9 billets libres lus entre septembre 1994 et mai 1995 à VSD, émission de la Première Chaîne de la SRC animée par Marie-France Bazzo.
Légèrement retouchés.
(Avril 2023)
La maison hantée / Les Bâtards de Voltaire / Les méfaits du tabac / Les méfaits du tabac (bis) / Monsieur Parizeau et la culture / Léni Riefenstahl / Pourquoi réfléchir à la politique / La diffusion des débats de l’Assemblée nationale / La diffusion des débats de l’Assemblée nationale (suite)
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La maison hantée
Ce matin, je vous apporte la solution à une petite énigme qui chicote plusieurs Montréalais depuis fort longtemps. Sentez-vous parfaitement libres d’y croire, à mon explication, ou de tenter de vous convaincre qu’en me levant ce matin je me suis tapé le crâne contre une poutre basse.
Voici de quoi il s’agit.
Il y a, dans un très beau quartier de Montréal ‒ je ne vous dirai pas lequel ‒, dans une très belle rue ‒ que je ne vous nommerai pas ‒ une énorme et splendide demeure, abandonnée là, apparemment vide d’occupants depuis des lustres. Entretenue, autrefois, elle a vraiment dû faire rêver : un vrai manoir victorien ‒ clame, serein, solide. Le genre de maison dont on se dit que même un tremblement de terre ne réussirait pas à l’abattre. Eh bien justement, c’est ce qui chicote tant de monde depuis si longtemps : pourquoi est-elle toujours debout ?
Elle fait baisser la valeur de ses voisines; elle constitue un vrai nid à feu; des enfants ‒ justement fascinés par elle ‒, risquent d’aller s’y blesser; elle risque d’éveiller tout le quartier en s’effondrant en pleine nuit comme un château de cartes. Bref, d’excellentes raisons de la jeter à terre, il y en a des légions. Et puis Dieu sait qu’au Québec, la beauté d’un objet est bien la dernière qualité qui puisse lui valoir la préservation : chez nous, la beauté d’un objet ou d’un lieu représente une invitation à lui taper dessus, pas à lui assurer la durée.
Enfin. Toujours est-il que chaque fois que je passe devant cette maison-là avec des amis, j’entends immanquablement :
‒ Mais qu’est-ce qu’ils attendent, beubitte ?
Je vais vous le dire.
D’abord, sachez que rien qu’au cours des trente dernières années, à douze reprises, pas une de moins, des équipes d’ouvriers y ont bel et bien été dépêchées avec le mandat de la raser. Ces équipes comptaient chacune de sept à onze membres. Eh bien, pas un seul de ces quatre-vingt-quatorze ouvriers-là n’a jamais arraché le moindre clou, le moindre bout de tapisserie moisie, ni n’a jamais dévissé la moindre applique électrique.
Pourquoi ?
Parce que dès qu’ils en passaient le seuil, ils se mettaient tous à pleurer comme des enfants abandonnés, secoués de spasmes, ou alors ils s’appuyaient au premier cadre de porte ou au premier bout de mur venu, et se mettaient à pleurer mais cette fois sans sanglots, la bouche et les yeux ouverts, comme quand la splendeur nous prend par surprise. Dans un cas comme dans l’autre, ils restaient là, convulsés ou catatoniques, pour ne ressortir que plusieurs heures plus tard, épuisés, vannés, et répétant en un murmure à qui voulait les entendre qu’ils ne se souvenaient de rien sauf d’une émotion trop forte pour un humain.
Résultat ? Il n’y a pas un seul entrepreneur en démolition de ce pays qui va oser envoyer là des ouvriers, sachant qu’à partir du lendemain ils vont tous passer de trois à huit mois chacun au repos forcé…
J’imagine qu’à présent, vous voulez savoir ce qui cause un tel émoi ? Eh bien c’est très simple.
Il y a bien des années de çà, un jeune Montréalais étudiait en Europe. Durant les vacances scolaires, il en profitait pour explorer un peu. Et c’est ainsi qu’un soir, il se retrouva dans un petit village d’Écosse, au bord de la Mer d’Irlande, un Vendredi saint de pleine lune qui était un vendredi 13 !
Après avoir soupé, un petit peu ivre, il se dit :
‒ Moi, je vais passer la nuit sur la plage. Vendredi 13, Écosse, pleine lune, Vendredi saint… Si je ne vois pas de lutin ou de farfadet cette nuit, c’est qu’ils n’existent pas.
Et c’est ce qu’il fit : il passa la nuit sur la plage de rocaille. Ce fut une nuit splendide, mais il ne vit ni farfadet ni lutin.
Bien des années plus tard, alors qu’il était depuis longtemps de retour dans sa ville natale, et qu’il y prospérait allègrement, un soir qu’il se promenait doucement, soudain, le souvenir de sa nuit d’Écosse lui revint. Amusé, il se dit :
‒ Il y en avait sûrement un, farfadet. Mais il est resté caché dans les hautes herbes, au sommet du talus. Ah, il a bien dû rire de moi.
Et puis il oublia tout cela à nouveau pour d’autres longues années.
Un soir, alors qu’à son accoutumée il prenait sa marche d’après souper, tout-à-coup, un garçon s’approcha de lui, et lui dit, en anglais :
‒ Vous êtes dans les patates : les lutins, ce n’est pas en Écosse, c’est en Irlande.
Et lui sourit.
En voyant ce sourire-là, l’homme eut le souffle coupé. Il se mit à haleter, foudroyé, à haleter comme on halète dans les bras de qui seul nous a appris la paix, comme on halète juste avant que dans ses bras on n’explose de joie.
Mais alors, l’homme fit une erreur, une terrible erreur : il arracha son regard au sourire du garçon, et le planta dans les yeux du garçon.
Pour lui, le temps s’arrêta.
Le garçon se détourna, s’éloigna, et dans le dos de sa veste, l’homme vit qu’il y avait le portrait du saint patron d’Irlande, un trèfle entre les doigts.
L’homme rentra chez lui. Referma derrière lui. Et, depuis ce jour-là, quiconque entre dans sa maison, de jour ou de nuit, quand la lune est croissante, saura immédiatement ce qu’est l’attente éternelle, sans espoir; quiconque y entre quand la lune décroit connaitra ce qu’est la joie sans partage; et il en sera ainsi jusqu’à ce que le farfadet revienne.
Alors, prenez patience, vous qui habitez près de cette maison-là.
Car qui sait quand arrive ou quand repart un farfadet.
Et puis, surtout, qui sait ce qu’il veut ?
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Les Bâtards de Voltaire
* Pomme. Objet sphérique créé avec trente-deux produits chimiques différents, que l’on trempe ensuite dans de la cire, puis que l’on passe au gaz. À long terme, une pomme a autant de chances d’attirer le docteur chez vous que de le maintenir à distance.
La définition que je viens de lire est tirée d’un livre qui n’est pas disponible en français, mais je veux semer tout-de-suite la petite graine de votre intérêt, puisqu’il va paraitre dans notre langue l’automne prochain. C’est un livre paru en anglais. Si je l’avais trouvé en japonais, je vous parlerais de lui quand même en vous suggérant de dénicher quelqu’un qui lit la langue pour qu’il vous en fasse la lecture avec traduction au fur et à mesure.
L’auteur est John Saul, ce même romancier-philosophe dont les très remarquables Bâtards de Voltaire et le recueil de nouvelles De si bons Américains ont paru au cours de la dernière année. Cette fois-ci, il vient donc de sortir rien de moins qu’un dictionnaire. Mais alors là, tout un. Philosophique.
