5 – Cette fois-ci, nous sommes au début de 1991…

… moins d’un an, donc, après la rencontre de la Place Ville-Marie, et le ministère des Affaires culturelles – passé désormais sous la douce férule de madame Frulla-Hébert [06] – vient d’annoncer la mise sur pied d’un (soupir) « groupe de travail » présidé par Roland Arpin.

Ce groupe est constitué [07] d’artistes – et la manœuvre dont sa création constitue la mise en action est d’une subtilité qui n’a de cesse de rappeler le passage au galop d’un troupeau de bisons en furie : permettre la concrétisation des recommandations formulées dans le rapport commandé à la firme de gestion Samson, Bélair / Deloitte & Touche, rapport dont le but, nous ont clairement affirmé ses responsables, était de permettre d’identifier les moyens de « dégraisser l’industrie » des arts.

Les souvenirs visuels associés à mon passage devant cette auguste assemblée sont à peu près les seuls que j’en garde, et ils sont très flous. À peu près rien d’autre qu’une image flottante, celle d’un long et lent panoramique sur les têtes aux traits brouillés de tous les membres du groupe, tournées dans ma direction à un moment ou un autre, et qui tous me dévisagent avec l’air d’avoir peur que je saute par-dessus la table à laquelle je suis assis, et que je les morde.

Peut-être n’ont-ils pas entièrement tort de le craindre.

Que dire d’autre ?

Que non, je n’ai pas mordu personne – pas à mon souvenir, en tout cas.

Que ce n’était pourtant pas l’envie qui manquait.

Que, face à moi, les seuls visages dont je me souvienne clairement sont : celui de monsieur Arpin, bien entendu, et ceux de trois des membres du groupe – Serge Turgeon, président de l’UDA, Pierre Curzi, comédien, et Marie Tifo, comédienne.

Qu’il me semble bien que, cette fois-ci, je me trouve là à titre de membre du CA du CQT – même si, le temps faisant son œuvre, il m’est parfois un peu difficile de discerner auquel des sièges de mon bain j’ai autrefois dû ma présence en tel ou tel lieu, en tel ou tel moment.

Enfin, que le texte qui va suivre se trouve ce jour-là dans mon sac – duquel, me semble-t-il, il ne sortira pas. Mais peut-être ma mémoire me joue-t-elle des tours et en ai-je bien donné lecture, je ne saurais jurer de rien.

En tout cas, le ton de monsieur Arpin, mielleux et paternaliste au point de sembler baver sur les murs, réussit un exploit très rare : me donner la nausée en moins de six phrases. Une vraie, je veux dire – physique.

Si je n’ai pas lu ce texte, j’ai bien dû dire quelque chose, puisque je me rappelle très vaguement d’être en train de parler. Mais je ne conserve aucune espèce de souvenir de ce dont il a pu s’agir. Encore que je doute fortement que ça ait été de l’ordre de l’encouragement ou des félicitations.

Il me semble bien qu’une seule pensée m’habite, tout au long de la séance : « Non, mais ça va-tu finir, bout d’ viarge ?! »

Et qu’un seul désir m’anime, celui de sacrer mon camp de là au plus sacrant, certes, mais dans un but très précis. Aller me perdre dans des bras aimés et y faire les pires cochonsetés imaginables – seule manière, m’apparait-il alors, de laver mon âme de la merde qu’on est en train de déverser sur elle.

*

J’ai dit, dans le billet consacré à Samson-Bélair, que le mandat que les gens de chez eux ont reçu du MACQ était le premier éclair, encore lointain, d’un orage approchant doucement.

Le jour où je me pointe devant le groupe Arpin, les nuages ont commencé à prendre forme sur l’horizon.

Et ils sont noirs. Très, noirs.

*

REMARQUES DESTINÉES AU COMITE ARPIN – FÉVRIER 1991

Vous nous avez convoqués pour entendre nos commentaires à propos du rapport sur le financement des arts commandé par le ministère des Affaires culturelles et produit par Samson, Bélair / Deloitte & Touche.

Considérant votre mandat et le fait qu’il a été rendu public dans le même souffle que ce rapport, nous déduisons de cette convocation que vous « paraissez » désireux de vous inspirer de ce rapport pour définir une politique culturelle et artistique pour le Québec.

Et voici ce que, dans ces conditions, nous pensons de ce rapport :

Qu’il ne constitue, ni de près ni de loin, en aucune façon, le résultat d’un exercice approprié pour permettre d’élaborer à partir de lui une politique culturelle digne de ce nom.

On ne fait pas une étude de financement avant d’avoir défini les objectifs que l’on entend rencontrer. Ça ne tient pas debout. On définit des objectifs, et ensuite, ensuite seulement, on songe à financer leur réalisation de la meilleure façon possible.

