercitif aussi en vertu des lois que nous, francophones, serions particulièrement enclins à promulguer pour forcer l’usage de notre langue sur des territoires donnés.

Je pense bien que mon malaise est fondé. C’est vrai que nous avons, en français, beaucoup de règles à respecter, ou à transgresser et, par ailleurs, je ne peux m’empêcher de trouver étrange qu’il nous faille avoir recours à des lois pour dire à des populations quelle langue elles doivent employer pour s’exprimer, communiquer, et interpréter le monde. C’est vrai, je crois, que notre langue, et la culture francophone, sont passablement « centralisées ». Mais je n’ai pas connaissance de prises de positions, ni même d’analyses fussent-elles sommaires, à l’égard des effets, positifs ou pernicieux, d’une telle centralisation qui est pourtant frappante. Cette absence, ce silence sur un sujet que nous prétendons pourtant trouver fondamental, ce silence qui perdure, me semble indicateur de quelque chose. Mais de quoi ? Je n’ai pas le temps, en quelques minutes, de faire le tour d’un aussi gros bateau, je souhaitais seulement indiquer que notre manière de défendre notre langue comme un symbole inviolable a des chances de dire la vérité : que notre langue, nous la vivons, en partie au moins, et comme toute langue se vit d’ailleurs, comme un symbole. Le problème, c’est que la partie symbolique me semble chez nous nettement prépondérante. Et de la même manière que je crois qu’au Québec notre défense de notre langue est extrêmement émotive non pas parce que nous serions tous des hypersensibles ou des hystériques, mais parce que ce mode de défense nous évite d’avoir à nous pencher sur ce que nous disons avec notre langue, alors pourtant que ce contenu, souvent, nie en profondeur nos arguments pour parler français (en deux mots : nous défendons notre langue une fois par trimestre, mais nous exprimons par son truchement, cent fois par jours, des valeurs qui nient nos prétentions à la différence), de la même manière, dis-je, nous passons des lois pour en forcer l’usage à la place d’en encourager l’usage.

Juste un exemple entre mille : entrez dans une boutique où on vend des logiciels. Vous allez trouver des programmes de correction grammaticale, en français, mais vraisemblablement pas d’encyclopédies, en français. Des encyclopédies en anglais, quand j’ai changé d’ordinateur pour un modèle avec cd-rom, on m’en a donné deux très bonnes, dont j’ai vérifié les prix au détail : entre cinquante et quatre-vingts dollars chacune. Quand j’ai voulu me renseigner sur le coût d’une encyclopédie en français, celle qu’on m’a indiqué en coutait près de douze cents. Et je n’ai pas pu la trouver en librairie, il aurait fallu la commander.

N’appelez pas pour me dire que vous en connaissez une, librairie, près de chez vous, qui en a en stock, je ne voulais pas savoir s’il en existe, je voulais savoir si on a des chances d’en rencontrer sur sa route sans être obligé de se déguiser en explorateur ‒ j’ai ma réponse. Ces chances sont minces, et même si vous en rencontrez, vous n’aurez de toute façon vraisemblablement pas les moyens de l’acheter.

En attendant, sur mon ordinateur, j’ai trois très bonnes encyclopédies en anglais, et aucune en français.

J’ai aussi une collection de 700 livres classiques de la littérature mondiale, d’Eschyle, Hippocrate et Plutarque jusqu’aux contes des frères Grimm, Edgar Allan Poe, le Coran et des discours de John F. Kennedy, tout ça en anglais, qui m’a couté moins de cinquante dollars. Je ne sais même pas si l’équivalent existe dans notre langue, laquelle réserve une place primordiale à la culture et au discours, comme chacun sait.

Je pourrais vous donner d’autres exemples dans d’autres domaines. Des tas d’exemples. Qui me donnent à penser qu’il serait étonnant que nous tenions tant que çà à notre langue, à voir les outils dont nous nous munissons pour en faire la promotion ou tout simplement un vue d’en permettre l’usage. Je ne fais pas un procès d’intention, je constate. Il semblerait que les lois, en ce domaine, puissent être en train de servir à l’exact contraire de ce pourquoi on prétendait les mettre de l’avant : en créant un sentiment de sécurité illusoire, elles nous empêchent de prendre la mesure de l’urgence. À mes heures paranoïaques, je me demande si ce faisant elles ne remplissent pas en fait la fonction réelle que l’on souhaitait leur attribuer, mais quoi qu’il en soit il faudra bien un jour finir par tenir compte du fait que des lois sans rapport réel et profond avec l’usage, vous pouvez en promulguer autant que vous voudrez, vous n’illusionnerez que vous-même. Passez-en une pour interdire aux enfants de faire pipi au lit, si vous voulez; ou pour obliger le soleil à se lever à l’Ouest.

En attendant, je suis tombé récemment, coup sur coup, sur deux remarques qui m’ont fait dresser l’oreille.