Vous venez d’entendre le mot philosophique. Si l’image que vous avez est celle d’une brique abstraite écrite dans une langue aussi pétillante que le sumérien primitif, vous êtes complètement à côté de la plaque. Croyez-le ou non, c’est un dictionnaire drôle et bouleversant. Ce n’est pas un dictionnaire rationnel, qu’on consulte pour savoir quel est le sens officiel d’un mot, mais plutôt un dictionnaire humaniste, qui tente de cerner les effets qu’ont dans le monde et sur nous les objets, les phénomènes évoqués par les mots.
Son titre : The Doubter’s companion; a dictionnary of agressive common sense.
Traduction libre : « Le compagnon de l’incrédule; dictionnaire du bon sens agressif ». Mais le mot « doubter » ne se traduit pas littéralement en français; un doubter, ce n’est ni tout-à-fait incrédule ni tout-à-fait sceptique; en québécois, ça donnerait quelque chose comme un « douteux » ‒ on dit « un senteux » pour parler de quelqu’un qui renifle ce qui ne le concerne pas, on pourrait parler d’un douteux pour décrire quelqu’un qui se situerait quelque part entre le schtroumpf grognon, le shtroumpf rigolo et le schtroumpf insolent. Très très librement, quant à moi, je traduirais ce titre-là par « Prenez pas tout’ pour du cash; dictionnaire baveux de la vraie nature des choses. »
L’œuvre se situe dans la lignée du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, et du Dictionnaire philosophique de Voltaire, qui disait, par exemple, à la définition de « Anthropophages » : « Nous avons parlé de l’amour. Il est dur de passer de gens qui se baisent à gens qui se mangent. » Chez Saul, vous trouverez, par exemple le début suivant à la rubrique Ronald McDonald (toutes les traductions sont de moi) :
* Ronald McDonald : philosophe post-moderne. Un peu de la même manière que Voltaire a prêté aux Lumières son visage d’intellectuel public, Ronald McDonald est le visage et la voix de la culture de la consommation.
Après ça, vous avez une définition abasourdissante de ce qu’est le fast food qui, je vous le jure, va faire que vous ne regarderez plus jamais le trop fameux clown jaune et rouge comme un simple support publicitaire. C’est vrai : Ronald McDonald est un philosophe post-moderne important, un penseur essentiel de la culture de la consommation. Comme le dit Saul à la fin de cette rubrique :
… peut-être le savant-philosophe à avoir connu le plus grand succès depuis Albert Einstein. Un très sérieux candidat à la succession de Mickey Mouse. Un roi-philosophe.
* Acapulco : Il n’y a pas de requins à Acapulco. Les autorités mexicaines sont formelles à ce sujet. Si certains touristes étrangers décident de ne pas rentrer chez eux après leurs vacances, c’est de leurs affaires.
Les lignes suivantes sont tirées de la rubrique Liberté d’expression :
Une nouvelle manière de la limiter a recours à l’argument selon lequel la liberté d’expression (…) devrait désormais être considérée comme un luxe. Ce dont les gens ont besoin par-dessus tout, énonce cet argument, est de prospérité. C’est grâce au bien-être physique et à la stabilité accompagnant la prospérité que les gens ont le temps et l’énergie d’avoir recours à la liberté d’expression. Autrement dit, mine de rien, plus les autorités responsables se montrent incapables de conduire l’économie d’un pays, moins les citoyens devraient avoir recours à la liberté d’expression.
* Sainte Trinité. Doctrine de foi la plus importante du dernier quart du XXième siècle, consistant en la promesse d’un paradis rationnel atteignable par le truchement de la dévotion 1- à la compétition, 2- à l’efficacité et 3- à la notion de marché. Dans cette Sainte Trinité très à la mode et remarquablement intolérante, le rôle de Dieu le Père est tenu par la compétition, celui du Fils par l’efficacité et celui du Saint-Esprit par le marché. Si ces trois mécanismes pouvaient être présentés en mentionnant leurs aspects négatifs autant que leurs forces, ils constitueraient des instruments de valeur dans le cadre d’une société stable. En revanche, présentés comme des absolus, ils tirent rapidement la société vers un état confus et dangereux où la compréhension communément admise de la réalité repose sur notre refus de confronter ce que nous savons être faux.
* Réalité. Comme le disait Alice Roosevelt Longworth, qui tenait salon à Washington, vous ne devriez jamais accorder votre confiance à aucun homme chauve qui se peigne les poils des aisselles jusque sur le dessus de la tête. Ou encore, la plus grande partie de nos élites rationnelles croit fermement que lorsqu’une opinion ne correspond pas à la réalité, c’est la réalité qui a tort.
Il y en a quelques centaines comme celles-là. Ça fait un bien extraordinaire. Un peu comme de se faire ramoner le cerveau, disons. Je suis bien conscient de commettre un sacrilège en vous suggérant de courir vous le chercher. Au Québec, ça fait chic de passer pour le roi des exportateurs, mais quelqu’un qui recommande de lire un livre dans une autre langue que le français, on pense que ça n’a pas de reflet dans un miroir et que ça se traite à coups de gousses d’ail. Quoi qu’il en soit, notez ça sur votre tablette collée sur le frigidaire : quand vous allez entendre que le Doubter’s companion; a dictionnary of agressive common sense de John Saul vient de paraître en français, sautez dessus. Ça fait à peu près l’effet d’enfin rouvrir grand les fenêtres après un long hiver.
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3
Les méfaits du tabac
Il y a quelques années, a commencé à circuler un gag qui a beaucoup fait rire beaucoup de monde, moi le premier :
Un adolescent entre dans une pharmacie et demande « [À forte voix :] Une boite de condoms, s’il-vous-plaît… [murmuré : ] avec un Player’s filtre ». Évidemment, le comique fonctionne sur le renversement des valeurs qui est survenu en très peu de temps, puisqu’il y a quoi ? quinze ans, ça aurait été le contraire, qui aurait été la réalité : c’était honteux de parler de condoms à voix haute, et glorieux de s’afficher comme fumeur. Sauf que là, vraiment, ce gag-là, moi en tous cas, je ne le trouve plus drôle. Du tout.
Je ne veux pas chipoter sur les études médicales qui démontrent que la cigarette réduit l’espérance de vie. Je ne veux pas non plus en aucune façon mettre en doute de quelque manière que ce soit la bonne foi des militants anti-tabac. Mais je voudrais juste attirer l’attention sur une petite évidence : la cigarette n’est pas la seule chose qui, dans notre monde, réduit l’espérance de vie. Sauf que là, le discours sur le danger du tabac a fini par prendre de telles proportions, il est tellement présent, ce discours, qu’on finirait par croire que tel est bien le cas. Il y a des jours où, à force d’être bombardé de propagande, on croirait presque que si on arrête de fumer, on ne mourra pas. Point. Ou alors, qu’on va mourir d’une mort saine. C’est quand même fabuleux. J’en suis venu à me demander, quand je me rends compte, par exemple, à quel point on parle peu des pauvres dans notre société, alors que ça aussi c’est prouvé, que la pauvreté a une influence directe sur la santé et donc sur l’espérance de vie, j’en suis venu à me demander non pas pourquoi le tabagisme est devenu une cible de la croisade pour la santé, mais pourquoi elle en est devenue le symbole, de cette croisade. Allumer une cigarette c’est presque devenu faire un speech en faveur de la peste bubonique. Il y aurait là comme une certaine démesure, non ?
Je pense que j’ai fini par trouver un indice. Parce que le tabagisme est inutile. Fumer la pipe, le cigare ou la cigarette, ça n’a pas d’utilité. Pas plus que de consommer de l’alcool, d’ailleurs, en tous cas dans la majorité des cas; or on sait que la lutte contre l’éthylisme, elle aussi, constitue un symbole, lui aussi beaucoup plus investi dans notre imaginaire social que la lutte contre la pauvreté ou même contre l’analphabétisme. D’ailleurs pendant que j’y pense, je crois sincèrement que les mangeurs de chocolat devraient se préparer à une offensive dévastatrice aussitôt que le cas de la cigarette va être réglé, ce qui va libérer les troupes de choc pour de nouvelles batailles.
