8 – La tempête déferle, et les réponses aussi (1/3)

« Morne plaine »

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Au Salon rouge, après notre lecture, aussitôt achevée la période de questions et commentaires, René, Robert et moi cédons nos places aux représentants du prochain organisme venant déposer son mémoire.

Nous avons ramassé nos papiers et sommes déjà en route vers les grandes portes quand j’entends s’approcher dans mon dos le clip clop des pas de quelqu’un qui marche rapidement, puis : « Monsieur Dubois, monsieur Dubois ! »
Je m’arrête, me retourne : c’est madame Frulla-Hébert, lancée au trot dans ma direction. Elle me rejoint. Et me dit : « Il faut qu’on se parle. Vous restez à Montréal, ces temps-ci, vous êtes pas en voyage ? Mon bureau va vous appeler pour qu’on se fixe un rendez-vous. »

Quelques heures plus tard, sur la 20, dans la voiture de l’ami qui me ramène à Montréal, en approchant de Drummondville nous allumons la radio. Et faisons tous les deux « Oups… » quand le lecteur de nouvelles de Radio-Canada mentionne ce que les trois R viennent de lire à Québec-Ville – il me semble même qu’on fait entendre un extrait de notre présentation.
En arrivant chez moi, le répondeur déborde : « Yé ! », « Bravo ! », « Super ! »
Et, en fin de soirée, j’ai la surprise de tout à coup apercevoir aux infos télé nationales de la SRC la ministre qui court en arrière de moi, le bras levé, en appelant mon nom comme si j’essayais de me sauver avec ses papiers.

Voilà pour la petite histoire.

*

Quelques semaines plus tard, Mme F-H me reçoit, donc, dans ses bureaux de Montréal, Place Jacques-Cartier. C’est un tête-à-tête – pas la moindre tribu de hauts fonctionnaires à l’horizon, même pas de secrétaire.

Dès le début de la discussion, elle me demande ce que je veux. Et le ton du « vous » auquel elle a recours ne laisse pas de place au doute : ce n’est pas le président du Cead qu’elle rencontre ce matin-là, mais l’auteur du texte qui été lu au Salon rouge.

Je suis arrivé là en me demandant très fort ce qu’elle me veut, elle. Lancée comme elle l’est dans de grandes manœuvres de relations publiques, et avec à son service pour les mener à bien tout l’appareil de l’État et la brochette de gros noms qui ont été recrutés pour le Comité Arpin et qui se feront un plaisir de l’appuyer à fond la caisse dans les médias – après tout, c’est bien essentiellement pour servir d’endosseurs publics qu’on est allé les chercher –, elle n’a vraisemblablement aucun besoin d’une telle rencontre. Alors, quoi ?
Pour ma part, j’ai accepté essentiellement pour pouvoir entendre de sa bouche ce qu’elle peut avoir à me dire, parce que j’ai commencé à comprendre de manière particulièrement aigue, depuis quelque temps, à quel point, en politique, les remarques les plus éclairantes des vis-à-vis quant à leurs intentions et conceptions des choses se retrouvent rarement dans les textes officiels.
Se faire, par exemple, lancer au visage par un haut fonctionnaire, comme ça m’est arrivé au Cead au moment où nous préparions la création de l’Aqad : « T’ sais que toi, là… ça reviendrait pas mal moins cher de te faire faire une job de genoux que de t’écouter… », ça vous pose les enjeux de manière extrêmement concrète. Quand un sous-ministre-adjoint ou quelque autre pointure de ce genre se sent légitimé de vous lancer une pareille phrase de patron de la pègre – quand bien même il vous la garroche avec un petit sourire en coin pour avoir l’air de faire une blague –, ça encourage à lui répondre en termes bien plus directs que s’il se lançait dans les sempiternelles rengaines sur l’importance des arts au Québec, et sur l’âmour de la lingue.
Je me suis donc dit, en entrant voir la ministre, que j’aurai peut-être la chance d’apprendre à son contact quelque chose d’éclairant. Qui sait, peut-être me menacera-t-elle en riant aux éclats de me faire jeter dans le fleuve avec des bottines en ciment – tant qu’à y être ?

Mais elle se contente de me demander ce que je veux.
Je lui réponds que l’explication la plus claire que je puisse lui en donner a trait au théâtre, bien entendu, puisque que c’est le milieu que je connais le mieux, mais qu’avec quelques adaptations mes remarques s’appliqueraient aussi à bien d’autres secteurs de création.
C’est tout simple, il y a trois points :

D’abord, la Révolution tranquille a fait son œuvre dans tous les secteurs d’activités, sauf celui qui, il y a 30 ans, en 1960, venait en tête du programme libéral tel que l’avait imaginé Georges-Émile Lapalme : la culture et les arts.
Or, malgré le peu d’appui que leurs artisans ont reçu – et qui de toute manière venait en très grande partie d’Ottawa –, ils sont parvenus à se développer de manière saisissante, essentiellement par leurs propres moyens et en faisant montre d’une inventivité débridée. Tant et si bien que le théâtre, par exemple, traverse un période de floraison comme il n’en a jamais connue chez nous.
Mais après une quinzaine d’années d’explosion, nous entrons à présent dans une phase délicate : ceux qui le font, le théâtre, et en particulier le théâtre de création, bien sûr, ne pourront pas éternellement continuer de carburer aux pinottes comme ils le font presque tous. S’ils ne disposent pas bientôt de moyens qui leur permettront de passer en vitesse supérieure, ils risquent de se mettre à piétiner et, très rapidement, de s’épuiser.
Je m’en prends ensuite à l’a priori sur l’offre et la demande qui constitue l’une des pierres angulaires du rapport Samson-Bélair et des travaux du Comité Arpin : ce n’est pas vrai, que le public ne suit pas. Il y a du monde dans les théâtres québécois comme il n’y en a jamais eu. MAIS, étant donnée la réalité démographique, nous ne pourrons jamais fonder l’existence d’un théâtre de création en misant fort sur les recettes au guichet – la population du Québec au grand complet, quand bien même nous serions en mesure de la rejoindre sur tout le territoire, ce qui est très loin d’être le cas, ne représenterait tout de même qu’une fraction du marché que constitue pour un auteur dramatique des États-Unis une seule ville comme New York, par exemple, ou Paris pour un auteur français. Comme me l’a fait remarquer un traducteur new yorkais qui venait de lire une pile haute comme ça de pièces d’ici : « Ça se sent, dans les pièces de chez vous, qu’elles sont écrites pour des petits théâtres. » Or, écrire pour un théâtre qui n’est pas petit, ça se fait en le faisant. Il en faut donc suffisamment, de théâtres qui ne sont pas petits, pour qu’un max d’auteurs ait la possibilité de donner leur pleine mesure.
Si nous voulons que l’élan actuel se poursuive, qu’il porte ses fruits, et a fortiori si nous souhaitons qu’il s’amplifie, il faut des moyens accrus – afin que les artistes puissent recevoir des salaires décents et s’imaginer un avenir, afin de pouvoir faire de la tournée au Québec et à l’étranger, afin de peaufiner les productions et, peut-être surtout, afin de pouvoir prendre des risques. À 25 ans, prendre des risques, ça va presque de soi – on n’a rien à perdre. Mais à 40, savoir que la moindre erreur ou la moindre malchance peut te coûter ta chemise et faire disparaitre en fumée 15 ou 20 ans d’efforts, c’est une autre paire de manches. Il faut donc immédiatement davantage de théâtres de taille intermédiaire – et garder présent à l’esprit que bientôt il en faudra aussi davantage de grands. Et puis il faut des budgets de production à l’avenant. En termes d’appui, nous venons de perdre 30 ans, il y a un énorme rattrapage à effectuer et ça presse si nous ne voulons pas voir s’évanouir en l’air ce qui a été accompli en dépit des difficultés.
Ah, et puis autre aspect important : c’est formidable, d’être reçus dans d’autres pays comme des amis très chers, mais si nous ne voulons pas, à la longue, finir par être perçus à l’étranger comme d’éternels pique-assiettes – ce que nous sommes, même si la plupart du temps nos hôtes sont trop bien élevés pour nous le mettre sur le nez –, il va bien falloir un jour que nous aussi, nous ayons les moyens d’inviter du monde. Autrement, les invitations risquent de se mettre à se tarir.

