« Tu désertais, victoire »
La plénière du dimanche se raconte assez facilement – elle se déroule en deux parties.
Durant la première, l’atmosphère est survoltée mais sereine – on se jurerait assis pour un pique-nique au sommet d’un volcan sur le point de faire éruption. Nombre de membres individuels du CQT sont enthousiastes. Et deux groupes tirent des faces de carême : les pontes du CQT, là devant, sur la tribune, et les « gros » producteurs.
J’explique au nom des gens de mon atelier que notre but n’est bien évidemment pas de fermer tous les théâtres du Québec. Mais que nous devons prendre acte de l’état de découragement dans lequel sont plongés tellement d’entre nous. Que pour une fois, nous devons taper du poing sur la table, face au gouvernement. Que la politique qui s’en vient, nous savons déjà ce qu’elle sera – parce que Samson-Bélair et Arpin nous l’ont annoncé – et que ce sera catastrophique. Que nous devons réagir, d’autant plus qu’il n’en va pas que de notre intérêt à nous – nous devons penser à ceux qui nous suivrons, et nous devons penser aux autres arts. Le milieu du théâtre est le mieux organisé, alors nous avons la responsabilité, non, le devoir !, de nous servir des outils dont nous nous sommes dotés pour faire tout ce qui est en notre pouvoir pour renverser le cours des choses. Si nous, nous nous écrasons, nombre de personnes, dans cette société, ne nous le pardonneront jamais. Et elles auront parfaitement raison.
Nombre de prises de parole vont dans le même sens.
La situation est ahurissante : plus le temps avance et plus on dirait que… que oui, que la proposition a des chances d’être acceptée.
Avec ça en poche, je suis certain, convaincu, qu’il y aura moyen d’obliger F-H à refaire ses devoirs mais comme du monde, cette fois, plutôt que comme un robot.
Je sens l’appui qui grimpe, qui grimpe.
Et puis tout à coup.
Un acteur célèbre, Jean Besré, se pointe au micro.
Son intervention, telle que je m’en souviens, est très brève. Sûrement pas plus d’une minute.
Il dit, essentiellement, ceci, vibrant d’émotion – je vous le mets dans mes mots :
« Monsieur le Président. Je voterai contre la proposition qui est devant nous. Je comprends et je partage le désarroi qui a mené à sa formulation. Mais il n’en reste pas moins que, si elle passe, les théâtres vont fermer, vont rester fermés… et que tout le monde, au Québec, va s’en ca-li-cer ! »
*
L’effet est immédiat et saisissant !
Instantanément, je sens la salle… virer bout’ pour bout’ – sur un dix cennes !
Comme. Comme un gros bateau qui tourne d’urgence, la barre à droite toute ! Tellement vite que les tasses et les soucoupes posées sur les tables sacrent le camp à terre et se fracassent.
Ses phrases, je les entends pratiquement faire mouche dans chacune des têtes, toutes au même instant.
Et je regarde, interloqué, l’assemblée se… se dégonfler sous mes yeux !
En moins de trente secondes, je sais que ça y est, que le vent a changé de sens. Que la proposition va à présent sans doute être battue.
Mais la chose est déjà passée au second plan de mes préoccupations.
Parce que la dernière phrase de Jean Besré, que j’ai entendue frapper dans le mille chez presque tous les gens présents, vient de me faire comprendre enfin, à mon ahurissement sans borne, ce qu’est l’une des réponses essentielles, capitales, que je cherche comme un forcené depuis plus de dix ans !
Et j’en suis éberlué, déculotté net !
Je dois en rester là, vissé dans mon fauteuil, la bouche grande ouverte de stupéfaction, pendant… de longues minutes, avant de parvenir à m’ébrouer et à ramener mon attention sur le débat qui se poursuit.
Pourquoi ? Pourquoi ?
Pourquoi le rire, mais pas la révolte, au CA du Cead ?
Pourquoi le perpétuel faire semblant des gens de théâtre ? Qui s’ingénient à se donner des airs de ne jamais rien comprendre à rien ?
Pourquoi ?!
Jean Besré vient de le dire, pourquoi ! Et j’ai entendu toute l’assemblée lui donner raison en silence.
J’ai entendu les âmes se ratatiner d’un coup sec.
Parce qu’au Québec, les artistes eux-mêmes ne se croient pas.
