Nous voici devant la Commission parlementaire se penchant (très bas) sur le libellé de ce d’aucuns ont assez d’humour pour appeler « la politique culturelle » de madame Frulla-Hébert et de sa joyeuse bande d’amoureux des arts.
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Météorologiquement parlant, nous disons donc…
Samson-Bélair : petit éclair, tout au lointain.
Arpin : approche de la nuée, à largeur d’horizon.
Commission parlementaire : la pluie se met à tomber à boire debout. Mais attention, le cœur de la tempête n’est toujours pas sur nous, eh non. Elle ne fait encore que s’étirer au réveil, la tempête, version franchement sinistre de la matutinale rose du Petit Prince de Saint-Ex.
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Contrairement à celui inspiré par la mise sur pied du Groupe Arpin, le texte dont vous allez prendre connaissance à présent, lui, je le sais, j’en suis même sûr, il en a été donné lecture. Et bel et bien par les deux précieux hommes qui y sont identifiés, et par moi.
La chose a eu lieu au Salon rouge de l’Assemblée nationale. (Dans un film d’Astérix, ici, il y aurait des trompettes et des buccins qui se mettraient à jouer à tue-tête.)
Nous sommes tous les trois, les trois R – René, Robert et RDD –, installés dos aux grandes portes de la salle, au « fond » de la table formant un immense U, à sa base, au U, dont chacune des extrémités des branches, tout là-bas là-bas, sont occupées, à droite (ce qui lui convient à merveille) par André Boulerice – porte-parole de l’opposition péquiste en matière de culture – et à gauche (faut l’ faire…) par Mme F-H elle-même. Il va sans dire que ces deux personnages sont accompagnés de toute une ribambelle de personnel politique – il me semble même, mais j’exagère sûrement, qu’ils seraient assez nombreux, à eux tous, pour permettre de monter sans problème, au Stade olympique, une scène de foule en révolte des Misérables (ce qui serait assez cocasse – pas de les entendre chanter, mais de les imaginer se révoltant contre quoi que ce soit, même pour faire semblant).
Il se trouve aussi là, autour de la table, et puis sur les rangées de chaises alignées en retrait d’elle de chaque côté, toute une foule de gens dont, pour l’immense majorité, je n’ai pas la moindre idée de qui ils peuvent bien être. Et puis des caméras de télé. Et puis un joli bouquet de micros.
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Bon, ça y est, me voici déjà qui prends le champ.
À l’évocation du dispositif déployé ce jour-là au Salon rouge, vient de me revenir comme un tas de briques le souvenir d’un autre U au pied duquel je me suis retrouvé assis quelques mois plus tôt à peine. Lors du dépôt, devant la célébrissime Commission Bélanger-Campeau, du Mémoire que j’ai rédigé, cette fois-là, pour le compte du CQT.
Cette fois-là aussi, j’étais en compagnie de deux autres représentants de l’organisme, assavoir, en l’occurrence, Catherine Bégin et Pierre McDuff.
Ce sont deux images, en fait, qui viennent à l’instant de remonter – mais chacune linkée à plein d’autres –, une première qui est du genre à vous donner envie d’aller plonger dans la contemplation de revues de fesses cheap des années 60 – parce que ce serait nettement moins indécent. Et une deuxième qui, par reflexe, vous fait vigoureusement secouer trois-quatre fois la tête et vous dire que vous avez dû manger quelque chose de décidément passé-date, à midi, et que là vous êtes en train de vous taper un trip fatal.
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La première.
Lucien Bouchard, qui bien entendu est membre de la Commission, et qui est assis juste là, sur notre gauche (décidément, le hasard a beaucoup d’humour), à trois ou quatre places du fond du U.
Il va passer la presque entièreté de notre intervention le torse penché en avant à en être presque couché, la tête littéralement dans son porte-document ouvert sur la table devant lui. Il a un appel super-urgent à recevoir dessus son cellulaire, le monsieur. J’imagine qu’il doit être en train de prendre rendez-vous avec son chum le premier-ministre conservateur d’Ontario – pour aller à la pêche, je suppose. Vous savez ? Mike Harris, celui dont l’un des ministres ne comprenait pas pourquoi les gens sur le BS ne profitent pas de ce qu’il y a dans les poubelles des supermarchés, si c’est vrai qu’ils ont si faim que ça ?
Avez-vous une idée, ô lecteur, ô lectrice, du genre de pensées que ça fait germer et fleurir en vous à la vitesse de l’éclair, lorsque vous vous pointez devant une Commission pour y déposer un Mémoire qui explique que, de tout temps, au Québec, les politiciens se sont servis de la culture mais n’ont dans les faits eu que du mépris pour elle, quand, pendant que vous parlez, vous voyez le fondateur du Bloc québécois plonger dans sa valise pour pouvoir jaser en paix ?
