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Petit mot préalable
Il y a deux jours, en terminant l’écriture du billet précédent, intitulé « Mon histoire commence… », j’avais une idée très nette de ce que je souhaitais entreprendre dans celui-ci et les trois suivant : prendre quatre textes écrits par moi au début des années 90 à propos des politiques culturelles, et les intégrer à des évocations les plus éclairantes possible de ce qui m’avait mené à les écrire.
C’est ce que j’ai tenté d’accomplir depuis, mais je dois me rendre à l’évidence : comme souventes fois dans ma vie, j’ai eu les yeux beaucoup plus grands que la panse. Rien que pour le texte que je souhaite présenter ici, après deux jours de boulot acharné j’ai à peine le tiers de la présentation d’achevée, et pas un mot de la conclusion. Les conditions ne se prêtant pas – du tout ! – à ce que je passe une semaine ou plus sur chacun de ces quatre premiers textes, sans même parler de ceux que je voudrais bien mettre en ligne à leur suite, je dois revoir mes ambitions nettement à la baisse.
Je vais donc me contenter d’une mise en contexte la plus sommaire possible. Et plus tard, on verra. S’il y a lieu.
Merci d’être là.
Et bonne lecture.
RD
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Mise en contexte
1990.
Dix années ont donc passé depuis la réunion du CA du Cead à laquelle j’ai assisté en tant qu’observateur au printemps de 1980.
Le Cead, à présent, j’en suis le président.
Et je siège aussi, entre autres, au CQT, le Conseil québécois du théâtre, qui est composé de représentants de toutes les associations d’artistes et de producteurs de théâtre. C’est la période que, dès cette époque, je surnomme « mon bain de sièges » : on dirait presque qu’autour de toutes les tables de discussion disponibles en ville, il y a une place de réservée pour moi.
Artistiquement, dans ma vie, les choses roulent à fond. Mais en dépit du fardeau que cela représente, je ne peux plus m’empêcher de poursuivre aussi loin que je le peux ma réflexion politique. Trop de signes se multiplient autour de moi et, pour mille raisons, je sens que quelque chose est sur le point de commencer à péter – et qu’il serait même fort étonnant que rien ne se produise. Malgré les efforts déployés de toutes parts par les « animateurs » des milieux culturels, les conditions de pratique n’avancent pas, et il m’apparait qu’en dépit des fables dont nous nous berçons – « Nous allons les forcer à… », « Ils vont bien être obligés de… », et ainsi de suite –, les artistes, en tout cas ceux qui font du théâtre, n’avons aucune espèce de pouvoir d’intervention que ce soit sur ce qui nous pend au bout du nez. Dans un tel contexte, nous pourrions donc fort bien essuyer des revers avant longtemps. Or, si quelque chose de grave allait advenir, il n’y aurait guère de pare-feu en place pour limiter les dégâts. Alors je fais ce que je peux. En espérant de toutes mes forces que je me trompe et que ce que je sens approcher n’est qu’une chimère qui danse dans ma grosse cervelle de moineau.
C’est durant cette période que je préside aussi à la création de l’Aqad – le syndicat des auteurs. Et que je rédige le Mémoire déposé par le CQT à la Commission Bélanger-Campeau sur l’avenir constitutionnel du Québec.
Je ressens plus que jamais le « frein cognitif » que constituent les histoires à dormir debout que se racontent entre eux les artistes au sujet de leur place capitale dans la société. Si une telle prétention avait le moindre fondement, nos efforts pour faire avancer les dossiers remporteraient sans l’ombre d’un doute bien davantage de succès.
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Et puis la catastrophe se met finalement en branle.
Premier petit éclair annonciateur de la tempête à venir : des « sources sûres » dont le Cead dispose dans les couloirs du ministère des Affaires culturelles, à Québec-Ville, nous apprennent que la ministre Lucienne Robillard (soupir) mijote quelque chose. Et que ça ne sent pas vraiment bon.
Le tonnerre suit l’éclair à quelques semaines de distance : madame R annonce qu’elle vient de confier à la firme Samson, Bélair / Deloitte & Touche un mandat – à cent ou cent cinquante mille dollars, je ne me souviens plus trop – pour étudier le financement des arts. En fait, nous l’apprenons bientôt officieusement, son but est entre autres de trouver des justifications pour couper notamment dans les subsides aux associations, afin de pouvoir utiliser à d’autres fins les fonds ainsi dégagés.
