15 mai au 18 juin 2017
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J’ai entrepris la construction de ce blogue le 3 janvier dernier.
Quelques jours plus tard, je le mettais en ligne.
Et, dès le 13, je le fermais et l’effaçais.
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Le 5 mars, il était de nouveau accessible et s’y étaient ajoutés plusieurs nouveaux billets.
Cette fois, il resta actif onze semaines, jusqu’au 15 mai, date à laquelle je le fermai et l’effaçai pour la deuxième fois.
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J’écris ceci le 3 juin.
Il y a donc cinq mois pile que j’ai commencé à travailler à ce projet. Et c’est en ce jour anniversaire que, les pages du site, reconstruites, étant pour la troisième fois fin prêtes à être mises en ligne, je m’attaque à la dernière étape avant de me résoudre à les republier : mettre en ordre mes notes et rédiger ce billet, qui marque la fin de la série portant directement sur la défaite qu’en 1992 les gens de théâtre s’infligèrent à eux-mêmes et qu’ils imposèrent du même coup à leurs confrères et consœurs de toutes les disciplines artistiques et à l’ensemble de la société.
Sa publication coïncidera, à quelques jours près, avec la réouverture officielle du blogue – et sans doute aussi avec la création, un petit peu plus tard encore, d’un nouveau.
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Puisque je n’ai pratiquement rien dit sur le sujet, ni à l’époque ni depuis, mais qu’il me semble pertinent de le faire – vous verrez pourquoi un peu plus loin –, commençons par y aller de quelques remarques au sujet du premier retrait, celui du 13 janvier – quelques jours à peine, donc, après la mise en ligne initiale.
Ce jour-là, j’ai décidé de tout arrêter alors que six billets étaient déjà publiés et que l’achalandage dépassait tout ce à quoi j’aurais pu m’attendre (si je m’étais attendu à quoi que ce soit).
À titre d’exemple : en 4 jours, du 7 au 11 janvier, les « clics » (les ouvertures de pages individuelles) étaient passés de 743 à 1068 [39] : il y en avait donc eu 325 – pour une moyenne jouant dans les 80 par jour, un nombre suffisamment considérable, étant donné le sujet abordé, pour que j’en reste baba.


Je n’ai malheureusement pas conservé de données sur le nombre de visiteurs, ni fait de capture d’écran du dernier relevé que j’ai eu sous les yeux deux jours plus tard encore, juste avant de tout faire sauter – mais je me souviens en tout cas que jusqu’à la dernière minute la croissance est restée soutenue.
Mais alors, si le nombre de visites était à ce point étonnant à mes yeux, pourquoi diable ai-je tiré la plug ?
Tout simplement parce qu’un malaise, chez moi, s’était mis à croitre encore bien plus vite que l’achalandage.
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Il tenait à une « Plaie ».
Qu’est-ce qu’une « Plaie » ?
Eh bien, « Plaie », dans mon idiolecte, c’est le surnom global que depuis des décennies j’utilise in petto pour désigner des comportements très variés, fort répandus dans notre société, qui ont en commun d’avoir un effet certain sur le discours, et qui me tapent considérablement sur les rognons.
Ils ne m’énervent pas parce qu’ils me viseraient ou me gêneraient personnellement, non, plutôt parce qu’en plus de n’apporter strictement rien de fertile ou d’intéressant à qui que ce soit, ils ont en commun de nuire de manière significative à la possibilité d’avoir des discussions tant soit peu intéressantes et raisonnables.
Une « Plaie », c’est un argument ou une attitude qui sert à faire disjoncter un discours ou une conversation, puis à orienter de manière nettement autoritaire les échanges qui pourraient chercher à s’établir dans le sillage de ceux qui viennent de se faire ramasser.
Une Plaie, ça donne des jambettes à la pensée pour l’empêcher de se donner libre cours si elle n’est pas du nombre de celles réputées a priori acceptables.
Une Plaie, c’est, dans le domaine des comportements de tous les jours, l’équivalent langagier du gros bâton noir et shiné que brandit un flic de l’antiémeute en débarquant sur la scène d’un rassemblement illégal.
Et puis, une Plaie, c’est une espèce de réflexe – généralement pas beaucoup plus évolué, en termes de raffinement, que le fait de se gratter quand ça nous démange –, sauf que ce n’est pas un réflexe inné mais acquis, et qu’avoir recours à lui ne soulage rien, ça empêche la circulation des courants de pensée jugés indésirables et c’est tout.
En synthèse, c’est donc un réflexe autoritaire que l’on acquiert, qui est monnaie courante chez nous et dont la raison d’être s’énonce ainsi : empêcher que se produise un événement ou que s’énonce une parole qui pourrait menacer une ou des certitude(s) que l’on n’entend pas laisser mettre en cause.
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Je vous donne un exemple. Celui de la « paire de pinces ».
Qu’est-ce qu’elle est, cette « paire de pinces » ? L’utilisation successive par une même personne, ou par les membres d’un groupe défendant une position commune, au cours d’une discussion, de l’un puis de l’autre de deux arguments pourtant totalement irréconciliables. Le premier : « C’est pareil partout », le deuxième : « Ici, c’est pas la même chose ».
Cette paire de pinces, j’ai l’ai observée à l’oeuvre des milliers de fois. On passe de l’un à l’autre des arguments parfois en quelques instants à peine.
1) Dites à quelqu’un : « Le Québec est une société où nombre d’institutions sont corrompues jusqu’à la moelle », et vous aurez droit à un haussement d’épaules, à un soupir excédé et à « Ben voyons donc. R’garde aux États. C’est pareil partout ! »
2) Rétorquez qu’aux USA, en tout cas, il y a au moins des organismes et des politiciens qui luttent contre elle, la corruption, et aussitôt, paf : « Ouan, mais c’est parce qu’ici c’est pas la même chose. Nous autres, on est une toute petite société. Qu’est-ce tu veux, faut ben qu’on se protège. »
3) Ayez alors le malheur de faire observer que les choses peuvent difficilement être, presque dans un même paragraphe, pareilles partout et différentes ici, et…
4) … les chances sont extrêmement fortes pour que vous n’ayez droit à rien d’autre qu’une crise de nerfs. Laquelle aura toutes les chances de déboucher sur…
5) … l’entrée en action d’une nouvelle Plaie, dite du culte de la nation : « On sait ben, toi, t’haïs ton pays ! » (Épithète de « Vendu ! », de « Traître ! » ou d’ « Estie d’intellectuel ! » facultative mais fréquente.)
6) Répondez que si le procès d’intention qu’on vient de commencer de vous faire là était le moindrement fondé, vous ne vous attarderiez pas à tenter de réfléchir à ce qui pourrait l’améliorer, le foutu pays en question… et que chercher des voies pour changer quelque chose, pour le moment, c’est vous qui le tentez, pas votre vis-à-vis… et…
7) … les cendriers (là où il en reste) risquent fort de se mettre à voler bas, vite et dans tous les sens.
Résultat des courses : vous n’aurez jamais eu la possibilité de discuter, et qui sait, de peut-être rectifier votre définition de la corruption, ni votre analyse de ses causes probables, ni d’évoquer ses effets à la grandeur de la société, mais… votre vis-à-vis aura immédiatement tout le loisir du monde de se lancer dans un antienne sur le thème de « La corruption, c’est les Libéraux » (entendez par-là : « C’est les Libéraux… et personne d’autre ») puis, du même souffle, de se mettre sans transition à battre le rappel des troupes dévouées à la lutte pour l’Indépendance, après laquelle, comme chacun sait, des escadrilles d’anges déguisés en Fées Clochette feront des passages acrobatiques au-dessus du centre-ville tous les mercredis à midi pile (et avec des plats de bines dans les mains le jour de l’anniversaire de naissance de Pierre Falardeau).
Vous vous étiez attendu, en idiot que vous êtes, à une discussion sur, par exemple, un système de Justice dans lequel le maire d’une grande ville condamné pour corruption a de bonnes chances de sortir de prison plus vite qu’une mère de famille désargentée s’étant faite prendre à piquer un pain à l’épicerie, et vous vous retrouvez avec « Gens du pays » beuglé à fond la caisse.
Les Plaies sont des disjoncteurs rhétoriques. Et qui souhaite en faire usage pour avoir la « liberté » de ne rien faire d’autre que répéter des lieux communs jusqu’à la fin des temps en a à disposition un arsenal complet – nombre de politiciens et de journalistes (entre autres) se chargent en permanence d’en huiler la mécanique et de rafraichir le stock de prétextes.