Qui, dans cette salle, accepterait de financer un projet dont le but serait de découvrir quelque chose à faire avec l’argent que l’on aurait déniché ?

Personne. À moins… à moins d’avoir l’intention de récupérer cet investissement. À moins de savoir d’avance que ce n’est pas vraiment comment cet argent sera dépensé qui importe, mais le fait que cette dépense permettra de mettre la main sur… autre chose. [08]

Notre question est celle-ci :

Pourquoi nous oblige-t-on à nous prêter à l’exercice futile, et humiliant, de fournir des éléments correctifs à un rapport dont l’objet même interdit de croire qu’il puisse se situer en amont d’une réflexion politique ?

Voici notre réponse à cette question et, du même coup, notre appréciation du présent exercice :

Nous croyons que ce Comité, comme le Rapport Samson-Bélair, participe d’une tentative, de la part du gouvernement du Québec, pour forcer les milieux culturels et artistiques à lui accorder leur appui dans une entreprise qui ne concerne que subsidiairement – et encore – une volonté d’arriver à formuler une politique de développement culturel et artistique digne de ce nom.

On sert de vous. Et on se sert de nous. Mais dans quel but ?

Lorsque a été connue la nouvelle que l’Honorable Robillard, alors aux Affaires culturelles, avait passé le contrat que l’on sait avec la firme d’experts que l’on sait, les artistes et les organismes de théâtre, partagés entre le fou rire et l’atterrement, ont dit : « Bon, ça recommence. C’est pas vrai ? ! Pas encore ? ! Pas après Lapalme qui claque la porte; le Livre Blanc de Laporte qui se fait placer sur une tablette; Jean-Noël Tremblay qui recommence; Marcel Rioux qui étudie l’enseignement des Arts puis qui préside le Tribunal de la Culture; L’Allier qui compulse et déclare – en 76 ! – : « Le temps presse. Il faut rénover la politique culturelle du Québec et multiplier les budgets qui lui sont consacrés. » ; Laurin qui redéfinit… et étale les mandats; Clément Richard qui enquête et optimise; Lise Bacon qui promet… puis disparaît… sans compter les thèses, les rencontres, les colloques, les livres, les sommes, les recherches, les instituts, les mémoires, les affiches, les grèves ? Pas… encore ? ! »

Mais nous nous sommes aussi dit – je vous jure que ces mots ont été prononcés – : « Les absents ont toujours tort. Allons-y tout de même, autrement ils vont raconter n’importe quoi et nous n’aurons même pas le droit de répondre. Alors que si on y va… ils vont raconter n’importe quoi quand même, mais au moins on pourra, au cours de la… de la quoi ? Qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir inventer, cette fois-ci, pour noyer le poisson ? Livre Bleu ? Vert ? Drabe ? Jaune ? Non, non : commission parlementaire ! C’est ça : on pourra au moins leur répondre en… commission parlementaire, qu’on n’est pas d’accord. » ( Il faut croire que nous avons encore des choses à apprendre de la vie politique, puisque nous n’avions pas prévu le présent Comité de réflexion, avant la commission parlementaire… )

Nous avons trop de respect pour vos facultés pour croire que l’on puisse vous demander sans que vous ne sourcilliez : « Voici un plan de financement, maintenant trouvez-nous ce qu’on doit financer. »

Alors ? Quel est le but de cet exercice, auquel nous sommes rererereconviés ?

Si ce que vous désirez vraiment, c’est être mis en contact avec l’éventail des besoins essentiels du milieu théâtral – des besoins auxquels il a été refusé de répondre, dans certains cas depuis des décennies –, la première étape de votre recherche sera facile à franchir : arrachez des formulaires du MACQ les pages qui n’ont aucune utilité autre que bureaucratique mais qui constituent l’essentiel de ces formulaires et qui sont porteuses d’un discours – celui de la gestion constituant le seul critère sacré. Ainsi épurés, envoyez-les, ces formulaires, aux artistes, aux théâtres, aux organismes. Demandez simplement : « Décrivez votre projet. »

Lorsque vous aurez dépouillé le courrier reçu en réponse, comparez-en la teneur avec l’image que l’État québécois prétend donner actuellement de son soutien aux arts. Vous vous rendrez compte de ce que, depuis que le MACQ existe, l’une de ses fonctions essentielles n’a pas été de stimuler la création mais de la contenir, de la harnacher, de la retenir. Ce n’est pas d’aujourd’hui que d’aucuns considèrent qu’il y a trop de « joueux de piano » au Québec : Maurice Duplessis le disait déjà. Ayant constaté cela, demandez-vous si les recommandations centrales du rapport Samson-Bélair, qui parlent de « contingentement de l’offre », méritaient vraiment que l’on dépense 100 000$ pour voir le MACQ se faire suggérer de faire ce qu’il fait déjà fort bien depuis sa création. Et profitez-en pour vous demander si l’argent que vont coûter vos réflexions ne risque pas de représenter lui aussi une dépense honteusement somptuaire en regard des conditions dans lesquelles l’immense majorité des artistes sont forcés de travailler chez nous.