Non ? Vous ne savez pas ? Vous êtes bien, bien sûrs ?
Eh bien je ne vous le dirai pas – il y a peut-être des enfants qui ne sont pas encore couchés.
J’ai dû me retenir à huit mains pour ne pas lancer un wack à pleine voix – que j’ai sacrément puissante, et à certaines heures je le sais parfaitement –, rien que pour le plaisir que j’aurais eu à le voir, tout étonné, émerger de sa christ de valise comme la marmotte de février sort de terre, et lui hurler, toujours à pleine voix et en le pointant du doigt tel Moïse disant aux flots de se tasser : HEYE-CE-QUE-TU-FAIS-LÀ-ÇA-NE-SE-FAIT-PAS… CHOSE !
Quelque temps plus tard, un jour où il devait être écrit que c’était aujourd’hui qu’il fallait que je paye pour une très vilaine faute commise au cours d’une vie antérieure, je me retrouvai à devoir partager le repas, et la table, surtout, de deux-trois jeunes exécutifs dynamiques du Bloc. Lesquels passèrent, bien entendu, toute l’heure ou l’heure et demie à poignarder dans le dos à fond la caisse tous les personnages publics qui pouvaient être évoqués – y compris ceux du PQ (et, croyez-moi, ils n’y allaient pas avec le dos de la pelle, sur le compte du parti-frère) mais à l’exclusion seule de ceux et celles d’une unique entité politique, devinez un peu laquelle.
Mononk avait un peu la pression qui montait, mais ça ne se voyait qu’à la steam qui sortait du col de ma chemise, alors quand, tout à coup, le nom de notre Sauveur à Ottawa fut mentionné – lui qui avait presque droit à un signe de croix chaque fois qu’il était ne serait-ce qu’évoqué –, ça me partit tout seul d’entre les lèvres – qu’est-ce que vous voulez, chus fait’ de même, j’aime pas le curés, en tout cas pas ceux qui sont adeptes du pilori pour tous ceux qui ont l’outrecuidance de refuser de se tenir en rangs derrière eux : « Pis, toujours ? Lucien… y a-tu fini par venir à bout de Balzac, vous pensez ? Pouvons-nous caresser l’espoir que dans sa vie il va finir par se rendre jusqu’à lire queuk pages d’un, juste un, auteur du XXe siècle ? » (…)
Je ne vous dis pas la taille de l’iceberg qui, sur le bout des pieds, traversa le restaurant en prenant tout son temps. Au bout d’une éternité, le leader de la petite congrégation de dames patronnesses avec laquelle je goûtais commença à émerger de son évanouissement mystique, me regarda, et me dit, dans une imitation parfaite de ma maîtresse de 2e année, au primaire, le jour où elle apprit que ma mère exigeait que je sois exempté de la mémorisation du petit catéchisme gris : « René-Dan. Y a des choses qui-ne-se-disent-pas, dans la vie. Tu devrais appendre le respect, un peu. » (…)
Éventuellement, je lui fis un chaleureux sourire (je ne prétends pas qu’il était franc, je dis qu’il était « chaleureux »), me penchai lentement en avant, repensai à un après-midi passé à la Commission B-C, à une mallette ouverte sur une table et de laquelle dépassait un corps de Grand homme, puis articulai posément : « Je suis tout à fait disposé à prendre des cours. Sincèrement. Mais à une seule condition. » Il releva un peu le menton, l’air d’offrir, en bon martyr, sa gorge au poignard sacrificiel du bourreau païen. « Que ton boss vienne les suivre avec moi. » Ça, s’en fut trop ! « Qu’est-ce… ?! » L’air lui manquait, il avait l’air d’être sur le bord de me faire le coup d’Alien. Je me préparai à lui expliquer ce que j’en pensais, de son ostie de Cheuf… mais me retint juste à temps – cette fois-là, en tout cas –, me ré-appuyai au dossier de ma chaise et laissai tomber en regardant le plafond : « Ah, pis laisse donc faire. »
Traverser le désert de Gobi à genoux, ça se peut – j’imagine. Mais expliquer à des jeunes cadres politiques dynamiques qui se prennent pour les Premiers Chrétiens qu’il y a de la vie sur Terre ailleurs qu’à Beloeil… ça, non. Ça, c’est nettement au-dessus de mes forces.