Pour celui ou celle à qui on les sert, les Plaies posent de pénibles défis, dont au premier chef celui-ci : quand, pour la douzième fois en deux semaines, un ixième quidam essaie d’encore une fois faire péter au frette une argumentation que vous tentez d’exposer pour parvenir à le clarifier à votre propre esprit, et qu’il le fait dans des termes, avec un air et sur un ton en tous points semblables à ceux que vous venez de rencontrer à la queue-leu-leu les jours précédents, il existe un risque important pour que vous soyez tenté de considérer que ce n’est pas “quelqu’un” qui se tient juste là, devant vous, mais – l’impression suscitée étant celle d’être soumis à l’audition d’une bande-son préenregistrée – de ne plus voir dans votre interlocuteur qu’un speaker de système de son (dont il est parfaitement inutile de chercher le fil. Quand bien même vous réussiriez à déploguer celui-ci, il s’en allumerait aussitôt un (ou six ou vingt) autre(s) en tous points semblables – ainsi que le démontre à l’envie ce qui vous arrive depuis quinze jours.)
C’est une tentation terrible que celle de chosifier son vis-à-vis, et la rencontre continuelle de Plaies vous soumet à rude épreuve.
Oui, oui, il y a une raison pour laquelle j’évoque ici cette désolante tentation. J’y arrive, j’y arrive.
Mais notons d’abord encore que les Plaies, nombreuses comme elles sont, peuvent se classer selon différentes grilles, mais, pour l’heure contentons-nous de préciser qu’il y en a des actives et des passives – et que celle dont je vais vous entretenir à l’instant était de la deuxième sorte.
C’était la Plaie du silence.
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Voyez-vous, cher en attentionné Lecteur…
J’ai depuis plusieurs décennies renoncé à tenir un compte même imprécis du nombre d’occasions où, dans ma vie, sur des sujets qui ne me concernaient pas au premier chef – des sujets sociaux ou politiques, des sujets d’intérêt public, disons –, je me suis fait dire de fermer ma gueule parce que ce que je racontais là, « Ça ne se dit pas » – ou, en tout cas, « Pas comme ça » (ce qui n’est dans bien des cas qu’une simple manière détournée de dire « Pas du tout », mais glissons).
Comme j’ai cessé de les compter il y a longtemps, je ne peux bien évidemment pas vous dire combien il y en a eu, mais je peux en tout cas vous confier que ça a fini par faire un méchant tas.
Qu’il y en ait eu autant tient sans doute au fait que je parle beaucoup – d’aucuns n’hésiteraient pas une seconde à affirmer que je parle même beaucoup trop –, mais justement… si je parle autant, et en particulier pour aborder ce genre de sujets, c’est que je trouve étonnant – et malsain – le silence qui les entoure (ou, variante : les délires dont ils sont l’objet).
Quand un sujet retient mon attention, je cherche à le creuser. Or, creuser un sujet ça revient presque nécessairement, en un point ou un autre du processus, à être tenté d’en parler. Ce qui revient à dire que si nombre de personnes trouvent que je parle trop – ce qui constitue, la chose va de soi, leur droit le plus légitime –, moi, ça ne m’empêche pas l’ombre d’une maudite miette de considérer que, de manière générale, dans cette société, l’ampleur du silence sur nombre de sujets capitaux est sidérante… et que j’ai le devoir, en tant que citoyen, de dire ce que je crois nécessaire d’exprimer. La plupart du temps, je préfèrerais très nettement m’en clearer et que quelqu’un d’autre s’en charge – mais si personne ne se porte volontaire, tant pis, je saute dans le tas. [40]
Ce qui fait qu’en bout de ligne, le fait que nombre de personnes me considèrent comme un moulin à paroles ne change strictement rien au fait que ce que je trouve, moi, c’est qu’elles font, elles, un TRÈS mauvais usage de leur faculté d’observation – et qu’au lieu de passer leur temps à dire aux autres de se la fermer, elles auraient tout intérêt à plutôt étudier la flaque dans laquelle elles ont les deux pieds, et à se demander un brin qu’elle est la substance qui en constitue l’essentiel.
À force de constater la quantité folle de sujets passés sous silence dans notre société – ou alors abordés, mais dans des perspectives nettement restrictives et parfois même carrément trompeuses –, puis à force d’avoir tenté d’en parler tout de même, ne serait-ce que pour tâcher de comprendre pourquoi ils étaient au ban, pour alors me faire ordonner de « farmer ma câlice de grand yeule », j’ai fini par comprendre – à la longue, parce que je suis remarquablement lent de comprenure – que si ces sujets n’étaient pas abordés, ou si, chaque fois qu’ils l’étaient, c’était de manière dérisoire, fallacieuse ou réductrice, ce n’était, dans 90 % des cas (au pif), ni par négligence ni par étourderie ni par méconnaissance, mais parce que ces sujets, ils étaient tabous.
Ces sujets-là, ils ne devaient pas être abordés – ou, s’ils avaient le droit de l’être, ce devait impérativement être ainsi ou alors comme ça, mais certainement pas autrement, jamais. Point à la ligne.
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Je viens de vous le dire : je suis lent de comprenure. La chose implique que j’ai une forte tendance à commettre plusieurs fois les mêmes erreurs – ou, à tout le moins, plusieurs fois les mêmes gestes réputés erronés. Cette mienne tendance a donc eu pour effet que je me suis, eh oui, SOUVENT fait dire de me la fermer. Mais, comme à toute chose malheur est bon, ce fâcheux comportement de ma part et les très nombreuses intimations qu’il m’a méritées m’ont permis deux choses.
La première a été de cesser de prendre personnel ces « Ta yeule ! » qu’on me lançait – et de le cesser par les deux bouts de la lorgnette à la fois : ce n’était pas particulièrement moi qui était visé par eux, et, au fond, peu importait qui me les adressait.
« Ce n’était pas particulièrement moi qui était visé » (même si c’était indubitablement moi qui les recevais), puisque qui que ce soit qui aurait aussi tenté de formuler ce que je venais plus ou moins adroitement de dire se serait mérité très précisément la même réplique.
Et « peu importait qui me l’adressait » puisque, quel que soit l’individu se tenant devant moi, des centaines de personnes (au très bas mot) auraient, dans des circonstances équivalentes, eu exactement la même réaction (voir commentaire, plus haut, sur les speakers de systèmes de son) – au point que par moments il m’a semblé qu’il devait exister quelque part un catalogue que des pans entiers de la population québécoise auraient appris pas cœur :
« Si jamais quelqu’un dit A devant vous, faites immédiatement ceci. »
« Si en votre présence, un quidam a le culot de prétendre que B, il n’y pas d’alternative : faites cela. »
Et
« Si on vous dit C, voici comment réagir. »
Ce qui fait que, dans trois ou quatre registres possibles, tout le monde réagissait de la même manière, dans les mêmes mots, en se basant à la virgule près sur les mêmes arguments, avec les mêmes intonations très précisément, avec les mêmes sourcils froncés.
Ce n’était donc pas à moi qu’on s’adressait, mais, à travers moi, à la pensée même que je tentais de tirer au clair ou d’exprimer. Et ce n’était pas non plus la personne qui me parlait qui s’exprimait mais, à travers elle, par réflexe, un pan entier de la culture ambiante.
Difficile d’être moins personnel que ça.
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La deuxième chose que ma considérable expertise en matière de recevoir des « Ta yeule ! » m’a permis de comprendre, ça a été que, dans ce catalogue des manières d’ordonner à quelqu’un de prendre son trou, l’une des plus courantes est… le silence.
Pas le silence de quelqu’un qui réfléchit – surtout pas. Pas non plus celui de qui est sous le coup de l’étonnement. Pas un silence recueilli. Et certainement pas celui de quelqu’un qui ne dit rien parce qu’il n’a rien à dire. Non, un silence… énergique. Qui vous est « adressé » par un vis-à-vis généralement à l’air de beu et aux bras croisés serré sur la poitrine. Un silence buté. Et fort expressif. Un silence qui signifie on ne peut plus clairement… « Toi… farme ta yeule ! »
Cette sorte très précise de silence « dynamique », de silence « qui parle » (puisqu’il constitue un ordre explicite adressé à votre personne), je l’appelle « Silence au carré » : il ne se contente pas de reconduire le silence réputé nécessaire sur le sujet tabou X, il interdit aussi (en silence) toute tentative que ce soit pour contourner la règle.
Et – puisque sont abondants les sujets réputés devoir ne pas être abordés, ou ne pouvoir l’être que dans les termes prescrits par une loi informulée mais omniprésente – cet ordre muet est… extrêmement courant.
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Ce qu’ayant précisé, revenons au blogue et à son premier retrait, le 13 janvier.
Voyez-vous, après… je ne sais trop… un millier de clics peut-être ?… dus à 100 ou 150 personnes, le niveau des réactions à m’avoir été communiquées avoisinait… le zéro absolu.
Sans blague : le nombre de commentaires à m’avoir été adressés et ayant trait au fond de ce dont je parlais dans mes billets, j’ai (beaucoup) trop de doigts pour les compter – en fait, je pense bien qu’une seule main y suffirait amplement.
C’est pour ça, que j’ai décidé de retirer le blogue une première fois.
Ah, bon ?
Parce que j’étais fâché-fâché-fâché, c’est ça ?
J’ai sacré le feu à la cabane, bouillant de dépit, parce que la planète entière, à la contemplation de mon œuvre époustouflante, refusait de hurler au génie ?