Je disais donc que la cigarette n’a pas d’utilité. Sauf économique, comme le font d’ailleurs fort efficacement pour eux ressortir les fabricants. Et je crois donc qu’une des raisons pour lesquelles il est monstrueux de fumer aujourd’hui c’est qu’il s’agit là d’un acte dangereux et inutile. Or nous n’avons pas de problèmes trop graves avec le danger, sinon le bonji, les montagnes russes et la course automobile ne connaîtraient pas la gloire que l’on sait, mais nous avons un problème avec l’inutile. Le bonji et la course automobile permettent d’affronter la peur, et donc de se tremper le caractère. Les montagnes russes permettent de hurler, et donc de se défouler et de se détendre. Alors que le simple plaisir, c’est bien connu est un vice. Les fumeurs, qu’ils crèvent s’ils ne sont pas réformables. Et les robineux aussi. Seulement, je crois que nous faisons une erreur grave en n’utilisant la peur qu’aussi parcimonieusement que nous le faisons. Et je veux lancer ce matin l’idée d’une campagne globale contre le danger associé au vice.
Or le vice, il faut le définir. Et les définitions trop élaborées, c’est bien connu, laissent des trous par où s’échapper.
Je propose en conséquence de carrément définir le vice comme étant absolument tout ce qui n’est pas l’austérité. Je propose que des ballons circulent en permanence dans le ciel canadien pour avertir mes concitoyens que l’air crée une dépendance, et qu’il est sale. Bougez moins, et moins vite, et puis vivez dans le froid, vous respirerez moins. Je veux que toutes les voitures se situant au-dessus de la catégorie des boites à savon portent en grandes lettres noires, sur toute leur longueur, une inscription rappelant à tous que le luxe et l’aisance créent l’envie, ce qui est cause de stress. Je souhaite aussi que plutôt que de peindre les voitures de couleurs agréables, elles soient obligatoirement laides et qu’elles portent toutes des photos ineffaçables montrant des paysages éventrés pour qu’on puisse extraire du sol le fer nécessaire à leur fabrication. Et que toutes celles pouvant circuler à plus de cinq kilomètres heure portent sur leur capot un mannequin représentant une personne qui vient de se faire écraser : parfois une vieille dame, ou un enfant, ou qui que ce soit. Avec le sang, et les organes répandus, et tout et tout. Je propose que les formulaires d’impôt aussi, portent une mention ayant trait au stress. Et j’exige que tous les passagers des compagnies aériennes qui voyagent même par pure nécessité soient obligés sous peine d’être jeté par la porte, de regarder en permanence des films montrant les effets désastreux sur l’écologie de moteurs à réaction, et du raffinement des carburants. Et puis des catastrophes : pas des fictions, des vrais avions qui brûlent, avec du vrai monde dedans. Et qu’on peigne des têtes de morts déformées géantes sur la centrale de Gentilly, et des veaux à cinq pattes. Et que nos factures de l’Hydro montrent les forêts englouties pour faire fonctionner les barrages, et les forêts rasées pour fabriquer le papier de ces factures. Et qu’à chaque fois qu’on allume une lumière ou la télé, une voix nous crie dans les oreilles et nous répète à toutes les trois minutes ce qui a dû être détruit pour que nous puissions utiliser cette énergie. Et que les casques bleus, eux aussi, comme tous les soldats, sentent obligatoirement la poudre et la chair brûlée. Et que dans les boucheries, il y ait sur tous les murs des projections continues, immenses, de scènes d’abatage et d’équarrissage des animaux, avec bandes sonores de leurs cris et des scies mécaniques les coupant en morceaux, et d’autres montrant le rasage des forêts vierges pour en faire des pâturages. Et le gavage des oies. Et l’élevage de poulets aveugles. Et ainsi de suite.
Bon je me calme.
Ce dont je voulais vous entretenir ce matin, c’était de ceci. L’État et les groupes pleins de bonnes intentions ont pris l’habitude, depuis quelques années, de s’adresser à nous en nous faisant peur.
Plus ils sont convaincus de l’importance de leur message, plus ils sont de bonne foi, et plus ils sont prêts à aller loin dans l’utilisation de la violence destinée à faire passer leur message. La petite fille qui hurle à tue-tête dans une auto pendant qu’on passe les menottes à un vilain monsieur qui avait bu avant de prendre le volant, et le jeune homme qui casse tout dans sa chambre parce qu’il a causé la mort de sa blonde en agissant comme un sot, étaient d’une violence dévastatrice, monstrueuse et cela n’avait plus rien à voir avec l’incitation, c’était carrément du terrorisme. J’en ai marre à un point qui dépasse le dicible, des faire-part de décès sur les paquets de cigarettes en particulier, et en général d’être considéré comme un débile par des gens qui veulent mon bien.
Aucun des exemples exagérés que j’ai donnés plus haut ne serait pourtant destiné à illustrer un danger illusoire ou fantasmatique. Ce que je voulais montrer, c’est que quand on cesse de parler aux gens comme s’ils étaient capables de comprendre, et qu’on se met à croire que la seule manière de leur faire passer un message c’est de leur taper dans le front à coups de bâton de baseball, on crée l’escalade. Et que l’escalade ça peut ne pas avoir de limites. Et on risque qu’un jour les gens nous envoient paître. Très loin. Bonnes intentions ou non, prendre le monde pour des concombres, ça en dit plus sur ceux qui le font que sur ceux dont ils parlent.
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4
Les méfaits du tabac (bis)
Il y a quelques semaines, comme cadeau du Nouvel An, vous vous rappelez peut-être que je me mettais en fusil contre les campagnes de peur prétendument destinées à combattre le tabagisme et l’éthylisme au volant, par exemple.
Sans mettre en doute les dangers contre lesquels on prétend vouloir nous prévenir, j’exprimais que j’en avais plein l’ cas’ de me faire prendre pour un cocomb’ par des gens qui disent vouloir mon bien et, qui plus est, qui s’imaginent que la seule manière de parler à un cocomb’ pour son propre bien est de lui faire « Bouh ! » et de lui taper dans la face. Forcé d’entendre et de regarder ce qui leur sort des neurones, je suis convaincu que les médecins et les fonctionnaires chargés de la propagande, dans les ministères qui nous veulent du bien, doivent avoir l’air du Professeur Philippulus, dans le rêve de Tintin, au début de L’étoile mystérieuse ‒ vous vous souvenez, l’espèce de beubitte décharnée au regard égaré, la barbe qui pointe, qui marche les genoux par dehors et un doigt vers le ciel, entortillé dans un drap de lit, qui tape sur son gong en faisant : « Le châtiment, Ah, haha, le châtiment ! La peste, le choléra, le pied d’athlète. Retourne chez ton maître Satan, infâme démon ». Chaque fois que je vois une de leurs annonces, je m’imagine qu’ils sont des centaines à être sortis de leur lit ce matin-là en partant avec les draps, qui courent dans les couloirs de leur ministère en cognant sur des vieilles casseroles et en testant les uns sur les autres ce qui a le plus chances de nous empêcher de dormir.
Ce que je ne savais pas, quand j’ai écrit mon précédent ras-le-bol, c’était que nous étions sur le point d’être les victimes d’une de leurs nouvelles crises. Plus débridée que jamais. Repoussant hors-de-vue les frontières de la gougounerie. La semaine des non-fumeurs a été l’occasion du lancement d’une campagne qui, en termes de mépris pour l’intelligence, devrait valoir à ses concepteurs le sombrero en tofu massif et à pompons fuchsia plus un séjour obligé de huit mille cinq cent ans en Patagonie avec interdiction de s’ouvrir la trappe sous peine de se la faire remplir de garnotte poivrée. Le petit beubé, dans son berceau, porte de la chambrette fermée, qui dort tel un angelot sans avoir conscience de ce qu’il est la blanche victime d’une boucane vicieuse, démoniaque, tirée sûrement de l’Attaque de la patate sangsue, qui se faufile vers lui jusque par le trou de la serrure, et le gars qui boit un verre de goudron sont d’une niaiserie infecte et je n’en pu pus.