Deuxième point : la relève.
Il est indispensable que des moyens considérables soient immédiatement mis en œuvre pour encourager les jeunes artistes – en particulier les jeunes auteurs. L’explosion de créativité à laquelle nous assistons a un effet secondaire pervers mais auquel bien peu de monde réfléchit : présentement, tous les créneaux sont occupés, quand ils ne débordent pas carrément – or ceux qui occupent les places n’ont même pas encore atteint le milieu de leur vie, ce qui a de fortes chances de signifier qu’ils seront là encore longtemps. Pour un débutant, il est donc d’ores et déjà plus difficile de percer que ce ne l’était pour ses prédécesseurs de la fin des années 70 et du début des 80. Et, à la longue, les nouveaux arrivants se multipliant, la situation ne pourra qu’empirer et nous risquons de nous retrouver aux prises avec un formidable embâcle. En conséquence, s’il n’y a pas tout de suite, de front, à la fois un appui à la gang actuelle pour qu’elle puisse dégager les lieux et des moyens mis à la disposition de ceux et celles qui la suivent pour qu’ils et elles puissent occuper le terrain au fur et à mesure qu’ils se pointent, nous courons droit à la catastrophe, puisque pour le moment la porte d’entrée est ni plus ni moins que bloquée par des gens qui n’ont nulle part d’autre où aller.
Je me souviens que j’utilise l’image d’une maison typique de Montréal, avec son rez-de-chaussée pratiquement de plain-pied et son escalier extérieur qui monte en tournant vers le balcon du deuxième puis, à l’intérieur, jusqu’au troisième.

Si la relève n’est pas encouragée, c’est comme si vous bouchiez la porte du rez-de-chaussée. Et s’il n’y a pas un appui substantiel aux artistes qui ont déjà commencé à faire leur marque, c’est comme si, en plus, vous enleviez l’escalier qui monte au deuxième. Si ni l’un ni l’autre appui n’est accordé, il n’y aura bientôt plus aucun accès à la maison, et une situation pareille n’a rien pour encourager la créativité, bien loin de là. Se battre pour être le meilleur possible, c’est une chose, mais se battre pour sa survie c’en est une toute autre – nettement moins fertile – surtout quand ce n’est, de toute manière, que pour devoir en cas de succès vivoter sur une diète de pinottes, pour l’éternité.

Troisième point – de loin le plus essentiel :
Il ne s’agit pas seulement de mettre en place de nouveaux programmes, ce qu’il faut d’abord et avant tout c’est dire ouvertement que la culture est bel et bien désormais une priorité au Québec – et le démontrer dans les faits. Ça urge.
À ce chapitre, en tant que société, nous venons de gaspiller 30 ans. Et que les artistes soient parvenus à travailler tout ce temps en dépit des conditions qui leur étaient imposées ne change strictement rien à l’affaire. Ce que démontrent leurs succès, c’est que l’art est un besoin, pas que l’État a fait sa part.
Or, 30 ans, c’est ce que ça prend pour qu’un projet culturel commence à porter ses fruits les plus précieux. En termes de calendrier, une politique culturelle ça a des retombées de deux ordres : d’intervention immédiate, et de recadrage des enjeux à longue portée. Le premier cas, c’est celui dont j’ai parlé dans mes deux premiers points. Mais le deuxième, lui, demande beaucoup de persévérance : il faut que toute une génération ait grandi sous son influence, puis qu’elle se soit mise à créer, avant que la représentation du monde dont le projet culturel est porteur commence à s’énoncer. Je dis souvent que le dynamisme du théâtre québécois des années 1980 est attribuable à…. Fanfreluche en particulier et à la Boite à Surprise en général. Et je le pense, très sérieusement : la génération d’auteurs apparue depuis 10 ou 15 ans a passé son enfance sous l’influence quotidienne de récits, à la télévision, qui faisaient une large place à l’imagination, à la force du langage, à la débrouillardise, à l’humour, à l’esprit de rébellion. Et à la confiance et la camaraderie.
Il faut à présent que l’ensemble de la société, représentée par l’État, affirme que ce qui se pense, se ressent, se brasse au Québec nous intéresse collectivement, de mille manières, sous mille formes… et agisse en conséquence. En un mot : que nous ayons les moyens de nous lâcher lousses, et de recevoir le monde dans nos murs autant que de sortir le rencontrer sur ses propres terrains. Il y a toutes les chances pour que le résultat soit extraordinaire de vitalité.

On dit qu’il faut un village au complet pour élever un enfant, mais il est tout aussi vrai qu’il faut tout un pays pour permettre à un artiste de venir au monde puis de s’épanouir – quand bien même ce serait pour lui foutre des baffes, à son pays.
Bien entendu, ça va coûter relativement cher par tête de pipe – c’est le prix à payer pour être une petite société. Mais, quel que soit le prix, à présent que les enseignements des années 50 et 60 se sont mis à porter fruits, il n’y a que deux voies à s’ouvrir devant nous : continuer d’avancer ou, sinon, risquer de tout perdre. Il est là, le choix que nous avons à faire. La politique qui va être énoncée dans quelques mois aura nécessairement des effets aussi profonds que ceux qu’ont engendrés les exemples mis de l’avant autrefois par les émissions pour enfants de la télévision de Radio-Canada : des effets qui ne pourront être jugés sur pièces que dans 30 ans.
Si le Québec accepte aujourd’hui, en 1991, d’enfin poser des gestes concrets qui permettent à ce qui a été mis au monde de continuer de s’épanouir, cette société courra la chance d’être devenue alors un pôle culturel remarquable, où les idées se rencontreront et qui dialoguera avec le reste de la planète. Pas seulement avec la France et les USA, mais aussi avec la Chine, le Japon, le Maghreb, l’Inde et allez donc. Nous avons des tonnes d’histoires à raconter et des tonnes d’histoires à écouter.
Sinon, eh bien… 60 ou 70 années de création risqueront fort de peu à peu s’enfoncer dans l’oubli pendant que les artistes survivants se battront entre eux pour un bout de ce qu’il restera de couverte.
« La balle est dans votre camp. »

*

Bien entendu, je ne lui déballe pas ça sous cette forme : je ne fais pas un discours, nous discutons. Mais c’est en tout cas de ça que je lui parle, et le plus clairement possible parce que je suis bien conscient de ce que l’opportunité de me reprendre si j’oublie quelque chose ne risque pas de se présenter avant longtemps.