Pour le Cead, une coupure importante aurait toutes les chances d’être désastreuse – depuis des années, nous fonçons à fond la caisse – à la mesure de nos maigres moyens – pour étoffer les échanges avec l’étranger, mais aussi pour organiser ici nombre d’ateliers et de lectures publiques. Il n’y a pas un sous de trop. C’est déjà un miracle de faire autant avec si peu.
La lettre arrive un beau jour : les représentants des associations sont convoqués à la Place Ville-Marie, aux bureaux de SBDT, pour une rencontre avec les responsables de l’étude.
La nuit qui précède le rendez-vous, je ne parviens pas à dormir. Je tourne et retourne dans mon lit comme un poulet sur sa broche, tellement qu’en désespoir de cause je finis par décider de me relever et de mettre par écrit aussi succinctement que possible ce qui me tournoie entre les oreilles, avant d’essayer de me recoucher et de dormir au moins une couple d’heures.
Je commence à taper. Soudain, je lève les yeux de mon écran et, stupeur, me rends compte que j’ai à peine le temps de prendre ma douche et de sauter dans mes culottes si je ne veux pas être en retard.
Je file donc à mon rendez-vous avec Hélène Dumas, la directrice générale du Cead, dans un café de la rue Université, au pied de la tour. Hélène est une femme remarquable à bien des titres, avec laquelle des liens de confiance très forts se sont développés.
J’arrive. M’assieds. Et au bout d’un moment, je lui lance : « J’ai écrit quelque chose » et tire le texte de mon sac. Je le lui lis et, quand j’ai terminé, elle a les yeux de la taille de grandes assiettes. Elle réfléchit un moment, puis murmure : « OK. Oui, go. Mais… attends que je te dise quand, ok ? » Ce que j’accepte sans chipoter – de toute manière, dans l’état d’épuisement où je me trouve, je serais bien incapable d’argumenter avec elle.
Dans la salle de conférences de SBDT, les choses se déroulent de manière tellement prévisible que, le manque de sommeil aidant, je frôle par instants l’hallucination. Tous les poncifs et trucs d’animation de groupe en garderies y passent, mais quand même, un ou deux siècles après le début de la rencontre, les deux zigues qui nous ont convoqués en viennent à l’essentiel et admettent le but qui est le-leur : trouver où couper.
Devant notre réaction outrée, ils tentent de se justifier en ayant recours à la fameuse analogie pâtissière – image qui, à moi qui ai l’esprit irrémédiablement mal tourné, m’a toujours semblé relever de l’anthropophagie : « Il y a de plus en plus de gens autour de la table, or la tarte ne grandira pas. Vous avez donc le choix : ou bien vous acceptez de réduire le nombre de personnes qui mangent, ou bien vos pointes vont rapetisser. »
Ça y est, bâtard, la chose est enfin dite : il n’y aura pas d’augmentation des sommes disponibles, il ne saurait même pas en être question. Et notre présence ici n’a aucun autre but que de leur permettre de claironner plus tard que nous avons été d’accord avec eux.
Quand ils nous lancent ça, ça fait déjà un bon moment qu’Hélène, assise à côté de moi, me fait de discrets petits signes de la main : « Attends, attends encore. Attends. »
Aussitôt servi le coup de la tarte, je me tourne vers elle, les sourcils relevés : « Maintenant ? »
Elle a un petit sourire adorable et parfaitement carnassier, et me murmure « Go ! » J’ai l’impression qu’elle me dit « Mords ! »
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TEXTE RENDANT COMPTE DES RÉFLEXIONS PRÉSENTÉES PAR RENÉ-DANIEL DUBOIS, président du Conseil d’administration du Cead, LORS DE LA CONSULTATION SUR LE FINANCEMENT DES ARTS DE SAMSON, BÉLAIR / DELOITTE ET TOUCHE – LE 21 JUIN 1990.
Si vous me le permettez, j’aimerais, avant que nous ne débattions de points spécifiques ou techniques du financement de la culture, vous lire un court texte dans lequel j’ai cru bon de résumer mes réflexions globales sur le sujet du financement des arts.