Si ce que vous désirez c’est plutôt de vérifier que ce qu’ont dit les organismes de théâtre lors de la consultation de Samson-Bélair se retrouve vraiment dans les pages du rapport, voici un résumé de ce que nous avons déclaré lors de notre comparution, rédigé dans les jours qui ont suivi. Vous y lirez que les porte-paroles des organismes théâtraux ont dit aux gens de Samson-Bélair qu’ils en avaient assez des tentatives visant à les faire servir de caution à des entreprises d’évacuation du sens des projets artistiques. Nous refusons de servir à cela. Comparez, cette fois-ci, ce que nous avons dit et ce qui a été tiré de notre discours; vous constaterez que les craintes des organismes, bien entendu, étaient justifiées, puisqu’ils ont servi, encore une fois, à la justification d’un point de vue qui n’est pas le-leur. Pis encore : qu’on s’est servi d’eux comme d’une mine d’arguments servant à étayer un point de vue diamétralement opposé à celui qu’ils ont exprimé le matin où ils ont comparu.

Avant même de nous rencontrer, les rédacteurs du rapport Samson-Bélair croyaient déjà qu’il y a trop d’artistes au Québec. Ils nous l’ont dit ! En autant de mots ! Nous leur avons répondu : « C’est faux ! » Et leur rapport dit : « C’est vrai ! »

Ils ont aussi dit : « Une industrie, ça se structure. Ça se dégraisse. »

Et encore : « Nous savons bien que l’essentiel de votre apport à la société n’est pas d’ordre industriel. Mais nous n’avons pas d’outillage pour l’évaluer, cet essentiel. »

Autant dire qu’ils se déclaraient incapables d’en tenir compte. De l’essentiel…

Non seulement nous sommes habitués à recevoir de tels traitements, à entendre de tels discours, mais nous leur avons même prédit, ce matin-là, aux experts, ce qu’ils feraient. Nous leur avons dit : « Nous croyons que vous n’allez pas contribuer au développement de la culture et des arts, alors que pourtant le temps presse, comme il n’a jamais cessé de presser, depuis trente ans. Si votre rapport va dans le sens du rattrapage de trente ans de retard, votre commanditaire va l’enterrer avec ceux de vos prédécesseurs. S’il va dans le sens de ce que le Conseil du Trésor veut entendre, on l’appliquera. Mais nous ne sommes pas naïfs, nous savons que c’est dans le sens de ce que vos clients veulent entendre, que vous irez. » Ils s’en sont d’ailleurs souvenu au moment de la rédaction finale, voyez l’avertissement qu’ils publient en tête de leur rapport. Cette mise au point étant faite, nous avons pourtant fait nos devoirs : nous avons répondu à leurs questions. Et ils ont fait précisément ce que nous leur avions prédit qu’ils feraient. Il y a des gens qui sont tellement prévisibles que c’est à pleurer. Peu importe, nous aurons bientôt, au moins, un lieu où rire [09]. Mais attention, ça ce ne sera pas une subvention. Ce sera un investissement.

Toutes ces études qui tournent à vide, ces comités ayant pour mandat de préparer des agendas pour les calendes grecques, ne tiennent pas debout.

Laissons donc de côté les leurres et venons-en à ce que nous croyons être l’enjeu véritable de l’exercice en cours.

Considérons d’abord qu’historiquement les hommes et les femmes politiques, au Québec, se sont servi des arts et de la culture comme d’endossements pour des menées qui n’avaient que très rarement à voir avec le développement culturel.

Considérons ensuite que, malgré cette mise à contribution tous azimuts des arts et de la culture, ces domaines n’ont jamais reçu de l’État québécois le soutien nécessaire à leur développement, alors que bien d’autres secteurs, durant la même période, recevaient, eux, ce soutien.

Considérons enfin qu’en vertu d’un hasard grandement digne de mention, alors qu’il y a des années que le gouvernement québécois actuel a promis une augmentation sensible de son soutien aux arts et à la culture – mais s’est toujours défilé sans tenir parole –, tout-à-coup il s’élance au combat, sabre au clair, pour RÉCLAMER du gouvernement fédéral les sommes que celui-ci investit à ce chapitre au Québec.

