Et à présent, revenons à nos boutons… comme disait le dermatologue. (Pffff)
Comité du PQ sur la culture.
Animé par André Boulerice – qui à chaque fois qu’il ouvre la bouche, s’exprime sur le ton de « Oooh… regarde, mon petit chou en susucre, comme elle est appétissante, la jolie sucette… wou wou. »
Si je m’étais imaginé durant dix secondes que l’entreprise à laquelle il m’avait convié allait porter quelque fruit que ce soit, j’ai déchanté sur un sacré temps. Parce qu’encore une fois, et comme de bien entendu, me direz-vous, il y avait une chose qui avait été décidée dès avant la toute première rencontre – une chose capitale qui, à elle seule, rendait tout le reste inutile et permettait déjà de classer ce comité dans la vaste et foisonnante catégorie des sparages.
Ce coup-ci, ce qui avait été décidé à l’avance, c’était que le ministère des Affaires culturelles devait devenir le ministère des Affaires culturelles et des Communications. Et que ça, plus j’y pensais à l’époque – et plus j’y ai pensé depuis, y compris ce matin –, et plus je trouvais que c’est une très très très mauvaise idée. Parce que le monde des communications, du fait des énormes intérêts financiers qui le constituent, allait nécessairement carrément noyer la culture. Or, dans la culture, les arts, eux, l’étaient déjà, noyés. La sardine avait déjà été bouffée par le thon, si en plus le thon se faisait avaler par le requin… les arts allaient se retrouver en six mille sept centième place sur la liste de priorités du ministre. Pas vraiment un résultat pour lequel j’avais envie de me battre. Pas vraiment un coup de génie. Ou en tout cas, si c’en était un, pas d’un genre à m’enchanter. Sauf que, bien entendu, cette décision était inébranlable.
Ce qui fait que… je n’ai pas claqué la porte ni rien, mais j’ai cessé d’aller aux rencontres, ou alors les rencontres ont cessé, peu importe…
Au total, ma collaboration avec le Comité de m’sieur Boulerice a été l’équivalent d’entrouvrir la porte de la salle, de me passer la tête dans l’entrebâillement, de constater que ce qu’il y avait de l’autre bord était encore une fois un salon funéraire. Et d’illico r’tourner chez nous.
*
Le matin où les trois R mettent le pied dans le Salon rouge pour aller donner lecture du texte auquel vous allez bien finir par arriver, découragez-vous pas, il y en un, des trois R, qui est en furie. Devinez lequel.
Voyez-vous, cher amis, la vie est ainsi faite que le Salon rouge se trouve à l’intérieur de l’Hôtel du parlement, et que l’Hôtel du parlement se situe à Québec-Ville. Ce qui implique, vous me voyez venir, que pour aller déposer un Mémoire au Salon rouge, il faut d’abord se rendre… à Québec. Eh oui. Or, comme les trois R vont déposer assez tôt le matin, et que j’ai grande envie, pour l’occasion, d’être aussi fringant que possible, je me suis réservé une chambre d’hôtel dans la ville aux antiques murailles et y suis arrivé, dans la ville, la veille du dépôt. Je me suis même arrangé pour arriver assez tôt pour pouvoir souper avec un copain qui y habite, dans la Vieille capitale, homme d’une perspicacité et d’un sens politique à vous faire décoller la moumoute à toutes les six phrases, et dont la présence m’est un pur ravissement. Deux heures à jaser avec lui, et j’ai l’impression de m’être rechargé les neurones, l’âme et les batteries pour trois mois.
Gilles – puisque tel est son prénom – et moi, soupons donc de concert la veille du dépôt.
Sauf que.
C’est agréable, et tout. Mais Gilles me parait, oh, à peine, mais tout de même assez pour que je le remarque, sur le brake à bras. Pas tout à fait dans son assiette habituelle. Je me dis que c’est peut-être parce que je le rencontre aujourd’hui dans son quotidien, alors qu’ordinairement nous nous voyons à Montréal, où, se trouvant un peu plus éloigné de ses terres, il est un brin en vacances, ce qui n’est pas le cas ce soir-là… ou alors qu’il a des ennuis un peu plus lourds qu’à l’habitude et qui le chicotent… et le souper passe. Vient le café. Après lequel Gilles propose que nous prenions un digestif. J’hésite – veux vraiment être en forme demain. Il insiste. Mais il insiste, comment dire… sans sourire. Ce qui, le connaissant, constitue un signal : le souper n’est pas fini. En moi-même, je fais « Oups », et accepte son offre. C’est clair : il a quelque chose à me dire. Et, à lui voir l’air, ce ne sera sans doute pas jojo.
