9 – De l’autre côté de Waterloo…

Et voilà, le survol des circonstances de la défaite d’autrefois est achevé.

À présent… quoi ?

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En gros, deux options s’offrent à moi.

Je peux ou bien dire : « Mesdames, messieurs, comme vous venez de le lire, bibi, dans l’ temps, a amplement fait sa part. À présent… débrouillez-vous don’ a’c vos esties d’ troub’. »

Ou bien je peux errer dans mon appart durant des jours et des jours en grommelant, l’air d’un ours de très mauvaise humeur. Et finir assis en p’tit bonhomme dans un coin, à regarder le sol devant moi en secouant la tête et en murmurant « J’ai pas le droit ».

« Pas le droit » ? Pas le droit de quoi ?
Pas le droit d’en rester là.

Et pourquoi pas ?
Oh, pour bien des raisons. Mais il y en a deux principales qui devront suffire pour le moment.

La première, et la plus simple, c’est que, servi comme ça, sans suite si je m’arrêtais ici, le survol effectué dans les billets précédents ne constituerait rien d’autre qu’un coup de mailloche en plein front asséné à ceux qui sont aujourd’hui aux prises avec ses retombées, à cette défaite. Alors que mon but en le tentant, quand bien même je ne m’attendais (ni ne m’attends toujours) à rien, n’a certainement jamais été de décourager qui que ce soit.

La seconde, elle, qui constitue un véritable fouillis, c’est que les choses ne se sont bien évidemment pas arrêtées en 1992. Et mes réflexions à leur sujet non plus.

Je n’ai donc pas le droit, ni pour ceux qui pourraient être tentés de comprendre la situation actuelle voire d’essayer de la changer, ni à mes propres yeux, de faire se terminer mon récit il y a 25 ans.

Il me faut à présent entreprendre un second survol. Celui des réflexions que cette défaite a entrainées chez moi. Des réflexions qui durent toujours au moment d’écrire ceci. Ce sont même elles qui me le font écrire.

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Et puis tenez, évoquons-en même une troisième, de raison pour entreprendre la phase II de mon survol.

Je pense qu’il y a peut-être moyen de sortir du désert dans lequel, il y a longtemps, ceux qui dirigeaient le Québec – et ceux qui l’ont dirigé depuis – ont décidé d’abandonner tous ceux qui n’avaient pas – ou n’ont pas – envie de penser la culture, les arts et même la vie, uniquement en termes d’industrie et de marchandise.

Seulement voilà… ce moyen, je n’ai jamais écrit un traitre mot qui ait été explicitement à son sujet.

D’abord parce que je n’ai jamais cru – jusqu’à il y a quelques jours à peine – que cela pourrait aider qui que ce soit dans quelque sens que ce serait.

Ensuite parce que la tâche que cela aurait représenté me paraissait – et me parait encore – très largement au-dessus de mes forces et de mes capacités.

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Un peu avant la fin du 7e billet, intitulé « Trois mois » et dans lequel je raconte l’appel d’écriture qui a donné naissance à ce projet de fou, j’écris qu’à un moment, lors d’un surgissement…

Je viens enfin de voir l’image, la vraie, celle qui poussait et qui forçait en moi depuis octobre pour que je la mette au monde. Celle qui était sous le fantôme de Bogarde, sous Akhmatova, Vissotski, Shakespeare et Pasternak, sous les victimes du Titanic.
Comparé à elle, ce sur quoi je travaille depuis dix jours, c’est une pâlotte entrée en matière.
Elle, la vraie, elle n’a rien, ce qui s’appelle rien, à voir avec un blogue qui me permettrait enfin d’expulser le poison qui coule dans les veines de ma mémoire depuis 25 ans.
Je viens de voir enfin pourquoi j’ai autrefois été tellement frappé par l’éclat de rire généralisé, autour de la table du CA du Cead.
Je viens de voir pourquoi j’ai accepté de vivre ce qui s’est produit autour des politiques culturelles – au Cead, et lors de la fondation de l’Aqad, et au CQT, et chez Bélanger-Campeau, et au comité Boulerice, et au CSFAD, et chez Samson-Bélair, et face à Arpin, et au Salon rouge, et au Groupe des 14 et allez donc.
Je viens de voir pourquoi j’ai délibérément, à la suite de ces combats, « tiré la plogue de ma belle carrière » puis plongé durant des années entières, nuit et jour, dans mon essai politique à jamais inachevé, Le Hobbit.
Pourquoi, cet essai, j’ai fini par renoncer à lui.
Pourquoi j’ai plus tard entrepris et mené à bien Entretiens puis Morceauxen préparation de quoi.
Et pourquoi l’appel d’écriture que je vis depuis trois mois a pris la forme qu’il a prise et pas une autre, jusque dans ses moindres détails.

