8 – La tempête déferle, et les réponses aussi (3/3)

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Monsieur le Président,

Je voterai contre la proposition qui nous est soumise.
Comme je voterai contre toute proposition à l’effet de voir le CQT soutenir ouvertement la Politique culturelle déposée par Québec en juin dernier, quelles que soient les préventions dont on prétend affubler cet appui. En disant de lui, par exemple, qu’il nous est dicté par un « enthousiasme méfiant ». Je n’invente pas cette formule insolite – « enthousiasme méfiant » –, elle a été utilisée pas plus tard qu’il y a deux semaines et demie. Pas par le Premier ministre du Québec en parlant de l’Accord de Charlottetown, mais en plein Conseil d’administration du CQT, en parlant de ce qui nous occupe aujourd’hui.
Je le précise. Parce que c’est à s’y méprendre…

Je voterai contre, monsieur le Président, parce que je suis intimement convaincu, d’abord, de ce que cette Politique ne constitue pas une réponse adéquate aux besoins des artistes du Québec.
Mais, surtout, parce que cette Politique me semble même contraire aux besoins des artistes, et me parait représenter un potentiel de sérieuse aggravation d’une situation que je trouve déjà, pour le moins, déplorable.

Depuis trente ans on nous a dit : « Vous nous faites chier, les artistes, avec vos principes pis vos patentes. »
Depuis quinze ans, on nous précisé : « Faut que tout le monde gagne sa vie. Prouvez-nous que vous êtes rentables pis on verra ce que vous méritez. » Durant ces quinze ans, les artistes ont tenté, hélas, de faire la preuve de ce qu’ils « méritaient » quelque chose.
Et aujourd’hui, on nous dit : « Ok. Asteur, ceux qui sont prêts à travailler comme du monde, on a une job pour vous autres. »
Sauf que l’emploi qui nous est offert n’est pas celui auquel nous devrions nous consacrer.
Et je suis convaincu que, si nous l’acceptons – ce que je crois que la plupart d’entre nous sont prêts à faire –, nous donnerons un exemple qui fera de notre société un lieu encore plus triste, s’il se peut, que celui qu’il est déjà.

Notre travail devrait être de montrer les pièges, les tentations, les désirs, les manques de nos concitoyens, toutes choses qui, loin de nous être étrangères, nous sont échues en partage et qu’il est de notre responsabilité d’éclairer pour les faire apparaître de telle sorte qu’elles deviennent davantage perceptibles, évaluables, viables, préhensibles. Telle est notre responsabilité, et non de nous livrer à notre peur de la pauvreté comme une tribu de lemmings.
Si toute une collectivité d’artistes accepte d’être perçue comme un tas de lemmings attirés par une carotte de caoutchouc devant, ou chassés par un feu de brousse derrière, je crois que notre société sera légitimée de douter pour un bon moment des prétentions des artistes à dire la vérité lorsqu’ils prétendent avoir le droit d’être entendus.

*

En avril prochain, il y aura vingt ans que j’ai passé mon audition à l’École nationale de théâtre.

Ce jour-là, on a demandé au garçon de dix-sept ans que j’étais s’il croyait que le théâtre a un rôle social à jouer. J’ai répondu oui. Pas parce que je le croyais – je ne m’étais jamais posé la question –, juste parce qu’il m’a semblé évident que c’était là une question que l’on ne pose que si on croit que la réponse doive être positive. J’ai donné celle que je savais être attendue de moi. Il m’a fallu près de vingt ans pour commencer à comprendre deux choses :

D’abord, que j’ai eu raison, même si je ne savais pas ce que je disais : l’Art a un rôle social à jouer. Celui d’être exemplaire dans sa prise de position en faveur de ceux qui souffrent et en faveur de la beauté. Cette position doit être défendue coûte que coûte. Elle est le seul rempart dont l’humanité s’est jamais dotée contre la Peste et les Rhinocéros.

Ensuite, que l’on a tort de donner la réponse qui est attendue de nous quand elle n’est pas celle en laquelle on se sent justifié de croire.
Ce jour-là d’il y a vingt ans, j’ai été extrêmement chanceux, parce que la question qui m’était posée était porteuses de riches réflexions à venir. Mais si elle avait été d’une autre nature et que j’avais tout de même réagi de cette manière, ma réponse de premier de classe aurait pu entrainer de graves conséquences. Dans ma vie, s’entend.
En mentant, on achète peut-être du temps. Mais ce temps-là est presque à tout coup celui de la peur. On est lié par ses mensonges.

Il m’a fallu près de vingt ans pour comprendre à quel point on ne peut pas être à la fois un artiste et un tricheur. On peut ne pas être à même de mesurer toute l’étendue de la vérité qui nous guide, mais il faut la suivre. Même si cela doit impliquer le risque de se retrouver un jour tout nu au milieu du vide.