Je vous présente d’emblée mes plus plates excuses pour le ton qui me vient – malgré moi – dans ce texte, mais mon irritation à devoir me retrouver ici, aujourd’hui, en 1990, à devoir, encore !, discuter de ce pour quoi nous sommes réunis, me fait risquer l’ulcère si au moins un poil ne s’en échappait pas. Je vous prie de ne pas le prendre personnel; je crois que la raison de mon irritation vous apparaîtra au fil de mon exposé.
D’abord, me situer un peu à vos yeux : j’ai commencé à faire du théâtre à 15 ans, ce qui fait que dans quelques mois, il y aura 20 ans que je vis, dans tous les sens du terme, dans toutes sortes de milieux qui composent ce qu’on appelle LE milieu. Je dis ça parce que parfois on me regarde comme si je venais juste de quitter les couches.
Deuxièmement, j’ai tout de même eu le temps, depuis mon adolescence, d’explorer un certain nombre de couloirs des merveilleux mondes des sciences, du droit et de l’administration, assez pour lire Lacan ou Morin sans dictionnaire, faire gagner du temps à des avocats étonnés et discuter des choses de la vie avec des courtiers. Je dis ça parce que « artiste » ça a tendance à ne pas faire sérieux. Et que j’ai horreur qu’on ne me prenne pas au sérieux quand je sais de quoi je parle.
Finalement, pour que vous n’alliez pas croire que je ne connais que ce qui se passe dans mes rêves ou sur ma rue, je vous dis que j’ai d’abord reçu une formation comme acteur, que j’ai poursuivie à Paris, et que mes voyages m’ont amené à me faire des amis qui vont du révolutionnaire sandiniste au sociologue tunisien, en passant par un polyglotte de 29 ans, maniaque de Husserl et parlant notamment le japonais médiéval.
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« Dans le contexte québécois, l’élément le plus universel est constitué par le fait français que nous nous devons de développer en profondeur. C’est par notre culture plus que par le nombre que nous nous imposerons. (…) Dans le domaine des arts, tout en participant au mouvement universel, nous tenterons de développer une culture qui nous soit propre (…). C’est par la langue et la culture que peut s’affirmer notre présence française sur le continent nord-américain. »
La petite citation que je viens de vous lire est tirée du programme politique du parti libéral du Québec… en 1960. [04]
Elle est tirée de l’article I de ce programme, celui qui promettait la création d’un ministère des Affaires culturelles. C’est dire que, dans l’esprit des hommes et des femmes qui ont lancé ce que nous appelons maintenant la Révolution tranquille, le soutien aux arts était prioritaire.
Trente ans plus tard, trente !, la Révolution tranquille a joué tellement à fond, au Québec, que l’on commence très sérieusement à songer à démanteler ses acquis. Tout le reste du programme a été réalisé en grande partie : gratuité scolaire, gratuité des manuels scolaires, obligation de fréquenter l’école, allocation de soutien pour l’étudiant universitaire, écoles techniques, Commission Parent, création d’un ministère des Richesses naturelles, développement des industries de transformation et de l’industrie lourde, développement d’Hydro-Québec, réorganisation et modernisation de l’agriculture, soutien à l’agriculture, Office du crédit agricole, aide aux producteurs agricoles, assurance-récolte, développement du ministère du Commerce et de l’Industrie, établissement d’un plan directeur de développement du réseau routier, amélioration du sort des pêcheurs, encouragement du tourisme, révision des allocations familiales, pension de vieillesse, pension aux invalides, aux aveugles, programme de prévention de la maladie et d’hygiène publique, assurance-hospitalisation, code du travail, tribunaux du travail, réforme des lois du travail, révision du statut de la femme mariée, création du ministère des Affaires fédérales/provinciales, convocation par Québec d’une Conférence inter-provinciale, rapatriement de la constitution, réforme du fonctionnarisme, réforme électorale, publication des débats de l’Assemblée nationale, contrôle des dépenses publiques, abolition des octrois discrétionnaires, répartition des revenus entre Québec et les municipalités, réforme des taxes et impôts. Et en 62 !… Nationalisation de l’électricité. Et la Caisse de dépôt. Et les Cegeps. Et l’immigration. Et les Affaires internationales. Tout a suivi. Tout le Québec, supporté par l’État, s’est développé. Tout, sauf ce qui était prévu à l’article I du programme : la culture et les arts.
