Ne blâmez jamais les bédouins – (extraits)

Ne blâmez jamais les bédouins 

 

À mes yeux, la première pièce que j’ai écrite, Panique à Longueuil, « ne compte pas » – comme, pendant une partie de hockey, ado, quand on a droit à un coup d’essai, on dit : « Celui-là, il ne compte pas. »

Elle ne compte pas parce qu’elle a, en quelque sorte, sorti toute seule. C’était un exercice commencé dans le cadre des cours que je suivais à Paris, et mon prof, Alain Knapp, m’avait dit, tout de suite après en avoir entendu un petit bout : « Ah, mais vous avez potentiellement toute une pièce, là-dedans, Daniel ! Allez, allez, il faut continuer ! Au travail ! » Ce que j’avais fait.

Elle ne compte pas, mais ça ne signifie absolument pas que je la renie – jamais de la vie ! puisque c’est par elle, et grâce à l’incitation du formidable Alain, que j’ai découvert la passion de ma vie : l’écriture.

Ce que ça signifie c’est que… oh, flûte, comment exprimer ça ? C’est que je ne voulais pas écrire quelque chose en particulier. Vous voyez ? Tout ce que je voulais, en la complétant, c’était… suivre la rondelle des yeux, en quelque sorte, pas scorer.

Non, à mes yeux, ma première « vraie » pièce c’est la deuxième.

Celle-là, oui : elle, j’ai voulu l’écrire, et oui : je savais pertinemment qu’en l’entreprenant je voulais dire quelque chose – ou, plus précisément encore : que quelque chose voulait sortir de moi, et que oui : je voulais le laisser sortir. Il le fallait, même.

Qu’est-ce que c’était ?

Eh bien tout simplement que j’en avais plein le cul !

À 24 ans ! Vous vous rendez compte ?!

J’en avais plein de cul au point de parfois avoir peur de ne soudain plus être capable de me retenir et de me mettre à gueuler, à poil, les bras au ciel, à genoux face au trafic en plein milieu de la rue Saint-Laurent !

J’en avais plein le cul de me faire dire de toutes parts qui j’étais, par des gens qui ne me connaissaient même pas et qui ne souhaitaient rien d’autre que de pouvoir m’utiliser à leurs propres fins.

J’en avais plein le cul des nationalistes et de leur tabarnak de chantage émotif – et de les entendre me tenir pour acquit puisque selon eux un artiste ne peut pas ne pas être d’accord avec les balounes infectes qu’ils se repassent de père en fils depuis un siècle et demi.

J’en avais plein le cul d’avoir l’impression d’être transparent quand, même dans ma propre ville, je croisais des touristes Américains tellement fiers-pets et convaincus de posséder la planète entière.

J’en avais plein le cul des militants de toutes couleurs et à toutes les sauces, toujours en train de vitupérer et de gueuler leurs mots d’ordre.

J’en avais plein le cul des osties de jokes de tapettes lancées par des Cro-Magnon qui n’ont jamais dans leur existence eu la décence de s’interroger ne serait-ce que cinq secondes sur les racines profondes de leur propre désir.

J’en avais plein le cul des jokes sur les esties de Français et les tabarnaks d’immigrants – alors que la presque totalité de ce qui à mes yeux faisait la beauté de la vie m’a été suggéré ou glissé à l’oreille par des gens nés et ayant grandi sous d’autres cieux.

J’en avais plein le cul des jokes épaisses sur les powètes.

Et sur les danseurs de ballet.

J’en avais plein le cul, quand j’allais en Europe, de me faire regarder comme un demeuré aussitôt que la personne en face de moi comprenait que j’étais originaire d’Amérique du Nord.

Et ainsi de suite… presque à l’infini.

J’en avais plein le cul, en somme, non pas tant de la guerre – que je n’ai pas connue – que de son fondement essentiel, qui relève de la culture : la certitude que l’on détient le droit incontestable de définir l’autre sans son consentement, un droit qui dans l’ordre logique précède immédiatement celui de l’oblitérer, de le nier, de le tuer au nom de la Cause.

Je voulais crier ça !

 

J’EN AI PLEIN LE CUL !

 

Quitte à me ramasser à l’asile.