Le problème, avec les bêtes politiques du calibre de Gilles, c’est que… vous ne manœuvrez pas ça comme bon vous semble. S’il a une idée derrière la tête mais qu’il ne veut pas vous la dire, inutile de faire la danse des sept voiles pour tenter de l’amadouer. Vous la saurez quand il aura décidé de vous la dire. Un Grand Marnier passe. Deux. Quand tout à coup Gilles s’appuie un coude sur la table, l’avant-bras à la verticale, la main à la hauteur de la joue, et en déploie lentement l’index en direction du plafond.
Nous y sommes.
Un temps passe. Puis j’entends, de sa voix soudainement encore plus grave que d’habitude, elle doit lui résonner jusque dans les genoux, et sur un ton sérieux qui ne m’étonne pas de sa part mais que jamais encore il n’a utilisé en s’adressant à moi : « Est-il exact… »
Et dès j’entends ces trois mots-là, je sais que si jamais la réponse à la question qu’il va me poser – et dont je n’ai pas encore la moindre maudite idée – est « Oui »… je vais en manger une maudite. Métaphoriquement, s’entend, restons calmes.
« Est-il exact… René-Daniel… que tu es… »
Quoi ? Quoi, que je suis quoi ?
« … le conseiller spécial d’André Boulerice ? »
Ah ben, sacrament !
Il m’aurait souffleté sans avertissement que je ne pense pas que j’aurais été plus époustouflé.
« Le… quoi ?! »
« Le conseiller privé spécial d’André Boulerice. »
« Mais… veux-tu bien me dire où t’es allé pêcher une idée de fou pareille ?! »
Il me scrute jusqu’au fond de l’âme avant de répondre : « C’est lui qui me l’a dit. Il se promène partout en le clamant sur les toits. »
Ah, ben, tabarnak !
Des rumeurs, j’ai eu à en subir, dans ma vie, que je pourrais vous en conter à vous faire vous rouler à terre jusqu’à demain matin. J’ai même déjà décroché le téléphone pour prendre un appel, un jour, pour n’entendre au bout du fil qu’un silence intersidéral, pendant au moins cinq interminables secondes. Le pauvre homme qui appelait s’était attendu, dur comme fer, à tomber sur mon répondeur : il était absolument convaincu que j’étais aux soins palliatifs, en phase terminale du sida – c’est ce qu’on lui avait raconté, et il appelait pour demander à la personne qui prendrait mes messages de me transmettre tous ses vœux. Il y en a eu, des rumeurs… mais alors là, de toutes sortes. Et ça ne m’avait jusqu’à cette fois-là pas beaucoup affecté. Même qu’il y en a eu de tellement absurdes que je les ai trouvées rigolotes.
Mais là ! Je dois dire que ce soir-là… à Québec, quand j’ai appris ce qu’était en train de tripatouiller l’estie de visage à deux faces… le sang m’a pogné en feu.
Juste à me voir l’expression, Gilles comprit bien que je lui disais la vérité, mais pour être absolument certain qu’il ne subsisterait aucun malentendu entre nous à ce chapitre, je lui donnai ma version de l’histoire du Comité. Après quoi il me confirma que, dans la version Boulerice, la proximité entre lui et moi était nettement plus grande et plus profonde que celle que je venais de lui décrire là. L’atmosphère de notre rencontre s’éclaira. Je ne serais pas surpris d’apprendre que la bouteille de Grand Marnier, nous sommes finalement passés à travers. Les nuages avaient disparu. (Et, avant que vous ne me posiez la question : le lever du lendemain matin, malgré mes appréhensions, ne fut pas difficile du tout.)
Puis-je te confier, ami lecteur, qu’après l’échange en question les rouages de ma cervelle se faisaient aller sur un méchant temps ?
« Dis donc, Gilles ? »
« Ouan ? »
« Est-ce que t’es au courant ? Demain matin, c’est lui, Boulerice, qui va être là pour représenter le PQ, ou est-ce qu’il s’est fait remplacer ? »
« J’ai rien entendu. Donc, en principe, ça devrait être lui, c’est lui le porte-parole. C’est son domaine. Et il y tient. »
Temps.