Et je viens de voir que cette image est associée à une tâche. Et que, comparé à elle, le projet Vissotski-Shakespeare-Pasternak est presque de l’ordre d’une rédaction de cinquième année de primaire.
Que cette image elle a trait à ce qu’il y a de l’autre côté de la défaite, par-delà le Waterloo que j’ai vécu autrefois.
Elle a trait à l’espoir.

Ce qui ne signifie pas – du tout – que selon moi il existerait une porte par laquelle il suffirait de passer pour se retrouver, twinkle !, dans une espèce de paradis théâtral ou artistique.

Ce que ça signifie, c’est que pour éventuellement espérer changer quoi que ce soit d’important, il faut d’abord se représenter ce qu’il y aurait à changer et, donc, comprendre comment les choses fonctionnent. Qu’il faut ensuite se demander par quoi il y aurait lieu de le remplacer, et pourquoi. Et qu’il faut alors finalement se demander comment on s’y prend pour y parvenir. Tout ça avant d’agir.
Ce qui revient à dire qu’effectuer quelques réaménagements formels de la situation, sans toucher au fond donc, ça peut se faire, je suppose, à coups de militantisme par exemple – ça n’a jamais marché pour la peine et ça a même fini par nous péter dans la face, mais bon… si quelqu’un veut s’essayer… go et tous mes vœux vous accompagnent (je l’écris sans la moindre ironie) !
Mais que si – comme j’en ai la conviction profonde – c’est le fondement qu’il s’agit de remplacer, on se retrouve devant une tâche autrement complexe, exigeante – et exaltante. En quelques mots : il faut, avant même de songer passer à l’action, parvenir à imaginer l’ensemble des choses autrement que comme elles sont – imaginer de quoi la société au sein de laquelle nous vivons devrait avoir l’air pour pouvoir sortir du XIXe siècle – et ça, ça constitue ni plus ni moins qu’une quête.
Une œuvre à accomplir.

La tâche d’une vie.

Mais c’est possible.
Ça s’appelle rêver.
Et il fut une époque où c’était même ce que les Humains faisaient encore de mieux.

*

L’un des éléments capitaux de ce qui m’est apparu ce jour-là, lors du surgissement, c’est justement une synthèse de larges pans de ma vie.
Or, elle ne se résume pas – tant s’en faut – à avoir reçu, autour de l’âge de 35 ans, une terrible raclée.
Elle se résume surtout à l’avoir vécue, cette raclée, mais pour ensuite m’attacher à comprendre en quoi elle avait consisté, comment elle avait pu advenir, et surtout… en quoi elle me paraissait regrettable.
Autrement dit : il y a eu défaite, mais qu’est-ce donc qui, selon moi, a été vaincu ?
Ou, pour formuler la chose en la prenant par l’autre bout : si, en 92, nous avions connu la victoire plutôt que la défaite, à mon sens elle aurait été la victoire de… quoi ?

À cette question, je connais la réponse – en partie en tout cas.
Mais, encore une fois, je n’ai jamais écrit un mot à ce sujet.

Pourquoi pas ?

Encore une fois, pour deux raisons au moins.

Parce que jamais, avant la période que nous traversons actuellement, il ne m’a paru que ce que j’imagine tout au fond de moi, à cheval sur la frontière de l’innomé, aurait la moindre chance de se concrétiser un jour.
Et parce que – je sais bien que je me répète mais comment faire autrement ? – la réalisation de ce rêve, tel qu’il a fini par se profiler en moi dans le brouillard, exige un travail d’une telle complexité que je ne me suis même jamais risqué avant ce jour à tenter de me le décrire à moi-même « à haute voix » intérieure.

*

Dans Morceaux, j’ai expliqué qu’à partir d’un certain point de ma vie je me suis mis à devoir me construire petit à petit ma propre représentation du fonctionnement de notre esprit. Pas de notre cerveau, de notre esprit.
Je le devais, parce qu’aucune des représentations que je rencontrais dans le monde de ce que nous vivons, enfermés comme nous le sommes tous dans la cage-maison-hantée-océan-forêt-profonde-et-champ-de-blé appelée « Je », parce qu’aucune de ces représentations, dis-je, avec lesquelles on me bombardait sans cesse dans quelque direction que je me tourne, ne me semblait satisfaisante – elles étaient même pratiquement toutes d’une manière ou d’une autre stérilisantes (à l’exception peut-être de celle découverte dans la pages du magnifique Narcisse et Goldmund de Hermann Hesse).

De la même manière que dans le monde, dès mes premières écritures j’ai dû me lancer dans l’étude des tenants et aboutissants de ce que c’est que de faire du théâtre en pratique , si je voulais pouvoir écrire, il fallait donc aussi que je m’en échafaude une autre, de représentation, qui, elle, correspondrait au moins un peu à ce que je vivais de l’intérieur.