Vous avez peut-être déjà entendu parler de l’Internet. Il s’agit d’un titanesque réseau de réseaux d’ordinateurs auxquels vous pouvez accéder à partir du vôtre, dans votre bureau. Par son entremise vous pouvez, par exemple, aller chercher une carte géographique de la Finlande, directement dans un ordinateur d’Helsinki, ou des statistiques sur l’agriculture japonaise directement dans un ministère nippon, et les imprimer chez vous. Ce système-là n’est pas du tout centralisé, il se développe le long de lignes directrices souples et consensuelles assez générales et qui d’ailleurs sont surtout techniques.

Eh bien dans l’avant-propos d’un ouvrage de référence sur ce réseau paru (en anglais bien sûr) pas plus tard qu’en 93, un spécialiste de ce système souligne fortement que l’une de ses vertus remarquables réside dans la vigoureuse promotion de l’anglais qu’il permet chaque jour, partout sur la planète. Quelques jours plus tard, m’étant inscrit à un autre réseau, privé celui-là, quelle n’est pas surprise de lire dans les quelques règlements qui en régissent l’usage, que l’un des principaux est l’obligation absolue de n’y utiliser que l’anglais, pour des raisons de contrôle des contenus, pour éviter par exemple le harcèlement ou le langage scandaleux. Alors, c’est dire qu’il n’y a pas que nous, qui faisons la promotion de notre langue, d’autres le font aussi, et eux aussi, parfois, en interdisant aux autres d’utiliser la-leur. La différence entre la promotion de l’anglais et celle du français telles qu’elles se pratiquent toutes deux me semble résider ici dans ce détail, qui semble avoir son importance : dans les exemples que je viens de donner, ce n’est pas pour le principe qu’on défend l’anglais, c’est parce que ses défenseurs croient en la supériorité de leur langue, en son génie propre, en sa souplesse, en son adhérence au réel, et la réalité (même la nôtre) se ressent tous les jours de cette croyance qui n’est pas, chez eux, que symbolique.

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Le conte de l’Étoile

Il y a ce conte que j’aime beaucoup, qui m’a été raconté par un ami d’Amérique Centrale.

Cela n’ajoutera rien à ce que dit l’histoire elle-même, je suppose, mais je ne peux pas m’empêcher de vous confier que cet ami-là était un homme qui savait de quoi il parlait. Il habitait un pays en guerre. Il travaillait de tout son être à faire ce qu’il pouvait pour sa communauté, quand bien même sa tête était mise à prix. Il aurait pu se mettre en sûreté, mais non, il appelait « mes enfants » les orphelins de sa ville, qui étaient hélas nombreux. Il donnait des ateliers de poésie aux soldats. Nous nous sommes connus à New York, dans une rencontre d’artistes de toutes les Amériques. Il profitait de son passage en Amérique du Nord pour faire des emplettes, puisque son pays était boycotté, et même assiégé, par les États-Unis. J’essayais de lui donner un coup de main : si je sais désormais quelle est la meilleure adresse, dans Canal Street, où se procurer pour pas cher une pompe qui fonctionne à l’essence, je n’ai jamais pu dénicher où on peut acheter des thermos pour conserver le sperme de taureaux. C’était un danseur remarquable. Un auteur de théâtre, aussi. Bref, il m’a un jour raconté cette histoire, que j’ai reprise déjà dans une de mes pièces, mais que j’avais grande envie de redire.

Il était une fois un homme qui aimait une étoile. Il l’aimait à la folie. Il l’aimait, son étoile à lui, plus que sa propre vie.

Il habitait un pays brûlé par le soleil, où il ne semblait pousser que des pierres, dans les champs.

Tous les matins, il était debout avant l’aube.

Et tous ses jours se passaient à sarcler, à dépierrer, à arroser, à endiguer, à planter, à ensemencer. Sous le soleil terrible, qui le brûlait et brûlait tout ce qui l’entourait, et qui brûlait à mesure tout ce qu’il plantait, l’homme passait ses jours à brûler sous le soleil, jusqu’à ce que le soleil se couche. Alors, il rentrait dans sa petite maison, sa cabane, et tombait sur le sol, d’épuisement. Et là il s’endormait. Jour après jour.

Mais toutes les nuits, nuit après nuit, il se relevait. Il traversait les champs, où il avait brûlé tout le jour. Il escaladait les dunes de sable, traversait la plage, avançait de quelques pas dans les premières vagues de l’océan, et là, il levait la tête. Et regardait son étoile.

Et là, ah, si vous aviez vu son visage, le sourire, l’émoi, la foi, qui venaient illuminer ses traits.

Et ses yeux ! Ses yeux devenaient une prière, devenaient porteurs de toute la beauté du monde.

Et il restait, là, à regarder son étoile.

