(19 février 2021)
Depuis la parution initiale de ce texte, il y a plus de 25 ans, il ne s’est rien passé de déterminant en ce qui a trait aux politiques culturelles québécoises, si ce n’est une détérioration tout à fait prévisible — et prévue.
De ce fait, il me parait — mille fois hélas — au moins autant d’actualité aujourd’hui qu’alors.
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Le 15 février 1995, j’adressais ce fax à Alain Dubuc, éditorialiste en chef au journal La Presse :
Quelques jours plus tard, le mercredi 22 février, la lettre en question — mais un peu émondée, ce qui se comprenait fort bien — paraissait dans les Opinions, p. B3
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Au Québec, tout est désormais industriel, y compris l’art
Un bon show, ça ne saurait être qu’un show « qui marche »
Un collaborateur du journal Le Devoir me faisait l’honneur insigne, le 10 février dernier, de se fendre d’une déclaration sur mon état de santé. Un samedi. À la une. C’est trop d’honneur. Mais il a tout faux.
Je serais, selon lui, au sanatorium. Qu’il l’entende au propre ou, plus vraisemblablement, au figuré, il se trompe.
Et il se trompe encore lorsqu’il prétend, très inattendu promoteur de la socio-politique au théâtre, dénoncer le silence voire la lâcheté dans lesquels se complairaient aujourd’hui à ce chapitre les auteurs de théâtre apparus au début des années 80. Pourquoi ce silence, selon lui ? Parce que nous ne nous serions jamais remis, ai-je cru comprendre dans le fouillis de ce qu’il prétend faire passer pour un raisonnement, d’un quelconque traumatisme lié à l’échec du référendum de 80.
Niet : je n’ai pas arrêté d’écrire, au début des années 80, j’ai commencé. Depuis, j’ai continué. Sans arrêt. Et si l’on m’a jamais reproché quoi que ce soit au chapitre du discours politique dans mes pièces et ailleurs, cela n’avait jamais été à ce jour d’avoir péché par manque mais bien par excès. L’étonnant Zorro qui vient de nous apparaître a d’ailleurs déjà été le premier à me le reprocher spécifiquement. À boulets rouges, et avec sa galanterie habituelle c’est-à-dire à coups de bâtons en pleine face, coups qui semblent à ses yeux être dotés de vertus pédagogiques, du moins à constater la fréquence à laquelle il fait appel à eux.
Mais qu’importe son argumentation, fausse de bout en bout, d’une lâcheté intégrale et d’une bêtise d’une rare pureté, puisqu’elle ne constitue de toute manière qu’un prétexte : ce que les auteurs peuvent ou non avoir à dire ne le préoccupe aucunement. Encore une fois, nous assistons là à une démonstration de l’acception la plus largement répandue chez nous de l’Art : une forme investie émotivement de propagande, en l’occurrence anti-péquiste. Essentiellement, ce à quoi se résume son article se lit : « Si un jeune auteur est prêt à me faire le plaisir de massacrer en scène le PQ et son projet, je m’engage à le récompenser en lui accordant au moins temporairement le statut de nouveau Michel Tremblay. La forme insignifiante que j’aime, on me l’a donnée. Me manque le contenu. Au boulot, les jeunes auteurs ! » Quel qu’ait pu en être l’objet, le marché proposé, et surtout la conception sur laquelle il repose du rôle de l’artiste, sont du dernier des répugnants.
Je n’ai pas rendu publiques de pièces de théâtre depuis longtemps, c’est vrai. Mais cela n’a rien à voir au premier chef avec les politiques actuelles du PQ en matières culturelles — si tant est qu’il existe quoi que ce soit au PQ qui mérite l’appellation de « culturel » ; d’« industriel »?, sans l’ombre d’un doute, mais de « culturel »?, sûrement pas. La remarque vaut d’ailleurs pour tous les partis et pour nos élites dans leur ensemble, intellectuels et artistes compris. Au Québec, tout est désormais industriel, y compris l’Art. Or, une industrie culturelle ça ne fait pas de débats politiques : ça fait des beaux shows, et ça suffit. Des beaux shows comme on les aime au Québec et en particulier au Devoir. (…)
Mon silence au théâtre tient essentiellement aux deux phénomènes suivants :
1) La dégradation des conditions « artistiques » de travail dans le milieu théâtral.