Je voterai contre la proposition qui est devant nous, monsieur le Président. Et, bien que je croie que la proposition sera adoptée, je tiens pour essentiel de donner mon point de vue à son égard. Parce que prendre vingt ans pour se jeter à genoux, plutôt que de le faire du jour au lendemain, ce n’en est pas moins se jeter à genoux.
Prendre vingt ans pour se mettre à genoux, ça ne dit pas qu’on a du courage, ça dit qu’on est un slow-bine ou un hypocrite. On ne me fera jamais croire que le fait de marcher à genoux soit une marque de maturité, ni surtout qu’elle en soit la seule.
Je ne dis pas qu’en acceptant d’appuyer la Politique, nous commençons à ployer. Je dis qu’en la défendant, nos genoux, enfin, touchent le sol. Et que je n’ai pas passé vingt ans de ma vie à tenter d’apprendre à me tenir sur mes pieds pour me laisser tomber à genoux sous prétexte qu’autrement je me ferais insulter comme il m’est arrivé de l’être en Conseil d’administration du CQT depuis mai dernier.

*

En plénière, en mai dernier, je l’ai dit et je le répète ici, je n’étais d’abord venu au Congrès que pour « faire mes Pâques », par simple acquis de conscience. Et, aussi, pour rencontrer quelques amis que je vois trop rarement. En y arrivant, je ne cherchais ni n’attendais rien. J’ai été surpris par le vent de révolte qui a soufflé dans l’atelier où je me suis retrouvé. Étonné, encore, par l’écho que notre proposition a suscité en plénière. Dès ce soir-là, avec des amis, nous nous sommes dit : « Ne nous attendons à rien. Restons calme. Ne cherchons rien. Disons ce que nous croyons devoir être dit. Et laissons les choses suivre leur cours. »
Nous avons été agréablement surpris par l’importance de la réponse au projet Globe & Mail.

Un mot, monsieur le Directeur Général [33], s’il-vous-plaît.
Le matin du 18 juin dernier, la veille du dévoilement officiel de la Politique culturelle, en Conseil d’administration, à la Licorne, ne nous avez-vous pas rapporté qu’un fonctionnaire du MAC vous avait dit, au téléphone, en gros, faisant référence à notre campagne envisagée dans le Globe que, s’il en avait le courage, il enverrait son 75$ ? Répondez par oui ou par non, s’il-vous-plaît.
« Si j’en avais le courage, j’enverrais l’argent. » Vingt-quatre heures avant le dévoilement officiel de la politique. Alors que la campagne de propagande battait son plein. Je suppose que, si on avait enregistré cette conversation, la cassette serait aujourd’hui hors-la-loi.

***

D’abord, que dit la Politique qui est soumise à notre approbation ?
Elle dit [34] que « quatre principes guident (son) élaboration (…). (Qu’) ils s’appliquent à l’ensemble du texte et forment l’ossature sur laquelle s’appuient les axes de la politique culturelle. »
Examinons rapidement un à un ces quatre principes.

*

Premier principe.
« La culture est un bien essentiel et la dimension culturelle est nécessaire à la vie en société, au même titre que les dimensions sociale et économique. »

Trois remarques :

D’abord, le mot « culture » est ici utilisé encore une fois au sens anglo-saxon et anthropologique du terme.

Nous aurions grand tort de confondre ce concept avec celui d’Art.
Ce premier principe ne dit pas que l’Art, l’Imagination, la Création et la Pensée sont des biens essentiels. Il dit simplement qu’il y a l’inné, représenté dans notre civilisation par la notion de patrimoine génétique – qui pousse par exemple à la survie économique.
Il dit ensuite que ces phénomènes innés se produisent dans des champs spécifiques, des environnements, sociaux par exemple, et que de la tension entre l’inné et l’environnement nait ce que les anthropologues appellent l’acquis : les règles sociales, par exemple.
Ils disent alors, toujours les anthropologues, que l’ensemble des particularités nées de la tension entre l’inné et l’environnement s’appelle la culture, laquelle n’est donc, somme toute, que la somme des trucs bizarroïdes que les groupes développent pour adapter ce qu’il y d’inné chez les humains à leur environnement spécifique : la jupette pour homme plutôt que le pantalon, par exemple, parce que le pantalon est trop chaud pour le climat local.
Le bien essentiel dont il est ici question n’est donc pas particulièrement Shakespeare, Virginia Woolf, Picasso, Camille Claudel ou Robert Lepage. C’est, plus généralement, le génie civil, l’urbanisme, la poutine, le scoubidou et les pylônes. L’Art, lui, nous dit-on, se situe quelque part là-dedans. Quelle victoire.

Ensuite, seconde remarque, ce premier principe affirme que, même si le concept d’Art recouvrait exactement celui de Culture, il ne constituerait tout de même que l’un des trois pôles de notre vie en société.
Or, j’ai démontré dans un Mémoire [35], il y a deux ans, que lors du lancement de la Révolution tranquille, en 1960, la Culture constituait bel et bien la priorité fondamentale à laquelle on souhaitait que se consacre l’État québécois renouvelé qui allait surgir. Si, depuis trente ans, la Culture a été la priorité d’entre les priorités, imaginez ce que sera la situation des Arts et de la Création lorsqu’ils ne représenteront plus qu’une seule priorité parmi trois.

Notons au passage que madame la ministre a affirmé, lors du lancement de sa politique, qu’en effet la Culture était désormais une priorité de son gouvernement. Mais qu’elle l’a annoncé en l’absence de monsieur Bourassa qui avait quelque chose d’encore plus important à faire ce jour-là que d’assister au dévoilement d’une nouvelle priorité de l’État : il inaugurait le Biodôme.
Quelqu’un, apparemment, dispose d’un meilleur lobby que nous. Les pingouins.