Ce qui serait, j’en étais certain, le seul destin qui pouvait m’attendre.

 

***

Cette deuxième pièce, elle s’appelle… Ne blâmez jamais les bédouins.

Pourquoi, ne pas les blâmer ?

Tout simplement parce que la pièce se passe en plein désert, mais qu’il ne s’y trouve pas un estie de bédouins.

*

L’action est toute simple.

Trois personnages centraux.

Une chanteuse d’opéra italienne ficelée à une voie de chemin de fer, vers laquelle s’avance un monstre hideux. Elle va donc, elle en est certaine, crever à mille miles de l’orchestre symphonique le plus proche, plutôt que d’avoir droit à son apothéose à elle toute seule. Pourquoi est-elle dans ce désert ? Elle a sacré son camp pour enfin avoir la sainte paix !

Le monstre aussi, d’ailleurs, est sur la track pour cette raison. C’est un premier de classe myope, il s’appelle Flip et il était écœuré de se faire crier des noms par ses camarades de classe – alors il a décidé de descendre de l’autobus scolaire et de piquer à travers le désert. La fille qui hurle à son approche, il ne l’a même pas vue !

Et puis au-dessus de cette scène, coincé sur une petite corniche d’une haute falaise, il y a un jeune héros teuton, Weulf, dont la seule raison de vivre est de sauver les jeunes femmes en péril. Sa tragédie à lui, c’est que, une fois qu’il les a sauvées, il ne sait pas quoi faire avec. Il vient juste d’en sacrer une là, à l’hôtel, Greta, il est parti prendre une marche et voilà qu’il va en voir une autre mourir sous ses yeux sans qu’il puisse l’aider.

Ça, c’est le trio.

*

Et puis… il y a les autres.

Ceux qui arrivent, sur la track.

Deux trains militaires qui foncent l’un vers l’autre – ils vont se rentrer dedans et le moins détruit sera le gagnant.

L’un s’appelle Santa Claus – et il parle anglais.

L’autre s’appelle Staline – et il parle russe.

*

Les trois hurlent, et hurlent, et se lamentent, et se débattent, et font tous les temps… tandis que les deux trains foncent sur eux et vont d’un instant à l’autre les écrabouiller.

Jusqu’à ce que…

Rendus au bout de leur panique, de leurs hurlements, de leurs délires….

Un grand silence les gagne…

Et que, du silence, émergent en eux trois contes, qu’ils disent tous les trois ensemble – trois contes qui les remplissent, qui les bercent, qui les transforment.

*

Je vous les donne ici, les trois contes.

Parce que je les adore, tous les trois. Ce sont mes enfants. Ils sont, très littéralement, les prunelles de mon âme.

Ce serait bien, si vous alliez jusqu’au troisième – inclusivement : c’est la pensée de lui qui m’a donné l’envie de publier ceci.

Pourquoi ?

Parce que j’en ai plein le cul.

De la guerre.

Et des clowns lugubres qui se cachent derrière le premier prétexte venu pour défendre les dictateurs et pour la prétendre nécessaire.

 

***

Ahmed

Le sable est chaud.

L’air est sec.

Et je vais mourir, Ahmed.

 

Le muezzin prie et les croyants sont tournés vers le minaret.

Il est trois heures, le muezzin prie et je regarde vers le ciel.

 

Ahmed, une vieille femme te revient. Ahmed, tu es mort à vingt ans, je ne meurs qu’à soixante. Mais, Ahmed, je n’ai aimé que toi.

Je sue et je suis laide, moribonde dans l’après-midi. Mais cette sueur, Ahmed, ruisselait sur nos corps enlacés. Pourquoi les poètes parlent-ils du ciel pour parler d’amour ? Le ciel est vide. Je vais mourir. Mais je t’aime encore.

 

L’étendue de ton dos, si douce et lisse. Et les dunes que je ne reverrai plus. La douceur de tes bras. La blancheur de Marrakech. Mais tu ne m’entends pas.

 

Laisse-moi répéter ton nom. Ahmed, laisse-moi croire en ton nom. Le sable est chaud, I’air est sec et je vais mourir. Le muezzin prie, et les croyants, et les marchands; je n’y suis plus. Oubli.

