Le désir imparable de me lancer dans la construction du site que voici m’a pris totalement par surprise.
Jetant un œil sur Facebook, mon regard a tout bonnement accroché au passage un lien vers l’article d’un jeune auteur, paru dans la revue Jeu il y a quelques semaines à peine, un article intitulé « Et nous ne verrons pas notre théâtre » [01] .
Il avait été partagé par deux amies Facebook : Nathalie Boisvert et Julie Basse.
En l’apercevant, je n’ai pas pu m’en empêcher – la main m’a parti toute seule, vieux réflexe ancré par toute une vie d’amour du théâtre : j’ai cliqué sur le lien pour ouvrir la page tandis que pourtant, en moi, une voix hurlait à tue-tête « Arrête ! Fais pas ça, estie de gnochon ! Tu sais parfaitement ce qui va arriver ! »
Clic – trop tard.
Et ce qui devait arriver arriva. Quoi donc ?
Deux choses. Qui finissent rapidement par n’en faire qu’une.
La première : comme je m’y étais attendu en voyant le lien, découvrir dans l’article l’expression d’un désespoir – le mot n’est pas trop fort – aussi profond que connu de moi. Un désespoir qu’au cours des quarante années qui me séparent de ma sortie de l’École nationale de théâtre, en plus de souvent le ressentir moi-même j’ai bien dû rencontrer des centaines de fois. Plus probablement des milliers – mais il est hors de question que je m’installe dans un fauteuil, une tablette sur les genoux, plonge dans mes souvenirs et tente bien calmement d’en faire un recensement exact en revivant l’une après l’autre chacune des occasions. Les vivre toutes, une à la fois, puis une autre, puis une autre, jusqu’à en vomir, et même jusqu’à ne plus pouvoir vomir à force d’avoir trop vomi, m’a été amplement suffisant, merci beaucoup.
La deuxième : constater que l’explication que l’auteur de l’article donne de la terrible situation qu’il vit est, bien sûr, et comme je m’y attendais aussi, radicalement à côté de la plaque. Oh, elle n’est pas fausse ni infondée, non, mais elle est, comment dire ?… d’une nature qui n’a que fort peu de chances de jamais permettre d’éclairer vraiment les enjeux abordés, ni de corriger un état des choses extrêmement désolant. Soyons très clair : la situation évoquée, je la reconnais et je compatis grandement au désarroi de l’auteur, mais l’explication qu’il en fournit ne peut à mon sens rien faire d’autre que de la rendre encore nettement plus difficile à corriger.
Voyez-vous, il termine son texte avec ces mots…
« Ce qu’il nous faudrait, c’est tant de millions, dans un système comme celui-ci… » Ce qui m’écœure, c’est qu’on n’a pas ces mots-là.
… et, ce faisant, il se trompe. Il se trompe même du tout au tout. Je ne lui en fais pas reproche, je me contente de constater. Pourquoi donc est-ce qu’à mon sens il se trompe ? Parce que le problème du théâtre québécois n’en est fondamentalement pas un d’argent. Oh, il finit par en devenir un, bien entendu. Ce problème, il… il s’incarne, il s’exprime à travers le manque de moyens physiques. Mais à sa source, il n’a strictement rien à voir avec le cash – pas plus, en tout cas, que les cheveux qui tombent par poignées après un empoisonnement par exposition à la radioactivité ne sont dûs à votre shampooing, quand bien même c’est dans la douche qu’ils ont le plus tendance à vous rester dans les mains.
Ce que je savais devoir me tordre les tripes aussitôt que j’aurais cliqué sur le lien, c’était un déchirement. Un déchirement d’une noirceur, d’une force et d’une ampleur comme je ne souhaite à personne d’en connaître. Mais qui en tout cas a été mon compagnon fidèle tout au long de ma vie.
Parce que la situation que les artistes – et pas seulement les jeunes artistes d’aujourd’hui – sont condamnés à vivre depuis des générations, au Québec, tient justement au fait que l’on s’est toujours refusé avec acharnement à reconnaître qu’au cœur du problème se trouve bien autre chose que l’argent. Si ce n’était qu’une question de sous, il y a sans doute fort longtemps que la question serait réglée.
Ce qui s’y trouve, au cœur, c’est une question de représentation du monde. Une question de culture, donc. C’est le fait qu’à partir du moment où l’on devient artiste, se met à se développer en soi une manière de se représenter le monde et ses habitants qui à terme ne peut guère mener qu’à l’affrontement avec la société au sein de laquelle on vit. Pourquoi ? Pour des raisons fort ressemblantes à celles qui avaient déjà cours sous Duplessis.
Pour comprendre ce que je veux dire par là, il y a une distinction capitale à faire et à garder présente à l’esprit : une société, c’est bien autre chose que la seule addition des individus qui la composent.
Peu importe combien de personnes sont folles d’art, au Québec, la société où nous vivons haït l’art.
Voilà, c’est tout.
C’est énorme… mais c’est tout.
À ceci près qu’ayant lu l’article en question, il m’est venu une idée. Une idée que jusqu’à ce jour j’avais vigoureusement écartée chaque fois qu’elle avait eu l’audace de se pointer le nez :
Et si je tentais de raconter comment j’ai découvert ça ? Pas à pas ?
C’est ce que je vais tenter ici.
Tout doucement.
Jusqu’à ce que, un jour ou l’autre, sûrement, l’écœurement qui m’a si souvent submergé au fil des décennies déferle une fois de plus.
Ce jour-là, vous le saurez : ce site aura disparu de la Toile.
En attendant, voyons voir….
Il conviendrait sans doute de commencer par une petite mise en situation. Ce sera l’objet de mon deuxième billet.
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(3 janvier 2017)
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