Très tôt, presque dès mon arrivée, elle a sorti le texte d’un discours qu’elle a prononcé récemment, et me l’a remis en m’assurant qu’elle comprend très bien l’importance de la culture et des arts.
Sauf qu’au fil de notre discussion, de temps à autre je le feuillette, le document, et que ce que j’en saisis de-ci de-là est très éloquent : quand elle dit « culture », ce qu’elle veut dire par là ce n’est ni « art » ni « création », mais « industries culturelles ».

Quand j’ai fini de répondre de mon mieux à sa question de départ, elle se carre dans son fauteuil et entame sa réplique, dont je n’ai jamais oublié l’entrée en matière : « Il faut que vous compreniez, monsieur Dubois, qu’en lançant la Révolution tranquille nous avons engendré un monstre. »
Elle continue sur cette voie un bon moment, ce qui est bien généreux de sa part, dans le genre, mais franchement pas nécessaire : j’ai compris tout ce qui allait suivre rien qu’en entendant la première phrase. « On se prépare à couper dans l’éducation et la santé, alors si tu t’imagines qu’on va sortir vingt-cinq cennes pour les artistes… tu rêves, ti-pit », m’expose-t-elle en substance. En fait, ça va même encore plus loin : « Non seulement vous n’allez rien recevoir de plus, mais désormais il va même falloir que vous rapportiez. »
Elle n’a pas entendu un traitre mot de ce que je lui ai dit – pour le pouvoir, encore aurait-il fallu qu’elle écoute et ça n’a pas l’air d’avoir jamais figuré à son agenda.

*

Quand je ressors des bureaux, je ne suis pas tellement plus joyeux que si Mme F-H m’avait effectivement annoncé une longue et profonde baignade en solitaire dans les eaux du fleuve.
Son petit texte m’a appris que pour elle, tout ce qui importe c’est que les Américains viennent tourner des films ici, et que nous ayons du personnel qualifié à leur faire embaucher.
Et sa réponse verbale, quant à elle, que j’ai parlé pour rien : le dégraissage industriel dont il n’a pas cessé d’être question depuis le mandat confié à Samson-Bélair par Mme Robillard va aller de l’avant.

Cette fois, Anne, ma sœur Anne, voit venir quelque chose. Et ce n’est pas le soleil, qui poudroie, mais la route.
Parce que ce qui approche a tout l’air d’être un sacré troupeau d’éléphants en furie.

Ce qui pend au bout du nez des artistes québécois, ce n’est pas une politique de développement, même pas de maintien de ce qui est déjà en place – puisque la femme que je viens de rencontrer s’est dite toute prête à le piétiner sans le moindre regret. Ce qui approche, c’est un changement de cap qui a toutes les chances du monde d’entraîner des conséquences catastrophiques.

*

Je m’assieds sur la Place de la fontaine, à côté de l’Hôtel de Ville, et reste là un long moment, presque assommé, tandis que le sens de ce qui vient de m’être annoncé me rejoint et commence à pousser des racines.
En fait, tout ce qu’elle avait à m’apprendre, la dame – mais je suppose que de prononcer les mots devant les caméras de télé, au Salon rouge, aurait risqué d’être un brin compromettant… – c’était : « Monsieur Dubois, vous perdez votre temps. »
Les histoires d’exode et de femmes qui hurlent, elle s’en tape.

Et ici, cher lecteur, à cet instant précis, là, là, tout de suite, imaginez-vous le gars en train d’écrire les lignes que vous lisez éclater soudain d’un grand rire. Et rire. Et rire. Et rire.
Qu’est-ce qu’il lui prend ?! Il est fou ?!

Oui, oh oui, sans le moindre doute, mais ça n’a rien à voir.
Il rit parce que, aussi invraisemblable que la chose puisse paraître, en faisant enfin, 25 ans plus tard !, le récit d’un événement sur lequel il n’était jamais revenu durant tout ce temps, il vient tout à coup d’additionner 2 et 2 et de comprendre quelque chose d’évident. Il vient de lui apparaître une forte possibilité qui ne lui avait jamais traversé l’esprit, toutes ces années : que, ce matin-là d’autrefois, il ait compris complètement de travers la question qui lui était posée.

Excusez-moi, il faut vraiment que je me calme le fou rire.
Mais oui, mais bien évidemment !
Non, mais quelle estie de cruche j’ai été ! C’est à en pisser dans ses culottes.

Cette rencontre, les rarissimes fois où j’ai repensé à elle, m’a toujours laissé une drôle d’impression : qu’est-ce qu’elle me voulait, F-H, au fond ? Je ne l’ai jamais appris.
Me faire comprendre les choses de la vie ?
Pleurer sur mon épaule en me faisant partager le lourd fardeau de dompteuse de monstres qui était le sien ?
Avoir l’honneur de me serrer la patte ? Ou m’accorder celui de serrer la sienne ?
Tester mes arguments ?

Rien de tout ça n’a la moindre allure.
« Me faire comprendre les choses de la vie ? » Ben voyons. Elle n’a rien d’une pédagogue, la dame. Ce qui l’intéresse, dans la vie, c’est le pouvoir. Alors qu’est-ce qu’elle peut bien avoir à en foutre, que Chose, là, assis devant elle, comprenne ou pas ce qu’elle est en train de faire, puisqu’elle va le faire de toute manière.
« Pleurer sur mon épaule en me faisant partager le lourd fardeau de dompteuse de monstres qui est le sien ? » Sait-on jamais. Mais en tout cas, l’impression qu’elle donne c’est plutôt que son rôle de dompteuse, il la fait triper à l’os.
« Avoir l’honneur de me serrer la patte ? Ou m’accorder celui de serrer la sienne ? » Ben oui, ben oui – et je suppose qu’à leur anniversaire elle offre aussi un gros bouquet de fleurs et une boite de chocolats à tous les laveurs de planchers du ministère ?
« Tester mes arguments ? » Qu’est-ce qu’elle doit s’en taper. Et puis de toute manière, si elle avait la moindre envie de les connaître, elle pourrait bien plus facilement s’y prendre autrement (en parlant aux représentants de son ministère avec qui je me suis entretenu, par exemple, ou en lisant mon Mémoire déposé chez Bélanger-Campeau) – sans avoir pour ça à supporter ma présence physique. De toute façon, en termes de stratégie, elle tient bien davantage d’ Attila-le-Huns que du jardinier japonais.