« Pourquoi tu demandes ça ? Tu penses… faire quelque chose ? », questionna-t-il.
Temps.
« Tu verras. »
Le lendemain matin, quand les grandes portes s’ouvrent et que les trois R pénètrent, donc, dans le Salon rouge, il y a du monde debout, ça circule et discute : un autre groupe vient toute juste d’achever son dépôt. La première chose que je fais, debout derrière le fauteuil qu’on vient de m’assigner, c’est de chercher de yeux, et de repérer… face de fouine. Ah, il est là, assis à sa place, au lointain, côté droit, en train de brasser du papier. Il lève les yeux, m’aperçoit, son visage s’illumine comme une cent watts qu’on vient de ploguer, il se lève, bras en l’air, et commence à marcher dans ma direction depuis l’autre boute la table, enthousiaste comme si nous étions des jumeaux séparés à la naissance se retrouvant enfin face à face en pleine brousse. L’enfant de nanane. Bouillant de colère, je le regarde faire et je n’en reviens pas de son culot : il est, sous mes yeux, à ma face, en train de jouer une scène destinée à confirmer au regard de ceux qui sont là que la rumeur qu’il a lancée est fondée, et que nous sommes copains comme cochons.
Ma nature calme et pondérée (c’est un gag) n’y résiste pas – je décide de lui péter sa baloune sur le champ.
Il n’a même pas parcouru le tiers du trajet qui devrait le mener dans mes bras soi-disant fraternels que je lui lance, juste assez fort pour qu’on m’entende jusqu’au Complexe G : « Cou don, toi ?! »
Vieux-singe-connait-grimaces, il comprend en un éclair, à mon ton et à l’absence du moindre fantôme de sourire sur mes traits, que quelque chose ne va pas comme ça devrait, et ralentit déjà.
« Oui ? », couine-t-il.
Je parle d’un ton égal, pas fâché du tout en apparence, mais ne baisse pas du moindre décibel : « Il parait que je suis… ton conseiller spécial ? »
Là, il s’arrête pile.
« Ah ? », fait-il.
« Ben oui », fais-je quant à moi. « Ça a l’air qu’il y a une rumeur qui circule qui prétendrait ça. »
Déculotté net devant son propre club, le voici qui fait déjà demi-tour pour retourner se terrer dans son coin. Il doit réfléchir à tout berzingue à une phrase assassine à me lancer pour limiter les dégâts aux yeux du public qui nous observe.
Arrivé à sa place, il fait mine d’être sur le point de se rassoir pour se remettre à brasser de la feuille, et me lance « Je me demande bien lequel de nous deux cette rumeur-là honore le plus ! », avant d’éclater d’un rire tellement franc et convaincant qu’il me fait repenser, pour la première fois depuis une éternité, à celui de la Femme à barbe du Parc Belmont, quand j’étais petit.
Et une bonne affaire de réglée, une.
*
Là, je viens de le prendre de cours. Mais durant notre lecture, il va avoir tout le temps voulu pour ruminer un meilleur coup bas à m’asséner. Ce qui fait qu’arrivés à la période des questions et commentaires, il lance :
« Il faudrait que vous compreniez enfin, monsieur Dubois, qu’ici on n’est pas en France. Que chez nous, il n’y a pas de De Gaulle. Et… que vous n’êtes pas Malraux ! »
Comment ça se dit, en hébreux, « cheap » ?
*
Me suis toujours demandé… comment Jacques Parizeau avait bien pu réagir au pitoyable coup d’estoc de son très junior et très malhabile collègue, quand l’incident parvint jusqu’à ses impériales oreilles.
Bon, qu’on ne soit pas en France, Parizeau, il devait déjà s’en douter un peu. Et que je sois ou pas Malraux, il devait s’en taper comme de sa première paire de bottines. Mais… se faire dire qu’au Québec il n’y pas de De Gaulle ? Hick.
C’est fou. Il m’a toujours semblé qu’il a dû se faire passer un sacré savon, le Boulerice.
Pour ma part, eh bien…
Oui, je l’admets. Enfin pogner la main dans le sac un des pelleteux de rumeurs m’a fait… ben oui… un plaisir assez intense. Et, surtout, libérateur.