Ils ne comprennent donc pas, ce monde-là qui font ces annonces-là ? Ils sont bouchés à quoi ? Ils viennent d’où ? De Jupiter ? Leur campagne destinée aux adolescents, où on voyait une jeune femme se transformer en cigarette était déjà tellement épaisse, tellement contre-productive que j’ai perdu le compte des adultes ou des ados eux-mêmes qui m’ont dit que pour ne pas être associés à ça, y a des jeunes qui n’y auraient jamais penser et qui se sont mis à fumer ! Parce que quoi qu’en pensent ceuses-qui-veulent-du-bien-aux cocomb’, ils ne sont pas, les jeunes, uniformément débiles, et l’adolescence est l’âge de la socialisation et du début de la révolte, c’est l’âge auquel il est normal de vouloir se sentir accepté par un groupe. Or en groupe le niveau intellectuel a beau baisser, il faudrait qu’il ait carrément disparu de la map complètement pour que cette annonce-là ne soit pas devenue un point focal idéal pour la révolte, justement, contre la stupidité manifeste des adultes morons. Ce serait juste la baisse des taxes sur le tabac qui aurait causé l’actuelle recrudescence du tabagisme, en particulier chez les jeunes ? Ben voyons donc. Réveillez, baptême ! Chaque fois que je vois une de vos catastrophes de niaiseries, j’ai envie de me planter des cigarettes allumées jusque dans les oreilles et dans les trous du nez, et d’aller me planter devant chez vous, le monde qui êtes payés des fortunes pour nous écœurer de la sorte, et de passer la nuit à hurler : Sacrez-nous patience ! La pauvreté, le stress, le désespoir, l’impression de pas avoir d’avenir et d’être gouvernés par une gang de débiles, de vivre dans un pays où il est à peu près interdit de parler publiquement de quoi que ce soit d’important à moins de dire le contraire de la vérité, ce serait pas, des fois, des raisons qui pourraient avoir queuk chose à faire avec le tabagisme, non, ô disciples d’Hippocrate ? Et ça, est-ce qu’on vous entend en parler ? Pas un mot ! Au contraire, même : vous en rajoutez ! Ne pas confondre l’effet et sa cause, votre maman ne vous a jamais parlé de ça ? Mais… a-t-on jamais vu un ministère et ses troupes arriver à se tasser le coude de devant la bouche assez pour admettre qu’il se sont planté le doigt dans l’œil ?
Et encore, ça, c’est rien ! Uniquement sur les ondes de Radio-Canada, c’est au moins une demi-douzaine de fois que j’ai entendu, cette semaine-là, des médecins parler de l’urgence avec laquelle la croisade dont font partie ces annonces-là se doit d’être menée, tambour battant, la bouche en cul de poule et le bon droit dans le poing. Et d’y aller de leur baratin. Tous d’accord entre eux sur tout. Et surtout, surtout ! sur le pourquoi fondamental de leur lutte. Savez-vous pourquoi, il faut excommunier, désintégrer, vouer aux gémonies la cigarette maudite ? Je n’en croyais pas mes oreilles. Savez-vous c’est quoi, la raison, la justification ?
Parce que la vie serait sacrée ? Je pense qu’ils n’ont même jamais entendu le mot.
Votre santé ? Pantoute.
Votre bonheur ? Ben voyons donc…
Votre avenir ou celui de vos proches ? Jamais de la vie.
Les COÛTS ! Les oreilles m’en battaient au vent. Les coûts, imaginez-vous donc. Les coûts du tabagisme : soins et hospitalisation pour traiter les cancers, maladies respiratoires et cardio-vasculaires ! C’est pas parce que la vie est belle et que ce serait plaisant d’en jouir le plus longtemps possible, qu’il faut arrêter de fumer. Non, vous êtes un écœurant fini si vous en allumez une, parce que vous allez coûter de l’argent aux autres ! Point. Final. Vous n’êtes pas un humain, vous êtes un placement. Un bovin d’élevage. Vous devez rapporter le plus possible tout en coûtant le moins possible. Et si vous fumez, vous faites baisser votre propre valeur sur investissement et c’est pour ça que vous êtes un sale ! Ce ne sont pas des médecins, ce sont des vétérinaires industriels. Ce que je les ai entendus dire et répéter cette semaine-là constitue le sommet incontestable du mercantilisme le plus mongol que j’aie jamais entendu être évoqué. Même Séraphin Poudrier, stoné à l’os par la poussière d’avoine de ses cachettes à trésor aurait pas osé prononcer une insanité pareille. Eux, ils s’en vantent. Ils le claironnent. Et ils trouvent ça beau !
Ils nous prennent pour du bétail, pour du bétail stupide, ils nient eux-mêmes la moindre valeur et le moindre sens aux vies qu’ils ont fait le serment de protéger ‒ on se demande bien pourquoi si c’est pas pour le chèque, justement ‒, et en plus ils ne savent même pas compter.
Parce que si vraiment le cash est la seule valeur, il suffit d’y penser dix secondes pour s’apercevoir, comme me le faisait justement remarquer un ami médecin ‒ pas vétérinaire, médecin ‒ : au moins, les fumeurs, eux, augmentent leurs chances de mourir jeunes. Or ce qui coûte vraiment cher à nos pôvres payeurs d’impôts, c’est pas le monde qui meurent jeunes, c’est le monde qui meurent vieux. Alors si votre argument massue consiste à me dire que je dois arrêter de fumer parce que je vais coûter cher en soins, attention ! vous ne pouvez pas vous arrêter à mi-chemin, sur cette route-là : vous devez faire la démonstration jusqu’au bout et, en bons petits comptables que vous prétendez être, mettre ces coûts-là en regards de ceux qui seraient entraînés par une vie longue ! Hen ? Maisons de retraite, Alzheimer, arthrite, cancers, sénilité, soins à domicile, fractures, et les rentes, messieurs les vétérinaires, les rentes ! pendant trente ou quarante ans, messieurs ! Vos délires de gérants d’élevages de poulets, on en reparlera quand vous aurez au moins fait vos devoirs comme du monde.
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Monsieur Parizeau et la culture
Récemment, monsieur Parizeau nous apprenait que le ministère de la Culture et des Communications relève désormais directement de lui. Cette nouvelle a fait chavirer dans un état de pur ravissement nombre de citoyens, y compris des artistes qui s’imaginent que cette décision prouverait de manière éclatante l’importance de la culture chez nous, surtout pour le Parti Québécois. Je me demande si ces gens-là croient aussi que la Terre est plate et qu’elle est posée sur le dos d’une grosse tortue. Ils auraient sans doute honte de l’admettre publiquement, ça. Pourtant la tortue géante serait sûrement bien plus facile à prouver que l’intérêt de monsieur Parizeau pour la culture.
La culture est tellement importante pour le PQ, qu’en 90, en préparant un mémoire pour la Commission Bélanger-Campeau, je n’ai pas réussi à trouver le mot « art » dans aucun des programmes qu’il s’est donné depuis sa fondation. Nulle part. Dans celui de 70, la culture était passée de priorité numéro un qu’elle avait été pour les Libéraux aux élections de 60 au troisième rang. Elle venait dorénavant après l’économie et la vie sociale, on en traitait en quelques pages et elle incluait désormais l’éducation et les communications, ce qui n’était même pas le cas auparavant. Évidemment, pas un mot sur l’art, même pas le mot lui-même. La culture pour le PQ, c’est la langue, un point c’est tout, peu importe ce qu’on dit avec. En 90, dans un document intitulé La souveraineté. Pourquoi ? Comment ? la culture avait encore reculé, on en était à un point sur vingt-huit, portant sur la culture et il fallait le chercher.