Le même monsieur Bourassa, quelques semaines plus tard – mais toujours après le dévoilement de cette politique soi-disant prioritaire que nous devrions appuyer –, allait purement et simplement oublier de parler de cette toute nouvelle priorité de son gouvernement lors des discussions constitutionnelles. Alors même que ces discussions, pour le Québec, ne pouvaient avoir qu’une seule raison d’être : notre distinction culturelle.
C’est que, pour monsieur Bourassa et son gouvernement – tout son gouvernement –, il n’existe qu’une seule définition de la culture, et c’est celle qui colle le plus étroitement et le plus littéralement au concept anthropologique dans son sens le plus étroit : le développement économique.
Je ne dis pas que l’économie n’est pas importante pour moi, je dis qu’il n’y a qu’elle qui compte à ses yeux à lui.
Si vous croyez qu’un membre important de son entourage peut se permettre de le contredire, je vous conseille d’adresser vos demandes de renseignements à Me Jean Allaire. Ou au Comité Jeunesse du Parti Libéral. Et si vous croyez qu’une ministre détenant un portefeuille mineur – de ceux qu’on oublie d’apporter à la table – peut réussir là où les instances majeures se cassent les dents, vous êtes dans les patates. C’est votre droit. Mais je ne me sens pas obligé de vous y suivre.
Pour le gouvernement Bourassa, il n’y a que l’économie qui compte. Point. Et je crois que la Politique culturelle de l’été dernier est en accord avec cette vision parce qu’autrement, elle ne serait jamais sortie.

Troisième remarque. On m’a annoncé récemment que cette courageuse affirmation à l’effet que la culture n’est que l’un des trois piliers de la vie en société – ce qui est un non-sens, même anthropologiquement parlant, puisque justement une société ne peut exister que culturellement –, que cette affirmation de haute volée, dis-je, avait d’abord été le fait d’artistes. Je comprends mieux, si les positions des artistes sont présentés sous de tels éclairages, que les pingouins soient plus importants que nous dans notre société.

Pour ma part, cependant, je note que dans le rapport de Samson Bélair / Deloitte & Touche, en 1990, il est dit que : « Il est temps de réaffirmer que nos gestes, dans le domaine des arts et de la culture, COMME DANS TOUS CEUX QUI VISENT UNE CROISSANCE ÉCONOMIQUE – c’est moi qui souligne –, ont pour but d’assurer l’épanouissement. » Tout de suite après on affirme, ici aussi, que : « Le culturel est une dimension du développement au même titre que l’économique et le social. »

Mais, monsieur le président, si, dans cette vision des choses, le domaine des arts et de la culture n’est important que parce qu’il vise la croissance économique qui – seule ! – permet l’épanouissement, on ne va tout de même pas me faire accroire que l’économique et le culturel sont sur le même pied ?!
Or, cette remarque de Samson-Bélair n’était pas une remarque en passant, elle se trouvait au cœur du sommaire exécutif de leur Rapport. Et, qui plus est, je crois – et je peux le démontrer mais le temps me manque ici – que la politique culturelle de juin dernier est la descendante directe du mandat confié il y a quelques années par la ministre Robillard à la firme Samson-Bélair.
Or, lorsque le milieu théâtral est allé rencontrer les experts de cette firme, il s’est entendu définir leur compréhension des enjeux : 1– il y a trop d’artistes au Québec; 2– une industrie ça se dégraisse. Tel quel.

Je crois donc, monsieur le président que le premier axe de cette politique, malgré ses airs grandiloquents, est une négation pure et simple de l’importance de la Culture en général et de l’Art en particulier.
Ce que l’on y dit, c’est qu’il n’y a qu’une seule valeur : l’économique. Qu’elle seule est essentielle et fondamentale hors de toute autre considération, par nature.
Puis, on ajoute qu’il y en a deux autres – subsidiaires, et encore ! –, dans la seule mesure d’ailleurs où ces deux-là sont évaluables en regard de la première.
Ce qui revient à dire que le bon art, chez nous, c’est l’art qui marche – qui rapporte.

Mais qui donc oserait prétendre que les États-Unis d’Amérique, le Japon, l’Allemagne, pour ne prendre que ces exemples-là, ont été des puissances économiques avant d’en être des culturelles ? C’est de la folie furieuse. Ce n’est pas la culture qui est un vecteur économique, c’est le choix de l’économie comme valeur fondamentale, qui est culturel. Les Américains, les Japonais, les Allemands ne sont pas devenus des symboles culturels parce qu’ils étaient riches. Ils sont devenus riches parce que l’économie est pour eux un outil privilégié qui leur sert à défendre une vision du monde, leur culture. Mais tout le débat, ici, est tellement puéril, tellement épais, qu’il faudrait repasser mot à mot les déclarations pour en extirper toutes les contradictions et tous les paradoxes.

Écartons donc cette logique qui ne résiste pas à une analyse même sommaire, et posons la question autrement :
Lorsqu’on nous enjoint de ne plus évaluer notre culture que sous l’aspect de son rendement économique, est-ce bien là ce que nous voulons aller appuyer publiquement ? Qu’il n’y a rien d’autre dans la vie que l’économique ? Est-ce là ce en quoi nous croyons ? Est-ce là ce que nous voulons dire à nos concitoyens : que nous croyons que les Libéraux ont raison quand ils disent que la seule valeur dans la vie c’est la réussite économique et que ceux qui ne sont pas riches sont des trous-d’cul ?
Pour ma part, je crois que nous ne venons pas au monde pour gagner notre vie, pas non plus pour aller à l’asile ou à l’hôpital. Je crois que nous venons au monde pour, si possible, mourir moins épais que nous sommes nés. Et que la culture et les arts peuvent aider à la réussite de cette entreprise.