Parce qu’au Québec, les artistes sont eux-mêmes convaincus d’être des inutiles de luxe – qui ne méritent rien de mieux que d’être tolérés.
Parce que quelqu’un qui ne se croit que toléré de peine et de misère, la seule chose que ça cherche, dans la vie, c’est à ne surtout pas faire la moindre vague qui pourrait attirer sur lui les regards et la vindicte.
Parce que les artistes québécois se considèrent… illégitimes !
Et qu’on ne demande pas à des gens qui au fond d’eux-mêmes se considèrent comme des putains de bas étage de se battre pour ce qui leur est le plus cher.
Ça, ils ne l’accepteront jamais.
Ils ne le peuvent pas.
*
Je vais en avoir pour des années – noires – infernales – à plonger dans tout ce que signifie et implique la phrase de Jean Besré. Une phrase, que non, il ne m’a jamais traversé la tête de lui reprocher, bien au contraire : je lui en suis à jamais redevable. Parce que lui, enfin !, a eu le courage de dire la vérité.
Mais qu’est-ce que je fous dans une société pareille, bout d’ calvaire !?
*
Vous vous souvenez que dans mes premiers billets je parlais de la tempête qui avançait, qui approchait, qui était sur le point d’éclater ?
Eh bien, la voici qui se déchaîne.
Et elle n’a à peu près rien à voir avec le gouvernement du pays où j’habite et avec son éternelle attitude de gros bêta repus et satisfait de lui-même, à ce gouvernement. Avec ses poses de notable de village du XIXe, debout sur une caisse virée à l’envers, à gueuler des citations en latin et en grec, et qui n’aime rien de ce qui n’a pas d’abord été béni à Paris-ma-chère.
Le cœur de la tempête, c’est que le regard que ses concitoyens posent sur lui, tout au fond, l’artiste québécois le croit et le partage.
C’est pour ça, qu’il est si important pour lui de réussir ailleurs. Parce que réussir dans son propre pays, c’est ne rien réussir du tout.
C’est pour ça, que l’industrie des comiques n’aura au cours des années à venir aucun mal à remplacer le théâtre – parce que les guerlots qui remplissent les grandes salles, eux, n’ont pas la prétention de péter plus haut que le trou. C’est des vrais, eux. Qui parlent haut et fort, à cœur d’années, de la seule réalité vraie de cette société : le néant !
La devise des artistes québécois, c’est cette phrase insupportable que tellement d’entre eux m’ont si souvent répétée sur un ton excédé pour m’ordonner de me calmer : « Ah, écoute, r’viens-en ! Y a pas rien qu’ l’art, dans vie ! ».
Cette phrase qui est un mensonge intégral, parce que ce à quoi elle mène, ce qu’elle énonce en vérité, mais qu’elle n’a même pas le courage de saisir par les cornes et dire carrément, c’est : « L’art, c’est de la marde ! Pis la seule raison pour laquelle j’en fais, c’est que chus bon à rien d’autre ! »
*
Le jour de la plénière, apparemment, nos vis-à-vis n’ont pas perçu le changement d’atmosphère suscité par l’intervention de Besré.
Trop gnochons pour même s’apercevoir qu’ils viennent de gagner.
Ils croient toujours que les énervés ont le vent dans les voiles, et se disent qu’ils doivent à tout prix éviter la tenue d’un vote. Aussi, au bout du compte, est-il proposé et adopté de ne pas mettre la proposition 15 aux voix dès ce jour-là mais de plutôt la « déposer sur le pupitre » et de revenir, le 27 septembre prochain, en séance spéciale, décider de son cas.
Je me retrouve élu par les praticiens.
Et les choses en restent là pour l’heure.
*
Entre mai et septembre, à l’intérieur du CQT, je travaillerai surtout, avec toute une bande, à préparer un baroud d’honneur.
Nous avons l’idée de frapper un gros coup médiatique pour interpeller le Premier ministre : « Monsieur Bourassa ? Pourquoi donc haïssez-vous autant les artistes ? », ou quelque chose dans ce goût-là. Acheter toute une page dans un grand journal, et n’écrire que ça, en gros caractères, en plein milieu.
Quelqu’un a proposé de le faire dans Le Devoir – mais j’ai aussitôt éclaté de rire. Ce serait parfaitement inutile.