Cette représentation qui m’est propre du fonctionnement de l’imaginaire et donc du même coup de la pensée, elle se construisit au fil des expériences et des réflexions, dans l’ombre, tout doucement, petit à petit, au fil des décennies. Et ce n’est qu’à 50 ans, dans Morceaux, justement, que je me risquai pour la première fois à tenter de tant bien que mal la formuler.

Eh bien, l’image qui ma vie durant a cru en moi de ce que pourrait être la sortie du désert culturel dans lequel vit la société que j’habite, elle, je n’en ai donc encore jamais parlé.

C’est ici qu’il me faudra le tenter pour la première fois.

Cela ne se fera pas tout seul.
Ni pour moi, ni pour le lecteur.

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Commençons par le début.

Pour pouvoir éventuellement parler d’espoir, pour parvenir à en cerner un brin les contours, à cet espoir, et ainsi être à même de faire de premiers pas sans doute fort hésitants sur le sentier très broussailleux qui mène peut-être à lui, il faut nécessairement prendre d’entrée de jeu la mesure de deux choses :

1) La profondeur et l’étendue de la défaite subie autrefois et dans le sillage de laquelle nous nous trouvons toujours.
Si vous n’avez pas pleuré au moins 12 heures après avoir lu la première série de billets présentée ici, relisez-les – vous n’avez pas compris de quoi je parle !
Cette défaite a constitué ni plus ni moins qu’un massacre – ce n’est pas parce qu’il n’a pas été perpétré à coups de machettes qu’il est moins réel pour autant. La « pensée » de ce que c’est qu’une culture au Québec qui a achevé d’être mise en forme et qui a été portée aux commandes en 1992 a représenté et représente toujours un véritable abattoir à idées. Et des centaines si ce n’est des milliers d’artistes ou d’artistes potentiels y ont été assassinés – non pas en tant qu’individus, bien entendu, mais en tant qu’artistes.
Si vous ne l’avez pas compris… ou si cet aspect-là des choses vous parait secondaire ou relevant de l’histoire ancienne… inutile de poursuivre votre lecture de ceci – ce que je suis en train d’écrire n’est pas pour vous.

2) La complexité de la situation actuelle. Et elle n’est pas piquée des vers – mais c’est comme ça – et il faut faire avec.

Ensuite, une fois présentées, cette situation et la défaite qui l’a engendrée, il faudra parvenir à les synthétiser toutes les deux, c’est-à-dire à les transformer en mythe.

En… quoi ?! En « mythe » ?!

Oui : en mythe. La chose est incontournable. C’est d’ailleurs essentiellement de ça que j’ai à vous entretenir.

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Alors, comment s’y prendre ?

Je n’en ai pas la moindre idée.
Nous voici donc condamnés – autant vous que moi – à l’improvisation.

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Je me jette à l’eau.

Je n’ai aucune espèce d’idée de la manière dont il conviendrait de commencer.

Faux !
Je reprends.

Je n’ai pas « aucune espèce d’idée de la manière dont il conviendrait de commencer ».
J’ai trop d’idées « de la manière dont il conviendrait de commencer », et ne parviens à m’arrêter sur aucune.
Après les avoir toutes essayées les unes à la suite des autres à la vitesse grand V pour au total ne me retrouver que plus étourdi que jamais, je décide de m’en remettre au bon vieux conseil que je me suis imaginé autrefois et qui m’a si souvent permis de m’arracher à des ornières : « Ce que tu as à dire, n’aboutis pas à lui… pars de lui ! »

Ce qu’ayant dit…

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Mesdames, messieurs,
Chers lecteurs,

Voici (au moins) vingt ou trente « premier chapitre » potentiels que je vous présente tous sous le même titre (lequel me semble bien, à l’instant où j’écris ceci, devoir être « Une poignée de garnotte lancée au vent » mais nous verrons dans l’ temps comme dans l’ temps.)
Je vous les garroche dans le désordre.

Nous nous retrouverons par-delà lui (… ou « eux ») (si mon fou-rire ne me tue pas entretemps) pour le « deuxième ».

Bonne lecture.

P.S. : Lisez-les dans l’ordre ou le fouillis qui vous convient – ils sont facilement reconnaissables au thème de leurs images d’en-tête.

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(10 au 13 mars 2017)

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[Note – mars 2020 : les textes que j’annonçais ici ont été les premiers d’une série que je baptisai « Les 30 portes de Barbe Bleue ». La presque totalité d’entre eux se retrouvent aujourd’hui, sur ce blogue, dans la liste de mes Conférences, dans celle intitulée Journal et Réflexions ou dans Matières à réflexion.]

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