Depuis sa création, le PQ n’a même pas été foutu d’accoucher d’une politique culturelle. Pas une. Pas une page. C’est vous dire à quel point il s’agit là d’un aspect essentiel pour lui de notre vie nationale. Au moment de Bélanger-Campeau, il y a eu une commission interne ou un comité, qui a essayé d’en rédiger une. Savez-vous quoi ? Ils n’y ont pas réussi. On m’avait invité à y participer mais j’ai arrêté après deux réunions parce que la seule chose qui y avait de l’importance c’était d’intégrer les communications à la notion de culture, c’est-à-dire de noyer la culture dans l’industrie alors que de la culture on ne s’était même jamais occupé sauf bien sûr pour introduire et officialiser dans les faits la notion d’industries culturelles, justement, c’est-à-dire que quelle que soit votre opinion sur les deux pièces que vous avez vues le mois passé, la meilleure est nécessairement celle qui a fait le plus d’argent, un point c’est tout. Dans ces termes-là, si vous avez le choix entre Camus et Stephen King ou le Fantôme de l’Opéra, vous n’avez même pas le droit d’hésiter : Camus, qu’il retourne jouer du gazou chez sa mère ou qu’il apprenne à faire quelque chose d’utile de ses deux mains.
Fondamentalement, c’est le PQ qui a pavé la voie à la chose invraisemblable mais hélas bien réelle qui a été adoptée il y a quelques années par le gouvernement libéral comme étant sa politique culturelle. Dans l’esprit ‒ si je puis dire ‒ de cette politique, la culture est une industrie comme n’importe quelle autre, qui doit être jugée exclusivement au rendement, ce sont les producteurs qui importent et les artistes sont l’équivalent de ce que, dans les autres industries, on appelle Recherche et Développement. Devant ça aussi, les artistes sont tombés sur le dos en pâmoison. Et quand cette politique-là a été rendue publique, il s’est produit une chose qui je crois bien aurait été inimaginable dans n’importe quelle autre sphère d’activité : le PQ n’avait rien à en dire, le projet faisait parfaitement son affaire. Northern Telecom et TNM, même combat ! Youpi. C’est ça, la vision de la culture, au PQ.
La preuve : une semaine après son auto-proclamation au titre de ministre de la Culture, monsieur Parizeau, le 7 février dernier, nomme qui comme sous-ministre ? L’ineffable Roland Arpin, père spirituel de la politique libérale de madame Frulla. Je dis « père spirituel », mais ne vous en faites pas, c’est un gag : l’esprit n’a strictement rien à faire là-dedans.
Ce qui fait que quand des artistes s’indignent par exemple de l’éviction éhontée de la directrice artistique de la NCT par son conseil d’administration, ou de la fermeture cavalière du Café de la Place, ou de celle de n’importe quelle autre des nombreuses compagnies à avoir été fermées au Québec depuis quelques années, j’ai beau partager leur indignation, me sentir solidaire d’eux et être révolté par ces comportements de goujat, je ne peux pourtant pas m’empêcher de penser que ces évictions et ces fermetures-là ne sont après tout rien d’autre que la mise en application telle quelle de ce que tout le Québec, et en particulier ses artistes, s’est réjoui d’avoir fait comme trouvaille il y a deux ou trois ans quand la soi-disant politique culturelle est entrée en vigueur. On est une industrie ou bien on ne l’est pas. Mais on ne peut pas se taper sur la bedaine de joie à l’idée d’en être une et vouloir qu’on nous considère comme si on était autre chose.
L’an passé, lors du combat des chefs entre Jacques Parizeau et Daniel Johnson junior, au terme d’une campagne électorale qui allait mener à un référendum sur la souveraineté, quand l’actuel ministre de la Culture a expliqué pourquoi le Québec devait quitter le Canada, sa raison était qu’il serait ridicule et contreproductif financièrement d’avoir deux niveaux de gouvernement. Financièrement. Point. La culture ? Pas un mot. Pas un.
En trente-cinq ans, la culture est donc passée chez nous de priorité nationale numéro un à… rien du tout. Merci au PQ.
Depuis, nous en sommes à notre troisième ministre en à peine plus de mois, c’est dire encore une fois à quel point la culture est cruciale. La première a été dégommée parce que son élection était illégitime, la seconde pour incompétence et le troisième aura pas le temps de s’en occuper. Un peu de patience, d’ici quelques temps la culture sera de retour dans le giron de l’agriculture, comme au bon vieux temps. Et je suis certain que les artistes vont encore une fois se rouler dans le gazon de pur bonheur.
Dans les années cinquante, Duplessis ‒ un monstre, un infâme, parait-il ‒, tournait en dérision les intellectuels et les artistes en les traitant de « joueux de piano ». En quarante ans, le Québec a beaucoup évolué. À preuve : dans le temps on se révoltait contre cette image-là mais aujourd’hui on trouve qu’il avait bien raison et qu’on aurait donc dû l’écouter.
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Léni Riefenstahl
Fin janvier / début février, on a passé à Radio-Québec un remarquable reportage allemand, en deux épisodes, sur Léni Riefenstahl, sûrement une des plus grandes cinéastes de l’histoire.
Elle a réalisé, entre autres, le film des Jeux olympiques de Berlin de 1936 Les dieux du stade, et aussi un reportage époustouflant sur le premier grand congrès que les nazis aient tenu après leur arrivée au pouvoir. Celui-là s’intitule Le pouvoir de la volonté et, par hasard, je l’avais visionné il y a quelques mois. J’en avais déjà vu souvent des passages intégrés à des documentaires, mais le voir de bout en bout n’a aucun rapport avec le visionnement d’extraits, tellement la construction de chaque plan bien sûr, mais surtout de l’ensemble est prodigieuse, il n’y a pas d’autre mot. Prodigieuse. Et inhumaine.
Le reportage passé à Radio-Québec m’a laissé perplexe. Très, perplexe. J’en ai vu le premier épisode avec un ami, artiste lui aussi et après, nous avons eu ce qui peut passer le plus proche de devenir une dispute sans y parvenir. Malgré l’admiration que j’ai pour le talent, peut-être même le génie, de Léni Riefenstahl, son insistance sur le fait qu’elle ne faisait pas de la propagande, elle, elle ne faisait que des films, de l’art, et que la politique ne l’intéresse pas et ne l’a jamais intéressée, me mettait hors de moi. Je ne crois pas du tout qu’il aurait fallu la pendre après la guerre, je ne suis pas un juge, Dieu m’en garde, mais cette manière de prétendre que n’importe quoi peut devenir le sujet de belles images n’ayant aucun rapport avec ce que ces objets-là signifient me donne la chair de poule. D’un autre côté, je sais bien qu’un artiste n’a pas nécessairement de contrôle sur ce qui advient de ses œuvres. C’est d’ailleurs le point sur lequel insistait l’ami avec lequel j’avais écouté l’émission : il me reprochait de faire un procès d’intentions. Après tout, disait-il, cette artiste-là avait le droit de prendre son sujet là où elle le voulait, et de tenter de faire de ces images-là une œuvre d’art. Est-ce sa faute si les nazis ont fait d’elle leur étendard ? Pouvait-elle deviner en 34 ce que le nazisme allait devenir ? Eh bien, en fait, même si je n’ai pas à accorder ou non ce droit, je crois qu’elle avait, oui, tout à fait le droit de le faire, ce film-là, si elle exprimait par lui ce en quoi elle croyait. Aussi n’est-ce pas cet aspect-là du documentaire qui me troublait. Il m’a fallu un certain temps pour mettre le doigt dessus avec précision, mais là, je pense que ça y est.