Si nous voulons provoquer une réaction, il faut que nous frappions ailleurs – à l’extérieur du Québec. Parce qu’une chicane qui resterait entre nous, dans la cuisine, sur place, serait comme toujours aussitôt enterrée. Notre cri, il faut aller le pousser dans New York Times ! Ça, ça brasserait la cage ! Mais nous n’en aurons bien entendu jamais les moyens – une page entière coûte là une fortune. Alors nous nous rabattons sur le Globe and Mail – qui serait sans doute encore suffisant pour que ça fasse la job.
Pour financer le projet, nous faisons appel à des dons de la part des gens du milieu. Beaucoup sont outrés, comme il fallait s’y attendre : « Heeeen !? Vous avez pas hoooonte ?! Aller nous engueuler chez nos ennemiiiis ?! »
Mais les appuis sont suffisamment nombreux pour m’étonner.
Insuffisants tout de même – nous finissons par renoncer.
Je ne suis pas déçu. Pas vraiment.
Rendu là, il n’y a plus grand-chose pour me décevoir.
*
Arrive la fin de juin 92, et avec elle le dévoilement tant attendu de la politique culturelle de Mme F-H [27] – destinée à attirer les ingénieurs espagnols à Alma, et à aider à juguler l’horreur issue de la Révolution tranquille en faisant disparaître les compagnies de théâtre par poignées entières, effaçant du coup le pernicieux écart entre offre et demande culturelles.
Il est précédé d’un grand battage médiatique : alors qu’il n’y a à peu près qu’eux à avoir eu le droit de lire le document, sur toutes les tribunes disponibles, les jours précédents les membres du comité Arpin se mettent à se répandre en louanges à son sujet – et, bien entendu, personne n’est en mesure de leur répondre quoi que ce soit puisque personne d’autre ne l’a entre les mains.
« Enfin, un vraie politique culturelle ! », sanglotent-ils à tous les micros qu’ils trouvent sur leur chemin.
La manœuvre, à défaut d’être étonnante, est d’une remarquable grossièreté. Et fonctionne à plein – sans que personne ne s’étonne le moins du monde de l’étrangeté du procédé : si ce projet de politique est vraiment aussi formidable que le claironnent ces braves gens, pourquoi diable est-il sous embargo pour tout le monde sauf ceux qui ont participé à son élaboration ?
Passez, muscade ! « Ah, quelle magnifique nouvelle, s’exclame-t-on, nos mignons petits artistes chéris vont enfin avoir ce qu’ils méritent ! Youpi, bravo, boum boum, trou lala itou, tut tut », et un yodle tyrolien par là-dessus.
Le dépôt à proprement parler de la politique donne lui aussi lieu à de magnifiques manœuvres d’évitement de la moindre critique : il advient le vendredi 19 juin, à toutes fins utiles le dernier jour ouvrable avant la Saint-Jean, au moment, donc, où à peu près tous ceux qui, au Québec, ont les moyens de se payer des vacances ont déjà attaché sur le toit de la voiture valises, vélos et planches à voile.
La moindre critique souhaitant répondre aux Alléluia qui résonnent de Kuujjuaq à Lacolle devra donc ou bien s’articuler dans le vide, ou bien attendre après la rentrée des classes, dans deux mois et demi.
Son adoption se fait à l’unanimité des voix – ou, en tout cas, si la moindre opinion discordante est exprimée en Chambre, je n’en ai pas gardé le plus faible souvenir. Collé au plafond par l’extase, le porte-parole de l’Opposition officielle en matière de culture déclare : « Nous n’aurions pas pu faire mieux ! » Il s’appelle André Boisclair.
Nommez-moi un seul autre enjeu à propos duquel les deux grands partis du Québec se sont déjà tombés dans les bras en pleurant d’émotion, ou une seule autre occasion où le PQ s’est jeté à quatre pattes d’admiration devant une politique du PLQ.
Eh bien ce véritable miracle, la Culture, elle, est parvenue à le faire advenir !
Yé.
Au Québec, l’arène politique a l’air de ça…
… jusqu’à ce que vous prononciez les mots « art » ou « culture », en tout cas.