La professionnalisation dont le chroniqueur du Devoir se réjouit tellement, en particulier dans l’article dont il est question ici, s’est faite selon des modalités dictées par l’esprit (!) qui a présidé à la rédaction de la prétendue Politique culturelle présentée, il y a quelques années, par la ministre Frulla. Cette… chose est à l’effet d’inclure désormais la culture dans le champs des industries, c’est-à-dire d’en faire une activité dont le rendement commercial seul est garant de la valeur. Tout le processus qui a mené à son adoption, depuis l’introduction de la notion d’industries culturelles au théâtre, sous le PQ, dans les années 80, en passant par l’Étude commandée par la ministre Robillard à la firme Samson Bélair Deloitte & Touche, le fumeux Rapport Arpin (lequel Arpin est désormais sous-ministre à la culture) et les interventions de relations publiques de la ministre Frulla, au moment de rendre public son « beubé », sont explicites à cet égard. J’ai tenté avec quelques autres, à l’époque, de faire valoir que l’acceptation et l’endossement par les artistes de cette vision mènerait tout droit à la plus grande défaite que les artistes auraient connue au Québec depuis au moins le début de la Révolution Tranquille. En vain. En quelques années seulement, les nombreuses fermetures de compagnies en régions, celles notamment du Café de la Place et de La Rallonge, à Montréal, le comportement chaque jour plus cavalier de nombreux conseils d’administration à l’égard des directions artistiques (voir entre autres le cas le plus récent de la NCT) et dans l’ensemble la fragilisation radicale des compagnies de théâtre sont très malheureusement venus valider notre analyse en cette matière. Mais le plus grave, hélas ! ne réside pas encore là mais bien dans l’introjection des « valeurs » sur lesquelles repose cette politique, introjection à laquelle la quasi totalité des directions de théâtre, et mêmes des artistes se sont livrés : désormais, au Québec, un bon show, ce ne saurait être qu’un show qui marche.
L’adoption de telles « valeurs » et l’introduction de pareilles perversions dans le langage ne peuvent pas rester sans effet sur l’esprit dans lequel un auteur doit se placer pour entreprendre l’écriture d’une pièce. Il n’est aucunement question pour moi de crier « ben bon pour vous autres ! » au milieu théâtral, sous prétexte qu’il a cru contre toute logique pouvoir se sauver la mise en faisant sien le discours ambiant exclusivement mercantile, mais je ne suis pas quand même pas obligé de me jeter dans l’eau bouillante sous prétexte que, du jour au lendemain, tout le monde autour de moi s’est mis à feindre de croire que si c’est bon pour les homards ça va l’être aussi pour nous… En peu de mots : la seule idée d’avoir à m’installer devant une feuille blanche, obnubilé comme il me faudrait l’être par la seule idée d’écrire un hit, et de ne jamais envisager ce texte-là et sa production autrement que comme ceux d’un hit, de rêver de hit, et de discuter dix heures par jours, partout, de hit, me fait vomir. Si j’avais eu envie de vendre des bottines, dans la vie, je serais devenu vendeur de bottines. Et si j’avais envie de faire dans le cirque, je me pendrais, moi aussi, par la taille, la tête en bas, dans la boucane, avec un strob dans les yeux, et je réciterais du Verlaine en Swahili en faisant des balounes. Je ne doute pas un seul instant que notre cher chroniqueur en tomberait en bas de sa chaise de ravissement. (…)
2) « Intellectuels muets et artistes tatas ? »
L’objet actuel de mes recherches, comme il m’est arrivé en plusieurs occasions de l’affirmer en conférences, depuis quelques années, s’énonce ainsi : « Comment nous y sommes-nous pris, dans ce pays, pour nous retrouver avec des intellectuels muets et des artistes tatas ? » La première fois que j’ai lancé cette phrase, je l’ai fait par esprit de boutade : j’étais convaincu qu’elle allait être accueillie par un concert, ou au moins quelques solos, de « Woho » révoltés. Il n’en fut rien.