Toujours est-il que le Géant promoteur des Bébés blancs, que j’avais contemplé parlant au téléphone, la tête dans sa valise, je ne l’entendis qu’une seule fois – mon échantillonnage n’est donc pas représentatif (même si, dans ma vie, il parle fort en sacrament) – évoquer les artistes se présentant devant la Commission Bélanger-Campeau. C’était à la télé, quelques années plus tard. Il expliquait, avec un air d’impérial mépris, que les « Les artistes, eux (« eux », sur le ton de « y a un lombric dans ma soupe »), n’avaient rien trouvé de mieux à faire, alors que le destin de notre Peuple était en jeu (ga boum ga boum), que de demander… de l’argent. » « De l’argent » dit ici sur le ton de « Non, mais faut-tu pas être bas ».
Le… tabarnak !
(…)
(…)
(…)
Nonon, c’est correct, vous êtes safe. L’envie d’écrire le paragraphe qui allait suivre m’a passé.
(Ne pas oublier, demain, de faire réparer ma porte de salle de bain.)
*
Quant à mon deuxième souvenir de la Commission Bélanger-Cam…
Ah, non, baptême ! Un autre souvenir du Bloc.
Respire. Respire.
Je l’ raconte-tu ?
Oui, mais à condition de le couper avant de mettre en ligne la version finale.
OK, d’abord.
*
1995. Théâtre Denise-Pelletier. Ma loge.
À cette époque, je joue Les Bédouins, là. Tout seul. Sur l’immense plateau que je parcours au pas de course dans un sens et dans l’autre, sans arrêt. Et il est graaaand… l’estie de plateau. Y finit pus. On dirait un hangar d’avion. C’est de la folie pure. Et j’ai un fun noir. Même si deux fois sur trois, à la fin de la représentation, je suis tellement vidé qu’il faut que Joseph Saint-Gelais, mon ami et metteur en scène, vienne me ramasser sur le sol pour me repousser à travers le rideau pour les saluts. Sans blague : il me garroche comme si j’étais un gros bean bag mou. Et les étudiants qui ont vu le show arrivent dans les loges dix minutes après moi en criant comme si j’étais une vedette de rock.
J’avais complètement oublié ça, les scènes dans les loges, après le show – ou même, parfois, durant les saluts : des jeunes qui quittent leurs places et déboulent les allées en courant pour venir s’agglutiner au pied de la scène. C’est Joseph qui me l’a raconté, dix ans plus tard. Et ça m’est revenu tellement fort et tellement tout d’un coup que j’ai failli boster – partir de la Mazurka en criant, tellement j’étais certain que je venais de virer et que j’allais me mettre à hurler de vertige, et ne plus jamais pouvoir m’arrêter.
Bref.
Un jour, j’arrive au théâtre, dans la porte de la loge, donc. Et, au même moment, deux choses se produisent : j’aperçois une grande enveloppe posée sur ma table de maquillage, et j’entends « René-Danieeeel ! »
Le cri, c’est… ah, zut, baptême de joualvert… j’ai un blanc. Me rappelle plus de son prénom (Et c’est odieux de ma part. Qu’elle veuille bien me pardonner, si jamais elle tombe sur ceci – shame on me ! Et je le pense, à fond.) Elle est mon habilleuse. Pas une perle, pas une soie, un amour ! Une femme… adorable. D’une brillance et d’une drôlerie totales. La seule drogue qu’il faut à un acteur pour lui insuffler le courage d’aller affronter, seul, un parterre d’ados qui pourraient très bien décider de sauter sur le stage et de l’égorger. Bref. Je l’adore.
Elle me donne un gros bec, « Aaaaallo ! » – tiens donc, le soleil vient de paraitre, dans le bunker où nous sommes – puis elle pointe, dans la loge, en direction de l’enveloppe, et me dit « Y a ça, qui est arrivé tout à l’heure », avec l’air qu’elle aurait pour m’annoncer que la vilaine Sorcière de l’ouest a laissé un message et qu’elle veut que je la rappelle.
Je me rends à la table. Et.
Respire. Respire.
Je l’ouvre.
Respire.
C’est un envoi d’un député du Bloc, qui m’écrit en substance : « J’ai vu vot’ maudit show. J’ai rien compris pantoute. A place de faire des niaiseries, vous devriez mettre vot’ talent au service de la Nation. »
(…)
(…)
(…)
En plus d’être des insignifiants finis, avec full plans de retraite jusqu’en l’an 3000, et qui vont nécessairement passer leur existence complète dans l’opposition et n’auront par conséquent jamais de leur tabarnak de vie à assumer la moindre responsabilité pour avoir fait’ queuk chose de leu cul… Y DONNENT DES ORDRES ! SA-CRA-MENT !
(…)
(…)
(…)
Next.
*
Bélanger Campeau, donc. Deuxième souvenir, venant tout de suite après celui de la valise du Cheuf, qui m’est revenu tantôt au sujet du dépôt du Mémoire du CQT.