Pantoute.
Si je me sentais accablé, ce n’était pas parce qu’on ne me disait pas que ce que j’écris est super, et – tant qu’à y être, autant le préciser – je n’en voulais pas non plus à qui que ce soit en particulier de s’abstenir de réagir, mais…
… écrire sur un sujet qui vous semble capital, qui a été systématiquement passé sous silence pendant 25 ans mais dont les effets se font toujours sentir chaque jour à notre époque, et regarder ensuite gonfler le nombre de gens qui lisent vos pages mais sans avoir la moindre réaction, quand on a de la société où l’on vit et de ses modes de fonctionnement l’expérience qui est la mienne, ça crée un effet d’étouffement extraordinairement difficile à supporter.
Vous allez voir les statistiques sur la page-administrateur de votre blogue, vous les regardez grimper de deux heures en deux heures, même la nuit… mais pas le moindre murmure, pas le plus petit signe, pas le plus fugace clip-clip de souris courant le long d’une plinthe ne vous revient en réponse.
Je veux bien être damné si que ce soit, en regardant gonfler les chiffres dans un silence aussi parfait, n’entendrait pas à travers lui un « Farme ta yeule ! » retentissant.
C’est en tout cas, à tort ou à raison, ce que moi j’entendis.
Et comme le silence ne me fournissait aucune espèce de fantôme d’argument pour déterminer que j’aurais eu tort… je n’eus pas d’autre choix que d’accepter de l’entendre.
En conséquence, je réagis par un « Mangez d’ la m… ! » tout aussi retentissant. Indubitablement idiot. Parfaitement libérateur. Et, puisque silencieux, remarquablement de chez nous. (Qu’un autre vienne me dire, voir, que je ne suis pas un « vrai ».)
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Parler sans s’attendre à une réaction précise, simplement parce qu’on a le sentiment que ce qu’on a à raconter doit être dit, c’est une chose.
Mais parler sans qu’aucun écho d’aucune sorte ne vous revienne, c’en est une toute autre. Qui donne l’impression d’être en train de parler dans un vide encore plus vide que l’intersidéral, parce que là, au moins, entre les étoiles, les ondes radio se propagent.
Plus je voyais les chiffres grimper et plus mon ahurissement allait croissant. Je me disais « C’est pas vrai… y a toujours ben queukun qui va finir par dire de quoi, sacrebleu… », mais les heures, et les heures, et les jours passaient, et zilch, rien, pas un tabarnak de mot ou peu s’en faut.
Remarquez que l’explication que je vous sers là, c’est celle qui m’est venue plus tard, elle a même fini par me sauter aux yeux… mais après. Sur le coup, en route pour prendre ma décision de fermer le blogue, même ce que je viens de raconter là restait innomé à mon esprit : tout ce que je savais, c’était que plus les chiffres montaient, plus le silence restait opaque, et plus j’étouffais.
Ce qui fait que, l’après-midi du 13 janvier, j’ai tout effacé.
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L’effet a été quasi instantané. En quelques petites heures à peine mon état d’esprit s’était considérablement allégé et je me sentais… libre, par opposition à « empêtré dans une chape ».
Quelques autres heures encore et, le soir même, j’étais de retour au travail, plongé jusqu’aux oreilles dans la rédaction des prochains billets que je publierais lors de la remise en ligne que je prévoyais déjà.
Mais, bien plus important encore, aussitôt le blogue fermé cette première fois-là, une évidence me sauta aux yeux : ce n’était pas, tant s’en faut, uniquement le silence qui avait été la cause du malaise écrasant que j’avais ressenti, ç’avait surtout été le fait d’être coincé ENTRE ce silence et le sentiment d’obligation de poursuivre l’entreprise qui s’était emparée de moi aussitôt que, le 3 janvier, j’avais commencé à laisser s’ouvrir les portes de l’appel d’écriture que je vivais.
L’idée de continuer d’écrire et de pelleter mes pages dans un vide massif comme d’ la m’lasse avait fini par devenir tout simplement insoutenable, mais à partir du moment où moi seul avais accès à ce que j’écrivais, pft, plus de malaise. Et en fait, je compris, donc, que ça n’avait justement pas été non plus le silence lui-même qui auparavant m’avait gêné, mais son aspect MASSIF.
Que 75, 80 ou même 85 % des visiteurs de la page n’aient rien à dire en réaction à ce qu’ils avaient lu, ça ne me dérageait pas une sacrée miette : les gens ont toutes sortes d’activités, dans leur vie, et toutes sortes de préoccupations les accaparent.
Mais… plus de 95 % ?! Ça faisait vraiment beaucoup !
Et ça ressemblait vraiment beaucoup trop à la réaction qui a justement été celle de cette société dans son ensemble après les événements que j’évoquais dans mes billets : le néant.
Je résolus, donc, de finir d’écrire ce que j’avais entrepris avant de remettre le blogue en ligne.
Ce que je fis.
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Cela dit…
Il y avait encore un petit quelque chose, un minuscule je-ne-sais-quoi qui me turlupinait dans ce qui venait de se passer là et sur lequel je ne parvenais décidément pas à mettre un nom.
« Tant pis », me fis-je, « je verrai bien, en temps et lieu, si sa présence perdure, s’il mérite que je me penche sur lui. »
Fin du premier épisode.
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Deuxième épisode.
Le 5 mars, je remets donc en ligne mes premiers billets, plus ceux écrits durant l’éclipse, et entame la construction de la deuxième page.
La première s’intitulait « La Guerre perdue… », la deuxième s’appelle « … et ce qu’il y a après ».
Sur ce nouveau blogue, je fais d’entrée de jeu une mise initiale de trois billets – pratiquement à l’aveuglette : « Allez ouste, ceci, ça et ça ! Paf ! »
Puis je me remets à l’ouvrage pour préparer la suite.
Mon objectif est de faire le pont entre deux ordres de préoccupations.
Pour vous dessiner le contour de ces deux ordres de préoccupation et vous expliquer rapido en quoi aurait consisté le deuxième blogue si j’étais parvenu à l’édifier de la manière que j’envisageais alors, ouvrons une petite parenthèse.
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PETITE PARENTHÈSE
Pour l’évoquer en deux coups de cuillère à pot (genre), disons que mon parcours au sujet de l’art et de la culture dans notre société, puis au sujet de notre société elle-même, a eu l’air de ceci :
De 1976 (année de ma sortie de l’École nationale de théâtre) à 1980 (à l’occasion d’un mémorable conseil d’administration du CEAD évoqué au début de la présente série de billets), ma devise aurait pu se lire : « C’est ça qui est ça » ou « Fais ce qu’on te dit pis farme ta yeule ! », et la chose ne me posait pas vraiment de problème. Jusqu’à ce que….
… à partir du printemps de 1980, donc, et jusqu’en… 87, par-là, germe en moi, puis aille rapidement croissant, un malaise impossible à fuir. C’est-à-dire jusqu’à ce que je me mette à me rendre compte de ce que nous (les artistes) nous racontons des histoires qui ne tiennent tout bonnement pas debout, parce qu’elles ne ressemblent en rien à la réalité que je perçois, ni au sujet de la place que nous serions censés occuper dans la société, ni même au sujet des forces censées la régir, cette société.
Le Québec est supposé être en amour fou avec sa culture – mais refuse année après année et sous les prétextes les plus farfelus de l’aider à se développer.
L’avenir est censé passer obligatoirement par l’Indépendance, et les artistes comptent parmi ses plus ardents promoteurs, mais après l’échec du premier référendum, je me rends compte, ahuri, que strictement rien n’avait été prévu pour les arts si le Oui l’avait emporté. Or, comme des pans entiers de la vie artistique dépendent dans une immense mesure du fédéral, leur situation aurait alors eu toutes les chances de devenir tout simplement catastrophique. Comme, au surplus, au Québec, pour les arts, ce n’est jamais le bon moment pour poser quelque geste significatif que ce soit, et qu’après l’Indépendance des tas de priorités auraient eu préséance sur la situation des artistes, catastrophique, leur situation le serait donc très vraisemblablement restée LONGTEMPS.
Les problèmes posés par l’analphabétisme fonctionnel sont criants – et tout le monde s’en fout, alors pourtant que la langue est censée être la prunelle de nos yeux. Au lieu de l’enseigner et de donner le goût d’elle, on passe des lois pour rendre son emploi obligatoire et régir la hauteur des lettres sur les affiches, et agonit d’injures ceux des nouveaux arrivants qui préfèrent se brancher sur la culture nord-américaine… alors que nous refusons mordicus de soutenir la nôtre – et virons tout’ su l’ top aussitôt que Ginette Reno pose un pied au Tonight Show de Johnnie Carson.
Ainsi de suite… à l’infini. C’est une histoire de fou : rien ne raboute avec rien.
« Non, mais où diable le bât blesse-t-il donc ? », me mets-je alors à me questionner.