Je l’ai maintenant reprise une bonne dizaine de fois, devant quelques milliers de personnes au total, et je n’ai toujours entendu ni vu rien qui s’apparente même de très loin à la plus subtile des protestations. En revanche, j’ai vu plusieurs centaines de têtes opiner un acquiescement, l’air de dire : « OK, vas-y, on t’écoute ; on aimerait bien ça le savoir, en effet. » Cela m’a mis suffisamment mal à mon aise pour que je juge opportun de corriger le tir en ajoutant désormais aussitôt : « Il est bien évident que je ne veux pas dire que les intellectuels seraient privés de cordes vocales. Ce que je veux dire, bien sûr, c’est qu’on ne les entend guère ; sur la place publique, en tous cas. De la même manière, je ne prétends pas non plus que tous les artistes soient des imbéciles. Mais il m’apparaît qu’un nombre important parmi eux agissent comme s’ils l’étaient, et que ce comportement semble être perçu comme étant on ne peut plus satisfaisant par la plupart des gens à qui ils s’adressent. Qu’est-ce que cela signifie? Que signifie, en d’autres termes, qu’au Québec, qui ne peut se définir, se distinguer, que culturellement, et donc notamment par l’activité intellectuelle, l’insulte la plus ravageuse qui soit, dans tous les milieux, y compris artistiques et intellectuels, la seule qui à coup sûr rendra irrecevables les propos de celui qu’elle vise, qui invalidera tout ce qu’il dit, a dit ou dira, est celle de « câlice d’intellectuel » ?
Ce sujet d’études, comme je l’ai déjà dit, n’est ni simple ni d’un abord aisé ou agréable, mais il me paraît essentiel. Suffisamment pour que je me livre à lui le plus entièrement possible, assez occupé par lui pour ne pas trop souffrir dans ma passion pour le théâtre du fait de l’impossibilité que je ressens à écrire pour lui compte tenu de l’atmosphère qui règne en son sein.
La présente réplique ne constitue pas un lieu convenable pour y faire part de mes conclusions actuelles quant à ce questionnement. Qu’il me suffise de dire que je crois fermement que les diktats idéologiques et leurs fondements, que ce soient ceux des médias, des gestionnaires, ou de quelqu’autre membre des élites de notre société, en sont déterminants, qu’elles soient nationalistes ou non. Est-ce dire assez clairement que, s’il me prenait l’envie d’écrire un jour une pièce sur l’actuel état de délabrement du Québec, et s’il se trouvait un théâtre pour oser la produire, la caste à laquelle le chroniqueur appartient et dont il s’est si souvent fait le haut-parleur, se retrouverait au centre du plateau ? Ce n’est pas l’idée d’Indépendance ni l’incontestable démagogie du PQ qui causent ce délabrement, ces deux phénomènes ne sont que des effets parmi d’autres d’un phénomène autrement plus grave et bien plus déterminant : le nihilisme militant.
En attendant que je juge à propos d’écrire une nouvelle pièce ou de compléter une de celles que j’ai commencées et que je n’ai aucune envie de mettre en circulation pour l’instant, je prierais le pontife du Devoir d’apprendre à se passer de moi comme j’ai appris – fort agréablement au demeurant – à me passer de lui. Et de se gratter les pieds sur d’autres paillassons quand ils le démangent, en particulier quand c’est pour régler ses éternels phantasmes personnels avec l’idée d’indépendance du Québec, à moins que ce ne soit avec le PQ. De la part d’un ancien journaliste du journal péquiste Le Jour, ça finit par devenir lassant, très.
Je veux bien croire que nous sommes de retour en plein duplessisme et que beaucoup de journalistes s’imaginent aujourd’hui qu’ils écrivent pour des versions nietzschéennes du journal des Bérets Blancs, mais là, y en marre !
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