Ce qui me troublait c’était que quand madame Riefenstahl énonçait qu’elle ce qui l’intéressait c’était la technique, par opposition au sujet, elle énonçait un des principes mêmes du nazisme. Et que quand elle tournait son film, elle l’incarnait, ce principe. Le fait qu’elle en ait eu ou non conscience n’y change pas grand-chose.
Il y a longtemps, j’ai lu un ouvrage sur le camp d’extermination de Treblinka, un des plus importants. L’auteur y disait que son intention, en entreprenant d’écrire ce livre, était de comprendre comment les Juifs avaient bien pu se laisser massacrer comme ils l’ont été presque sans réagir. Ce sont plusieurs millions d’individus qui ont dû être transportés jusqu’aux chambres à gaz, l’équivalent de la population entière d’un petit pays. S’ils s’étaient soulevés, les nazis n’auraient jamais pu les contenir. L’auteur finissait par énoncer cette hypothèse : les Juifs, particulièrement ceux d’Europe centrale et orientale, avaient en quelque sorte l’habitude des pogroms. De temps en temps, les gens des environs envahissaient leur ghetto, mettaient le feu, pillaient, tuaient, et puis rentraient chez eux. Alors ils avaient pris l’habitude des déchaînements de haine. Sauf que quand les nazis, eux, ont entrepris leur campagne d’extermination, il n’était plus question de haine. Ce dont il était question, soudain, c’était de technique, rationnelle, organisée, planifiée, efficace, froide : « On a un job à faire et on va le faire le plus efficacement possible, sans émotions ». Ce serait cette froideur-là, cette technicité-là, qui aurait estomaqué et privé de réaction ses millions de victimes. Devant un fonctionnaire qui dit : « Écoute, regarde-moi pas comme ça, moi je fais juste ma job », il n’y a rien à dire. Et si on grimpe dans les rideaux, on se cale, parce qu’il a la froide organisation et la rationalité pour lui, le fonctionnaire.
Il y avait ceci, donc, dans mon malaise : l’affirmation selon laquelle elle avait juste fait sa job, madame Riefenstahl, alors qu’est-ce qu’on pouvait bien lui reprocher ? Mais n’est-ce pas là le grand enseignement du Procès de Nuremberg que de nier que la phrase « Je n’ai fait qu’exécuter les ordres de mes supérieurs » constituerait pas une raison suffisante pour tout excuser ?
Et puis il y avait une autre couche encore : dans une série d’articles, la philosophe Anna Arendt raconte le procès de Eichman, un des grands criminels de guerre nazis, jugé à Jérusalem au début des années ‘60. Elle y dit que ce qui l’a frappée, lors du procès, c’était de constater ce qu’elle a appelé la « banalité du mal » : cet homme-là, Eichman, était, oui, bel et bien un fonctionnaire. Le mal qu’il a fait, il n’y a jamais pensé. Et c’est tout. Le cas de Léni Riefenstahl, qui dit ne même pas savoir ce que signifie le mot « fascisme », n’est donc pas unique.
Mais ce que ces trois éléments-là font ressortir ‒ le reportage, le livre sur Treblinka et l’article de Arendt ‒, c’est que le mal serait une responsabilité, pas nécessairement liée à la conscience qu’on en a. Je veux dire que le mal ne serait pas une évidence, contrairement à ce qu’on prétend habituellement. Donc, vouloir ne pas faire le mal n’impliquerait pas seulement d’éviter de faire ce qui nous apparait comme mal en toute évidence, mais peut-être surtout de penser avant d’agir, et surtout de prendre en compte la réalité, et pas seulement ses désirs.
Penser ne serait donc pas un luxe, mais une responsabilité cruciale, puisque des crimes comme celui du massacre des Juifs européens reposerait en définitive au moins en partie sur le refus de penser.
Ça m’a fait réfléchir. Et tout-à-coup, le fait de vivre dans une société où les soi-disant valeurs sont tellement techniques, froides; où l’art est si souvent considéré comme une bebelle; où on se prépare à couper en masse dans l’éducation et donc dans la mémoire et son entretien; le fait de vivre dans une société où l’action, l’efficacité et les résultats sont tellement importants mais où la pensée est tellement haïe, honnie, ridiculisée, m’est apparu encore plus menaçant qu’avant.
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Pourquoi réfléchir à la politique ?
La politique ! Ah… la politique…
Un des enseignements sur lesquels ma mère a le plus insisté durant mon enfance s’énonce ainsi : il faut toujours bien lire un document avant de le signer. Toute ma vie, je me suis efforcé de me conformer à cette injonction on ne peut plus sensée ‒ merci maman ‒, et je continue de m’y plier avec d’autant plus de bonne grâce que mon obéissance à ce chapitre m’a permis ou bien d’éviter nombre de situations qui m’auraient sans doute laissé des souvenirs fort désagréables ou bien d’en atténuer les effets si je le souhaitais. Et le pouvais.
J’aime bien savoir dans quoi je m’embarque et je préfère savoir où je vais au moins un peu avant d’y arriver. Ce n’est pas seulement que je souhaite éviter des situations désagréables, c’est aussi que j’essaie de me préparer avant de plonger, et surtout de me préparer aussi adéquatement que faire se peut : je ne trouve pas de charme particulier à l’idée de sauter dans un avion sur le point de décoller avec rien d’autre qu’un costume de bain, des pattes d’homme-grenouille et un crocodile en plastique gonflable sous prétexte qu’à lui voir la face l’avion en question a l’air de sûrement vouloir s’en aller tout droit au bord de la mer, pour me rendre compte à l’atterrissage que sa destination était en fait Sept-Îles en plein mois de janvier.
Il y a des situations, bien entendu, quand on va voir un médecin dans certaines circonstances, par exemple, où il n’est pas possible de nous faire expliquer d’avance tous les tenants et aboutissants d’un examen ou d’un traitement, mais on a toujours au moins le loisir de lire un peu sur le sujet, histoire de ne pas obliger le docteur à partir de tellement loin dans ses explications qu’il se trouve forcé de vous expliquer la différence entre une seringue et un stéthoscope en vous voyant vous mettre à hurler de terreur et déchirer la caoutchouc-mousse de sa table d’examen chaque fois qu’il se met les écouteurs dans les oreilles.
Il y a aussi des moments où l’on accepte d’abdiquer son droit de dire non ou de douter. Quand se présente une grande passion, par exemple, ou la possibilité de découvrir ce qui ne pourra pas être découvert si l’on s’engage avec trop de préventions. À quoi bon partir s’installer dans un temple du Népal pour changer de vie, si c’est avec un plein sac à dos de pots de beurre de pinotte et de cassettes vidéo de La p’tite vie ? Ou avec la collection complète de American Scientists ?
Il y a, finalement, encore une autre catégorie de circonstances : celles où nous ne savons pas à quoi nous sommes tenus mais auxquelles nous ne pouvons pas nous soustraire. Ainsi, notre naissance : nous n’avons pas tellement notre mot à dire à son sujet, nous apprendrons seulement bien plus tard que la vie est un cadeau qui n’a rien de permanent et, qui plus est, qui recèle bien plus de surprises ‒ bonnes et mauvaises ‒ que de certitudes.
Bon, eh bien de quoi est-ce que je vous parle, ce matin ? De politique, oui, oui.
Je me fais souvent demander pourquoi je passe autant de temps à parler de ou à réfléchir à la politique, généralement sur un ton qui affirme clairement que la politique serait un sujet auquel il serait vain, trivial ou tout bonnement illusoire de s’intéresser.
Encore bien plus souvent que la question ne m’est posée, je surprends dans des regards un commentaire qui, lui aussi, exprime : « Ah lui, Dubois… y a jus’ la politique qui l’intéresse… », ce qui ferait de moi une espèce de fou encore plus bizarre et malvenu que si je collectionnais les condoms usagés. D’abord ce n’est pas vrai, il n’y a pas que la politique qui m’intéresse, mais c’est vrai qu’elle fait partie de ce qui m’intéresse. Et je voudrais un peu m’en expliquer.