Alors ?
Mais c’est très simple : quand elle m’a demandé « ce que moi je voulais », en idiot que je suis, j’ai entendu « Qu’est-ce que vous voulez, politiquement parlant ? », alors qu’en fait, triple buse, ce que j’aurais sans doute dû comprendre, c’était : « Quel est votre prix pour vous fermer la gueule ? Une job de conseiller politique, ou la direction d’un Conservatoire ? »
C’est du pur Monty Python !

*

Bon, je me calme.
Je ne peux bien évidemment pas prouver que son intention, ce matin-là, était de m’acheter. Mais en tout cas, c’est la première fois, là aujourd’hui, en ce 16 février 2017, que cette invitation à la rencontrer qu’elle m’a lancée et la teneur de notre rencontre ont enfin l’air d’avoir le moindre sens.

Sans compter que des éléments qui me viennent tout de suite à l’esprit apportent pas mal d’eau au moulin de l’hypothèse :
1) Elle est libérale. (Vous voulez que je vous fasse un dessin ?)
2) Personne d’autre qu’elle et moi n’est présent lors de la rencontre – ce qui est tout de même un peu étonnant, quand on sait à quel point les ministres aiment s’entourer de gens cordés comme des oignons qui regardent au plafond, les bras chargés de grosses piles de dossiers.
3) Les carrières de certains de ses appuis les plus vigoureux, dans le milieu théâtral en particulier, prendront, après la victoire de sa cause, de ravissantes tournures.
4) Comme les événements vont bientôt achever de le démontrer, sa priorité, à ce moment-là, est de s’assurer que les critiques qui se sont fait aller après la publication du rapport Samson-Bélair et après Arpin se la fermeront quand viendra son grand jour à elle. Elle ne vise pas seulement la victoire, elle vise la victoire totale. En conséquence, la chose à éviter comme la peste c’est de se retrouver, après le dévoilement de ce qu’elle nous mijote, avec ma face ou celle de quelqu’un d’autre du même genre, aux nouvelles de fin de soirée, en train de lui lancer par la tête ses quatre vérités.

Si la possibilité qui vient de me poper à l’esprit a le moindre bon sens, je n’ai pas autre chose à ajouter que ceci : elle a dû être surprise en chien d’entendre sortir de ma bouche ce qui a ses oreilles n’a pu sonner que comme une parfaite réponse de beigne.
Comment aurait-elle pu savoir, la chère âme, à quel point le gus qu’elle avait devant elle est, en termes de gestion de carrière, une cruche parfaite.
Qui a déjà refusé une énorme campagne de pub, pour éviter d’être ensuite pour l’éternité associé à une chaine d’épiceries : « Venez voir Monsieur Métro faire un vrai fou de lui dans une pièce sans queue ni tête qui s’appelle Les bédouins ! »
Et qui a aussi refusé, moins d’un an avant ce matin-là, la direction générale de l’École nationale de Théâtre du Canada qu’on lui offrait sur un plateau d’argent. Il lui suffisait de dire oui. Mais il a préféré pouvoir continuer d’écrire.

*

Eeeeh, que ça fait du bien, de rire un bon coup.
Mais à présent, revenons sur la Place de la fontaine de l’Hôtel de Ville.

En sortant de la rencontre, je suis à moitié assommé, oui. Mais le moment que je viens de passer est loin d’avoir été complètement perdu, puisqu’il a eu le grand mérite de permettre à quelque chose de se recentrer instantanément dans ma compréhension de ce qui est en train de se produire et que, du coup, certaines idées commencent déjà à grandement s’étoffer.
Parce que cette fois-ci, au moins, la réponse qui a été servie à mes questions implicites, j’ai pu la cueillir à la source même. Les deux gars de chez Samson-Bélair que nous avons rencontrés dans le temps étaient payés pour poser leurs questions et nous expliquer ce qu’ils nous ont appris; Arpin, quant à lui, était un haut fonctionnaire connu pour sa capacité à « faire la job » quand on lui en confiait une; mais là, ce n’est pas à des tueurs à gage ni à un mercenaire que je viens d’avoir affaire, c’est à la boss en personne, et elle a fort clairement exprimé le fond de sa pensée : « Vous perdez votre temps – ce que vous souhaitez est aux antipodes de ce que nous allons faire. »

Or, que les mots soient cette fois sortis de sa bouche à elle plutôt que de celle d’un simple exécutant de ses basses œuvres à la fois ne change strictement rien à la situation elle-même et à la fois change tout quant aux implications dont cette situation pourrait s’avérer porteuse.
Parce que, cette fois-ci, ce que je viens d’entendre constitue LA réponse, définitive, sans appel – ce qui fait qu’il est désormais parfaitement inutile de continuer de tenter de supputer les objectifs visés, et inutile de chercher plus loin.
C’est ça, qui change soudain la mise : tout ce qu’il y a à savoir est là, dans ce que madame F-H vient de me dire.
Mais qu’est-ce donc, qu’elle vient de me dire ?

*

C’est là, sur la Place de la fontaine, immédiatement en sortant du bureau, que commencent à se dessiner deux pistes de réflexions qui vont être essentielles dans ma vie durant les deux prochaines décennies : d’abord, ce que, concrètement, sera le monde dont la dame vient de m’annoncer la venue, et ensuite ce qu’est son origine, à ce monde en gestation.

Ce qu’il sera, il est bien entendu beaucoup trop tôt, ce matin-là, pour le voir en détails, mais il n’est certainement pas trop tôt, en tout cas, pour imaginer ce qu’en seront les lignes de force – d’ailleurs, j’ai déjà commencé, ces derniers mois, à en tracer des esquisses tout en espérant de tout mon cœur que je me trompais – espoir qui, à compter de ce matin, m’est interdit : un art québécois qui se réalise ailleurs et sous un autre nom (Samson-Bélair) tandis qu’ici, règne le silence (Salon rouge).
Le Québec à venir auquel rêve madame F-H et ses collègues se fera une gloire de fournir Hollywood en techniciens et en réalisateurs [21], et Las Vegas en shows de cirque et en chanteuses. Tandis que, à l’intérieur des murs, règneront les comiques et une télé, même publique, dont le niveau intellectuel moyen sera quelque chose comme dix-sept points en-dessous de celui d’un homme de Neanderthal pas vite sur ses patins.

Culturellement, le Québec de demain, ce sera celui du XIXe siècle.
Qui se vide à pleines portes…
Quasi-analphabète presque de bout en bout…

… qui envoie Marie-Louise Lajeunesse à Covent Garden sous le nom d’Emma Albani…

Emma Albani en 1870

… et qui oblige Eudore Évanturel à s’exiler aux USA.