On vient de parler du Bloc ? Passons aux Libéraux – ceux du cru, je veux dire : de la variété provinciale. Joie de vivre et transfiguration garanties.
Du même bord de la table que la marmotte qui jase dans sa valise, mais tout au bout de la rangée, là-bas là-bas, durant la période des questions une dame demande la parole. Si ma trompeuse mémoire ne fait pas de moi un vrai fou, elle est députée de Matane et s’appelle Hovington. Ce jour-là, à la Commission, elle remplace Claude Ryan, ministre de l’Éducation.
Heye, les jeunes ?! Savez-vous c’est qui, ça, Claude Ryan ?
Non ?
Boooouh ! Vous êtes don ben plat’ ! – J’aurais pu faire tout un blogue, rien qu’ su’ lui.
Sans doute un des personnages publics les plus baveux, les plus déplogués et les plus antipathiques à avoir vécu sous le soleil depuis que Frodon et son ami Sam ont pété la gueule à Sauron (mais avec nettement moins d’envergure que lui). La pure quintessence de ce qu’il pouvait y avoir de chiant et de bouché chez le monde qui avaient fait leur cours classique, quand ils décidaient de s’y mettre.
Alors qu’il est déjà ministre de l’Éducation, pendant une manif au Cégep du Vieux-Montréal la police fonce dans le tas. Le lendemain, à l’Assemblée, on l’interroge à ce sujet. Et il répond, avec un smirk dans la face, que les flics ont fait de l’excellent boulot : ils ont « reconduit » les jeunes chez eux. Et il se trouve drôle, l’ostie !
En 89, dans la salle de répet du Théâtre d’Aujourd’hui qui à l’époque se trouve quelque part en hauteur dans une ancienne usine, sur St-Laurent près de Prince-Arthur, j’ai entendu Michel Chartrand, assis jus’ jus’ là, devant moi, de l’autre bord de la table, pendant une réunion en tout petit groupe : « Claude Ryan ?! Le sacrament ! Quand y va crever, faudrait l’enterrer su’ l’ vent’. Comme ça, si jamais y s’ réveille pis qu’y s’ met à creuser pour essayer d’ sortir… y va s’ renfoncer. »
Je vous le jure ! Si vous ne me croyez pas, demandez à Dominic Champagne, il était là, lui aussi. L’image est parfaitement monstrueuse, je le sais parfaitement, mais. Savez-vous quoi ? Je ne suis même pas parvenu à m’en offusquer.
Bref.
Le jour où nous déposons le Mémoire du CQT, « l’Honorable ministre de l’Éducation ne peut malheureusement vraiment pas être parmi nous », alors c’est la madame qui vient de demander au Président la permission d’intervenir qui parle en son nom.
C’est que dans notre Mémoire, voyez-vous, je donne un exemple – parmi cent autres à m’être venus à l’esprit en cours d’écriture sans même que j’aie eu à creuser – de la prodigieuse ferveur qu’éveille la culture dans notre société. Cet exemple, il est extrait d’un numéro du magazine L’Actualité de quelques mois plus tôt – rien de vraiment bien secret, donc.
Êtes-vous bien assis ? Oui ? Ben attachez-vous.
Il s’agit d’un papier de fond sur le monsieur. Il y est écrit :
Claude Ryan, ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, président du comité ministériel permanent sur les affaires sociales et la culture (…) n’a jamais lu un roman. « Il ne comprend pas qu’on puisse s’intéresser à çà, dit son fils Paul. Il ne va jamais au concert, ni au théâtre, ni au cinéma. Le baseball est son seul et unique péché.” [13]
Un scotch, avec ça ?
Pour ceux et celles qui sont toujours tentés de tout expliquer par la postmodernité, sachez que le bonhomme était né en 1925. Fa ke… pour l’explication de son attitude par l’éclatement des valeurs humanistes, passez votre tour, ok ?
Tout ça pour dire que.
La dame qui tient sa chaise au chaud pour m’sieur Ryan, ce qu’elle a de si important à nous dire, c’est ceci – je répète ses mots tels qu’ils se sont gravés en moi :
« Monsieur Ryan fait dire qu’il a eu beaucoup de peine, de lire dans votre Mémoire qu’il ne lit jamais de roman. Et il m’a dit de vous dire que c’est pas vrai, parce qu’il en a déjà lu. Mais que votre Mémoire est très bien écrit. »
OK ?
Je vous rappelle que ça, là là, que je viens de vous raconter, là, ça se passe durant une séance d’une Commission sur l’avenir constitutionnel du pays !
Y a un de ses membres qui se sacre la tête dans sa valise quand ce sont des artistes qui parlent, pis une autre qui trouve que son boss, qui est ministre de l’Éducation, est blood à l’os parce que des fois y lit des romans !