Sans aller chercher trop loin, on peut dire que le mot « politique » a deux sens immédiats : il désigne soit l’étude de l’ensemble des mouvements qui déterminent la vie d’une collectivité, soit la gestion concrète des intérêts communs à un groupe. C’est-à-dire que faire de la politique dans un Parti, ce n’est pas la même chose que de regarder sa société et tenter de comprendre ce qu’elle est en train de faire. Les deux activités peuvent se recouper, mais elles ne sont pas nécessairement synonymes l’une de l’autre. Ce qui est frappant, dans les commentaires qu’on me fait en paroles ou en silence, c’est que l’on croit que les deux choses le seraient, synonymes. Et que toutes les deux ensemble seraient à leur tour synonymes d’une activité, je l’ai dit, vaine, triviale et illusoire. Pourquoi ? Parce que la politique, la vie en commun, donc, serait par définition un phénomène sur lequel nous ne saurions avoir aucun contrôle ni aucune idée qu’il vaudrait la peine de ne serait-ce que formuler. Se leurrer à ce sujet serait alors une perte de temps pour soi et une source d’enquiquinement pour l’entourage.
Je trouve cette affirmation assez délicieuse. Elle revient à dire que la société serait un mal nécessaire que nous n’aurions pas le choix de prendre autrement que tel quel.
Pour ma part, je veux bien croire que je n’ai pas le choix de vivre ou non en société et que je n’ai même pas, tout compte fait, un choix immense de sociétés où je puisse choisir d’aller vivre. Mais une fois que j’y suis, dans une société, il me semble que j’ai la possibilité de tenter de comprendre comment elle fonctionne et de l’observer. Cela ne m’évitera sans doute pas toutes les surprises, mais en tout cas j’éviterai peut-être de me faire accroire que la vie est éternelle, je saurai qu’il vaut mieux changer de médecin si le mien essaie de remplir son stéthoscope de pénicilline et, si je dois prendre l’avion pour Nassau et que le pilote m’accueille en gros parka vert à col de minou, j’aurai une ou deux questions à lui poser.
Les autres passagers pourront bien me trouver tannant avec mes beubittes de questions fatiquantes, mais on en reparlera si jamais moi je reviens de Nassau, et si eux trouvent le chemin pour revenir de Sept-Îles, c’est-à-dire s’ils commencent par prendre conscience un jour que c’est bel et bien là qu’ils se sont rendus.
Changer de poste de télé en pointant la télécommande sur le four micro-onde n’est pas très efficace. Mais pour s’en rendre compte, il faut d’abord savoir les différencier.
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La diffusion des débats de l’Assemblée nationale
Je suis vicieux.
C’est-à-dire qu’il m’arrive de prendre plaisir à des choses qui ne devraient pas m’en procurer. Comme d’écouter la télédiffusion des débats de l’Assemblée nationale, par exemple.
Cette écoute m’enrage, me fait grincer des dents, mais il m’arrive de ne pas pouvoir m’empêcher de me livrer à elle. Je sais bien que la plupart des gens trouvent que c’est seulement une perte de temps, mais moi je ne le crois pas. Parce que ça me nourrit de questions.
Celle-ci par exemple : quand un ministre ou un porte-parole de l’Opposition se lève pour répondre à une question, la plupart du temps on peut voir dans le cadre de l’image un ou deux autres membres de son Parti, assis dans la rangée derrière la sienne. À peu près à chaque fois que la personne qui parle finit une phrase, les figurants, dans le fond, opinent du chef plus ou moins délicatement pour marquer leur approbation à ses propos. La question que j’ai fini par me poser, donc, c’est : Est-ce qu’ils faisaient ça, les figurants du moment, avant de savoir qu’ils risquaient de passer à la tévé ? J’ai beaucoup réfléchi, j’ai beaucoup observé, et j’ai fini par arriver à la conclusion que, vraisemblablement, non. Exactement comme je ne crois pas qu’en général les gens hochent la tête quand ils sont seuls chez eux et qu’ils entendent à la radio un commentaire avec lequel ils sont d’accord. D’ailleurs, même en public, dans un café ou un restaurant, si une personne en écoute une autre assise face à elle, ce qui vous permettra de vous rendre compte de sa concentration ne sera pas le fait qu’elle passe son temps à attendre la fin d’une phrase pour faire « oui oui » du bonnet ou pour se mettre à applaudir, mais au contraire ce sera son attention, laquelle se traduit habituellement par l’immobilité. Ce sera dans son regard que vous pourrez lire son approbation, pas dans des petits hochements de tête automatiques. Parce que quelqu’un qui fait automatiquement « oui oui » de la tête n’est pas en train d’écouter, il est en train de commenter. Or si, comme à l’Assemblée nationale, la personne qui est en train de parler lui tourne le dos, c’est que la personne qui commente est en train de commenter pour quelqu’un d’autre que celle qui parle. Enfin, je ne sais pas pour vous, mais moi je suis rarement en train de faire des signes dans le dos des gens qui parlent, sauf quand je fais des gags. Ils sont donc en train de commenter, mais pour qui ? Pas pour ceux d’en-face, puisque ceux d’en-face, dans l’écrasante majorité des cas, ne peuvent pas être convaincus de quoi que ce soit d’autre que ce qu’ils croient déjà, ou en tous cas ce en quoi ils sont supposés croire. À qui s’adressent ces petits hochements, donc, sinon à la caméra ?
Vous voyez comme on peut apprendre des choses fascinantes à Radio-Québec, même tard le soir : moi, j’y ai compris qu’un député silencieux qui fait « oui oui » de la tête pendant qu’un de ses patrons pose une question ou y répond, le fait à la fois pour nous montrer qu’il ne dort pas et pour essayer de nous convaincre qu’il écoute ce qui se dit, qu’il trouve ça intéressant pour d’autres raisons que pour pouvoir défendre sa job dans quatre ans, mais qu’il ne s’est pas donné la peine de travailler son rôle assez attentivement pour nous convaincre.
Il y a aussi des choses qui rendent fou de rage, tard le soir à Radio-Québec. Comme le fait qu’il n’advient rien, à l’Assemblée nationale. C’est-à-dire que l’on a l’air d’y décider des choses, ou qu’on a l’air de discuter, alors qu’en fait les décisions sont déjà prises et que la discussion est littéralement sans objet : dans le meilleur des cas, tout ce qu’on peut y voir, c’est la confirmation de ce que les X pensent en X, et les Y en Y. Pas vraiment surprenant.
‒ Le Premier ministre admettra-t-il qu’il a tort ? demande le Chef de l’Opposition. Et ses ouailles applaudissent.
‒ Si le Chef de l’Opposition officielle croit que j’ai tort, c’est qu’il ne sait pas ce que c’est que d’avoir raison ! rétorque le Chef du gouvernement. Et ses ouailles applaudissent.
Édifiant.
Une discussion dans laquelle personne n’a l’intention d’être convaincu, dans laquelle personne ne semble ressentir le besoin d’être convaincu, et ne semble même pas avoir l’intention d’apprendre quoi que ce soit, ça devient vite lassant. Surtout si, en plus, les figurants passent leur temps à faire « oui oui » juste pour nous donner l’impression qu’ils écoutent. C’est non seulement lassant, c’est navrant mais, en soi, ce n’est pas encore ça qui m’enrage, même pas le côté match de tennis, où tout le monde du clan A applaudit vivement et automatiquement chaque fois que quelqu’un du clan A dit quelque chose, même une ânerie, tandis que ceux d’en-face font « Bouh », « Hooon », « Tut tut », « Pout pout » et autres commentaires de la plus haute sophistication, juste avant qu’on reprenne exactement la même scène en inversant les rôles.