Sauf que, pour être franc, mon questionnement n’est pas parfaitement honnête. Parce que si je perçois de manière croissante l’existence d’un problème, que dis-je ?, d’un gouffre, d’un paradoxe fondateur gravissime, je fais surtout montre d’un biais très net dans mes recherches à son sujet : toute une partie de moi, qu’il m’est impossible de faire taire, est résolue à conclure que le problème n’existe en fait que dans ma tête à moi. Et je travaille d’arrache-pied à ME LE prouver.
Pourquoi ça ? Eh bien tout bonnement parce qu’une autre partie de moi sait parfaitement, elle, que pour qu’un problème de dimensions pareilles soit systématiquement passé sous silence, il n’existe guère que deux explications possibles :
… ou bien la société que j’habite est peuplée exclusivement d’imbéciles tous plus incapables les uns que les autres de voir à quel point le discours ambiant est en contradiction avec la réalité – ce qui soulèverait, ce n’est rien de le dire, des tas de questions pressantes…
… ou bien ce silence est en fait tout simplement le fruit d’un consensus.
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Je vous répète ça ?
À moins que ce soient tous des crétins, il faut bien que la situation que je constate fasse l’affaire d’un nombre considérable d’acteurs sociaux. Et, si tel est le cas, le discours complètement à côté de la track que j’entends partout ne PEUT PAS être une erreur : il est, tout simplement, une couverture, un masque à peine opaque, un front.
Mais un front qui recouvre quoi ?!
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Avant même d’avoir commencé à étudier vraiment la question, je me doute donc déjà qu’il y a de fortes chances pour que le fait de se pencher sur la nature du véritable canyon qui, au Québec, sépare la réalité de la culture des balounes qu’on se raconte à son sujet soit l’équivalent de se sacrer les deux mains dans un nid de cobras surexcités.
Et si je ressens indubitablement le désir – et même, en fait, le besoin – de comprendre un peu plus en profondeur ce qui se passe autour de moi, je n’ai en revanche aucune espèce d’envie d’avoir à assumer le risque que ma curiosité me ferait courir si j’allais être assez fou pour m’abandonner à elle.
Toute une partie de mon esprit, à laquelle il me serait impossible de tenir la bride tant elle est vigoureuse, n’a donc peur que d’une chose : que je finisse par me révéler au monde qui m’environne sous les traits d’un pur et simple weirdo – phobie bien de chez nous s’il en est –, un weirdo, en l’occurrence, étant tout simplement quelqu’un qui rechigne à accepter sans broncher les discours délirants en vigueur. Des discours comme « La culture ?! Mais c’est l’essentiel de notre identité, voyons ! », affirmation tellement ridicule en regard des faits qu’elle ne devrait appeler aucune autre réaction qu’un fou rire d’une demi-heure, alors qu’en réalité elle déclenche chaque fois qu’elle est proférée de véritables concerts de sanglots recueillis et approbateurs – c’est ben juste si tout l’ monde ne se sacre pas à pleine face à terre, les bras en croix – tout ça sans la moindre estie de saint sacrament de calvaire de tabarnak de saint simonak d’influence que ce soit sur la réalité, laquelle, de grands messes en sacrifices humains au sommet de la tour du Stade, ne grouille pas d’un saint ciboire de poil… des demi-siècles durant !
Ce qu’elle cherche, cette puissante région de moi, c’est le contraire de ce que, de l’extérieur, j’ai l’air de vouloir trouver : elle veut apprendre comment je pourrais bien parvenir à fitter dans le portrait tel qu’il est – à n’importe quel prix, ou presque.
Et c’est sur ce « ou presque » que mon avenir va se jouer.
Parce que, je me connais… pour parvenir à écarter de mon esprit les « mauvaises pensées » qui s’y incrustent davantage de jour en jour, il va me falloir en guise de point d’appui une estie de bonne réponse à mes questions. Une réponse qui aura l’air de me répondre POUR VRAI – et qui me suffira à me justifier à mes yeux de renoncer à être moi-même.
Je sais que je ne peux pas simplement m’arracher la cervelle, je sais qu’il faut que je mette quelque chose à sa place… sinon, elle va repousser comme une queue de lézard et je ne serai pas plus avancé.
*
Je SAIS donc déjà, dès la première moitié des années 80, que la représentation de cette société que s’en font les artistes et une grande partie des citoyens avec eux est une pure fiction.
Mais je ne cherche pas à la démonter, cette fiction, je ne cherche pas à l’attaquer : j’en cherche la porte d’accès ! Ce que je veux, c’est y entrer, dans cette fiction !
Y entrer pour, durant le reste de ma vie, pouvoir agir non pas FACE à elle, mais DE L’INTÉRIEUR du cadre qu’elle impose.
Je n’ai aucune envie de passer mon existence dans la marge : JE VEUX FITTER !
Des tas de comportements et de discours des artistes m’écorchent les yeux, les oreilles ou les neurones, une multitude de discours, sur la place publique, me fait dresser tous les poils du corps, mais une partie de moi, et mauditement active avec ça, est foncièrement convaincue, au plus profond, que…
… ou bien je vais réussir à me convaincre de ce que c’est moi et moi seul qui, pour une raison ou pour une autre, comprends tout tout croche, et non les faits qui signifieraient tout autre chose que ce que selon moi on leur fait dire,
… ou bien j’ai tout intérêt à sacrer mon camp du Québec. Solution à laquelle je ne parviens pas à me résoudre. Parce que, si je ne SUIS PAS capable de faire taire ma curiosité, il serait idiot de partir : autant l’exercer ici, et sur les questions qui l’éveillent.
Mais cette deuxième possibilité, je suis décidé à retarder aussi longtemps et aussi vigoureusement qu’il me sera possible le moment de passer aux actes dans son sens. C’est à la première que je dois me consacrer.
Je veux pouvoir être qui je suis non pas en tant que corps étranger dans ma société, mais en tant que membre de la gang !
En conséquence, je dois me mettre en quête de quelqu’un… qui sera en mesure de me contredire.
*
La période allant de 1987 à 1992 devient en conséquence celle de mon « bain de siège » intensif et de lectures pléthoriques, tous destinés à me permettre d’identifier les sources de mon malaise. Désormais, je ne me contente donc plus de la seule pratique artistique, je mise au moins autant sur le « méta » : discussions, échanges et débats.
Autrement dit, j’entreprends mon bain de siège (durant lequel je siège, eh oui, sur tous les comités que je croise) pour pouvoir profiter à fond la caisse des occasions qu’il devrait me fournir de poser autour de moi des tas de questions, de plus en plus insistantes et prenant toutes appui sur ma (défaillante, j’en suis sûr) compréhension des choses, DANS L’ESPOIR (dont je suis CERTAIN qu’il va finir par être comblé) que je suis dans les patates jusqu’aux oreilles et qu’ON va me le démontrer illico. Je ne désire rien d’autre.
Je pinaille et fafouine à cœur de jours, convaincu qu’un jour ou l’autre l’un ou l’une de mes vis-à-vis va perdre son couvert et, excédé, couleur de prune, me crier par la tête : « Non, estie d’épais, C’EST PAS ÇA que ça veut dire ! Ce que ça veut dire c’est que A, que B, que C, que D… et par conséquent que E ! Fa ke, assis-toi là-dessus, farme ton estie de grand yeule, pis fume ! »
*
Sauf que, bordel de crotte !, c’est exactement le contraire qui se passe !
Même dans les milieux soi-disant éclairés que mon bain de siège me mène à fréquenter jour après jour, les réponses qu’on me fait sont presque à tout coup tellement cocomb’, tellement à côté de la plaque et se résument tellement toutes à de purs et simples actes de foi… qu’au lieu de me révéler ma propre erreur, elles se mettent à nourrir mon malaise à la pelle, et même à la pépine !, et qu’il se met à croitre encore plus vite qu’auparavant !
*
Toute cette situation est encore plus intenable pour moi du fait qu’au moment-charnière entre les deux époques (vers 86-87, donc), je me réveille tout à coup en train de tenir ouvert devant mes yeux (parfaitement incrédules) le texte du programme politique Libéral de 1960.
De découvrir, donc, au détour d’une page, BANG !, que le cœur de la Révolution Tranquille avait été censé être la culture… et ça, c’est encore bien pire que de recevoir une claque par la tête, c’est comme de me faire crisser une volée à coups de crow-bar.
Le soir de cette lecture, ma question passe en un éclair du format rat d’égouts à celui de bébé ours.
Comment le cœur de la Révolution Tranquille a-t-il bien pu être immédiatement flushé pour l’éternité, et pouvons-nous – artistes compris ! – prétendre malgré ça, trente (ou cinquante-cinq) ans plus tard, qu’elle a été menée à bien, comme si de rien n’était ?!
Il y a de quoi… virer complètement fou.
C’est à cause de TOUT ça que la séance spéciale du Congrès du CQT de 1992 (à laquelle tout un pan du blogue est dédié) est si essentielle à mes yeux. Elle l’est à deux titres.