*

Deuxième axe de la Politique sur laquelle nous nous penchons aujourd’hui :
« L’autonomie de la création et la liberté d’expression constituent des valeurs fondamentales pour toute société démocratique. »

Ici aussi, grande déclaration. Qu’en est-il dans les faits ?

Cet axe est le seul à n’avoir pas été présenté explicitement dans le Rapport Arpin, ce Rapport qui a succédé dans la généalogie de cette Politique au Rapport Samson-Bélair.
Or, le Rapport Samson-Bélair disait qu’il fallait moins d’artistes, et Arpin qu’il fallait cesser de saupoudrer l’argent. Tel quel, noir sur blanc. Tous les deux l’affirmaient pour une seule et même raison : tous les deux croient qu’il faut que notre culture rapporte. Qu’elle rapporte d’abord ce qu’on y investit. Puis des intérêts, sous une forme ou une autre.
Sur les moyens nécessaires pour atteindre ce but, tous deux sont aussi d’accord : il faut consolider les investissements, ce qui implique de faire le ménage, d’éliminer les intervenants de l’industrie qui semblent les moins aptes à remplir la tâche qui est désormais dévolue à la Culture.

Pourquoi, alors, ce nouvel axe ?
Pour une seule raison : on parle de liberté d’expression pour justifier la création d’un Conseil des Arts. Mais attention !, d’un Conseil des arts sur lequel les politiciens auront leur mot à dire, ce qui est parfaitement contradictoire : les artistes ont demandé un Conseil justement pour que le politique ne se mêle plus de l’octroi des subsides.
Alors ?
Alors, je crois que le Conseil des arts aura d’abord pour mandat de gérer la fin du saupoudrage. Je crois que ce grand principe de la liberté d’expression est utilisé ici comme un prétexte, un alibi, un leurre, un mensonge, destiné à justifier la création du Conseil des Arts, et que ce Conseil des arts fera la job de bras de l’État à sa place, pour que l’État puisse sauver la face et continuer de claironner de grands principes auxquels il ne croit pas.

Allez lire le Devoir du 6 août. Madame Frulla-Hébert y dit que « son bébé lui restera plus attaché que le Conseil des Arts fédéral ne l’est à Ottawa ». Et monsieur Turgeon [36], qui a siégé au comité Arpin, est d’accord avec elle. Ben quins.
Après ça, on fait du Conseil des Arts fédéral le bouc émissaire, en disant qu’il faut surtout se garder de l’imiter – alors que c’est pourtant lui qui pour l’essentiel a fait qu’il y a encore aujourd’hui une culture québécoise –, et qu’il faut s’en garder sous prétexte que maintenant il manque de moyens.
C’est kafkaïen, c’est de la pure démence : la raison pour laquelle le Conseil des Arts fédéral manque aujourd’hui de moyens, c’est parce que les politiciens et les politiciennes d’Ottawa ont décidé de lui rogner les ailes pour contrôler les budgets et se faire à même eux du capital politique. C’est la preuve qu’ils ne pouvaient pas le faire en gardant intacte son autonomie au Conseil fédéral. Nous autres, bande de concombres, nous disons que comme il n’y a que l’argent qui nous intéresse dans la vie, on va faire tout de suite, dès le départ, ce que les politiciens d’Ottawa cherchent à faire en étranglant le Conseil fédéral. Y faut être tombé sur la tête.

Ce que l’incarnation de ce principe signifiera, ce sera la guerre économique, la compétitivité entre les producteurs, entre les artistes, chacun-chacune cherchant à démontrer qu’il ou elle est le mieux à même de décrocher la timbale, de gagner des prix, d’écraser les autres.

On me rétorquera, je n’en doute pas, qu’il n’est pas évident du tout que la Politique culturelle soit la fille du Groupe Arpin ?
Eh bien, si tel n’est pas le cas, voudra-t-on m’expliquer pourquoi la ministre a cru bon de présenter son projet, au vu et au su des médias, avec un battage publicitaire monstre, d’abord et avant tout aux membres du groupe-conseil Arpin, plus de 24 heures avant qu’il nous soit possible à nous de mettre la main sur un seul exemplaire de cette Politique ?
M’expliquera-t-on aussi pourquoi les membres du Groupe-Conseil Arpin l’ont tant aimée, cette politique ?
M’expliquera-t-on pourquoi monsieur Coupet, co-responsable de l’étude de Samson-Bélair, l’a, lui aussi – il l’a déclaré publiquement – tant aimée, cette politique ?
M’expliquera-t-on pourquoi l’Union des Artistes, dont le Président a siégé sur le Groupe Arpin, écrit partout pour dire qu’il faut envoyer des boîtes de chocolats à la ministre pour la féliciter pour son beau programme ?
En CA, on m’a dit ouvertement, publiquement, que tout ça c’était dans ma tête.