*
Pourquoi je vous ai raconté ça ? Pour illustrer une réalité : l’ordre de me mettre au service de la Cause sacrée que le gars du Bloc allait m’envoyer au théâtre en 95 n’avait rien d’un fait isolé, d’un accident. S’approprier les artistes, les enjoindre de dire ceci ou cela et rien d’autre, les recruter de force, même à leur insu, pour les faire servir les desseins dont ils sont tenus d’encourager l’accomplissement, en politique québécoise c’est un comportement extrêmement fréquent – classique, même. Et qui ne date pas d’hier.
Quand on n’a pas besoin d’eux dans l’immédiat, les artistes… on se sacre la tête dans sa valise quand ils entrent dans la même pièce que vous, ou on leur dit que leur texte est « vraiment bien écrit » – sans leur adresser le moindre commentaire sur le fond.
S’ils disent autre chose que ce qui leur a été ordonné, on laisse entendre que c’est parce qu’ils sont des vendus… et on part à la pêche avec Mike Harris.
Et pour couronner le tout, si jamais ils ont l’audace insensée de faire remarquer que s’ils utilisent le peu de cash qu’ils ont à leur disposition pour payer le chauffage du théâtre ils vont devoir couper jusqu’à l’os dans la distribution des pièces qu’ils comptaient monter la saison prochaine, La Presse ou quelque autre média sort un papier par un pousseux de crayon de service, pour expliquer au peup’ que ces maudits plaignards là sont rien que des bébés gâtés qui se promènent tout’ en Jaguar. (Mais ça, la fonction de chiens de garde du Dogme qu’acceptent de remplir nombre de journalistes, si ça ne vous fait rien, ce sera pour un autre tantôt – l’assiette est déjà pleine, c’est un sujet qui mérite amplement d’être traité dans les grandes largeurs, pis là mononk a pas le temps.)
*
Bon joualvert, nous y voici enfin !
Plus qu’un seul point à aborder avant le texte lui-même : la teneur de la « politique culturelle » de F-H.
(Les réactions à cette lecture, je les aborderai (je suppose) dans un prochain billet (celui-ci est déjà bien assez exagérément long comme ça).
*
La politique de ma’ame F-H– en deux mots (les miens).
Elle est toute simple : La culture est une industrie comme les autres. Et, en son sein, les arts remplissent une fonction équivalente à celle qu’en pétrochimie, par exemple, occupe la R & D (Recherche et Développement).
En clair : il faut bien, que voulez-vous, débourser un peu pour… le cinéma et le théâtre, disons, ne serait-ce que pour avoir des techs et des peintres de plateau compétents à faire travailler pour les Américains quand ils viennent tourner des vues chez nous.
Au surplus, avantage secondaire non négligeable, ça nous donnera aussi du monde pour monter des gros shows high-tech propres à faire mousser le tourisme.
On se sacre de quoi ça parle.
La seule chose qui compte c’est que ça pogne.
En conséquence de quoi, la ministre se débarrasse enfin de la gestion super tannante des bourses et subventions – « Y sont énarvants, ces maudits-là, vous avez pas idée ! » – en la refilant à un Conseil des arts créé à cette fin.
Mais attention, pas un Conseil indépendant, comme celui d’Ottawa, non. Un Conseil que la ministre se réserve l’autorité de pouvoir taper sur les doigts en cas de besoin – ou de fermer, pourquoi pas, le jour où elle ou un de ses remplaçants à venir en aura plein le casque.
Parlant du Conseil, tenez. Un souvenir datant de loin. Un dimanche matin, me semble-t-il, j’entends un membre de son CA, et néanmoins auteur dramatique connu, expliquer à la radio de la SRC qu’il ne voit pas de raison pour que les artistes doivent nécessairement gagner leur vie avec leur art – ils peuvent très bien, pour ça, être waiters dans des restaurants…
Parfois, dans la vie, on a les confrères qu’on peut. Mais, que Vishnou (et eux, donc) en soit remercié, il y a en a d’autres.
*
COMMISSION DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU QUÉBEC POUR L’ÉTUDE DU PROJET DE POLITIQUE CULTURELLE DE MME FRULLA-HÉBERT.