D’abord, parce qu’elle est l’occasion de faire la démonstration éclatante, à la face de tous, de l’idiotie et de la lâcheté politique des artistes – une idiotie et une lâcheté que RIEN, dans le mythe actif au Québec, ne semble justifier ! Quelles que soient leurs prétentions à être des esprits libres, des rêveurs de choc, des révolutionnaires en gougounes et des délinquants à cinq cennes, leur vote révèle tout à coup que le mépris à l’égard des « joueux de piano » que détestait tant Duplessis, les artistes l’ont fait leur ! Et qu’ils se haïssent eux-mêmes au moins autant qu’ils se détestent les uns les autres.
Or, cette image, je le sais parfaitement, est fausse jusqu’au trognon. Ces gens-là, qui brandissent ce jour-là leur carton en l’air pour un vote qui signe pratiquement l’arrêt de mort de leur art, j’en connais un grand nombre qui ne sont en rien ni idiots ni lâches – ce sont des êtres décents, attentionnés, et souvent d’une véritable curiosité. Pourquoi diable, dans ce cas, se comportent-ils comme s’ils l’étaient ?
La réponse est évidente : parce que le délire que j’observe du coin de l’œil depuis douze ans en espérant de toutes mes forces qu’on va me prouver que je me trompe à son sujet… c’est à des comportements semblables qu’il mène. De tels comportements suicidaires, c’est même pour les permettre, les inviter ET S’IL LE FAUT LES IMPOSER, qu’il existe !
Je le comprends durant le bref instant qu’il faut à Jean Besré pour formuler sa bouleversante synthèse.
Ensuite, parce que le sous-texte immédiat de la phrase de Besré me parle personnellement. Et que cette phrase, elle est rien moins que… nucléaire !
Elle me dit : « Réveille pis arrête de bailler aux corneilles, Chose ! Il n’y a RIEN D’AUTRE à constater et à comprendre que ce que tu as DÉJÀ constaté et compris DEPUIS LONGTEMPS : il ne se vit strictement rien, « à l’intérieur » de la gang, d’autre que l’espoir de pouvoir crever lentement, en paix, sans se poser de questions, en répétant des mantras aussi appétissants qu’un burger qui vient de passer trois semaines sur un coin de comptoir. »
Ce que me dit Besré, et que me confirme au même instant la réaction de la salle, c’est qu’il n’y a qu’une seule chose de disponible pour me remplacer la cervelle si jamais je parvenais à l’arracher : le culte du vide !
C’est à ça, à chanter le vide, que sert le délire dont les manifestations m’obsèdent depuis des années.
Je vis dans une société en train de se suicider !
Exactement comme les artistes de théâtre, ce jour-là, se suicident déjà !
Ce à quoi j’assiste là, c’est à un avant-goût de ce qui attend la société dans son ensemble.
*
Immédiatement, en moi – tout de suite, à la vitesse de l’éclair : femme de Loth ! Toute une partie de moi se pétrifie sur place, net !
Et le restera, pétrifiée, vingt-cinq ans durant.
*
Je ne repenserai plus avant très longtemps à ce qui m’est apparu si clairement en entendant Besré, parce que j’entre alors dans une nouvelle période, qui s’étend de 92 à 95, durant laquelle je n’espère rien d’autre que parvenir à me rouler en boule dans mon coin sans faire explosion.
Vous lisez ça ?!
Tout ce que je souhaite, c’est qu’on me contre-câlice la paix !
*
Mais même ça – SURTOUT ça –, dans cette société de cul, c’est trop demander.
La réponse que je me sais désormais détenir, je ne veux pas l’entendre, je la comprime autant que je peux, 24 heures sur 24, je l’attache, je l’enferme, je la musèle. Je lui saute sur la tête à deux pieds et l’assomme à coups de 40 onces de scotch.
Pis… CRISSEZ-MOI PATIENCE !
Je n’en laisse s’échapper de-ci de-là que de faiblardes fumeroles, faute de quoi la déflagration serait immédiate.
*
Sauf que…
En 95, va m’être asséné un choc dont je savais bien, au fond, qu’il était inimaginable qu’il ne finisse pas par venir (même si, triple buse que je suis, j’espérais de toutes mes forces qu’il me soit épargné) –, lequel fait instantanément voler en éclats mes espoirs de jamais avoir la possibilité de me tenir tranquille.
Parce qu’un nihilisme comme celui qui règne dans cette société ne PEUT PAS être une entreprise passive. C’est nécessairement un projet éminemment militant. Un projet QUI NE TOLÈRE PAS la neutralité.
Et qu’il est des formes de militantisme d’une telle bêtise, d’un tel aveuglement, d’une telle bonne conscience, d’une telle sottise… qu’elles poussent leurs adeptes à aller foutre des baffes même à l’ours tapi au fond de sa grotte, qui ne demande pourtant rien d’autre que de se faire crisser la sainte câlice de paix.
Il est des prosélytes tellement gnochons qu’ils se créent des ennemis là d’où il n’en serait jamais venu s’ils avaient eu la toute simple décence de ne pas aller les réveiller à grands siaux d’eau bénite.
Dans ma vie, cette insanité, que j’avais déjà souventes fois rencontrée (relisez les billets précédents), allait finir par atteindre des sommets sous les traits, et avec la voix et les mots, de madame Andrée Ferretti – passionaria du nationalisme.
*
En 95, donc.
Je sais depuis trois ans déjà que, culturellement, cette société est en route à fond de train vers le cercueil et rien d’autre.
Et que cette destination fait parfaitement l’affaire de tout le monde ou presque. D’où l’importance de se conter massivement des balounes pour s’occuper l’esprit avec autre chose que la réalité.
Ah pis d’ la marde, je suis résigné.
Mon plan est dressé : je vais me taire petit à petit, doucement retirer mes billes.
Et quand les droits d’auteur que je touche ne suffiront plus à me permettre de vivoter, j’irai vendre des 2 X 4 chez Rona ou des bottines chez Yellow.
J’écrirai mes ‘tites histoires les dimanches après-midi, sur des carreaux de papier de toilette. Pis je les flusherai à mesure.
Ça me permettra au moins de ne plus avoir à supporter les escouades d’insignifiants magnifiés que je dois côtoyer depuis le début de ma « belle carrière ».
Oh, il y aura aussi des présences que je regretterai, bien sûr, de nombreuses, et fort amèrement. Mais elles sont, mille fois hélas, bien loin d’être suffisantes pour me justifier de rester dans cet insupportable milieu.
Ma décision est prise : Endymion – la dormance.
*
Quand arrive, donc, l’automne 1995.
Je répète alors Les Bédouins à la NCT. Et la chose cadre parfaitement dans mon plan : le cash que je vais faire là (acteur unique + auteur) va me permettre de négocier mon cross-fade vers la cours à bois.
Quand, par un bel après-midi…
… durant la pause, je me rends dans le petit bureau, au bout de la salle de répets. Prends à distance les messages sur mon répondeur. Et, stupéfait, entends la voix d’un journaliste du Point, à la télé de Radio-Canada, me demander si je suis au courant de ce que va paraitre sous peu un recueil de textes partisans (référendum-bis qui approche oblige), intitulé Trente lettres pour un Oui, et dont la principale artisane, Andrée Ferretti, m’adresse la sienne, de lettre, laquelle consiste en une bordée d’injures.
Vous connaissez l’expression « le sang m’a pogné en feu » ?
Oui ?
Vous croyez ?
Vraiment ?
Eh bien laissez-moi vous dire que si vous ne vous êtes jamais trouvé dans une situation semblable, non, vous ne le savez pas, ce qu’elle évoque. Vous n’en avez même aucune sacrament d’idée.
*
Voyez-vous, la dame en question, quelques mois plus tôt, m’a contacté pour m’ordonner de pondre un petit quelque chose pour son tabarnak de ramassis de clichés.
Et que j’ai dit non.
Je n’ai pas dit « Non, ça m’écœurerait ! »
Je n’ai pas dit « Jette mon numéro de téléphone et ne m’appelle plus jamais, ni dans cette vie-ci ni au cours des quarante-deux prochaines ! »
Ni rien d’approchant – même de fort loin.
Je vous l’ai expliqué : mon but, à cette époque, le plan que je suis en train de mettre en œuvre pour la suite de mon existence, c’est de me fondre au décor. Et qu’on me contre-crisse la paix.
La dame, je lui ai donc répondu, tout doucement : « Malheureusement, je n’ai vraiment pas le temps », et sur un ton parfaitement convaincant, en plus – je connais le chemin.
Mais elle, s’est mise à jaspiner et à pousser des hauts-cris, à argumenter et à me faire la danse des sept voiles avec un cimeterre entre les dents, tandis que moi je lui répétais, doucement, posément, le plus respectueusement, le plus poliment du monde : « Malheureusement, je n’ai vraiment pas le temps »… en espérant de plus en plus fort, à partir de la dixième fois, qu’elle se calme bientôt les ouïes et raccroche, sans quoi je risquais fort de me mettre malgré moi à lui dire le fond de ma pensée, et de lui recommander d’en faire un usage fort précis, de son câlice de projet de propagande épaisse, hémorroïdes ou pas.