Expliquez-moi comment nous avons pu envoyer paître Samson-Bélair et Arpin – parce que nous trouvions qu’ils se fourraient le doigt dans l’œil jusqu’au coude –, pour aujourd’hui, sans que leur position à eux ait changé d’un poil, leur tomber dans les bras en pleurant d’extase ? Et soyez clairs ! Parce que ce que ma tête me dit, à moi, c’est que ce n’est ni Turgeon ni Coupet ni le gouvernement qui ont changé d’avis, mais le CQT !
Savez-vous que le rapport d’un comité interne du CQT sur la politique culturelle, rapport remis au CA il y a deux semaines et demie se terminait sur une exhortation non pas seulement à appuyer cette politique, mais bel et bien à la défendre ?

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Troisième axe :
« L’État doit favoriser l’accès du plus grand nombre possible de citoyens à la culture. »

Encore un grand principe.
Savez-vous d’où il vient ?
Du Rapport Samson-Bélair.
Ces messieurs trouvaient que l’offre – nous – ne tenait pas assez compte de l’état de la demande – le public. Cela aussi, ils nous l’ont longuement expliqué, un matin, dans leurs bureaux de la Place Ville-Marie. Mais c’est dans ma tête, peut-être ?

Voici ce qu’ils déclaraient dans leur Rapport : « L’annonce de (notre) mandat suscita un véritable vent d’inquiétude dans le milieu culturel (…) Dans les circonstances, et en raison de son caractère public, le mandat ne pouvait que s’élargir pour passer de la question Comment financer la culture ? à la question Pour quoi et pour qui financer la culture ? »
Il n’y a aucun rapport entre Samson-Bélair et la Politique culturelle, et qui prétend le contraire est un utopiste. On nous l’expliquera plus tard, j’en suis sûr.

*

Quatrième axe :
« L’État, en collaboration avec ses partenaires, doit soutenir et développer la dimension culturelle de la société. »

Savez-vous quel était le mandat confié à Samson-Bélair par la ministre Robillard, du temps où elle était aux Affaires culturelles ?
Écoutons les analystes eux-mêmes nous le dire dès les toutes premières lignes de leur rapport : « Il y a quelques mois, en confiant à l’équipe de Samson Bélair / Deloitte & Touche le mandat d’étudier la question du financement des arts et de la culture au Québec et DE PROPOSER DE NOUVELLES AVENUES DE FINANCEMENT – c’est à nouveau moi qui souligne –, le ministère des Affaires culturelles choisissait une équipe qui dès son offre de service, avait posé comme principe de base, qu’il n’y avait de problématique financière des arts et de la culture au Québec qui fût déconnectée DES RÉALITÉS DU MARCHÉ ET DES RÉALITÉS ORGANISATIONNELLES DU QUÉBEC. »

Le mandat, donc ? Trouver de nouvelles avenues de financement, trouver de nouveaux partenaires.
Et voici que, prétendant être en train de parler de la nécessité de développer la culture, ce qu’on nous passe sous le nez c’est l’affirmation COMME PRINCIPE DE BASE que l’État a besoin de partenaires, qu’il n’a pas à assumer seul le fardeau de la culture, alors que nous, nous avons toujours prétendu que l’État québécois n’a JAMAIS vraiment fait sa part ! Toute une priorité ! Toute une Politique !

***

Monsieur le Président,
Quand j’ai tenté de faire ressortir ces contradictions à mes camarades du CA du CQT, savez-vous ce qu’on m’a répondu ?
Savez-vous ce que m’a répondu, entre autres, celui qui, aujourd’hui, présente la proposition qui se trouve devant nous ?
Qu’il ne fallait pas faire de politique ! Qu’il fallait être pragmatique.

« Considérer positivement une politique », comme le dit la proposition… sans faire de politique ?
Ils doivent être riches en pas pour rire, parce que la dope est rendue hors de prix.

Après ça, quelqu’un a enchaîné avec une métaphore que j’avais déjà entendue, mais ça fait toujours du bien de réentendre des choses comme celle-là, ça nous prouve que, la première fois, on n’avait pas rêvé : je suis un utopiste, a-t-on dit poliment. Et on nous a alors expliqué en long et en large que l’utopie flotte tranquillement au-dessus des eaux comme une figure de proue mais que c’est la quille du navire qui fait le vrai travail.
L’image m’a plongé dans un tel ravissement que je n’ai pas voulu briser l’enchantement en rappelant que traditionnellement la figure de proue symbolise la personnalité du navire, pas une utopie. Elle symbolise le courage d’affronter l’inconnu et de braver les tempêtes, parce que c’est une nécessité, d’affronter les tempêtes, de son plein gré, quand on est un humain et que l’on se sent le devoir de le faire. Ça s’appelle la dignité humaine, mais on dirait que ce n’est pas un sujet très en vogue dans les régions du navire où l’en ne rêve qu’à se transformer en industrie.
Il est vrai que, sur le sujet de la dignité, les pingouins doivent être d’un autre avis que le mien, et c’est bien leur droit, si leur but à eux est d’avoir un Biodôme et rien d’autre. J’irai leur porter de tits-poissons.
Ce doit être pour cela qu’ils pognent tellement, au Québec : ils ne sont pas très forts sur l’utopie, les pingouins.