Ahmed, tes seins. Ton ventre, que j’ai couvert de larmes. J’ai dû croire en aimer d’autres, je n’avais que ma vie, Ahmed. Jamais je ne t’ai trahi. J’ai dû vivre, Ahmed. Et parfois t’oublier. Et encore j’ai pu rire et parfois même chanter. Mais, au fond de mon âme:

– Ton bras est engourdi… Replaçons le coussin.

Et ma main était moite.

Ta paume sur mon front. Ton front. Que je t’aime.

 

Je vais mourir, les croyants prient et il n’y a que toi.

Je vais mourir, on dit qu’Allah est grand, de lui je ne veux rien.

Que m’importent ma mort et le sable et le chant des enfants si, par-delà la mort, si par-delà mon râle, si tu es mon amant.

Ahmed. Ton nom.

 

***

Le Totem

La légende parle par la bouche des Sorciers. Elle dit que ce totem immense monte au-delà des nuages, bien plus haut que le sommet des montagnes qui bordent le levant. Elle dit que le totem fut dressé par les Anciens, avant leur départ pour l’au-delà des plaines, pour être le pont que franchiront leurs enfants quand l’heure sera venue. Pour être le pont qui guidera leurs enfants jusqu’à eux.

Les Anciens firent des Sorciers les gardiens du pont et de la tradition. Et des saisons passèrent. Et d’autres encore. Puis de nouvelles. Coula un fleuve de saisons et les habitants du village écoutaient les Sorciers conter la légende et attendaient, tout au long des saisons, que retentisse l’appel des Anciens. Bien des fois les figures les plus basses du totem se couvrirent de neige et, tous les dix hivers, les masques accessibles depuis le sol furent repeints en souvenir des Anciens. Et les Sorciers répétaient: « Un jour… Un jour… »

Bien souvent les masques furent repeints et les Sorciers répétaient: « Un jour… Un jour… »

Un matin, un garçon du village, lassé d’avoir entendu, tout le printemps, puis tout l’été, l’automne, l’hiver et encore le printemps; lassé d’avoir si souvent entendu les Sorciers répéter: « Un jour, un jour… »; un matin, alors que le totem ruisselait encore de rosée, un garçon du village grimpa au totem jusqu’aux nuages, au-dessus du village assoupi. Arrivé aux nuages il regarda sous lui et vit village, tout petit, et les montagnes, et la plaine au-delà des montagnes et plus loin encore que la plaine Et de joie, il cria, ria, hurla sa joie d’enfin voir le monde et de ne plus attendre et de ne plus entendre « Un jour… Un jour… » Et il reprit son escalade. Et plus montait, et plus les masques se faisaient rieurs et lui ressemblaient, et riaient avec lui.

Au son de son rire, tout le village sortit des tentes, croyant que c’était l’appel des Anciens, qui retentissait depuis l’au-delà. Quand les Sorciers virent, tout au loin, très haut sur le totem, le garçon, qui grimpait toujours, ils furent pris d’une immense colère : certains fondirent, de rage, en larmes, devant le sacrilège; d’autres ordonnèrent aux Guerriers de quérir arcs et flèches et d’abattre l’oiseau de malheur, le prétentieux qui osait. Mais les Guerriers, et les femmes, et les sages, et les enfants voyant le garçon, comprirent que le jour était venu. Et tout le village entreprit d’escalader le totem et de monter, vivant, jusqu’aux Cieux. Tout le village grimpa au totem dont même les masques à la base, par contagion, commençaient de sourire. Et ils grimpèrent, grimpèrent. Jusqu’à ce que les sorciers, brandissant amulettes et tabous, écroulés d’épuisement, les perdent de vue.

 

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Vous pouvez lire le troisième conte, intitulé « Kyoto », à la fin de l’article auquel mène ce lien.

 


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3 commentaires sur “Ne blâmez jamais les bédouins – (extraits)

  1. Ahhhhhhh vous me . . Par votre talent. C’est ça, s’entretient et faire disparaître ce qu’il y a de plus beau…

  2. Cette courte lecture m’aura donné le goût de lire, ou relire dans certains cas, ma collection des livres de tes pièces.

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