Quelque part – je sais où – près d’un saule qui pousse
Ignoré du soleil quand le printemps sourit,
Un tombeau que quelqu’un a cherché dans la mousse,
Laisse voir sur sa croix que nul nom n’est inscrit. [22]

 

C’est ça, le projet de politique culturelle de mesdames Robillard et Frulla : le succès commercial dehors, et le vide dedans.

*

D’ailleurs, tenez, parlant de madame Robillard et de sa « philosophie » (atchoum !). Durant cette même période où je rencontre Mme F-H à son bureau, j’assiste à la Place des Arts à la remise des Prix du Québec et il se produit ce soir-là un incident extrêmement rigolo – à la condition d’être doté d’un robuste sens de l’humour, en tout cas.

Elle est ministre de l’Enseignement supérieur, à présent, la dame Robillard, il lui revient donc de présenter le prix en sciences. Elle le fait en parlant essentiellement, bien entendu, d’investissements et de retombées économiques. Sur quoi le chercheur récipiendaire entre en scène et entame son allocution à peu près par ces mots : « Merci pour cette présentation, madame la ministre. Mais, avec tout le respect que je vous dois, permettez-moi de vous contredire. Non, on ne décide pas, dans la vie, de se consacrer à la recherche scientifique pour le bien de l’économie. On le fait par curiosité – parce qu’on a faim de comprendre un peu mieux comment fonctionnent son corps et le monde dans lequel on vit. »
Et paf, la ministre !

Mais je suis certain qu’elle a dû n’y voir que du feu – qu’une insignifiante coquetterie d’intellectuel, ou alors que l’expression du tempérament un peu pohouète nécessaire même chez les scientifiques – « Non, mais qu’est-ce qu’ils sont zouaves, tous ces maudits artistes et ces têtes de linottes de savants ! » a-t-elle dû se dire en déposant plus tard ce soir-là sur un moelleux oreiller sa tête à elle, qui est si bien faite comme chacun sait.

*

L’autre train de pensées qui s’impose à moi, assis sur la Place de la fontaine, a trait, lui, à l’origine de ce qui est à la veille de se passer.

Je songe au fameux « Pourquoi ? » qui n’a pas cessé de me hanter depuis la scène advenue au Cead, il y a de ça plus de dix ans.
Pourquoi, au fil des décennies, autant de Rapports et de Plans d’action produits à pleins entrepôts mais restés, tous, sans écho ?

Eh bien, je comprends enfin que la réponse est toute simple, qu’elle saute même aux yeux… pour peu que l’on veuille bien cesser de se conter des balounes : parce qu’on se crissait éperdument de ce qu’il y aurait d’écrit dedans, mais que du simple fait d’en commanditer à répétition, repoussant ainsi sans cesse l’échéance, on n’avait même pas besoin de se donner la peine de le préciser à haute voix.
Les commander puis les ignorer au fur à mesure, c’était pour faire passer le temps, « en attendant ».
Mais en attendant quoi ?

Ce qui va se produire à présent.

Du coup, commence donc à se confirmer singulièrement ma compréhension de ce pan-là aussi de la réalité : tous les arguments, et Vishnou sait s’il y en a eu, que j’ai rencontrés dans ma vie pour justifier les sempiternels reports sine die de l’élaboration d’une véritable politique culturelle n’étaient bel et bien, comme je le soupçonnait depuis un moment, que de la poudre aux yeux. Une telle politique, il n’a jamais été question d’en élaborer une au Québec. Pas depuis Lapalme, en tout cas – si ce n’est, mais durant quelques semaines à peine, sous L’Allier.
Une politique culturelle, on n’en a jamais voulu. Ce qu’on attendait, c’était le moment propice pour pouvoir enfin en instaurer une des industries culturelles. Le sens des œuvres n’a strictement aucune importance, la seule chose qui compte, c’est leurs retombées économiques.
Il faut du cinéma indigène pour que les équipes de production puissent s’entrainer en vue des tournages américains sur notre territoire. Il faut du théâtre pour que les peintres-scénographes ne perdent pas la main en attendant de travailler sur les plateaux des Majors. Il faut des acteurs pour jouer dans les pubs. Et il faut du monde capable de monter des gros shows de boucane pour attirer les touristes et faire briller à l’étranger l’étoile de la Nation. Point.
Pour le reste… bof, s’ils veulent s’amuser à se raconter des histoires d’amour, à se gratter les bobos et à noircir des napkins de restaurants en s’engueulant sur le sens de la vie, ou à faire des balounes dans leur Seven-Up en s’imaginant qu’ils préparent la révolution… laissez-les jouer, c’est de leur âge. (Et puis pendant ce temps-là, au moins, ils posent pas de bombes.)

Prenez une très très grosse éponge, effacez les sparages et les discours idiots qu’on nous a ressassés de toute éternité pour nous faire croire que les choses pourraient changer un jour, et c’est ça, la position officielle du Québec en matières culturelles qui se révèle sous vos yeux : la promotion du néant.

Du coup, me voici aux prises avec de toutes nouvelles questions-massues.

Une première à laquelle je me consacrerai à temps plein à compter de dans trois ans : mais pourquoi donc, baptême, n’a-t-il jamais été sérieusement question d’adopter une véritable politique culturelle ? Pourquoi une haine aussi féroce ?

Et une deuxième : Pourquoi diable les artistes laissent-ils perdurer une situation pareille sans rechigner – en se berçant même à qui mieux mieux d’illusions dépourvues du moindre fondement ? Pourquoi, par exemple, ce jour-là d’il y a dix ans, en CA du Cead, y a-t-il eu un grand éclat de rire mais n’ai-je pas perçu la moindre velléité de révolte ?
À celle-ci, la réponse me sera très bientôt servie – même si je ne me doute absolument pas, ce matin-là, d’à quel point elle est proche. Ni ne sais dans quelle mesure elle sera, dans son genre, remarquablement bouleversante.

*

Anecdote.