Mais je ne suis pas un utopiste. Je le dis clairement. Pas parce que je trouve qu’il serait dérisoire d’en être un, comme on le laissait entendre après avoir pris le soin d’enfiler dix paires de gants blancs. C’est tout simplement que ce n’est pas être un utopiste, en 1992, d’affirmer que la génération spontanée, ça n’existe pas. Pas plus en politique qu’ailleurs. Ça fait plus d’un siècle que les humains le savent que ça n’existe pas. Mais qui a dit que la connaissance est nécessairement politique ?

*

Il est vrai, monsieur le Président, que la Politique culturelle que l’on nous demande d’appuyer aujourd’hui présente un certain nombre de mesures concrètes qui ne sont pas négligeables et qui répondent à certaines demandes traditionnelles de notre milieu. Mon problème, avec ces mesures, c’est qu’elles sont présentées en échange d’autre chose, que cette autre chose est plus que menaçante, et que je l’ai trouvée de plus en plus menaçante à mesure que j’ai constaté jusqu’où on pouvait être prêt à aller pour passer sous silence cette menace. On ne cache pas ce qu’il est sans danger de montrer.
Un exemple ?

« Cacher », dis-je ? Oui, « cacher ».
Un exemple, donc.
En page 7 du document que vous avez reçu par la poste en vue de l’assemblée d’aujourd’hui, au point 5, il est écrit que quatre personnes du CA se sont abstenues de prendre position sur la proposition de « considérer positivement la politique culturelle du Québec ».

Voici ce qui s’est passé en réalité.
Il y a d’abord eu une longue discussion pour décider s’il convenait que le CQT lui-même fasse une proposition. Quatre personnes du CA étaient radicalement contre. Juste avant que le vote ne soit pris, j’ai demandé clairement à ce que, dans le document qui vous serait envoyé, les résultats du vote soient clairement indiqués. On m’a répondu, excédé « Parce que c’est pas notre habitude, peut-être, hein, de le faire ? » Je suis un fatiguant.
On a voté. Il y avait quatre personnes contre, la proposition a passé.
Ensuite, on a proposé un libellé pour la proposition qui devait vous être envoyée. Les quatre personnes qui étaient contre le fait qu’on vous en envoie une n’allaient tout de même pas se prononcer sur la forme qu’elle devait prendre, elles ne voulaient pas qu’il y en ait, quelle que soit sa forme !
Résultat : on vous a dit « Voilà ce que nous avons décidé. Personne n’était contre, y avait juste quatre personnes qui étaient pas sûres. »
Ce jour-là, on m’a engueulé parce que je doutais qu’on vous dirait la vérité. Aujourd’hui ou demain, je vais payer pour avoir dénoncé le fait que j’avais raison de douter.

Savez-vous ce que j’avais dit, ce jour-là ?
Que je ne croyais pas qu’il fallait partir en guerre contre cette politique, mais qu’il fallait prendre notre temps. Parce que je croyais, monsieur le Président, et je l’ai dit, que cette politique est notre défaite. Je croyais qu’il fallait simplement accuser le coup, rester tranquille. Et réfléchir. Mais il n’en était pas question. Avant même que nous ayons entre les mains les propositions qui allaient vous être envoyées, il n’en était pas question. Quand, en arrivant le matin, j’ai lu que la position du CQT allait être de défendre la politique, j’ai tenté de faire accepter l’idée que si certains croyaient qu’il ne fallait pas la dénoncer pour ne pas risquer un retour de flamme et perdre les quelques mesures positives qu’elle contient, il ne fallait quand même pas non plus saborder le peu de dignité qu’il nous reste. Vous connaissez la suite.
Ne pas combattre cette politique n’était pas suffisant. Imaginez : même l’appuyer n’était pas suffisant. Il fallait la défendre. Qu’est-ce que ça signifie, la défendre ? Annoncer publiquement qu’elle convient à nous tous, tout simplement, puisque le CQT prétend représenter l’ensemble du théâtre québécois.

*

Je crois qu’il nous est proposé aujourd’hui d’accepter des mesures d’aide limitées, en échange d’un renoncement à ce qui fonde la raison d’être de l’Art.
Je crois que le marché qui est devant nous est celui-ci : « Acceptez de devenir une industrie culturelle, acceptez de ne plus être évalués qu’en fonction de votre apport économique, et vous aurez des sous et quelques programmes. »

Je crois, monsieur le Président, que lorsque quelqu’un nous offre d’acheter notre âme, le marché offert n’en est jamais un dans lequel il est facile de trancher. Je ne crois pas que le vœu de Goethe, en écrivant Faust, était de nous dire que le vieux docteur est un imbécile parce qu’il a accepté le marché offert par Méphistophélès. Je crois au contraire que Goethe voulait nous faire partager le déchirement de Faust lorsqu’on lui présente un cadeau qui semble alléchant en échange de ce à quoi il a usé sa vie. Je crois que le prix offert pour acheter notre âme crée toujours un déchirement. Autrement, pourquoi l’humanité entière serait-elle hantée par l’image de tels marchés ? Je crois qu’en de telles circonstances, le courage n’est pas automatique. Je crois qu’il implique nécessairement un déchirement.

L’expression « être réaliste », au Québec, signifie généralement se déclarer impuissant. Il est des phénomènes qui, de la part d’une société, compte tenu des paradoxes et des contradictions qui y sont à l’œuvre, sont relativement acceptables, mais qui, en vertu de leur mandat particulier, cessent de l’être de la part des artistes œuvrant au sein de cette même société : SI LES ARTISTES NE LE FONT PAS, QUI LE FERA ?
Une société de lâches c’est triste, une société qui produit des artistes lâches, c’est tragique.