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Bon, ça suffit.
Retour dans le Salon rouge. Octobre 1991 – Commission sur le projet de politique culturelle de l’Honorable Frulla-Hébert. René, Robert et RD sont assis au pied du grand U et se préparent à lire.
Ah non, c’est pas vrai ! J’ai encore oublié quek chose !
Et quel, quek chose. André Boulerice lui-même. (Très gros soupir)
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André Boulerice, donc.
Je vous rappelle qui c’est : à l’époque, le porte-parole de l’opposition péquiste en matière de culture (puisque, parait-il, ça en prend un).
Il détient un diplôme en… pédagogie spécialisée, je crois. En tout cas, il a une très fâcheuse tendance à s’adresser aux gens sur un ton qui donne à penser que pour lui il n’y a sur la planète que des attardés de cinq ans d’âge mental. Plutôt désagréable, à la longue. Et même assez rapidement, en fait.
Hé, hé (ricana l’auteur), un jour, je ne sais plus à quelle occasion, il m’a qualifié dans une entrevue au Devoir de « Che Guevara de la culture ».
Très franchement, j’aurais de loin préféré « Snoopy » – et ça aurait d’ailleurs été bien plus juste. Mais mon consentement n’était pas requis. Que voulez-vous, c’est la rançon de la g… de la g… de la glouâre !
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Comme je vous le disais récemment, il fut un temps, dans ma vie, où les sièges avaient l’air de courir après moi… Eh bien, imaginez-vous donc qu’un an ou un an et demi avant le matin du Salon rouge, il me semble, mais c’était peut-être en réalité plus loin ou plus proche que ça dans le temps, Mr Boulerice a pris contact avec moi pour m’inviter à siéger (troulala itou) sur un comité du PQ. Si, si. Un comité de réflexion en vue de… la préparation d’un énoncé de politique culturelle. Et que j’ai dit oui. Mais à une condition expresse : je ne deviens pas membre du PQ, et personne ne prétend à ma place qu’en acceptant d’y siéger je le serais devenu, membre – même pas sympathisant. Soyons clair : le Parti libéral m’aurait invité pour la même raison que mon exigence aurait elle aussi été précisément de même teneur – la seule différence, dans un cas ou dans l’autre, aurait été que de la part des libéraux, j’aurais été sacrément plus étonné.
Quoi qu’il en soit. Je ne veux pas être associé à un parti. Pour une raison toute simple : il n’y en a pas un qui s’approche à moins de mille miles de me paraitre digne qu’on s’associe à lui. À l’exception peut-être du Parti de la Loi naturelle, un parti pancanadien qui prônait jadis la pratique de la méditation transcendantale sur une très vaste échelle, dont les organisateurs avaient dû trouver mon nom par hasard dans le bottin et qui m’offrirent un jour de me porter candidat pour lui – ça aurait, en tout cas, été nettement moins ennuyant (pendant deux-trois semaines) que dans les autres partis. Et… du NPD fédéral, qui me fit la même offre bien plus tard, mais cette fois-là aussi je déclinai – pour une raison qui vous apparaitra d’ici trois-quatre minutes, à la lecture du passage qui approche. Je dois admettre que la fougue des deux jeunes qui furent chargés de me transmettre l’invitation, et la lumière qui brillait dans leurs yeux, me laissèrent ébranlé pendant quelques jours. Mais je finis juste à temps par revenir à la raison : moi ? dans un parti politique ?! Ils auraient été obligés de me faire ligoter (, bâillonner) et cacher dans la chambre des fournaises vingt minutes après le début du premier caucus.
Bref, toujours est-il que lorsque je lui ai formulé mon exigence, Boulerice a dit oui en riant tout de suite de bon cœur comme si, « ben voyons donc ! », ça allait de soi.
Et que j’ai, en conséquence, en effet participé à… je ne sais plus, quelques séances dudit comité. Deux ? Trois ? Nous devions être une bonne douzaine. Et c’était lugubre.
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Petite parenthèse dans la parenthèse dans la parenthèse.
Pourquoi, ai-je dis oui ?
C’est tout simple. Il y a quatre raisons – emberlificotées les unes dans les autres au point de paraître inséparables – mais je vais faire un effort.
Première : pour continuer de chercher une réponse – ou plusieurs, s’il le faut – à l’infernale trâlée de Pourquoi qui a commencé de me péter dans le front un après-midi du printemps de 1980 suite à un éclat de rire généralisé et à l’explication de lui qui m’a aussitôt été servie, lors d’une séance du CA du Cead à laquelle j’assistais à titre d’observateur.