PRÉSENTATION DU MÉMOIRE CONJOINT DE L’ASSOCIATION QUÉBÉCOISE DES AUTEURS DRAMATIQUES (A.Q.A.D.) ET DU CENTRE DES AUTEURS DRAMATIQUES (C.E.A.D.) – 9 OCTOBRE 1991
PRÉSENTATEURS (PAR ORDRE D’INTERVENTION) : RENÉ GINGRAS, ROBERT GURIK et RENÉ-DANIEL DUBOIS.
*
RENÉ – Le Mémoire que nous présentons à la Commission a été rédigé pour le compte du Centre des auteurs dramatiques, le Cead, qui regroupe les auteurs dramatiques québécois et a pour mandat de soutenir le développement de notre dramaturgie et d’assurer sa diffusion nationale et internationale. Mon nom est René Gingras et je suis auteur dramatique, président en titre du Conseil d’administration du Cead.
ROBERT – Mon nom est Robert Gurik, j’ai été l’un des fondateurs du Cead il y a vingt-six ans et je suis membre du Conseil d’administration de l’Aqad, l’Association québécoise des auteurs dramatiques – association-sœur du Cead destinée, en vertu du mandat qui lui est reconnu par la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma, à étudier, défendre et aider à voir se développer les intérêts économiques, sociaux et moraux des auteurs dramatiques.
Nous avons demandé à René-Daniel Dubois, président de l’Aqad, de rédiger ce Mémoire au nom de nos deux organismes parce que son cri est aussi le nôtre.
RENÉ – Le texte que nous vous lisons ce matin ne se retrouve pas tel quel dans les pages de notre Mémoire, nous avons préféré attendre d’être face à vous pour vous expliquer pourquoi notre Mémoire a pris la forme dans laquelle vous l’avez lu.
Notre Mémoire est un texte à facettes : il est composé de neuf textes ou extraits de textes écrits depuis deux ans. Sur des modes divers, ces textes traitent de trois thèmes : le désespoir, la solidarité et la révolte.
Désespoir, d’abord. Notre désespoir ne PORTE pas uniquement sur la situation des artistes chez nous, mais il S’EXPRIME en parlant d’abord des artistes de chez nous et de la place qui leur est réservée. Notre désespoir monte du fossé, du gouffre, du canyon qui se creuse chaque jour davantage entre, d’un côté, le courage individuel de millions de nos concitoyennes et concitoyens, ce courage quotidien qui est nécessaire ne serait-ce que pour vivre un jour de plus dans l’abattoir à espoirs qu’est devenu l’Occident triomphateur en général et le puits sans fond qu’est notre pays en particulier et, de l’autre côté, la barbarie de ce monde, barbarie particulièrement synthétique et sensible dans les grands appareils collectifs : État, partis politiques, syndicats, organes de presse et de communication.
RDD – Dans un restaurant, une femme mange calmement, assise seule à sa table. Tout-à-coup elle se lève et, en poussant un hurlement, renverse sa table et toutes les autres, et gifle, et griffe, et pleure tellement et hurle tellement qu’on ne lui voit plus les yeux. Elle n’a plus en guise de visage qu’une bouche qui hurle de terreur. On appelle la police, bien sûr, et une ambulance. On la maîtrise, lui fait une piqûre ad hoc, la sangle sur une civière et l’emporte quelque part, hors de vue. On écrit sur le rapport : crise d’angoisse.
Si devant une scène aussi forte, aussi immédiate, aussi ravageuse, personne parmi ceux et celles qui travaillent dans ce restaurant, y mangent ce midi-là, ni les policiers ni les ambulanciers, si personne n’est effleuré par la nécessité de s’interroger non pas sur le SYMPTÔME que présente cette femme mais sur l’ORIGINE de ce symptôme, devant l’attitude de tout ramener au symptôme, donc, plutôt qu’à sa cause, nous croyons avoir raison de penser qu’aucune de ces personnes ne se posera non plus cette question le jour où ce sera leur femme à eux, leur mari à eux, leur fils ou leur fille à eux, leur mère ou leur père à eux qui à son tour pètera au frette. Une civilisation dans laquelle personne ne se demande quel est le sens HUMAIN de la souffrance de cette femme, par opposition au seul sens techniquement médical, ne mérite pas le nom de civilisation. Quel que soit le nombre et la qualité des gadgets dont on dispose dans un tel monde, il en est un de barbarie, d’une barbarie sans fond. Un monde gris dans lequel le meurtre est une technicalité et l’horreur un phénomène parmi d’autres, tous équivalents.