Le 3 septembre 1964, Georges-Émile Lapalme, le premier à être nommé ministre des Affaires culturelles, démissionnait pour cause de manque de crédits accordés à son ministère. Il écrivait à Jean Lesage : « … je crois que le temps est venu de cesser d’user ce qui me reste d’énergie dans de la paperasse qui d’ailleurs traîne pendant des mois et des mois avant de revenir devant moi pour m’apprendre que j’ai travaillé pour rien. » [05]
Je crois qu’en 1990, Georges-Émile Lapalme démissionnerait encore. Et je crois que bien des artistes, rien que pour l’exemple qu’il donne, démissionneraient aussi s’ils avaient le choix.
En proportion avec ce qui s’est passé dans toutes les autres sphères de la société québécoise, en regard du développement que, depuis trente ans, l’État québécois a supporté dans tous les secteurs, il n’est PAS exagéré de dire que le MACQ est resté une coquille vide.
L’article 2 de la loi sur le MAC, portant sur les devoirs du ministre, dit : « Le ministre doit favoriser l’épanouissement des arts et des lettres au Québec et leur rayonnement à l’extérieur », mais ce n’est pas l’épanouissement que le ministre favorise depuis trente ans. À peine la survie.
Le Québec a fait sa révolution tranquille. Les libéraux, les unionistes et les péquistes ont joué à la chaise musicale. L’économie s’est effondrée et renippée à tour de rôle je ne sais combien de fois. Mais pour les arts, ça n’a jamais été le moment. Quand l’économie remonte, la priorité c’est de lui donner un coup de pouce. Quand elle s’effondre, on a des « chats » plus sérieux à fouetter. Pile, je gagne. Face, tu perds. L’État québécois ne fait pas, et n’a jamais fait, le minimum pour assurer le développement des arts. Si les arts se sont développés malgré tout, c’est parce que les Québécois sont fous raides, qu’ils ont le complexe d’Astérix et que leurs artistes leur ressemblent. Parce que les artistes ont appris à faire des miracles avec des bouts de ficelle. Qu’ils acceptent de travailler comme des dingues pour des salaires qu’aucun autre secteur d’activité ne pourrait considérer sans s’évanouir. Ce sont les artistes québécois qui font vivre les arts au Québec, de leur poche. Quand on dit à une conseillère dramaturgique allemande (dont le théâtre reçoit à lui seul au moins autant que tous les théâtres membres de TAI ensemble) que la responsable dramaturgique du Cead reçoit au moins cent textes sérieux par année d’auteurs québécois et qu’il se crée cinquante textes par année sur nos scènes, elle manque de perdre connaissance. Eux, en ont cinq, des auteurs, en Allemagne. Quand Michel Vinaver, homme de théâtre français, veut faire une étude sur l’écriture dramatique en France auprès de tous les auteurs français, il rejoint moins d’auteurs que le Cead ne compte de membres pour une population dix fois moindre. Et nos théâtres sont pleins. Et nos musées. Et nos galeries. Mais. Mais personne d’autre au Québec n’accepterait de travailler dans des conditions qui sont celles de nos artistes. Et je mets qui que ce soit au défi de rester aussi frondeur et aussi débrouillard que nos artistes et nos administrateurs avec si peu de moyens.
On entend dire, depuis quelques temps, qu’il y a beaucoup d’artistes au Québec; qu’il y en aurait même trop. C’est faux. C’est prendre la question par le mauvais bout. Il y a beaucoup d’artistes au Québec, oui, parce qu’il se passe plein de choses au Québec, que les gens du Québec ont plein de choses à se dire et plein de choses à dire à ceux qui vivent ailleurs. L’avenir du Québec ne sera jamais assuré. Et vivre sur la corde raide fait rêver, penser et risquer. C’est pour ça qu’il y a tant d’artistes au Québec. Même s’ils vivent et créent dans des conditions qui devraient donner honte au Québec de se prétendre un État avancé. Quand je rencontre des camarades musiciens, peintres, chorégraphes québécois dont on voit les photos partout et dont le Québec se dit si fier, j’en ai raz-les-ouïes que nous soyons tous tellement excédés qu’ils nous faut une heure avant de pouvoir parler de nos projets, après que nous ayons, encore une fois, constaté que grosso modo ça va aussi mal chez eux que chez nous. Ce n’est pas pour un quart de million dans un coin en plus ou en moins que les sculpteurs envient les autres ou sont enviés d’eux. Dans une grande assiette vide, il n’y a pas beaucoup de différence entre trois-quarts de pinotte et une pinotte et quart.