Parce qu’alors, quand c’est de sacrer une volée à la culture qu’il s’agit, pouf !, elle devient…
*
Bref, à l’annonce de la politique de F-H, tout le monde vire fou comme des balais…

… et pas un traître chat ne s’attarde bien entendu ne serait-ce que deux minutes à étudier sérieusement les buts énoncés et les répercussions qu’ils auront, ni la généalogie du projet – puisque de toute manière, et de toute évidence, le but visé n’est pas de résoudre ni de permettre quoi que ce soit mais uniquement de pouvoir enfin passer à un autre sujet… et de faire définitivement fermer la gueule aux esties de fatiquants qui chicanent et rechignent sans cesse. Vivement une société où les tabarnak de philosophes et autres coupeurs de cheveux en huit n’auront que les murs de leur sous-sol auxquels s’adresser !
Le Québec au grand viarge de complet se roule dans le gazon en bavant de bonheur. Après tout, n’est-il pas de notoriété publique que chez nous tout le monde sait d’instinct ce qu’il leur faut, aux arts, pas besoin d’être une tête à Papineau, on a ça dans le sang !? Le feu roulant d’inepties débitées est… époustouflant.
D’ailleurs, tenez, tant qu’à être le sujet : si jamais quelqu’un avait le courage et la patience de moine d’entreprendre des fouilles pareilles, il serait passionnant d’étudier l’image que, historiquement, dans les organes de presse d’ici, on véhicule des conditions dans lesquelles travaillent les artistes. Ayant la plus grande partie de ma vie été un consommateur féroce de médias, je peux déjà vous souffler une piste de réponse : pour la quasi-totalité des commentateurs publics de la chose culturelle et plus particulièrement artistique, ces conditions de travail constituent purement et simplement un sujet… inexistant.
Le recours au même discours dans d’autres champs d’activité donnerait à peu près ceci : « Bombardier Aéronautique découvre, pendus à une branche d’épinette d’Abitibi, les plans de son nouvel avion moyen-courrier » ou « Pouf ! En une nuit, un centre de recherches sur les semi-conducteurs apparaît par hasard au coin de D’Iberville et Rosemont ! »
Une œuvre d’art, au Québec… ça pousse tout seul, dans le vide.
(Hmmm. Remarquez que la croyance qu’elle pousse dans le vide, à bien y penser, n’est pas si totalement dénuée de fondement – mais pas forcément au sens où on pourrait à prime abord l’imaginer.)
Quoi qu’il en soit, à la vue du spectacle… « navrant » ?… non, dégoûtant, qui se déroule sur tous les azimuts autour du dévoilement de la politique de Ma’ame Chose, je décide de commencer sur le champ à retirer mes billes et de me mettre le plus tôt possible à m’éloigner du milieu du théâtre, dont, bien entendu, des pans entiers se sont aussitôt mis à chanter massivement avec les loups les louanges de la dame et du magnifique travail abattu – c’est le cas de le dire – par monsieur Arpin et sa gang de joyeux drilles. Je n’ai pas le choix : c’est m’éloigner ou virer fou.
Disons, pour y aller rapidement, qu’il y a à cette époque de jour en jour de moins en moins de monde, dans le milieu québécois du théâtre et des arts en général, à qui j’ai envie de voir la face.
Et c’est comme ça que le véritable tsunami de shows de comiques, urbi et orbi, que nous subissons toujours aujourd’hui, accompagné, sur la place publique, par la disparition presque totale du théâtre comme enjeu de société, a été entériné par tous les partis.
Et dans la joie la plus pure.
*
Juste un petit survol hyperrapide de ses effets, à cette politique qui, parait-il, fait de la culture une nouvelle priorité pour l’État québécois.
Le vendredi 19 juin 92, donc, son dévoilement a lieu le même jour qu’un autre événement : l’inauguration du Biodôme.
Devinez un peu lequel des deux a droit à la présence du Premier ministre ?