Comprenez-nous bien : nous n’évoquons pas un retour à l’âge des cavernes, puisque l’Homme des cavernes s’est posé la question du sens et c’est pourquoi il s’est mis à parler, puis à peindre et à sculpter puis à frapper sur des objets pour produire des rythmes qui exprimaient ses questions. Comprenez-nous bien : c’est de la barbarie qu’est la NÉGATION de ce qu’a été l’humanité depuis son apparition que nous venons vous parler aujourd’hui. Notre désespoir est celui de ceux et de celles qui sont témoins de l’émergence d’une telle barbarie et sont tantôt gagnés par elle et tantôt saisis par le souvenir de ce qu’était l’état humain. Notre désespoir ce matin devant vous est celui de cette femme attachée à qui l’on enfonce des Valiums entre les dents. Le Rapport Arpin est une Bible pour les adorateurs du Néant : nous n’avons pas besoin d’un rapport médical disant que notre pays se fout de ses propres questions, nous avons besoin que quelqu’un se lève et dise « De quoi parlez-vous ? » parce que le hurlement de cette femme éveille en lui l’écho de sa douleur à lui, cette douleur qu’il lutte si fort pour enfouir jour après jour, cette douleur qu’il gèle tous les jours à la coke et au Drambuie, qu’il tente d’oublier en ne se concentrant que sur le compte à rebours des jours qui le séparent de sa prochaine partie de golf ou sur le cours du Yen.
ROBERT – Notre solidarité, elle, est avec la douleur de cette femme. Peut-être bien que nous, artistes, sommes un paquet d’imbéciles parce que, quand la scène se produit, nous ne l’aidons pas, cette femme, et ne comprenons pas non plus tout de suite ce qui la déchire. Nous reculons jusqu’au mur et restons le dos appuyé contre lui, les yeux ronds. Et pendant qu’on la pique, nous nous enfuyons par la porte des cuisines pour aller vomir nos crêpes dans la ruelle. Notre solidarité, c’est que nous allons rester hantés par cette bouche, que nous allons y penser nuit et jour, en rêver. Pour arriver à reconstituer un visage à partir de cette bouche, nous allons y chercher les yeux et tenter de lire ce qui s’y exprime. Nous considérons que cette tâche d’archéologues de la douleur, de la joie aussi et des espoirs – ce qu’il en reste – est une tâche devant laquelle il nous est impossible de nous défiler.
Habituellement, donc, nous nous préoccupons peu de ce qu’il y aura dans le rapport de la police et des ambulanciers. Mais le jour où on nous dit que nous devrions prendre des Valiums parce que nous sommes un peu dérangeants avec nos discours sur les femmes qui hurlent, parce que les femmes qui hurlent bon ça se soigne et puis si ça se soigne pas, ça s’assomme (…) ou ça se tire à la carabine, et que la même thérapie est valable pour nous, ce jour-là, parce que nous avons un peu l’expérience du décryptage, nous voyons venir. Et nous disons, si vraiment nous y sommes acculés : « Attention. Ce que j’ai à la main, ça s’appelle une chaise. Et si la seule façon que j’ai de te retarder de me faire la piqûre c’est de reconduire ma chaise jusqu’à ta tête, tu as intérêt à porter une tuque en acier. »
Nous ne voulons pas du Rapport Arpin ni de rien de ce qui se trouve dans ses pages parce que ses prémisses, la base de l’articulation de la simili-pensée qu’on y trouve, c’est que : rêver au Yen, rêver aux ambulances ou rêver aux hurlements de cette femme, c’est du pareil au même. Faux. Faux jusqu’à la moelle.