Je voterai contre la proposition qui nous est soumise parce qu’accepter aujourd’hui de défendre la politique de madame Frulla-Hébert, sous prétexte que nous n’y pouvons rien changer, par lâcheté donc, et de crainte de nous pénaliser nous-mêmes en nous privant des incitatifs qu’elle contient, équivaut ni plus ni moins qu’à justifier a posteriori le mépris dans lequel les artistes sont tenus au Québec, le mépris dont cette politique est le signe et dont nous avons amplement eu le temps d’examiner les leviers depuis trente ans.

Comprenez-moi bien : je ne me bats pas aujourd’hui contre la politique de madame Frulla-Hébert. Je crois qu’elle a fait du bon boulot, madame Frulla-Hébert, EN REGARD DE CE EN QUOI ELLE CROIT, ELLE.
Simplement, nous n’avons pas les mêmes valeurs, elle et moi.
Elle, défend un point de vue sur la vie selon lequel le rendement économique est la seule référence. Moi, je crois que c’est la mémoire. Elle, croit que c’est la performance. Moi, je crois que c’est la lutte pour le sens.

Si j’étais un utopiste, je souhaiterais l’avènement d’un monde dans lequel l’un et l’autre points de vue pourraient coexister sans problème. Mais je n’en suis pas un. Ce qui signifie, en l’occurrence, que je sais parfaitement que si je veux poursuivre ma quête, poursuivre mon travail, tout simplement, je dois interpréter ses gestes et ses discours à elle, parce qu’ils font partie de la réalité avec laquelle je dois composer. Ma quête de sens n’exclue pas l’économie.
Mais je sais aussi que la quête exclusivement économique qui est la sienne exclue que l’on se penche sur le sens.
Alors je sais que je les retrouverai sans cesse sur ma route, elle et ses valeurs, et que je ferai avec, parce que je crois être à même de ressentir le doute par lequel il faut être habité pour en venir à croire que les tableaux statistiques sont plus importants que les réalités qu’ils prétendent décrire. En revanche, je ne suis pas certain du tout qu’elle souhaite, elle, me trouver sur la sienne, de route. Je ne suis pas certain de ce qu’elle fera si l’occasion s’en présente. Je sais que son point de vue à elle règne. Je sais qu’il gagne sans cesse du terrain. Je sais que les camarades qui partagent mes interrogations ont de jour en jour moins d’espace, moins d’air, moins d’écho. Qu’on leur dit, qu’on me dit, que le fait de penser est une menace – aussi clairement que ça. Parce que ça gêne la productivité.

Vous vous rendez compte ?
Dans un milieu artistique aussi important que le théâtre chez-nous, se faire dire en autant de mots qu’il ne faut pas trop penser ?

Je sais que la vision du monde de madame Frulla-Hébert, du gouvernement auquel elle collabore et de leurs partisans s’accommode somme toute assez bien d’une société où quelque chose comme trente pour cent des adultes sont analphabètes fonctionnels, et où la moitié des garçons, dans la métropole, ne terminent pas leur secondaire.
Je sais que si je prétends que l’on pourrait parler d’autre chose que d’argent, que d’intérêts immédiats, je serai tourné en ridicule. « Intellectuel », dans mon pays, reste une des pires épithètes que l’on puisse se voir accoler. La Pensée est un vice, chez nous. Nous agissons comme si croyions que la première roue a été achetée toute faite chez Canadian Tire. Nous croyons que les écrivains peuvent écrire sans s’interroger sur le monde et, d’abord, sur le monde immédiat dans lequel ils vivent jour après jour. Et nous croyons que la Pensée est hors-la-vie.

Tous, nous savons qu’il n’est pas de pire insulte chez-nous que de traiter quelqu’un d’Intellectuel mais quand on nous dit que, dans cette même société, près d’une personne sur trois doit se concentrer pour arriver à lire ne serait-ce que l’étiquette d’une boîte de Tide, qu’un garçon sur deux, à Montréal, trouve que l’école ça vaut pas de la schnoute, nous prétendons nous navrer et ne voir aucun lien révélateur entre notre mépris pour la pensée et le résultat désastreux d’une éternité de cynisme. Nous exigeons des budgets pour monter des shows sur la Révolution Russe, sans avoir jamais ouvert un seul livre du sociologue qui habite la porte d’à-côté, parce que, à moins de venir d’ailleurs, pour être sociologue il faut se prendre pour un autre. « Pis d’abord, c’est un p’tit qui, lui, pour me dire c’ qui marche ou ben c’ qui marche pas ? »

Je crois que le néant qui s’étend chaque jour sur les esprits ne pourra à terme accoucher que d’une seule réalité : la violence.
Je voterai contre cette proposition, monsieur le Président, parce qu’elle pue la peur. Qu’elle la promeut. L’érige en règle de vie. Et que la peur non affrontée ne peut déboucher que sur la violence. Parce qu’elle constitue un barrage, une muraille. Qui doit céder un jour ou l’autre.