Souvenez-vous de ce que vous ai raconté à propos de ce que j’ai vécu sur le thème du recrutement de force des artistes, chez nous.
Repensez à mon récit sur face de fouine Boulerice m’enrôlant de force et à mon insu dans les rangs de ses conseillers.
Et du Bonhomme Bouchard, la tête dans sa valise, puis vomissant sur les artistes.
Rappelez-vous la phrase qu’une amie me transmet de la part d’une grosse légume du PQ, à l’effet que la culture n’est pas et ne sera pas dans un avenir prévisible une priorité pour son parti.
Souvenez-vous de l’appui délirant du porte-parole du PQ à l’immonde politique de Frulla.
Eh ben, tout ça, et bien d’autres saloperies encore, s’est passé quelques années plus tôt à peine avant la sommation que je me fais balancer par la tête ce matin-là, au téléphone… alors imaginez-vous si j’en ai envie, de jouer à ses petits jeux de cons, à la dame.
Mais bon, bref, elle finit (merci Vishnou !), par raccrocher.
Et, durant un long moment, je n’entends plus parler d’elle.
Tarte que je suis, je m’imagine que l’affaire est classée.
Jusqu’au jour où, au cours d’une pause en répétition, j’apprends donc que le texte d’en-tête, le texte éditorial du livre de la dame, quoi, consiste en une lettre de bêtises qu’elle m’adresse pour avoir osé refuser de participer.
*
Je pousse un hurlement à côté duquel le cri de Tarzan sonne comme un couic.
Puis rappelle illico le journaliste.
Je lui explique que je ne suis pas chez moi et lui me propose, pour sauver du temps, qu’il ma faxe la lettre à domicile afin que je puisse la lire en rentrant.
Ce qu’il souhaite ?
Devinez donc !
Un beau match de boxe entre la dame et moi dans le cadre de son émission.
Je lui dis que je lui répondrai le lendemain matin.
Je rentre chez moi. Lis le torchon. Bouille. Et me tape tellement de cent pas que si cette nuit-là je n’ai pas usé mes runnings à la corde, j’ai en tout cas sûrement dû passer à travers le tapis.
Je crache le feu.
À cause du sans-gêne de la Ferretti, de son autoritarisme absolument répugnant, certes, mais il y a encore autre chose, une grande fleur empoisonnée qui fleurit sur ce tas de fumier.
Une phrase, une ! Que dans son emportement elle m’a lancée, cette fois-là, quelques mois plus tôt, au téléphone, et qui revient me danser dans la tête sur fond de flammes.
À un moment, elle a dit : « Qu’est-cé qu’ vous avez tout’, coudon, le monde de théâtre, gang de lâcheux !? Tremblay veut pas, toi tu veux pas ! »
Hmmmm ?!
« Tremblay veut pas ! »
La ta-bar-nak ! En privé, elle m’a dit elle-même, expressément, qu’avant de m’appeler moi, elle avait d’abord tenté sa chance avec Michel Tremblay, mais qu’il a refusé, lui aussi, de lui écrire sa sacrament de lettre. Alors que publiquement, c’est sur moi et sur moi seul qu’elle tape !
Autrement dit : en plus de se servir de moi pour s’essuyer les pieds, elle énonce très clairement qu’elle se le permet parce qu’avec moi elle le peut sans risquer de recevoir une tonne briques en arrière de la tête. Elle dit presque en autant de mots que moi, je suis expandable : suffisamment sans importance à ses yeux pour pouvoir être sacrifié ! Jamais elle n’oserait toucher à MT, mais RDD, lui, à la scrap !
La sacrament !
Cette nuit-là, l’ours mue. En dragon.
Et aux petites heures, enfin calmé, sa décision est prise.
*
Quand je vais rappeler le journaliste, je vais lui faire une offre à prendre ou à laisser. Une offre dont je suis (presque) certain qu’elle sera parfaitement inacceptable à ses yeux.
Mais quoi qu’il en soit, de sa réponse sortira mon avenir.
J’exige d’avoir un temps à l’écran de… je ne sais plus… dans les dix minutes, peut-être. En tout cas, un temps énorme, qui signifierait que j’aurais presque droit, à moi tout seul, à la durée d’un segment habituel au complet dans cette émission.
À ce temps déjà considérable, inacceptable pour lui j’en suis certain, il faudra rajouter un temps équivalent pour le droit de réponse de la dame. Et, encore par là-dessus, du temps aussi pour les trois-quatre autres intervenants qu’ils vont – je les connais ! – se sentir obligés de dénicher pour que l’ensemble n’ait pas (trop) l’air d’un match de tennis en simple.
Comment pourrait-il dire oui à ça ? Ce serait du jamais vu.
*
J’ai écrit un texte de réponse, durant la nuit (c’est comme ça que je suis arrivé à me calmer), et j’exige que sa lecture par moi soit enregistrée au complet.
Il commence par ces mots :
Et se termine ainsi :
De deux choses l’une.
Ou bien le journaliste refuse mes conditions – et le dragon, aussitôt au monde, retournera se rouler en boule pour l’éternité dans la tanière laissée libre par l’ours.
Ou bien il les accepte – et je me retrouverai, pour la première fois de ma vie, à commencer à dire à voix haute ce que je sais depuis longtemps mais que j’ai tout fait pour cesser de savoir. Et j’enverrai publiquement chier le nationalisme et les ribambelles d’histoires de fous que se raconte cette société.
Il accepte.
*
Avec la diffusion du reportage du Point, commence pour moi, dès la fin des représentations à la NCT, une nouvelle période.
Après l’Ère de l’Ours, qui est allée de 1980 à 1995, s’ouvre celle du Dragon, qui ne s’achèvera qu’à la fin de 2016.
*
Je décide d’abord d’écarter résolument de mon esprit toutes les préoccupations qui durant la période précédente m’ont occupé au sujet de la soi-disant pensée qui règnerait dans les milieux culturels, et de me concentrer désormais essentiellement sur l’histoire de la société elle-même.
Ma question ?
« Comment a vu le jour le projet dans lequel nous sommes tous enrôlés de force dès l’enfance – et dont fait nécessairement partie intégrante le rejet systématique de la culture par la classe politique ? »
Ou, formulée autrement :
« Ce que j’ai constaté entre les âges de 25 et 40 ans, le délire au sujet de la culture, n’est possible, je le sais déjà, que si nombre de personnes lui apportent leur soutien, le nourrissent, le maintiennent à flot – et empêchent qu’on en fasse la critique. Mais quel but ces personnes visent-elles ? Je veux dire : PAR-DELÀ le vide si clairement mis en évidence par Jean Besré, se pourrait-il qu’il existe un projet ? Et, si oui, quel est-il ? »
En fait :
« Le Québec s’époumone à se raconter qu’il voudrait ceci ou cela. Mais si, à la place d’écouter ce qu’il dit vouloir – et qui ne tient pas debout –, on regarde plutôt ce qu’il fait… que voyons-nous ? »
*
Je vais d’abord me plonger durant des années entières dans une véritable orgie de lectures, sur tous les azimuts. Toutes les questions qui vont me passer par l’esprit, je vais les noter puis travailler d’arrache-pied à leur dénicher des réponses, puis les juxtaposer, ces réponses, pour parvenir à me faire petit à petit, comme on échafaude une maquette un segment à la fois, une idée d’ensemble.
Je veux parvenir à construire, mais DANS MES PROPRES TERMES, cette fois, plutôt que dans ceux qui m’ont été claironnés dans les oreilles tout au long de ma vie, une description de cette société dans laquelle cadrerait l’invraisemblable constat qui m’a été imposé durant la période précédente de mon existence – laquelle a commencé par un grand éclat de rire autour de la table du CA du CEAD et s’est achevée avec la publication du répugnant Trente lettres pour un Oui.
*
Cette première phase de la nouvelle ère, je vais rapidement la baptiser « mon doctorat par les soirs », même si en fait je lui consacre plus de cent heures par semaine, cinquante-deux semaines par année, des années durant.
Pour me donner un semblant de fil conducteur, je vais m’imposer de rédiger un récit de mes trouvailles, de mes questions, de mes étonnements, de mes accès de révolte, de mes raisonnements, sous la forme d’un énorme essai.
Même laissé inachevé, il finira par compter des centaines de pages – avant même que j’aie trouvé le moyen de lui intégrer des milliers d’autres pages encore, de notes, celles-là, stockées sur les différents Merlin que j’ai possédés au fil du temps.
Il s’intitulera d’abord Les Cahiers du Petit Poucet. Mais, après avoir découvert que « Petit Poucet » a été, au début du 20e siècle, le pseudonyme derrière lequel se cachait un fervent propagandiste nationaliste du Saguenay qui publiait sa prose dans un journal s’attaquant régulièrement à pleines dents l’un des rares véritables héros de notre histoire, en la personne de T.D. Bouchard [42]…
… j’en changerai pour Les Cahiers du Hobbit.