RENÉ – Notre révolte, enfin, naît le jour où quelqu’un se lève à nouveau en hurlant dans un restaurant, que nous reculons encore une fois jusqu’au mur parce que nous sommes encore plus que la première fois glacés de terreur – parce que cette fois-ci nous entendons tout de suite les mots dans le cri et voyons tout de suite les yeux au fond de la gorge. Cette fois-ci, nous n’avons même pas la force de fuir. Un policier nous aperçoit et reconnaît ce que nous avons dans les yeux. Il marche doucement vers nous en murmurant de petites phrases apaisantes. Parce que ce qui a terrorisé les clients et les serveurs, ce que la piqûre fait taire, ce n’est pas que le cri de la femme, c’est d’abord l’écho de ce cri à l’intérieur de tous ceux et de toutes celles qui ont assisté à la scène. Cette femme et son cri, les clients s’en foutent. Mais le cri en eux, il n’est pas question qu’ils l’entendent. Et si l’artiste, là, contre le mur, a l’écho de ce cri-là dans son regard, ça lui prend une piqûre, lui aussi. Parce que lui, s’il s’ouvre la trappe, ça va faire écho encore plus fort. Parce que le bouchon de la femme a sauté par inadvertance, malgré elle, à son corps défendant, justement parce qu’à force de ne rien vouloir savoir, on finit nécessairement par sauter. Mais l’artiste, lui, pris avec cet écho immense qu’il a été forcé d’entendre, lui il sait de quoi il s’agit. Il connaît le sens du cri. Danger, pour vous.
ROBERT – Le problème réel de la culture et des arts au Québec n’est pas l’argent. L’argent est le symptôme. C’est vrai qu’il en manque, horriblement. Nous le disons dans le Mémoire : par plusieurs aspects, ce pays qui se prétend une Nation riche et développée traite l’Art et la Culture comme le ferait un pays du Tiers-Monde. Mais il y a une différence essentielle : chez eux, dans les pays sous-développés, c’est par nécessité, chez nous c’est par choix. Eux c’est parce qu’ils sont pauvres, nous c’est parce que nous voulons devenir des barbares, les plus grands qui aient jamais été.
La solidarité des artistes québécois dépasse donc nos frontières : nous devons aujourd’hui refuser de parler avec vous de piqûres et de civières pour parler du cri parce que si nous ne le faisons pas, nous disons à nos camarades de cette planète qui vivent dans l’horreur de la pauvreté que le jour où ils arriveront à manger à leur faim, il leur faudra commander un stock de seringues avec leurs pizzas. C’est l’horreur totale.
RDD – Il aurait été plus simple de venir vous voir avec une liste d’épicerie et de vous dire qu’il nous faut douze théâtres all-dressed pour manger ici et quatre compagnies de tournée mi-maigre pour emporter. Ce n’aurait pas été faux. Mais ne parler que de ça aurait noyé le poisson. Douze théâtres et quatre compagnies de tournée, même mi-maigres, ce serait certainement déjà beaucoup et nous en avons immensément besoin – de payer notre loyer et de manger aussi, soit dit en passant – mais si nous ne pouvons les obtenir qu’au prix d’accepter de ne plus entendre les femmes qui hurlent dans les restaurants, ça ne nous intéresse pas. En fait : à ce prix-là, il serait plus intéressant que vous fermiez le ministère. Au moins les choses seraient claires. Parce que notre problème avec vous ce n’est que subsidiairement l’argent. C’est d’abord le mensonge.
Le policier ou l’ambulancier qui marche vers la personne qui hurle en plaçant les mains en avant et en disant doucement « Tout va bien aller, tout va bien aller » avec une bouteille de pilules dans sa poche, cette personne ment. Elle ment peut-être pour la bonne cause. Peut-être. Notre problème c’est qu’ici la bonne cause et ses fondements n’ont jamais été discutés, que ça ouvre la porte à tous les abus et que les abus, devant une porte ouverte, n’ont pas l’habitude de rester sur le seuil, les mains croisées sur le ventre.
Ce que vous représentez nous glace d’effroi. L’an dernier, dans le Mémoire remis par les gens de théâtre à la Commission Bélanger-Campeau, nous faisions une analyse de la réalité du Québec – par opposition à l’analyse des innombrables discours vides comme des ballons qui chez nous se multiplient plus vite que les lapins – pour arriver à cette conclusion : le Québec est en train de se suicider. Si de nombreux habitants de chez nous se reconnaissent dans cette femme qui perd son couvert et se met à hurler en battant des bras, le Québec dans son ensemble, lui, c’est à la fois la femme, les clients et les serveurs, et les outils collectifs du Québec – les syndicats, la classe politique, la fonction publique [14] –, ce sont les flics et les ambulanciers qui entrent. Ils entrent dans le restaurant avec la ferme intention de ne rien y apprendre, de ne rien y entendre. Frettes comme des plaques d’acier. Le revolver à portée de la main au cas où la seringue ne suffirait pas cette fois-ci.