Quelques mois après notre rencontre de la Place Jacques-Cartier, j’entendrai Mme F-H, au moment de rendre finalement publique sa politique, expliquer en ces termes à la radio de la SRC pourquoi elle est si importante – je cite de mémoire; il y des choses, dans la vie, qui ne s’oublient décidément pas – quelque envie qu’on en ait :

« Écoutez Winston [23], de la culture il en faut. Je vous explique pourquoi. Prenez le Saguenay, par exemple. Qu’est-ce qui fait sa prospérité économique, au Saguenay ? L’aluminium, bien entendu. Donc, il faut que la productivité des alumineries du Saguenay continue d’augmenter pour lui permette de rester compétitif, sinon il va décliner. Et comment on fait ça, rester compétitif ? En allant chercher le meilleur personnel possible, du plus haut calibre – les meilleurs ingénieurs, et tout. Et ça, ça implique d’aller les recruter là où ils sont : en Espagne, en France, partout dans le monde. Pis, qu’est-ce que vous voulez, ce monde-là, les Espagnols, les Français, les Allemands, la culture, ils sont fait’ de même, ils aiment ça, eux-autres. Ce qui fait que… si on veut les attirer chez nous, il faut bien en avoir à leur offrir. »

*

Oh, et puis allons-y donc aussi pour une deuxième, qui permettra peut-être de mieux saisir pourquoi le néant que je rencontre ce matin-là en la personne de madame F-H me fait autant d’effet.
J’ai déjà évoqué le Mémoire que, deux ans avant les événements dont il est question ici, j’ai rédigé pour le compte du CQT et qui a été déposé devant la Commission Bélanger-Campeau.
Dans ce texte, après avoir dressé un historique de la vacuité politique québécoise en matière de culture, j’écrivais [24] :

C’est clair, non ? « En l’absence d’une véritable politique culturelle, l’indépendance mènerait vraisemblablement droit à l’assimilation. »

Eh bien, quelques semaines après que le Mémoire ait été rendu public, un soir, dans une réception, une amie très chère me prend à part et m’annonce qu’elle a un message pour moi, de la part de quelqu’un d’autre dont elle est aussi très près. Cette tierce personne, voix importante du PQ, a lu mon texte et l’a trouvé brillant et très juste, m’explique-t-elle. « Eh ben… merci. » Mais le message ne s’arrête pas là : « Malgré ça, il faut que tu comprennes que la culture n’est pas, et ne sera pas dans un avenir prévisible, une priorité pour le PQ. »

J’en reste comme deux ronds de flan.
Ce que ça veut dire, si on est d’accord avec mon affirmation que l’indépendance sans projet culturel serait suicidaire, c’est que le parti promoteur acharné de cette indépendance n’a aucune intention de se préoccuper de culture autrement que pour la frime. L’affirmation qui m’est faite ne peut donc avoir qu’un seul sens, aussi limpide qu’incontournable : le nationalisme du PQ est un projet de suicide culturel.

Quelques années après ma rencontre avec F-H dans son bureau, la personne qui m’a fait tenir ce message est nommée… ministre de la culture.

Bonjour chez vous.

*

Durant la période qui suit immédiatement ma rencontre avec F-H, il n’y a guère autre chose à faire qu’attendre que l’énoncé de politique soit enfin rendu public. Pour moi, cette accalmie sur le front politique (en attendant le coup de grâce que je sais désormais inévitable) tombe d’ailleurs fort à propos : je suis complètement débordé par des événements de ma vie personnelle, des voyages, des conférences à donner, des projets d’écriture à foison, et par la sortie du film tiré par Jean Beaudin de Being at home with Claude.

Je n’en réfléchis pas moins pour autant.
À cette époque, mon appréciation de la situation se résume en peu de mots : « Les carottes sont cuites ».
C’est d’ailleurs ce que je répète en public et en privé à qui veut l’entendre – même à ceux qui n’en ont aucune espèce d’envie (et qui semblent constituer l’immense majorité).

En fait, il m’apparait qu’il ne reste plus guère qu’une seule piste à explorer qui pourrait peut-être s’avérer viable. Une espèce de « Sauve qui peut ! Tout le monde aux chaloupes ! » : puisqu’il n’y a strictement rien à attendre de la classe politique québécoise, tous partis confondus, et que le massacre va sous peu se mettre en branle, créer un réseau international de théâtres qui travailleraient de concert. Ce serait une manière de s’assurer des bases à l’étranger tout en se gardant un pied dans la place.
Le hic, c’est bien entendu le financement de la composante québécoise d’un tel éventuel réseau – je tente d’imaginer d’où il pourrait provenir. D’une fondation qu’il faudrait créer ? [25] Du fédéral ? D’organismes internationaux, comme ceux de la francophonie ? Toutes ces réponses ? Aucune d’entre elles ?
Tout le peu de temps libre dont je dispose me sert à noter des pistes que je pourrai explorer plus tard – si jamais j’en ai le loisir, l’énergie… ou le goût. Parce que, dans n’importe quel cas, la tâche à accomplir serait proprement colossale.

Au fil du temps, je finirai toutefois par renoncer complètement à cette amorce de projet. Pour deux raisons :

D’abord, une évidence me saute un bon jour aux yeux : un tel réseau jouerait à fond la caisse le jeu du « projet culturel » québécois : les artistes, on est bien prêt à prétendre qu’on les aime, mais quand ils vont faire leurs crottes dehors, pas dans la maison. Et puis il faut qu’ils servent à quelque chose – à astiquer l’image du pays sur la scène internationale, par exemple. S’il fallait qu’un projet comme celui que j’esquisse voie le jour et qu’il porte fruits, ça risquerait donc de permettre aux journaux d’ici de titrer éventuellement « Yé ! Deux pièces québécoises à New York, deux à Berlin, trois à Paris, une à Rome – la preuve est faite : nous sommes un grand peuple ! », sans s’être demandé une seule tabarnak de seconde comment il se fait que huit pièces québécoises sur des scènes importantes, en si peu de temps, ce serait à peu près impossible à réussir au Québec.

Mais c’est surtout une discussion entre Algériens à laquelle j’assiste à Paris, qui sert de déclencheur à ma décision.
Nous sommes dans un café, ils sont trois : une femme, deux hommes. C’est l’époque où, dans leur pays, le F.I.S. – le Front Islamique du Salut – vient de passer à un très mince cheveu de remporter les élections. La seule manière qui été trouvée pour l’empêcher, ça a été de les faire annuler, les élections – par l’armée. J’étais d’ailleurs à Alger durant la campagne électorale, et à présent, de retour à Paris, je demande à mes vis-à-vis des éclaircissements sur nombre d’aspects de la situation, là-bas, qui me paraissent difficiles à saisir.
Je m’excuse pendant dix minutes avant d’oser poser la première question qui me brûle les lèvres, parce que je suis à peu près certain qu’ils vont réagir de la même manière que je le ferais si l’un d’entre eux avait la (très très) mauvaise idée de me demander « Et alors, cette indépendance, elle arrive ou quoi ? » : je regarderais le plafond en poussant un gros soupir, et grognerais entre mes dents : « Ah, pas à soir, ok ? J’ai mal à la tête. »
Je me lance : « Comment est-ce que la situation a pu se détériorer à ce point ? Je veux dire… L’Algérie est un pays socialiste, laïque, cultivé, instruit… Qu’est-ce qui a… coincé ? Dérapé ? »
Mais ils ne me font pas du tout la baboune. Ils se lancent au contraire dans une explication-discussion parfaitement captivante – qui m’en apprend sans doute plus en une heure et quelque que je n’en ai compris au fil des mois à la lecture de piles hautes comme ça d’articles de journaux. Ce sont les deux gars qui parlent, et je les écoute à pleines oreilles. Quand tout à coup, pour demander la parole, la femme tape un petit coup sonore sur le dessus de la table, du bout d’un seul doigt. L’effet est saisissant. Les deux gars se taisent net. Nous nous tournons tous les trois vers elle. Et je me rends compte que, en écoutant la réponse qui m’était faite, elle est devenue, mais sans émettre le moindre son, enragée noire.