Deuxième (qui renforce considérablement la première) : depuis que je me suis mis en quête de ladite réponse, ce que je découvre est de nature non pas à me faire sentir que je m’approche d’elle, mais au contraire à faire se multiplier mes Pourquoi comme des lapins su l’ Spanish Fly (ou les poppers, si vous préférez).
À l’époque où Boulerice m’adresse son invitation – et pour encore un bon moment après ça –, ce que mon bain de sièges est en train de provoquer chez moi, c’est la prise de conscience, immédiate, concrète, solide, qui croît d’une des innombrables séances auxquelles je participe à la suivante, de ce que la société au sein de laquelle je vis n’a-stric-te-ment-rien-à-voir avec ce qu’autrefois je pensais qu’elle est, et qu’autour de moi je vois cent fois par jour des gens continuer de se raconter à qui mieux mieux.
Prise en groupes, une formidable proportion de gens, autour de moi, m’apparait chaque jour davantage comme un troupeau gelé à l’os ! (Sur l’acid, je veux dire, pas coincés dans un banc de neige.) Qui d’une minute à l’autre appelle indifféremment un même objet du nom de « chameau », de « table » ou de « lampadaire » – non pas en fonction de la nature variable de l’objet évoqué, mais en vertu de ce qui fait l’affaire sur le moment. Une gang de monde… morts de peur ! Je vis entouré de gens dont beaucoup, individuellement, me touchent énormément, à l’égard desquels je ressens souvent une tendresse et/ou une curiosité insensées, mais qui, dès qu’il y a davantage que deux ou trois personnes ensemble, ou dès que certains sujets sont abordés, passent sans même avoir à le décider en mode pilote automatique, où toutes les réponses qu’on peut chercher dans sa vie sont écrites d’avance… et sont de la pure bullshit.
La représentation que je commence à m’en faire, de cette société, ou plutôt non, attendez, je recommence – la représentation que je commence à me faire de la culture de cette société où je vis, et donc de la représentation du monde – y compris soi – qui y est dominante, c’est qu’elle a des portes cachées dans les murs. Et que c’est derrière ces portes dérobées que vit son cœur, à cette société, non pas telle qu’elle se fantasme elle-même à tour de bras, non pas telle que l’évoque le langage qui y a cours et qui est parfaitement délirant, mais telle qu’elle se vit dans les gestes qu’elle pose réellement, concrètement, jour après jour. Mais qu’elle ne peut même pas percevoir et appeler par leurs noms… parce que le bad trip collectif l’en empêche. Si, à un moment ou un autre, tout à coup le bon nom, bing, frappe le bon objet… ou bien les gens piquent des crises de colère noire ou d’angoisse, ou bien partent sur des brosses de six mois. Dans n’importe quel cas, dix minutes après avoir été prononcé, le mot juste en question a été ré-enfoui jusque par-dessus les oreilles dans l’infinie swamp des limbes.
Or… je me contre-câlice de la politique – culturelle ou autre – à la puissance cinquante-cinq au carré ! Est-ce que c’est clair, ça ?! J’haïs ça, la politique ! De tout mon être !
J’aime les êtres humains… un à un ! Pis crissez-moi patience avec les huit cents paradoxes qu’une affirmation pareille est censée receler selon Schopenhauer, selon Marx ou selon Krishna ! Si les humains ne sont pas pris un à un… il ne reste que la mécanique. Et ça, dans ma vie, il-ne-sau-rait-ê-tre-ques-tion-que-je-l’ac-cep-te ! Point.
Mais je n’ai pas le choix de l’étudier, la tabarnak de politique, et même de l’étudier aussi à fond que je peux, parce que c’est la seule manière à ma disposition de parvenir à faire avec un minimum de semblant de bon sens la seule chose qui m’intéresse dans la vie : écrire des histoires ! Si je ne veux pas que mes histoires servent à nourrir et à amplifier le discours morbide que je crois percevoir autour de moi (et ça, il ne saurait en être question, à aucun prix !), un seul chemin s’offre à moi : tenter de comprendre comment il fonctionne, à quoi il carbure et quels buts il parait viser, ce délire.
C’est ça, que je fais des années de temps : pas essayer de me fonder une carrière politique – plutôt me sacrer en bas d’un pont que de devoir jour après jour être obligé de supporter cet étouffant monde là. Ce que je veux, c’est pouvoir avancer sur le chemin de l’art qui est ma vie. En espérant de toutes mes forces qu’une fois achevés mes devoirs de citoyen-artiste, il me restera assez de force, assez de courage, malgré les volées que je me fais crisser de toutes parts à tour de bras, pour reprendre mon… ben oui… mon œuvre. Quelle soit de qualité ou pas n’entre même pas dans l’équation – pas une crisse de miette. Que mes pièces ou mes récits valent ou pas le papier sur lequel elles et eux sont imprimés, je-m’en-tape ! Si j’avais eu envie de travailler pour l’Office de protection du consommateur, dans la vie, je l’aurais fait !