Il y a cinq ans, le Cead m’a donné un petit per diem pour aller à New York où une de mes pièces était en cours de traduction. Quand j’ai voulu changer le chèque, il s’est engouffré dans un grand trou qui gisait là dans mon compte. Et c’est un ami qui m’a avancé l’argent pour que j’aille tout de même à New York. Là, en plus d’assister à l’atelier, j’ai écrit une pièce en six jours. Il fallait que je la finisse avant de revenir parce que je savais qu’à mon retour à Montréal, les créanciers m’attendaient et que je n’aurais pas la tranquillité pour en venir à bout. Je l’ai finie. Elle a joué dans deux théâtres à Montréal, et, en anglais, à Ottawa, New York, Toronto, Edmonton, Vancouver. Il y a un mois et demi, à Londres, la Canada House a donné un gros party. Ma pièce, produite par des Anglais, venait de commencer dans le West End, le Broadway de Londres. D’après les gens de Canada House, c’est la première fois qu’une pièce canadienne joue dans le West End, produite par des Anglais. Tous les Canadiens de Londres se pétaient les bretelles et souriaient à s’en faire retrousser les oreilles. Il y a un agent londonien qui est venu me voir en courant comme une gazelle. Il s’est planté devant moi et il m’a dit : « Mais qu’est-ce qui se passe au Québec ? On avait jamais entendu parler de vous, et puis coup sur coup, Édouard Lock, Robert Lepage, « Jésus de Montréal », et là vous ? Qu’est-ce que vous foutiez, avant ? » J’ai failli lui vider mon scotch, payé par le gouvernement canadien, sur la tête. Avant ? Avant, on prenait notre élan. Tout nus. On croyait qu’on avait une place, chez nous. On travaillait. Pour des pinottes. Mais là, on commence à se dire, à force de voyager, à force de voir comment ça se passe ailleurs, que c’est pas si sûr que ça, qu’on en a une place chez nous. Après trente ans à se faire renvoyer d’une étude à l’autre. Et on se dit qu’on n’est pas plus fous que les autres. Et que si l’État, si l’ensemble des Québécois et Québécoises, ne trouve pas qu’on vaut plus que des pinottes, qu’on sert vraiment à rien sauf à attirer les touristes, et encore !, on se dit que si ce qu’on fait en vain depuis trente ans, il va falloir le recommencer auprès de citoyens corporatistes, en ayant à faire attention à pas brusquer le patron, en ajoutant le nom d’une marque de gomme baloune en bas de nos programmes ou d’un nettoyeur à sec en haut, ou d’un fabricant de canons au milieu, on serait peut-être aussi bien d’aller le faire là où ça paye, nous autres aussi. En France. En Angleterre. Aux États-Unis. Y nous prennent pas pour des quêteux, eux.
Je voulais dire ceci : pendant que tout le Québec se partageait la tarte, les artistes jouaient de la cuillère dans leur coin. Pendant trente ans. Si le Québec ne décide pas avant peu que nous aussi nous avons le droit de nous asseoir à table, on risque d’aller s’assoir ailleurs.
Et ne croyez pas que c’est une boutade. C’est commencé. Il y a des musiciens, des romanciers, des gens de cinéma que vous risqueriez d’avoir de la misère à rejoindre pour les faire s’assoir à cette table. À moins qu’ils ne soient de passage chez leurs parents. Il est trop tard. Il faut reculer les montres. Mais je ne suis pas naïf. Ça ne se fera pas plus aujourd’hui que lors des autres études et livres de toutes les couleurs. Et c’est dommage. Mais peut-être que si vous avez le câble, dans dix ou quinze ans, sur PBS ou TV5, vous entendrez parler de l’art québécois. Sauf qu’il est pas sûr que ça va s’appeler comme ça.
Je voulais dire UN mot : Exode.
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Après la lecture, on fait la pause.
L’un des responsables de l’étude en profite pour venir nous trouver, Hélène et moi, pour nous dire, l’air d’être sur le point de fondre en larmes, le pauvre chou : « Vous savez, nous sommes bien conscients de ce que l’essentiel de votre apport à la société ne peut pas être évalué en termes financiers. Seulement voilà : des systèmes d’évaluation, nous n’en connaissons aucun autre. »
Difficile d’être plus clair que ça : « Ce qui n’entre pas dans nos petites cases est bon pour la scrap. »
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(3 au 5 janvier 2017)
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