Et voici l’interprétation que nous faisons de la tenue des présentes audiences, de celle de la Commission parlementaire promise et des reports qui ne manqueront certainement pas de s’ajouter par la suite :

L’objectif de ces manœuvres est, tout simplement, de récupérer des sommes qu’Ottawa consacre à la culture. Mais, lorsqu’elles seront récupérées, de ne plus en utiliser qu’une fraction au soutien des arts et de la culture.

Encore une fois, on se sert de nous. Les appâts se sont autrefois appelés Lapalme, L’Allier. Plus récemment : Coupet et DeRepentigny [10]. Aujourd’hui, ils portent vos noms. Et si nous mordons, demain, nous disposerons de moyens encore plus réduits pour mener à bien notre tâche. Certains riches, au Québec, trouveront bien le moyen, à même les sommes dégagées, de devenir encore plus riches. Et les artistes, généralement plutôt pauvres, le deviendront, eux aussi, un peu plus encore.

Alors ? Nous ne jouons pas.

Des artistes ont, depuis trente ans, dit, redit, répété, crié, publié, ce que nous avons à dire. Déjà, à trente-cinq, quarante ans, plusieurs d’entre nous sont lassés à un tel point de s’entendre le répéter qu’ils choisissent de se taire. Alors, bon Dieu, que voulez-vous donc tant apprendre ? Où étiez-vous depuis vingt ans ? Et comment vous a-t-on choisis ?

Vous avez le mandat de réfléchir. Alors réfléchissez. Lisez. Étudiez. Pensez. Parce que cette fois-ci, vous allez devoir livrer la marchandise.

De deux choses l’une :

Ou bien vous croyez sincèrement aux grossières manœuvres auxquelles vous servez, et vous croyez possible de tirer un projet de politique de développement culturel et artistique d’un plan de gestion. Si tel est le cas, vous n’avez rien à faire là.

Ou bien alors vous n’y croyez pas. Et dans ce cas, il est de votre responsabilité :
– de refuser de vous plier à ce que le ministère exige de vous,
– de faire tabula rasa du théorème Samson-Bélair,
– de poser les termes qui permettent de vraiment définir une politique culturelle et artistique et
– d’enfin donner à ce presque pays un projet d’action culturelle et artistique, un vrai. Si vous n’en avez pas le courage, ayez au moins celui de démissionner afin de ne pas servir à faire se dégrader davantage encore notre situation.

*

Pour nourrir un peu vos réflexions de départ, voici le résumé liminaire du Mémoire que le Conseil Québécois du Théâtre [11], qui représente l’ensemble du milieu théâtral, a déposé devant la Commission Bélanger Campeau [12] :

Citation.

La Révolution Tranquille, dont a été évacué dès le début des années 60 l’un des aspects primordiaux, n’a pas rencontré l’un de ses objectifs essentiels : le plein épanouissement au Québec et le fort rayonnement à l’extérieur de la culture québécoise.

Si la Révolution Tranquille, une fois décérébrée, n’avait plus pour objet que l’enrichissement matériel, sans pensée, sans projet, d’un groupe dont la seule spécificité en tant que groupe est de ne pas parler la même langue que ses voisins mais de dire les mêmes choses qu’eux avec un « charming accent » et des airs de vieille France folklorique, en l’absence d’un véritable projet culturel, donc, c’est-à-dire d’un projet qui viserait à la réalisation d’une entreprise culturelle dans le monde – et non pas seulement à la survie de la langue –, le Québec ne semble pas justifié de faire tout le tapage politique auquel il a pris l’habitude depuis plus de vingt ans. 

Fin de citation.

*

Une dernière petite chose, histoire, cette fois, de vous aider à bien mesurer la responsabilité qui est la vôtre aujourd’hui :

Il y a quelques jours, huit représentants et représentantes d’organismes artistiques – pas seulement théâtre : plusieurs formes d’art; et des responsables, qui savent ce que gérer veut dire, et aussi ce que « traduire en termes politiques » veut dire – étaient réunis pour faire le point, encore une fois, sur le néant politique culturel au Québec.

Tout-à-coup – la discussion portait alors sur les investissements fédéraux dans la culture québécoise – l’un d’entre eux laissa tomber – l’un des plus pondérés, il l’a dit tout bas, d’ailleurs –, il parlait de l’avenir de la culture québécoise : « La souveraineté me fait peur. »

Songez que ce n’est ni un couard, ni un irréaliste.

Songez qu’il ne pensait pas à ses intérêts personnels mais au sort que le Québec réserve à sa propre culture.

Songez que tous, tous, autour de la table, ont fait oui de la tête, en silence.

Et songez aux regards qui sont posés sur vous.

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(6 et 7 janvier 2017)

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