Très rapidement, du fait des découvertes qu’elle entraîne, cette entreprise me deviendra insupportable. Et je me demande encore bien souvent comment j’ai pu parvenir à tenir le coup si longtemps.
Presque chaque jour, je tombe sur de nouveaux éléments permettant de démontrer à l’envie l’ampleur des balounes qui occupent dans cette société la totalité de l’espace public.
Comme je le dis souvent :
Je commence par être étonné par les découvertes elles-mêmes, une à une, à tour de rôle.
Rapidement, j’en viens à être plutôt estomaqué par leur nombre, à ces découvertes.
Et je finis par avoir la tête qui tourne au constat de ce que le tissus de mensonges ou de demi-vérités qu’on appelle « Histoire du Québec » puisse parvenir à fonctionner, tant il est invraisemblable dans sa totalité.
Toujours est-il que dans les premiers jours de l’an 2000, je tire la plug.
Au diable l’essai. J’ai tout ce qu’il me faut.
Et même plus.
J’explique à mes proches : « Tu sais, naviguer là-dedans c’est comme faire du dinghy au grand soleil sur un lac de merde. Ou bien tu rames pour essayer de t’en sortir, et à chaque coup les clapotis te font te vomir les entrailles. Ou bien t’arrêtes de ramer et tu te condamnes à finir étouffé par la puanteur. »
*
Ayant étudié d’abord le rejet de la culture, puis la société elle-même et son histoire, s’impose alors une deuxième phase de l’ère du Dragon : que le dragon fasse un peu le point sur lui-même. Que le locuteur s’identifie et fasse le point sur sa vie et ses positions. Qu’il dise « Je » – dans ce monde de « Nous ».
Paraissent en conséquence Entretiens, d’abord. Puis Morceaux.
À la suite de quoi il rentre dans sa grotte, le dragon, et s’étend, somnolent, la tête dans la porte, ses yeux mi-clos fixant paresseusement la ligne d’horizon. Et il attend.
Il ne sait pas ce qu’il attend au juste, mais il sait qu’il doit rester immobile.
Jusqu’à ce que, un bon jour, sonne le réveil.
Trois événements le provoquent de concert.
L’arrivée au pouvoir d’un monstre, au cœur d’un monde.
La mort d’un poète.
Et une lettre de désespoir publiée par un jeune auteur dans une revue de théâtre.
FIN DE LA PETITE PARENTHÈSE
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Après avoir rapidement survolé l’ère de l’Ours dans la première page du blogue – « La Guerre perdue… » (que vous pouvez lire en cliquant ici) –, la deuxième – « … et ce qui vient ensuite » (dont vous pouvez lire l’aboutissement en cliquant ici ou alors ici, pour une série de 4 textes) – était, elle, destinée à m’obliger à mettre en forme l’ENSEMBLE de ce que j’ai découvert et compris au cours des DEUX périodes de ma vie : et celle de l’Ours, et celle du Dragon.
De faire, en somme, la synthèse de mon trajet intellectuel. Tâche… énorme. Et qui m’apparaissait d’une telle complexité, tellement au-dessus de mes forces et de mes capacités que rien qu’à la contempler les neurones se mettaient à me bouillir entre les oreilles.
Énorme, infiniment trop compliquée pour ma ‘tite tête… et impossible à fuir.
Mais il y avait pourtant autre chose encore, un autre aspect à l’entreprise, absolument capital et qu’il fallait impérativement ajouter par là-dessus.
Sans doute le plus important de tous.
Au cours de mes recherches historiques, j’ai été amené à étudier et à prendre en compte une réalité de première importance :
Politiquement, se contenter de critiquer « ce qui est » constitue un piège qui mène presque à coup sûr à la paralysie ou même à la mort intellectuelle. Ce piège, je l’ai vu au fil de ma vie engouffrer nombre d’individus dotés pourtant de très grandes qualités. Et strictement rien ne me permet de m’imaginer que je serais par nature protégé de lui.
Ce qui implique que très tôt, dès les années 90, j’ai su que, si je ne voulais pas à mon tour passer à la trappe, je devais obligatoirement m’attacher à identifier mon rêve, à identifier ce au nom de quoi la situation prévalant chez nous me parait révoltante, et m’attacher à le creuser au moins autant que la critique que je formulais.
C’est la seule protection que j’aie découverte : quelque CONTRE que l’on soit, savoir à chaque instant ce POUR quoi on se bat.
Bien entendu, dès que je commençai à en tracer les contours, je compris que de le nommer, mon rêve, que de l’identifier à haute voix, ou de même simplement l’évoquer, était inimaginable : dans cette société, il serait NÉCESSAIREMENT incompréhensible. Et il se ferait en un clin d’œil réduire en charpie – par le silence ou autrement. Qu’à cela ne tienne, je devais quand même y réfléchir… pour moi seul. Ce que je fis.
Il est là, dans ma tête.
Or, presque aussitôt que j’ai eu commencé d’écrire les billets composant « La Guerre perdue… », j’ai pressenti que, cette fois, j’allais devoir aller jusqu’au bout. Que j’allais donc devoir le nommer, l’évoquer et même le décrire enfin à haute voix, ce rêve.
*
Mais comment parvenir à le rendre compréhensible ?
Il n’y avait guère qu’une seule voie envisageable : détailler le chemin qui m’a conduit jusqu’à lui.
Voyez-vous ?
C’est pour ça, que le silence massif, le silence au carré, après les premiers billets mis en ligne, a provoqué chez moi une telle douleur. Je commençais à peine, je venais à peine… même pas de faire les premiers pas, mais de tout juste entrouvrir la porte donnant sur la rue… que déjà le mur d’hostilité était incontournable.
Lorsque je remis les textes en ligne, le 15 mars, ce silence, je m’étais prémuni contre ses effets.
Mais une séquence d’événements allait se produire bientôt à l’égard de laquelle je n’avais pas pu me préparer, pour l’excellente raison que jamais je n’aurais pu ne serait-ce que commencer d’imaginer qu’elle aurait quelque chance d’advenir.
Mais elle s’est bel et bien produite.
Et c’est à cause d’elle qu’à la mi-mai je décidai, aussi brutalement que pour le premier, du deuxième retrait.
*
Je l’ai expliqué : le véritable mur de silence qui a accueilli les premiers billets de ce blogue ne POUVAIT PAS, à mes oreilles, signifier quoi que ce soit d’autre que « Ta yeule ! »
Mais le silence est loin d’être la seule réponse dévastatrice à laquelle on puisse s’attendre chez nous.
Je l’ai dit aussi : des réponses qui n’en sont pas, qui ne servent à rien d’autre qu’à vous faire dérailler les idées, il y en a des masses, et je les ai surnommées les Plaies.
Je vous rappelle la description que j’ai faite d’elles au début de ce billet :
« En plus de n’apporter strictement rien de fertile ou d’intéressant à qui que ce soit, (elles) ont en commun de nuire de manière significative à la possibilité d’avoir des discussions tant soit peu intéressantes et raisonnables. »
Et…
« C’est (…) un réflexe autoritaire que l’on acquiert, qui est monnaie courante chez nous et dont la raison d’être s’énonce ainsi : empêcher que se produise un événement ou que s’énonce une parole qui pourrait menacer une ou des certitude(s) que l’on n’entend pas laisser mettre en cause. »
Eh bien, au nombre de ces Plaies, en plus du silence et de la démente « paire de pinces », il y en a trois à être particulièrement redoutables.
Elles s’appellent « le cash », « la nation » et « le militantisme ».
Bien entendu, je ne veux pas dire par là que l’argent, la patrie et l’implication sociale seraient des phénomènes à ne fréquenter sous aucun prétexte.
Non, ce dont je parle ici, c’est de l’utilisation de ces sujets afin, je le répète, de faire prendre le champ à quelque discussion, à quelque réflexion que ce soit.
*
J’y reviendrai plus en détail ailleurs, mais « le cash » en tant que Plaie, c’est TOUT résumer par l’argent et par RIEN D’AUTRE. Ce qui signifie faire aboutir tout discours imaginable à « Combien ça coûte ? » ou à « Combien ça rapporte ? »
« La nation » en tant que Plaie, elle, c’est : « Le pays a besoin de quelque chose. Cette chose tu vas la-lui donner. Et c’est moi, et moi seul, qui suis habilité à parler en son nom et à l’exiger de toi. » Appelez plutôt ça du boulericisme ou du ferrétisme si vous voulez, je n’y ai strictement aucune objection…
« Le militantisme » en tant que Plaie, enfin, c’est : « Ou tu suis la foule en chantant ce qu’on te dit de chanter ET RIEN D’AUTRE – ou t’es un trou d’ cul ! »
Voilà.
*
Après avoir lancé la deuxième page, je passe des semaines à me creuser la cervelle pour tenter d’imaginer quel chemin je vais bien pouvoir emprunter pour atteindre mon objectif – et à en tester, de ces chemins.