Non, ce qui m’enrage, c’est leur sourire, en faisant ça. Un sourire qui n’apparait pas toujours, mais bien assez souvent pour qu’il soit tout ce que voudrez sauf exceptionnel. Un sourire un peu baveux, qui dit : « Peu importe ce que vous venez de dire, vous savez que je suis contre, je suis ici pour ça. Et regardez bien la belle petite entourloupette que je viens de vous trouver. Je n’y crois peut-être pas plus que vous ne croyez vous-même à ce que vous venez de dire, mais ça n’a aucune importance : il n’y a que le punch qui importe. » Ça, ça m’enrage ! Particulièrement quand le prétexte à ces petits sourires baveux-là, c’est ni plus ni moins que quelques milliers d’emplois, par exemple, c’est-à-dire l’avenir de plusieurs milliers de mes semblables. Là, mettons que j’ai le sang qui bout et qu’il m’arrive de m’adresser à mon téléviseur sur un ton bien plus véhément et bien moins délicat qu’à l’époque où je croyais que Bobino me voyait et m’entendait dans mon salon.
Seulement lui au moins, Bobino, sa partenaire avait beau être une vraie marionnette, il nous prenait pas pour des caves.
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La diffusion des débats de l’Assemblée nationale (suite)
Il y a quelques semaines, à ce micro, j’ai passé les bornes. J’ai parlé de la diffusion des débats de l’Assemblée nationale, et la description que j’en ai faite pouvait faire croire que je trouve risibles les séances qu’il m’a été donné d’en voir. Si c’est bien l’impression que vos auditeurs ont eue, je leur présente mes excuses, j’ai dû péché par manque de précision puisque mon sentiment dominant à l’égard des débats de l’Assemblée nationale et des mœurs qui s’y affichent n’est pas celui du ridicule. C’est la colère.
Cela dit, il arrive que l’on apprenne des choses, en regardant ces diffusions. Je veux dire : que l’on apprenne vraiment des choses. La plupart du temps, on a l’impression que ce qui s’y dit pourrait aussi bien sinon mieux s’exprimer par voie de communiqué, de conférence de presse ou de décret et qu’au moins, cela nous épargnerait d’avoir à assister au cirque qui oblige le Président de l’Assemblée à se lever aux deux minutes pour demander aux élèves de cesser de faire un chahut qui dans n’importe quelle autre enceinte leur vaudrait dix fois par jour de se faire sortir sur la tête.
Quoi qu’il en soit, il arrive qu’entre les lignes, peut-être malgré les acteurs eux-mêmes, se révèlent des réalités vraiment étonnantes. Ainsi, il y a peu de temps, a éclaté cette affaire liée à la publication par le Gouvernement d’une série de brochures distribuées par la Délégation générale à Paris. Dans le passage mis en cause par l’Opposition, il aurait été écrit que les communautés anglophone et allophone se seraient tenues à l’écart des aspirations de la majorité des Québécois, ou quelque chose comme ça ‒ je cite de mémoire, ce n’est pas du passage lui-même que je souhaite vous entretenir, mais d’un débat qui a eu lieu dans sa marge. Je voulais juste vous situer.
Lors d’une des séances au cours desquelles il a été discuté de l’affaire, donc, une députée de l’Opposition a tenté d’attirer l’attention de ses collègues sur des opinions que le rédacteur de la brochure incriminée a émises dans d’autres de ses écrits. Je ne nomme pas les personnes en cause, mon intention n’est pas ici de les prendre à parti, mais de donner un exemple des valeurs qui s’expriment à l’Assemblée nationale à partir d’éléments récents ayant reçu une large couverture médiatique.
Lors de cette séance, donc, la porte-parole de l’Opposition sur les questions touchant les communautés culturelles se lève et rappelle à ses collègues que la veille le vice-premier ministre a pris la défense du rédacteur des brochures en affirmant bien haut la confiance qu’il lui porte. Puis elle se met à citer des extraits d’œuvres écrites par ce même auteur, des passages où il indique son accord avec les idées de Maurras, un écrivain français archi-conservateur qui a soutenu Mussolini, Franco et Pétain avant d’être radié de l’Académie française à la Libération, en 45. Alors là, pour la première fois depuis que j’écoute les débats, je me suis redressé carré dans mon fauteuil. Je ne suis pas plus particulièrement sympathique à cette député-là qu’à un autre, et sûrement pas plus à son Parti qu’à aucun de ceux qui siègent actuellement, mais entendre lire un passage sur Maurras, ou sur n’importe quel autre écrivain d’ailleurs, et pas comme un simple slogan ou par simple esprit de boutade, ça, je ne m’y étais vraiment pas attendu. N’importe où, mais pas là.
Le temps d’un éclair, je me suis dit : c’est pas vrai, on ne va quand même pas avoir droit à un débat sur des idées, pas à Québec ? pas à l’Assemblée nationale ?! Eh bien non, évidemment, il n’allait pas y avoir de débat d’idées. Sauf que durant un bref instant, ça m’a fait un peu comme un petit vent de printemps en janvier : on prend ce qu’on peut, tout en sachant que ça ne durera pas.
Toujours est-il que les citations en question, évidemment, la députée n’a même pas eu le temps de finir de les lire. Après à peine quelques lignes, il s’est élevé une véritable tornade de pout-pout et de tut-tut des rangs ministériels, et le Président a bondi sur ses pieds pour demander aux gens de se calmer et… tenez-vous bien, pour demander à la députée d’en venir à sa question. Écoutez, ce qu’elle voulait demander, c’était : « Pouvez-vous nous expliquer comment vous pouvez avoir confiance dans quelqu’un qui écrit des choses semblables ? » C’était quand même la moindre des choses que de la laisser citer les « choses semblables » en question, non ? Eh bien non. Ce le serait n’importe où dans la société, mais ce ne l’est pas là où fait les lois et où on est censé réfléchir sur le bien commun.
Elle reprend la parole, recommence à lire ses citations. Nouvel émoi. Gazou-gazou, boum-boum. Un député qui pose une question principale a un certain temps pour la présenter, deux minutes, je crois. Habituellement, cela donne lieu à de véritables discours au terme desquels la question elle-même n’est souvent guère qu’un simple prétexte : il faut effectuer de véritables pirouettes pour rabouter le préambule à la question. Mais cette fois-ci les citations étaient littéralement au cœur de la question. Eh bien la députée n’avait pas dû prendre une minute au total, et elle s’est fait enjoindre de sauter directement à sa question. Là, le vice-premier ministre prend la parole pour lui répondre. Et savez-vous ce qu’il lit, lui, pour défendre son rédacteur ? D’autres extraits de ses œuvres, qui auraient montré que l’attaque de l’Opposition était fallacieuse ? Non. Son curriculum vitae ! En long et en large : il a étudié là, enseigné ici, fait ci, fait ça, été décoré par, reçu le titre de, en fait je dis qu’on lit son CV, mais en fait, c’est la description d’un parcours parfait.
Quand je vous disais qu’on peut apprendre des choses fascinantes, en suivant les débats de l’Assemblée nationale : moi, j’ai appris un soir que pour nos représentants, des passages d’une œuvre et les idées qui s’y expriment, on n’a pas de temps à perdre avec ça ‒ pout-pout ding-ding ‒; ce qui importe vraiment, à leurs yeux, ce sont les médailles qu’un auteur a reçues et les postes qu’il a occupés. À l’Assemblée nationale du Québec, les médailles d’un auteur parlent plus fort que ses mots.
Mais je me demande, question troublante : si ce sont ses médailles, qui importent tant, et pas ses idées, pourquoi est-ce qu’on n’a pas publié ses médailles et son CV, au monsieur auteur, les Parisiens auraient sûrement beaucoup apprécié.
Un petit passage sur Maurras, aussi, peut-être ?
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