Parfois, il demeurait silencieux. Parfois, ses épaules, ses bras puis tout son corps se mettaient lentement à ondoyer et il esquissait une danse, sans que ses pieds ne se soulèvent, une danse comme un murmure. Mais le plus souvent, si nous avions pu être très près, très très près de lui, nous aurions pu entendre quelques mots, qui sortaient de lui sans même qu’il semble s’en apercevoir. Nous aurions entendu : « Oh. Combien tu es belle, mon étoile, mon aimée. Je t’aime. Je t’aime plus que tout au monde. Je t’aime plus que ma vie. »

Et puis, quand il avait versé toutes les larmes de son corps, toutes les larmes que faisait jaillir de lui la splendeur, il retraversait la plage, réescaladait les dunes, retraversait les champs de pierre. Et rentrait chez lui, s’écrouler d’épuisement sur le sol de sa cabane.

Cela dura vingt ans. Tous les jours et toutes les nuits de ces vingt années-là, l’homme brûla le jour et pleura la nuit en priant l’étoile qu’il aimait.

Une nuit comme toutes les nuits, les deux pieds plantés dans les vagues, il leva son visage vers le ciel, ses yeux trouvèrent son étoile, son visage s’épanouit comme un printemps, et il murmura : « Ah, que tu es belle. Et que je t’aime. »

Mais voici que cette nuit-là, pour la toute première fois de toutes les nuits de vingt années, son étoile lui répondit.

Elle lui dit : « Tu m’aimes ? »

Et l’homme en eut le souffle coupé : « Oh ! Toi. Toi. Oh, toi. Dieu, que je t’aime. »

‒  Tu m’aimes vraiment ?

‒  Je t’aime. Plus que ma vie.

‒  Aimerais-tu être près de moi ?

Alors, la douceur, la chaleur, l’émotion furent si grandes que le corps de l’homme commença à être pris de petits soubresauts, comme si, de lui-même, le corps de l’homme s’était préparé à bondir vers l’étoile.

‒  Oh, plus que tout au monde. Je donnerais tout le peu que je possède pour être près de toi. Mais toi, tu es là-bas. Au bout de l’infini. Et moi, je suis ici.

Alors l’étoile lui dit : « Baisse la tête. »

Et l’homme baissa la tête.

Elle lui dit : « Tu vois, à tes pieds, la crête des petites vagues, tu vois le reflet de ma lumière, qui argente les crêtes des vagues ?

L’homme murmura : « Oui. »

« Maintenant, lève un peu les yeux. » L’homme le fit.

‒  Vois-tu le rayon de ma lumière, qui traverse l’air avant de frapper les vagues ?

‒  Oui.

‒  Eh bien, mon amant. Marche sur le rayon. Monte sur lui et marche jusqu’à moi.

Alors, l’homme, ébloui, leva un pied. Et le posa sur le rayon.

Puis le second pied, et le posa aussi sur le rayon. Le rayon était frais, mais à peine, sous la plante de ses pieds.

Alors, d’abord doucement, puis à enjambées de plus en plus larges, il se mit en route vers son étoile. L’étoile qu’il aimait. L’étoile qui, il le savait désormais, l’aimait aussi. Avant même d’avoir atteint la lune, il courait de toutes ses forces. Et il riait. Et elle riait aussi. Et leurs rires se répondaient, et, parfois, semblaient ne plus en faire qu’un seul.

Et il dépassa la lune. Et s’élança entre les planètes. Il passait entre elles comme un éclair, un éclair qui riait, en courant sur le rayon d’une étoile.

Mais soudain ‒ il était loin déjà, très très loin de son champ et des pierres, de la plage et de la cabane, il était au cœur des cieux, déjà ‒ soudain, il s’arrêta pile. Il s’arrêta net et de rire et de bondir.

Aussitôt, l’étoile, elle aussi, cessa de rire.

‒  Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que tu as ? Viens. Viens, mon amant. Viens vite.

Mais l’homme restait immobile.

Il ne pouvait plus bouger, soudain.

Il ne pouvait plus rire.

Il ne pouvait plus parler.

Seul un murmure s’échappait d’entre ses mâchoires bloquées. Le murmure disait : « Non. Non. Non. On ne. On ne peut pas. On ne peut pas, marcher sur la lumière. On ne peut pas. »

Et l’homme, qui se rendait compte soudain qu’il était debout au milieu de l’infini, debout sur un rayon de lumière, l’homme se mit à trembler de tout son corps. Et son corps, à la fois se crispait, son corps se repliait sur lui-même, en craquant comme les grandes feuilles de ses moissons quand elles se desséchaient sous le soleil. L’homme devint une boule de peur.

Et alors, alors, il se mit à tomber. À tomber vers la terre, à toute vitesse. Il tomba dans un hurlement terrible, qui fit fermer les yeux d’épouvante aux planètes. Et il tomba, jusqu’à s’écraser sur la lune.

Alors, l’étoile, chavirée. L’étoile, dont le regard ne pouvait se détacher du corps de son amant, écrasé là-bas, l’étoile murmura : « Que c’est triste. Que c’est triste, un si petit amour. »

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