Elle prend un long moment avant de parler, et quand elle le fait, il est bien clair qu’elle déploie des trésors d’énergie pour s’empêcher de gueuler – ce qui lui donne une voix très grave assez étonnante. Elle finit par articuler lentement – en regardant tout à tour les deux hommes avec une telle intensité qu’il coule de source qu’ils sont au nombre de ceux auxquels elle fait référence :
« Ce n’est pas faux, tout ça. Mais là n’est pas l’essentiel. LA raison principale pour laquelle le clergé a pu s’implanter à la grandeur du pays, c’est qu’aussitôt qu’ils l’ont pu après l’Indépendance, en 62, les artistes et les intellectuels sont en très grand nombre partis à l’étranger (elle regarde le café, autour de nous), poursuivre leurs carrières. Et que, ce faisant, ils ont abandonné l’entièreté du terrain à des forces qui autrement n’auraient jamais pu songer à prendre le contrôle des esprits. »
À ça, les deux gars n’ont rien à répondre.

Cette explication, elle va souvent me revenir à l’esprit au cours des années à venir. Et, alliée au ras-le-bol que je commence à ressentir à l’égard de mes voyages continuels, elle en vient à jouer un rôle-clé dans ma prise de décision de tirer la plogue de ma belle carrière. Les voyages que je fais sont certes le plus souvent captivants, mais je m’aperçois à la longue que ma place n’est pas dans une chambre d’hôtel en Australie, à Caracas ou à Rabat, à passer dix ou trente secondes, chaque matin, à me demander où diantre je viens de me réveiller sur la boule. C’est tripant, c’est vrai, mais c’est fort loin d’être, dans ma vie, la première priorité. La première, c’est de comprendre – de comprendre ce qui se passe chez nous – et, donc, de quoi je suis fait. Ma priorité, c’est d’étudier. De réfléchir – de mon mieux. C’est de ça, que j’ai besoin.
Je veux comprendre. Et, puisque chez nous les sujets qui attirent mon regard déplaisent souverainement à la quasi-totalité des gens qui m’entourent, de comprendre tout seul. En m’inventant à mesure tous les trucs nécessaires pour tenter d’y parvenir.
C’est comme ça que commence à prendre forme le projet de me lancer dans ce que je surnommerai avec un sourire en coin « mon doctorat par les soirs » – nous y reviendrons ailleurs.

*

Nous voici en mai 92.
La politique de Mme F-H n’a pas toujours pas été rendue publique, elle ne le sera que dans un gros mois et demi, et le dernier événement marquant lié à la politique culturelle à s’être produit, dans mon cas à tout le moins, a donc été le rendez-vous dans son bureau, Place Jacques-Cartier.

À ce moment, il se tient, dans les locaux de l’Uqam, un congrès du CQT.

Devinez un peu de quoi on y parle ?
Eh, oui. De l’attitude à adopter face à cette politique dont nous ne connaissons pas encore la teneur exacte.

Dans l’état d’esprit qui est le mien à l’époque, sachant de source on ne peut plus sûre quels sont les objectifs visés par le gouvernement, ce congrès j’ai autant envie d’y assister qu’à mes propres funérailles et suis résolu à ne pas y mettre les pieds. Mais à la toute dernière minute, je me ravise et décide d’en quelque sorte aller « faire mes Pâques » : d’aller faire acte de présence. Ça me permettra de commencer à prendre congé des copains qu’il me reste, et de marquer intérieurement la rupture que j’ai décidée – ce qui constitue un processus devant lequel, chaque fois qu’il a été nécessaire dans ma vie lors du passage d’une époque à une autre, je n’ai jamais reculé parce qu’il me semble essentiel.

Le matin du samedi 2 mai 92, je me retrouve donc assis pour la journée dans un atelier animé par Diane Pavlovic, dans une classe à l’air de bunker, sans fenêtre, aux murs de ciment d’un sympathique jaune bile. Dix ou douze personnes y participent.
Et je suis fermement résolu à ne pas ouvrir la bouche.

Je ne m’y attends certainement pas, mais cette journée va être l’une des plus mémorables de mon existence.

*

Les gens assemblés dans cette salle de classe viennent d’à peu près toutes les régions du Québec, et représentent toute une panoplie de fonctions : administration, technique, jeu, écriture, direction artistique, mise en scène.

Il se fait d’abord, comme il convient, un rapide premier tour de table pour que chacun/chacune puisse se présenter en quelques mots.
Puis, les énoncés de positions commencent.

Et ce à quoi j’assiste, les bras croisés serrés, non seulement m’étonne mais… me bouleverse. Toute la journée, chacun des artistes et artisans présents dans la pièce va ajouter sa voix à ce que par la suite je n’ai jamais pu appeler autrement qu’un Requiem : une Messe des morts.
Tous participeront, sauf un, assis à côté de moi, à ma gauche – dont je tairai ici le nom de crainte de me mettre à l’agonir d’injures et de ne plus être capable de m’arrêter.

Toute la journée, les individus présents dans cet atelier vont, là, devant moi, faire le deuil de leurs espoirs. De leurs projets. De leur amour pour leur art. Certains éclateront en sanglots – et personne ne pourra les consoler, puisque tous partagent leur douleur. Certains annonceront leur décision de se chercher désormais une nouvelle carrière. La litanie est insupportable.

J’écoute, toute une journée de temps, des gens qui ont consacré des années de leur vie, des énergies folles, à construire ce que l’on appelle le Théâtre québécois, raconter son agonie. Et leur horreur à la pensée de l’avenir que promet sans l’ombre d’un doute la politique à venir de madame F-H.

Ce qui se raconte là, c’est un cauchemar.

*

Je suis assis sur ma chaise, derrière la petite table au dessus beigeasse, et je suis… à toutes fins utiles paralysé. Je veux dire que mon esprit l’est. Parce qu’il est soumis simultanément à trois courants dont chacun suffirait déjà amplement à m’occuper tous les neurones. Alors les fusibles ont sauté.