Je vous donne un indice :

Le lendemain de ce grand jour, l’éditorial du journal La Presse souligne bien, lui aussi, lequel des deux événements est primordial dans notre histoire :

Il faudra toutefois attendre encore deux jours de mieux pour qu’on déniche dans ses pages l’espace nécessaire pour parler du dévoilement du Grand Œuvre culturel lui-même – en trouvant le moyen de se planter deux fois en quelques lignes (mais il faut bien dire que Mme Bissonnette, au Devoir, n’avait guère fait mieux dans son panégyrique)…

… à propos de la création annoncée du CALQ : « C’est une bonne idée de détacher la branche « subventionnaire » du ministère pour la confier à un corps indépendant », y lit-on – alors qu’au cours de ses grandes manœuvres médiatiques Mme F-H a bien pris la peine de publiquement préciser, et plutôt dix fois qu’une, qu’il n’est pas question que le Conseil à créer soit indépendant du pouvoir politique (comme il l’est à Ottawa)…
… puis en affirmant que « La ministre Frulla-Hébert met en sourdine son appétit pour des pouvoirs supplémentaires », ce qui ne prouve qu’une chose : que madame Gruda ne lit pas le journal dans lequel elle écrit, puisque deux semaines plus tôt à peine, ladite Mme F-H déclarait dans ses pages…

… autrement dit : « La cash d’Ottawa, nous le voulons !
Cela étant, c’est vrai qu’il y a un joli petit cadeau d’accroché à la politique avec de très très gros grelots : 57 millions supplémentaires sur 3 ans. Je vous expliquerai dans un instant le rôle de relations publiques qu’il joue, ce petit cadeau qui fait beaucoup de bruit.
En attendant, jetez donc un œil ici.
Ça, c’est un graphique illustrant « La part des dépenses directes en culture dans l’ensemble des dépenses du Gouvernement du Québec » entre 1985 et 2013 [28] – la ligne rouge verticale (ajoutée par moi) indique l’année où est adoptée la politique :
Difficile d’être plus clair que ça : au moment de l’adoption de la politique de Mme F-H, le pourcentage de son budget que le Québec consacre à la culture, ça fait déjà trois ans qu’il baisse – et il n’a pas cessé depuis.
Attendez une seconde, je vous en simplifie encore un brin la lecture :
Passer en 20 ans de 1,5 à 1,1 % – oui, oui, vous avez bien lu : UN pour cent… –, ça représente une baisse de plus du quart.
C’est de ça que ça a l’air, au Québec, l’introduction d’une…
Nouvelle
Priorité
Nationale !
… qui est aussi…
Un bien
essentiel !
… et…
Nécessaire
à la vie
en société !
… quand c’est de culture qu’il s’agit : on la balaye en dessous du tapis budgétaire, et le jour de son dévoilement, Premier ministre crisse son camp à Montréal dire bonjour aux zouézeaux.
Comme l’écrivait si joliment en conclusion à son dithyrambe du 20 juin 92 la directrice du Devoir [29], une fois épuisé son dictionnaire de superlatifs : « Nous avançons vraiment. »
(À Noël prochain, essayez, avec vos copains, de jouer au petit jeu « Qu’est-ce que ça aurait été si nous avions reculé ? » Et amusez-vous bien.) [30]
*
À présent, réglons aussi vite que possible son cas au fameux cadeau à grelots de 57 millions sur trois ans.
Savez-vous à quoi il servait ?
À (tenter de) convaincre tous ceux qui seraient prêts à y croire (et qui ont sans doute aussi tendance à mettre leurs dents arrachées sous leur oreiller au cas où une fée passerait par là au cours de la nuit) que c’est vrai que la culture a la moindre importance dans notre société.
Ah bon ? Eh oui.
Et pourquoi ça ?
Parce que… cet argument saugrenu, que le cadeau était destiné à étayer, devait en principe permettre d’aller chercher bien plus que 19 millions par année… à Ottawa.
Laissez-moi vous raconter.
(Eh, baptême, dans quoi je m’embarque là !
Tant pis. Trop tard pour les regrets : une, deux trois – go !)
*
Venant tout de suite après celui du pétage de bretelles à l’unisson, le sport collectif préféré, au Québec, s’appelle « négociation constitutionnelle ». Ça représente une industrie extrêmement florissante quel que soit le temps qu’il fait, et constitue le (généreux) gagne-pain d’une multitude d’avocats, politologues, sondeurs et analystes de tous poils, journalistes – et propriétaires de bars.
À l’époque dont nous parlons, il y a tout juste deux ans qu’un accord négocié à grand peine sur les rives d’un lac appelé Meech est mort de sa belle mort, ce qui a causé un profond émoi a mari usque ad mare, mais tout particulièrement au Québec… et a aussitôt fait bourgeonner d’autres négociations encore qui, à l’été de 1992, au moment du dévoilement de la politique F-H, donc, battent toujours leur plein avec férocité et sont à la veille de devoir aboutir, dès l’automne, pour que leurs fruits – s’il en est – puissent être passés au vote sous le nom d’ « Accord de Charlottetown ».