ROBERT – Nous vous jurons qu’il n’y a aucune différence entre les visages des policiers et des ambulanciers qui entrent dans le restaurant et celui des femmes et des hommes politiques de la Commission Bélanger-Campeau quand nous leur avons dit : le Québec est en train de mourir. Mourir de peur, ce n’est pas une expression. C’est une réalité concrète. C’est la nôtre. Leurs yeux disaient : vous autres, ça vous prend une Valium.
Nous sommes à même de reconnaître ces cris silencieux de haine glacée, de savoir pourquoi les mains se plaquent sur les oreilles et comment s’y prendre pour ne rien entendre de ce qui se passe à deux pas parce que nous savons pourquoi le cri de la femme est terrorisant. Nous ne sommes différents ni de la femme ni des flics ni des serveurs ni des clients. À une chose près : nous ne voulons pas d’un monde dans lequel le sentiment d’être un humain est une maladie.
RENÉ – Selon nous, le fait que la classe politique québécoise n’accepte de se pencher pour la première fois sur l’Art et le Culture qu’en se servant du Rapport Arpin comme PRÉTEXTE place cette Commission sur le même plan qu’au moins deux autres évènements du Québec moderne : la Crise d’Octobre et le Référendum de 1980.
On dit de cette Commission qu’elle est le signe du politique se mettant au service de la culture ? Faux. C’est encore une fois le politique voulant mettre la culture au pas. Ce n’est pas du délirant Rapport Arpin dont il est essentiellement question ici, mais du Rapport Allaire. Mais revenons à Octobre et au Référendum.
Octobre 1970 a été un moment-phare en ceci que s’est exprimé à cette époque tout le mépris des classes politiques québécoise et canadienne pour le peuple qu’elles prétendent représenter. Le mépris, mais aussi la peur. Il a suffit du débordement de rage de quelques individus à peine organisés pour que l’État semble trembler sur ses fondements, ce qui est assez amusant pour peu que l’on place ce tremblement en regard de l’autorité paternaliste dont l’État québécois prétend faire montre. Cet amusement a cessé à la mort d’un homme. Et la révolte a été évacuée parce que nous avons tous eu peur des conséquences de nos actes. En octobre 1970, nous avons accepté d’avoir peur de nous-mêmes.
En mai 1980, nous avons accepté que nous étions incapables de comprendre ce que nous sommes. Il faut que d’autres le pensent pour nous. Et plus ceux qui parlent sont méprisants et plus nous sommes enclins à leur donner raison.
Aujourd’hui, cette Commission est celle qui va officialiser notre marche vers le suicide. Le document qui sortira de vos travaux sera l’équivalent de la lettre que l’on laisse sur sa table de chevet au moment de s’ouvrir les veines.
ROBERT – Nous comprenons votre peur parce qu’elle est aussi la nôtre. Mais vous refusez d’entendre lorsque nous vous disons qu’il faut plonger dans sa peur, il faut faire face à ce qui nous terrorise, autrement la peur nous bouffe. Et nous tue.
RDD – Le Québec a fait la Révolution Tranquille. Puis, il a décidé de disparaître tranquillement. Nous venons vous dire que vous avez maintenant sur les bras une Guerre Civile Tranquille.
Il existe un très vieux livre chinois appelé le Yi King. On y lit que les révolutions politiques sont choses extrêmement graves que l’on ne doit engager que quand il n’existe plus d’autre issue. Nous sommes d’accord. C’est pourquoi nous avons si longtemps attendu. Mais c’est bel et bien dans une situation sans issue que nous sommes. Nous ne venons pas déclarer la guerre. Nous venons vous dire qu’elle est déjà commencée.
Libre à vous de croire écarter le problème en nous classant parmi les énervés. Il est de la nature même de notre fonction d’être légèrement en avance sur les événements. Libre à vous de croire faire disparaître la réalité en assassinant celui qui apporte la nouvelle. Notre but aujourd’hui n’est pas de livrer une bataille de mots mais de faire en sorte qu’une bataille de sang ne devienne pas nécessaire.
N’attendez pas d’avoir sous les yeux la preuve de ceci : il est quelque chose de bien plus dangereux qu’une femme qui hurle. C’est une femme dont le hurlement ne franchit pas les lèvres. Parce que elle, quand le barrage se rompt, ce ne sont pas les tables qu’elle renverse.
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(7 au 10 janvier 2017)
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