S’est offerte à nous la chance d’arrêter de courir, et de réfléchir au projet auquel nous pourrions participer. Les artistes auraient pu lancer un débat dans leur société, en affirmant haut et fort ce qu’ils croient devoir défendre.
Nous allons décider de plutôt repousser le courage à l’agenda de l’année prochaine.
L’année prochaine, nous le referons.

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Je ne crois pas, je ne crois plus depuis longtemps, que le problème principal des Arts, au Québec, soit l’État.

Je peux bien le dire, aujourd’hui que la bataille est perdue : si tout ce que j’ai dit et écrit sur les rapports entre L’État et les artistes était sincère, l’essentiel n’était pourtant pas là.

Je me suis donné pour tâche depuis quelques années de présenter à mes camarades une vision juste, une vision aussi dépouillée que possible, de la réalité devant laquelle nous nous trouvons. C’est le boulot de l’artiste.
Là où mon travail d’artiste devenait politique, c’était que je faisais ce travail de dépouillement pour vérifier la nature d’un brouillage que je sentais dans le rapport que la plupart des artistes de chez-nous entretiennent avec le réel, ou tout simplement avec leur propre urgence. Ce travail m’était essentiel, parce qu’au Québec, nous nous mentons comme nous respirons, et que c’est de cela, de peur bleue, que nous sommes en train de mourir. Ce ne sont ni les Anglais, ni les Américains, ni Clyde Wells [37], ni Trudeau [38], ni les immigrants ni l’économie qui nous tue. C’est notre manie du mensonge. Notre volonté d’avoir l’air fin pour pouvoir poignarder tout ce qui nous tourne le dos. Nous sommes des Canadiens. Très exactement de ces Canadiens qui, durant la guerre du Viêtnam, se proposaient en pacifiques médiateurs entre le Nord et le Sud pour pouvoir se rendre jusqu’à Hanoï et, au retour, informer les B-52 américains des mouvements de troupes et de l’état de la ville. Et qui fabriquaient le napalm.

Pourquoi ne l’ai-je pas dit plus tôt ? Parce que j’espérais me tromper.

En mai dernier, lors du Congrès, en plénière, j’ai présenté la proposition 15 au nom des membres de l’atelier auquel j’avais participé la veille. J’ai alors dit très clairement que l’enjeu véritable de la proposition était surtout d’amener sur le plancher des préoccupations qui habituellement ne se discutent que dans le foyer ou à la pause du midi mais qui, arrivées ici, sur le plancher, ont été vidées de leur substance.
Souvenez-vous, j’ai dit que la proposition n’était pas une affirmation mais une question, une question qui peut se lire ainsi : combien de temps, juste pour parvenir à nous convaincre que tout va bien, allons-nous accepter d’oublier les cadavres qui sont au fur et à mesure de leur mort jetés en bas de la charrette ?

Je crois qu’il y a longtemps que le problème des Arts, au Québec, n’est plus au premier chef l’État. Mais je voulais vérifier mon hypothèse. Je ne suis pas plus fin qu’un autre. Je veux simplement tenter de comprendre et d’articuler le monde dans lequel je vis. Parce que je crois que c’est la job des artistes, de tenter de comprendre.
Voici ce que j’ai compris : notre problème n’est pas à l’extérieur de cette salle. Nous le portons tous en nous. Le problème essentiel du Québec n’est pas, lui non plus, hors de nos frontières.

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En mai dernier, lors du Vième Congrès, j’ai été élu avec un mandat implicite clair : celui de brasser la cage.
J’ai été élu après avoir gueulé, avec le mandat de continuer.
J’ai tout fait pour la brasser et pour faire comprendre le danger.
Mais des intérêts tels sont en jeu aujourd’hui que l’Art n’est plus qu’un prétexte commode. Et que les élus de cette assemblée ne sont plus que des endosseurs qui n’ont pas leur mot à dire à moins que ce ne soit « oui ».

Je viens rendre compte de mon mandat à ceux qui m’ont élu : échec.

Depuis trente ans, les artistes et leur milieu ont vécu de nombreuses escarmouches de toutes sortes. Aujourd’hui, nous allons assister à l’ultime moment qui précède l’écrasement. Goûtez-le. Nous sommes tellement écœurés de demander de l’argent que nous allons accepter d’échanger notre âme contre des pinottes dont nous ne sommes mêmes sûrs qu’elles nous seront servies.

Tout ce dont nous pouvons être certains, c’est que la défaite que nous, ici, dans cette salle, allons accepter, permettre et amplifier, coûtera de nombreuses disparitions dans nos rangs qui vont pourtant déjà s’amaigrissant. Et que les dommages causés se feront surtout sentir chez ceux et celles qui, déjà, ne peuvent pas être ici parce qu’il n’y a pas assez de productions, pas assez de rôles, pas assez de pensée, pas assez de curiosité, pas assez d’air, pas assez de courage.

Ma place n’est plus ici mais là où l’espoir est encore viable. Je remets, dégoûté, ma démission, au terme du mandat qui m’a été confié en mai dernier par les praticiens.
Le CQT est sur le point d’achever sa transformation en Conseil des Industries théâtrales. Peut-être est-ce nécessaire, après tout ?

Le Québec semble être entré dans une phase de son histoire où, une fois encore, le rêve devra être conservé à l’ombre, dans le secret, hors du courant des mensonges. Ces périodes ont au moins l’avantage de permettre de saisir au premier regard à qui on a envie de parler, dans la vie.

Merci.

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(été 1992)

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