C’est un véritable capharnaüm – à côté de ça, un Jérôme Bosch a l’air des Glaneuses.
Au milieu de ce tintamarre, le Parti libéral du Québec, qui est au pouvoir dans la province du même nom – et qui est dirigé par le jovial Robert Bourassa, sans compter qu’on y trouve aussi le sympathique Claude Ryan dont je vous ai déjà causé (le ministre de l’Éducation qui a pas de temps pour ça, lui, lire des romans), la souriante et désinvolte Lucienne Robillard et bien entendu l’énergique Liza F-H, et puis tout un assortiment d’autres inspirants personnages, tel Gérald Tremblay (futur maire de Montréal, que des accusations de corruption forceront un jour à démissionner) –, le Parti libéral du Québec, dis-je, se commande un rapport interne destiné à guider ses réflexions. Et en confie la préparation à Me Jean Allaire.
Lorsque le Rapport Allaire est rendu public, on apprend qu’il fait des recommandations sur des tas de sujets – mais sur un, en particulier, qui nous intéresse ici.
Il propose que tout l’argent dépensé chez nous par le gouvernement fédéral en matière de culture soit désormais versé à celui du Québec, lequel devrait être seul maitre d’œuvre en ce domaine. Certaines institutions échapperaient à la manœuvre – en particulier Radio-Canada et l’Office national du Film – mais autrement, tout ce que dépensent le long des berges du noble fleuve le Conseil des Arts du Canada et Téléfilm, pour ne nommer que ces deux organismes, passerait désormais par Québec qui déciderait du meilleur usage auquel dorénavant réserver les sommes. [31]
Alors là, ne me demandez surtout pas de vous conter dans le détail ce qu’il advint officiellement du Rapport Allaire, et surtout pas non plus par quels saugrenus détours du destin cela se décida, mais il fut… oh, flûte, rejeté ?, ou alors adopté à moitié ?, à moins qu’il n’ait été à moitié rejeté mais retenu dans ses principes ?, mais toujours est-il – que le diable l’emporte – que Me Allaire claqua un beau jour la porte du PLQ, accompagné d’une grosse gomme des Jeunes libéraux qui s’appelait… Mario Dumont – et qu’ils allèrent, tous les deux, fonder un nouveau parti, l’ADQ.
(Fiou !)
Ça va ?
Vous suivez ?
Ce à quoi je voulais en venir, c’était à ceci :
Jean Allaire a beau avoir pris la porte du parti au pouvoir, des bouts de son rapport sont restés présents à l’esprit de ses anciens collègues, notamment à celui de F-H – d’où la citation d’elle que j’ai affichée plus haut, qui a été publiée dans La Presse deux semaines pile avant le dévoilement de sa politique.
Je vous la rappelle, la phrase :
« Le gouvernement du Québec ne saurait accepter que le gouvernement fédéral conserve son pouvoir de dépenser dans le secteur culturel québécois en versant des subventions aux artistes. »
C’est moi souligne – qui souligne même trois fois –, parce que… si jamais la bande de sacraments de tarés incompétents , de cloportes en culottes courtes et de bouchés par les deux bouts que constituent les politiciens québécois étaient parvenue à mettre la main sur l’argent de Téléfilm et du CAC, vous pouvez être certains de trois choses :
1) que ce cash serait allé directement à l’agriculture ou à quelque autre ministère que ce soit qui en aurait fait la demande [32] – même au ministère des Boutons à trois trous, le jour où on décidera d’en créer un pour pouvoir offrir le fauteuil (et le salaire) à un vieux tchum ;
2) que les artistes, eux, n’en auraient plus jamais vu la couleur ;
et 3) que les artistes en question se seraient retrouvés dans une situation où ils n’auraient strictement rien pu dire ni faire, parce que « Cibole, exagérez pas, les joueux de pianos, câlice, on vient jus’ jus’ de vous donner 57 millions, bâtard ! Crissez-nous patience pis allez don jouer dans cave, si vous êtes pas assez smats pour pogner à Las Vegas ! »
Ç’aurait été, en deux mots, un véritable cataclysme, par-dessus le cataclysme que constitue déjà le reste de la politique de F-H.