(…)
Je pourrais continuer à vous expliquer ça plus à fond, et vous donner cinq cents exemples de ce que je veux dire par ce que je viens d’écrire là, mais
1) ça finirait par noyer complètement mon propos de départ en n’y ajoutant rien d’immédiatement essentiel que de toute manière je ne peux pas inclure en termes plus ramassés, et
2) rien que pour me rendre à écrire cette ligne-ci de ce texte que vous êtes en train de lire, j’ai travaillé non-stop (à part deux-trois rendez-vous indéplaçables) depuis l’après-midi du mardi 3 janvier. Nous sommes rendus au dimanche 8, et il est 15h45. Ça fait donc six jours que je bosse à ceci sans arrêt, dix-huit heures par jour. Or, il y a dans mon compte de banque à peine de quoi me rendre à la mi-février, et en plus j’ai un show merveilleux à répéter bientôt en vue d’une reprise dans des Maisons de la Culture, et ce que j’ai à y faire est prodigieusement exigeant pour une vieille peau – si je ne veux pas crever en scène dès la première représentation (crever… d’autre chose que de trac, je veux dire), je-ne-peux-pas me permettre de continuer longtemps au train qui est le mien depuis une semaine. Il faut que je termine ceci au plus crisse, d’abord pour me libérer l’esprit en vue des répets, ensuite pour pouvoir réfléchir en paix pour décider lesquels des objets que je possède et qui peuvent entrer dans mon sac à dos je vais emporter avec moi quand la gérante de l’immeuble va venir me signifier mon éviction – le reste, ils n’auront qu’à le mettre à la scrap. Je ne précise pas la chose pour faire pitié, je vous dis ce qui en est, un point c’est tout : ce que vous êtes en train de lire, je dois l’écrire le plus vite possible si je veux en voir le bout’.
Troisième raison pour laquelle j’ai dit oui à Boulerice : en dépit de tout ce que vous venez de lire, de toute ma vie, y compris l’instant où j’écris ceci, je n’ai jamais été certain de ce que j’avançais. Ce que j’avance, c’est la seule explication de l’état des choses qui se tienne que je sois parvenu à tant bien que mal formuler, mais je ne peux pas pour autant être certain de son bien-fondé.
En fait, même là là, ce dimanche 8 janvier 2017, ce que j’ai compris depuis quarante ans me parait par moments… impossible à croire. Invraisemblable.
Ce que je suis en train de vous dire, c’est qu’une composante essentielle de ma quête tient du « prove me wrong ».
Bien des gens, quand ils vous adressent la parole, ne cherchent rien d’autre qu’à vous vendre une salade, sous une forme ou sous une autre. Mon cas est symétriquement inverse : je parle à la fois pour réfléchir à voix haute – parce qu’il y a des limites à ce qui peut se concevoir ou se synthétiser sans interaction avec ses semblables, et que de toute manière tenter d’exprimer une idée vous force à la mettre en forme, ce que ne permet pas, bien loin de là, sa seule rumination – et dans l’espoir forcené de me faire contredire. CE QUI N’EST JAMAIS ARRIVÉ, et vous m’en voyez navré plus que je ne saurai jamais l’énoncer, ne serait-ce que parce que, si la chose s’était produite, j’aurais immédiatement, zif !, été libéré de la tâche de fou que je me suis crissée sur le dos. Ça me désole d’autant plus parce que… l’explication démente avec laquelle je me retrouve m’est grandement douloureuse.
Quoi qu’il en soit. J’ai donc, durant un long moment de ma vie, multiplié jusqu’à l’absurde les possibilités de rencontrer enfin quelqu’un qui me pointerait mon erreur. Et l’acceptation de participer au Comité de Boulerice n’a été qu’une des innombrables formes qu’a pris ma recherche dans ce but (sans compter que si, contre toute attente, quelque chose d’intéressant avait pu sortir de ses travaux, j’aurais peut-être pu, enfin, aider les artistes de ma société, au lieu de rester coincé dans une position où je ne peux rien faire d’autre que décrire le déferlement des sauterelles).
Quatrième raison pour avoir accepté (tant qu’à y être, vidons la question) : je me suis fait un serment, quand j’étais très jeune. Et je ne sais peut-être pas si les histoires de sorts et de coups de baguettes magiques donnés par des fées qu’on trouve dans les contes sont ou pas fondés sur quelque réalité, mais je peux vous dire en tout cas que mon ostie de serment, il m’a collé dessus en pas pour rire. Je n’ai plus jamais pu me débarrasser de lui.
