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En 1986, j’étais invité à écrire ma première pièce en anglais par Clarke Rogers [39], directeur artistique du théâtre torontois Passe Muraille [40].
Ce théâtre, je le compris vite, était un peu le pendant dans la Ville-Reine du Théâtre d’Aujourd’hui à Montréal, un théâtre de création, mais personne n’avait jugé bon de me prévenir de ce qu’il était en plus résolument anti-shakespearien ou en tout cas passionnément anti-stratfordien. Ce qui fait que, ne me doutant de rien, l’âme en paix, tant qu’à écrire en anglais j’écrivis ni plus ni moins que Péricles Prince of Tyre by William Shakespeare [41]… ce qui occasionna, n’en doutez surtout pas, quelques discussions assez… enflammées, ma foi.
Les spectateurs étaient accueillis… ou plutôt non : les spectateurs n’étaient justement pas accueillis, dans un théâtre à l’abandon. L’enseigne pendait au-dessus de la porte, à moitié arrachée. L’entrée et les couloirs étaient à peine éclairés. Il n’y avait personne au guichet – il fallait avoir acheté son billet à l’avance, ou alors se le procurer après la représentation. Pas de placier ni d’ouvreuse en vue.
En fait, il n’y avait pas un traitre chat dans la place quand le spectateur se pointait – sauf sur le plateau, où, dans des ruines de décors, errait une bande d’âmes en peine : les personnages de la pièce.
Ils se mettaient à un moment donné à raconter : un soir, dans ce même théâtre, durant la première d’une production de Périclès, la vraie pièce de Shakespeare, dans une vraie mise en scène, les portes donnant sur la ruelle derrière le théâtre, au fond de la scène, s’étaient tout à coup ouvertes à la volée, et toute une bande de cavaliers noirs sur leurs montures avait fait irruption et ni plus ni moins que kidnappé certains des interprètes – qui s’étaient du coup retrouvés prisonniers à l’intérieur de leurs personnages -, plus une ouvreuse, le metteur en scène, et même un spectateur.
Tous avaient de force été hissés en selle et obligés de suivre leurs ravisseurs en direction de la ruelle… qui n’en était plus une.
En arrivant à l’extérieur du théâtre, ils s’étaient retrouvés dans un monde de rêves. Désertique de bout en bout. Au sol de sable rouge sang, à l’infini. Et peuplé de personnages mythiques, tous devenus sanguinaires, vampiriques, démoniaques – même les anges.
Là, une tâche irréalisable leur avait été assignée, et leur échec ne pouvait recevoir qu’une seule sanction : ils resteraient pour l’éternité prisonniers des personnages qui leur avaient « là-bas » été imposés.
À un moment, un mage qui devait leur servir de guide, excédé par la faiblesse de leur imagination, indigné par leur lâcheté, s’écriait :
Men of a crazy age, who made your dreams your enemies !
Hommes d’une ère démente,
qui avez fait de vos propres rêves vos ennemis !
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Peut-être bien la réplique la plus sentie, la plus juste, la plus représentative de l’effet que me fait le monde où je vis que j’aie écrite.
Il m’a bien souvent semblé depuis qu’après l’avoir sortie, j’aurais aussi bien m’arrêter là : ce que j’avais à dire était dit.
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(13 mars 2017)