Vous pensez qu’il est déprimant, le petit graphique que je viens de vous servir sur l’affaissement du pourcentage des dépenses publiques en culture ?
Eh bien, je vous passe un papier de ce que si Bourassa-Frulla-and-Company avait remporté Charlottetown et récupéré le foin du fédéral… la courbe verte finirait aujourd’hui sa descente au moins deux fois plus bas… alors qu’il n’y aurait plus une seule câlice de cenne à venir d’Ottawa pour tant bien que mal compenser. Plus une.
J’imagine d’ici les éditoriaux, articles de journaux et reportages de la SRC que ça aurait donné deux ou trois ans plus tard : « Cou don ! Qu’est-ce qu’ils ont, sacrebleu, les maudits paresseux d’artistes québécois ?! On leur donne une belle politique en or massif – heye !, 19 millions par année, toi Chose ! –, pis eux-autres, ils ont encore moins d’idées qu’avant ! »
Le 19 millions par année, c’était le ver sur l’hameçon : prends-le, pis t’es pas mieux que mort.
Eh bien le prendre, et à pleines mains, c’est ce que les artistes de théâtre font en septembre 92.
Et s’il reste encore aujourd’hui des salles de théâtre au Québec où, baignés dans le flot des shows de comiques, on présente autre chose qu’un soixante-quatorzième remake de My Fair Lady et de La Mélodie du bonheur, ce n’est certainement pas à leur discernement politique que vous le devez.
Ce à quoi vous le devez, c’est au fait qu’à la fin d’octobre 92, soit quelques semaines à peine après que les gens de théâtre se soient collectivement tiré une balle dans le front, donc, le référendum sur l’Accord de Charlottetown a foiré.
Ils ont tiré, seulement le coup n’a parti qu’à moitié parce que la cartouche avait pogné l’humidité pendant ses vacances ratées à l’Île-du-Prince-Édouard.
Depuis, ils ont l’air de ce qu’a généralement l’air quelqu’un dont la tentative de suicide au revolver n’a pas eu le résultat escompté – ils ont la face arrachée et sont plus qu’à moitié paralysés.
*
Bien.
Le coup de revolver en question c’est, sans doute l’avez-vous déjà deviné, la séance de prolongation de septembre du Congrès du CQT.
Dans une volte-face absolument hilarante, après s’être vigoureusement prononcé contre les Rapports Samson-Bélair et Arpin, on décide alors de voter, sur la recommandation du CA, pour leur rejeton concocté dans les bureaux des comptables du PLQ.
Je vous fais une histoire très courte.
Ce CA, j’en démissionne après quelques séances à peine, écœuré pour l’éternité par l’atmosphère de pure veulerie qui y règne.
Voilà, c’est tout.
*
Quant à la séance de prolongation du Congrès… très franchement, je ne me souviens même pas si j’y assiste ou non.
Sérieusement.
Si j’ai encore à l’époque pour cinq cennes de bon sens, j’espère que j’ai celui de partir virer une brosse monumentale plutôt que de m’y pointer.
Et je ne me souviens absolument plus des détails des discussions à propos de son organisation, sinon qu’il m’est revenu comme une vague de nausée toutes les fois que j’ai eu ici à taper les unes à la suite des autres et dans cet ordre les trois lettres « C », « Q » et « T ».
*
Nous voici donc – enfin ! joualvert ! – parvenus au quatrième et dernier texte de l’époque que je souhaitais mettre en ligne.
Je ne sais absolument pas si je l’ai déjà lu où que ce soit à qui que ce soit, ni si j’en ai déjà donné une copie à lire. Mais j’en doute fort.
C’est une espèce de brouillon.
Il n’a à mon sens d’importance que pour une seule raison – mais capitale : j’y résume ce que j’aurais dit si j’avais autrefois décidé de m’ouvrir la yeule une dernière fois lors de cette séance spéciale.
Et le relire aujourd’hui est de ce fait pour moi l’équivalent de retourner sur les lieux du naufrage, jeter une couronne à la mer en hommage aux victimes.
*
Voilà.
Finissons-en, bout d’ viarge.
Et ensuite, parlons enfin d’espoir.
La chose se fera sur la deuxième page de ce site, intitulée “… et ce qu’il y a ensuite.”
Grand merci pour votre attention.
.
(14 au 25 février 2017)
.
.
.
.