Quel était-il ? Celui-ci : tout faire, tout, pour devenir, quand je serais vieux, autre chose qu’un éteignoir d’espoirs comme j’en ai tant connus – et combattus (généralement sans grand succès). Mieux, même : tout faire, tout, pour encourager chez mes semblables l’éclosion d’un sentiment d’exigence qui ferait que si jamais un jour je dépassais les quarante ou quarante-cinq ans (ce que je ne croyais – ni n’espérais – pas le moins du monde), que je défaillais alors et en devenais un à mon tour, un ciboire de vieux schnock, il se trouverait des gens, des jeunes, pour me sacrer des claques ou me crisser des coups de pied au cul pour me ramener dans le monde des Humains.
Seulement voilà. Ne faire que ça, ça aurait voulu dire : faire des autres mes gardiens. Et ça, il n’en était pas question. Parce que j’ai une horreur totale de dire aux gens ce qu’ils devraient penser ou ce qu’ils devraient faire de leur vie. Pas question, donc, de refiler aux autres une responsabilité qui devait demeurer la mienne et rien que la mienne.
Alors comment faire ?
Il fallait que je m’envoie des lettres à travers le temps ! Voilà, comment ! Que je jette des bouteilles à message dans mon océan intérieur, pour que plus tard, beaucoup plus tard, sur mon lit de mort, s’il le fallait, tant qu’il me resterait le moindre souffle de vie, si jamais l’univers, pour moi aussi, était devenu gris, hargneux et morne, je puisse par hasard, en errant sur la plage, tout à coup mettre le pied dessus et… me souvenir. Me souvenir de la beauté de la vie, de la lumière – celle du ciel et celle des regards –, pour que je me souvienne du grand vent frais et caressant de l’espoir, et des tremblements de tendresse.
Comment m’y prendre ?
Je ne pouvais le déterminer qu’en observant les schnock, les éteignoirs, et en faisant le contraire de ce qu’eux faisaient, et surtout de ce qu’ils avaient fait tout au long de leur vie, et qu’ils étaient tous si avides de continuellement vous raconter, fût-ce de force. « Le gros bon sens », « Tout le monde sait ça », « Devenir un adulte responsable », et tout le reste de la panoplie des mailloches à défoncer les crânes, il fallait que je l’étudie… et que je fasse exactement le contraire.
Je me rendis vite compte d’une constante, dans leurs discours : au cœur de l’argumentaire auquel ont sempiternellement recours les schnocks, il y a un élément qui sert presque à tout coup de clé de voûte : « Moi, je sais ! »
Alors comment faire pour que l’expérience de vie que j’allais nécessairement accumuler ne puisse pas se transformer à terme en un « je sais » assassin ? La réponse me sauta aux yeux. Vivre tellement de vies à la fois qu’il serait impossible de les comprimer en une seule. Des vies… qui se contrediraient, qui se tireraient dans les pattes les unes les autres. Tout du long de mon existence.
C’est ce que j’ai tenté.
J’ai vécu simultanément dix, douze vies. Par les paumes, par les yeux, par les oreilles. Dans mon lit ou dans celui de mes aimés. Dans les livres que j’ai lus, les toiles que j’ai contemplées, les musique qui m’ont jeté à terre, et dans des pays où je n’avais jamais osé penser que je mettrais un jour les pieds – et que je visitai sous tous les prétextes qui se présentèrent … sauf un, celui d’être un touriste, un contemplateur de vitrines. Grâce à des amitiés bouleversantes, aussi, grâce à des êtres qui eurent le courage et la générosité de se révéler tendres, étourdis, désarçonnés. Et qui m’offrirent un accès à leurs espoirs, à leurs hantises, à leurs joies et à leurs blessures.
J’ai passé ma vie à ouvrir en moi des portes donnant sur des infinités de mondes. Et au fur et à mesure qu’elles ont été ouvertes suffisamment pour permettre le passage, je les ai bloquées là les unes après les autres, grandes ouvertes. Je suis fait de ronds-points ouverts aux quatre vents, et de rien d’autre. Partant dans tous les sens, toutes les dimensions.
Et il m’est impossible de dire « Je sais » – c’est sans doute le plus grand cadeau que je me sois jamais offert.
Quand je dis qu’il me fallait, par serment, « tout » faire, cela inclus nécessairement… aller aussi là où je n’aurais aucune envie d’aller.
Aller m’assoir dans des locaux du PQ pour discuter d’un projet qui avait autant de chances de déboucher sur quoi que ce soit de fertile que mon grand-père en avait de tomber enceinte était justement l’une des choses que je n’avais aucune espèce d’envie de tenter.
Alors j’y allai.
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(7 au 10 janvier 2017)
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