Je suis donc plongé en plein travail, quand tout à coup…
… le 1er avril – faut l’faire… –, je vois passer sur Facebook un post qui m’arrache un « Ah ben… sacrament ! » qui a dû faire bondir de terreur au moins la moitié de mes voisins d’étage.
On y annonce…
… que le CQT vient de déclarer que le gouvernement Couillard est pas-fin, pas-fin du tout du tout du tout : il ne nous donne pas assez de sous !
Je suis… estomaqué !
La chose est d’une telle sottise, elle constitue la marque d’une telle ignorance, ou alors d’un tel déni de la réalité… que je passe à deux doigts de crisser le poing dans mon écran – ce qui serait fort injuste de ma part, puisqu’il m’a toujours très fidèlement servi, et que de toute façon il est, même éteint, infiniment plus brillant que les rédacteurs et les signataires de cette niaiserie.
On y lit que les gens de théâtre se sentaient en droit de s’attendre à un sac de nananes, parce que…
… le gouvernement venait de faire un grrrrrande consultation… alors que, sacrament de calice, je viens de passer un temps fou à me faire péter les fuses pour parvenir à écrire des billets où j’expliquais et démontrais que des consultations-bidon comme celle-là, il s’en tient à la queue-leu-leu depuis PLUS DE CINQUANTE ANS et qu’elles ne servent à strictement rien d’autre qu’à occuper les tarlets qui acceptent de jouer le jeu et, pour les gouvernements qui se succèdent à Québec, qu’à repousser le puck encore plus loin des buts.
C’est même la découverte de précisément ça, lors d’un CA du CEAD, qui a changé ma vie, bout d’ ciboire – en 1980 ! – en… 80 ! Vous lisez, ça ?! QUA-TRE-VINGTS – IL Y A TRENTE-SEPT ANS !, tabarnak !
… le CALQ vient de redéfinir ses programmes – far out ! Et pendant que vous les étudiez, à quoi vous pensez qu’ils servent, ces esties de programmes-là, s’il n’y a pas d’argent pour les financer, gang de cruches ?!
… le gouvernement investit dans la construction et la rénovation – alors qu’on sait DEPUIS DES DIZAINES D’ANNÉES – et sans plus la moindre espèce de doute depuis la réfection prioritaire des GARAGES de la Place des Arts – que ce fric-là n’est pas dépensé en appui à la culture mais en tant que soutien à l’INDUSTRIE DE LA CONSTRUCTION, bout d’ viarge !
Le tout culmine avec une déclaration débile au sujet du « secteur » – le SECTEUR, toi ! connaissez-vous plus industriel que ça, comme estie de concept ?! On nage en plein Frulla !, jusqu’aux oreilles ! – que le « secteur » de la création artistique serait fragilisé « depuis plus d’une décennie »… alors qu’il n’y a JAMAIS eu de politique culturelle digne de ce nom au Québec !
Savez-vous lire, sacrament ?!
Savez-vous ce que ça veut dire, ça, JA-MAIS !? Ça veut-tu dire 10-12 ans ? Hen ?!
NON ! Ça veut dire JA-MAIS !
PAS RIEN QUE DÉBILES ! DÉBILES, IGNORANTS ET FIERS DE L’ÊTRE !
*
Je lis ce tissus de pures inepties, et je ne crois pas avoir été aussi en tabarnak depuis la lettre de Ferretti.
Sauf qu’aussitôt… bing ! Le « petit quelque chose » qui me trottinait dans l’esprit sans se nommer, tout de suite après que j’aie fermé le blogue la première fois en janvier, me tape sur l’épaule, je me retourne, cette fois-ci le reconnais en un éclair… et il m’éclate de rire en pleine face. À s’en rouler à terre en se tenant les côtes.
La raison pour laquelle j’ai rencontré un tel mur de silence, en janvier ?
Mais elle est d’une simplicité tellement enfantine et d’une telle évidence, épais, qu’elle crève les yeux : l’estie de milieu se préparait à se lancer en campagne !
Mon blogue ne cadrait pas avec les balounes de l’heure ? Pas grave : hop, on fait comme si y existait pas ! Et en avaaaant ! Tetut tetut, boum boum !
Non seulement ils ne savent pas de quoi ils parlent, mais ils ne veulent pas non plus le savoir, et ils se préparent à faire la PIRE chose imaginable dans le contexte : se mettre à clamer leurs idioties en public, comme si jamais rien avant eux n’avait existé, à pleines pages de journaux, à pleine télé, ce qui fait qu’il n’y aura plus moyen de revenir sur le sujet des politiques culturelles pendant des années au moins sans que la société au grand calice de complet se mette à hurler : « Ah, vous gueules, les mouettes ! »
Quelques heures à peine après que j’aie vu passer le texte moron du CQT, le départ en campagne – nu-pieds, le cul à l’air et en jouant du gazou – se met en branle.
Et allez donc que j’ te braille ça un bon coup sur nos belles pièces de théâtre, pis nos charmants poètes, pis oh ! ooooh ! oooooooh ! les beaux romans !
*
Aussitôt redescendu de ma furie, j’en reste… la bouche ouverte de stupeur.
“Ils sont… ffffous, sacrament !”
Avec ce discours, la débilité intellectuelle atteint de telles dimensions que je viens de voir TROIS Plaies se mettre en branle À LA FOIS, ce que je n’avais jamais vu de ma vie – et que, si on m’avait posé la question, j’aurais même considéré inimaginable :
Le cash – il n’est question que de « à combien on a droit » – ce qui est à peu près, et encore plus à notre époque qu’en 92, le pire argumentaire qui se puisse.
La nation – c’est « notre » culture, « nos » artistes, « notre » argent – ce qui ouvre grande comme une porte de hangar de 747 la possibilité d’être récupérés par le premier parti nationaliste qui passera par là – et qui, si jamais il se retrouve au pouvoir, ne fera très certainement pas mieux que Couillard et le simili-ministre du moment – dont je me donne même pas la peine de tenter de retenir le nom.
Et le militantisme – ceux qui n’acceptent pas nos arguments et ne pleurent pas avec nous dans leurs tuques sont des fripouilles finies !
Les implications de ce pur délire – en amont et en aval – ne sont peut-être pas de l’ordre du vote de 92, mais elles permettent en tout cas de voir à l’œil nu à quel point, depuis cette époque-là, les capacités intellectuelles des artistes, en tant que groupe, ont continué de fondre comme neige au soleil.
Leur capacité de réfléchir ? Il n’en reste rien.
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Mais deux autres coups de butoir restent encore à venir – dans la société politique, cette fois.
D’abord, le ramdam insensé autour du refus de Québec Solidaire de s’aligner – POUR LE MOMENT – sur le PQ. Le feu pogne, zouf, dans le temps de le dire. Ça se met à hurler, dans un sens ou dans l’autre, sur toutes les tribunes. C’est une véritable danse de Saint-Guy collective. Et rien, pas l’ombre de la moindre amorce d’idée n’est énoncée – c’est du pur tapage et rien d’autre. La Plaie du militantisme, je ne l’ai JAMAIS vue se mettre en branle aussi vite et avec autant de férocité.
Jusqu’à ce qu’enchaine immédiatement dans son sillage… le délire associé au jour des Patriotes, qui finit de me rachever. Sur le Net, dans les médias, de toutes parts, les gens hurlent des arguments et des Actes de foi dont ils n’ont aucune espèce de maudite idée de ce qu’ils peuvent bien impliquer. C’est un véritable tsunami de bêtise.
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Voilà.
Je ne me suis jamais senti aussi étranger dans ma propre société – et pourtant, à ce chapitre, dieu sait si j’ai du millage d’accumulé.
Ce n’est plus qu’à peine une société – rien que des concerts de glapissements.
Alors je referme le blogue.
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Et, bien entendu, aussitôt remis de mon mieux – c’est-à-dire à peine –, tente de reprendre ma réflexion :
À quoi est-ce que je viens d’assister là ?
À un véritable typhon de Plaies – comme s’il ne restait plus qu’elles.
Quatre Plaies – silence, cash, nation, militantisme –, dopées à l’os, enragées folles, se mettant à prendre appui les unes sur les autres pour n’en faire plus une seule, immense.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Que quelque chose est « en route », à n’en pas douter.
Que nous venons de franchir une étape.
Laquelle ?
Ooooh… je me garderai bien de l’écrire ici.
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Tout ce qu’il me reste à ajouter, pour conclure ce blogue, c’est :
J’ai passé ma vie à espérer que je me trompais. Je sais depuis vingt ans que j’ai raison.
Mais je ne me serais jamais imaginé que ce pouvait être à ce point.
Si vous saviez…
Ah, si vous saviez comme j’ai espéré autant que redouté d’être fou, dans ma vie !
Il m’aura fallu atteindre l’orée de mes soixante-et-un ans pour me rendre compte qu’il existe une possibilité encore bien plus épeurante.
Que je ne le sois pas.
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