Il y a d’abord de me rendre compte que bien des gens, dans cette pièce, ont déjà parfaitement compris la nature de ce qui approche. Certains évoquent même les chemins par lesquels ils y sont parvenus. Et énoncent clairement qu’ils n’ont aucun espoir de voir dans un avenir prévisible les choses s’améliorer – elles ne peuvent même qu’empirer : ils ne savent pas encore de quelle couleur sera le bat de baseball qu’on va leur descendre en pleine face, mais ils savent qu’il y en aura un et que le fait qu’il soit rose nanane ou bleu poudre ne changera pas grand-chose à l’effet qu’il produira.
La conscience qui s’exprime là m’étonne complètement, je n’en reviens pas. La presque totalité du temps, les gens de théâtre, au Québec, n’ont rien de plus pressé à faire que de se tricoter au fur et à mesure les explications les plus fantaisistes pour parvenir à se convaincre que tout va très bien… même quand leurs culottes sont en flammes. Et cette manie d’être « fins », « accommodants », « compréhensifs », de toujours prétendre ne regarder « que le bon côté des choses », quitte, s’il en manque, à s’en inventer un sur mesures, ce refus jusqu’à l’absurde de nommer ce qu’on a sous les yeux, m’a bien souvent tapé sur les nerfs au point de me faire redouter la crise de nerfs. Combien de fois ne me suis-je pas demandé au fil des ans « Mais qu’est-ce que j’entends là, bordel ?! Est-ce qu’ils sont vraiment tous aussi complètement cocomb’ qu’ils en ont l’air… ou bien est-ce qu’ils font semblant ? »

Tout à coup, alors que le couperet va tomber, tout un groupe de gens me répond d’une seule voix, chacun à sa manière : « Inquiète-toi pas, Chose. Ce qui se passe, nous le savons parfaitement. »
Ce qui fait qu’en plus de l’étonnement que je ressens à entendre ce qui s’exprime là, heure après heure, une question de la plus grande urgence cherche sa forme en moi : « Mais… pourquoi ?! Pourquoi ?! Pourquoi toutes ces séances de fafinage et de contage de balounes, à l’infini, auxquelles j’ai assisté, si tout le monde est déjà au courant ?! »
J’aurai la réponse dès le lendemain.
Mais en attendant, je suis estomaqué par la scène à laquelle j’assiste.

Il y a ensuite le flot des images engendrées par les récits. À chaque phrase ou presque que j’entends, il s’en présente de nouvelles. Comme si je parcourais à pied, lentement, la ville qui va être détruite, en compagnie de gens qui m’expliquent : « Ça, c’est la maison dans laquelle je suis né. Celle-là, c’est celle où j’ai grandi. Sous cet arbre-là, j’ai fait l’amour pour la première fois. » Tandis que, sous-jacente aux récits, gronde la voix du général dont l’assaut est sur nous : « Il faut que vous compreniez, monsieur Dubois, qu’en lançant la Révolution tranquille nous avons engendré un monstre. »
Tout ce que je sais, assis là, c’est que n’est pas un monstre qui va être détruit, mais des vies humaines.

Et puis il y a… qu’il n’y a rien à faire.
Et qu’il y a même très fort à parier pour que pas le moindre chat, en dehors des murs de l’Uqam, ce jour-là, ne comprendrait un mot à ce qui est en train de s’y dire, tellement l’image qui dans cette société est véhiculée de toutes parts au sujet des artistes est à des années-lumière de ce qu’ils vivent.
Ce qui va être saccagé – ce qui, de tout temps, au Québec, n’a été supporté qu’à contrecœur, de très mauvaise grâce et une miette à la fois –, ce sont des vies, certes, mais c’est aussi une conception du monde.
Une conception du monde dans laquelle il serait possible, au cours de son existence, de se parler les uns aux autres d’autre chose que de comptes en banque, de placements, de plans de retraite et de piscines creusées.

Je me souviens que je pense à monsieur Deslauriers, dans ma pièce du même nom – et que je revois Gérard Poirier dire les mots –, révolté par ses propres enfants incapables de nommer leurs propres rêves…

… à part la marque du yacht ou ben la couleur de la robe ? Ou ben l’ goût d’la vengeance ? Hen ?
Henri. Comment ça s’ fait qu’ t’es pus pilote ? T’aimais ça. T’étais ben, dans l’ Grand Nord, non ? Qu’est-cé qu’ tu trouves don de si extraordinaire que ça dans l’ fait’ d’êt’ sous-minis’ du téléphone pis d’ la hauteur des antennes ? Pis toi, Vincent ? Le coureur des bois en Jaguar. T’as passé ton adolescence à m’envoyer chier. À m’répéter à moi pis à répéter à ta mère, toué jours, que tu l’ f’rais, HÉC, mais rien qu’ pour me contenter. Que toi, tu finirais dans une plantation d’ caoutchouc en Malaisie. Ou ben tueur à gages au Brésil. Qu’est-cé qu’ tu fais icitte ?

C’est-tu si tough que ça, sacrer son camp pis aller voir le monde ?

… et qui décide de partir à la recherche du sien, de rêve, quand bien même il ne lui reste vraisemblablement que six mois à vivre.

Je pars, ma Dame, je m’éloigne de vous.
Mais je repars pleurant les aub’s à vos genoux.
J’ai été votre amant et le demeurerai.
Je t’aime comme un enfant
Tu m’auras
Tout
Donné. [26]

C’est ça, le Québec ? Une société qui ne permet la vie qu’à l’extérieur de ses murs ?

Je me souviens très nettement que je pense aussi au Fahrenheit 451 de Bradbury.

Un monde dans lequel la beauté doit être apprise par cœur par des hommes-livres, parce que les livres de papier, eux…

… on les brûle.

Quelle différence y a-t-il entre ce monde-là et la société où je vis ?

Il n’y a rien à faire. Strictement rien d’autre qu’attendre que le coup s’abatte.
Et le gorille que je suis ne supporte pas l’inaction. Il voudrait avoir une idée, là tout de suite, l’idée de quelque chose à tenter, n’importe quoi mais quelque chose, sacrament !
Il n’y a rien.

*

L’après-midi est déjà passablement entamé quand le grand tour de table s’achève.

Quelques fois, quand l’un des participants venait d’achever de dire ce qu’il avait sur le cœur, avant d’accorder la parole au suivant Diane Pavlovic, l’animatrice, s’est tournée vers moi en soulevant les sourcils, l’air de me demander : « Tu y vas ? » Comme s’il allait de soi que j’en aurais envie. Et à chacun des « non » que je lui ai répondu d’un petit signe de tête, d’étonnement elle a arrondi les yeux un peu plus.
Là, quand le tour de table s’achève, je sens tous les regards se tourner vers moi. Et Diane dit « René-Daniel » – sans la moindre trace d’interrogation : « C’est à toi. »

Mais je n’ai strictement rien à dire.

C’est fou.
Je n’ai pas la moindre idée de ce dont je pouvais bien avoir l’air de l’extérieur, mais dans mon souvenir, pour tout le reste de la séance, chacune des phrases que je prononce est lente, posée. Pas du tout sur le rythme précipité qui m’est habituel. Sans fougue non plus.

Je me souviens que cette fois-ci, après l’invitation de Diane, je fais lentement « oui » de la tête, pour faire savoir que je vais bien y aller.
Mais je ne parle pas tout de suite.
Je pose mes mains sur la table et je les regarde. Longuement.
Jusqu’à ce qu’il me vienne une idée.

Je ne sais pas d’où elle arrive, mais elle se pointe d’un coup sec.
Je sais qu’il est hors de question que je me lance à mon tour dans un discours.
Je n’en ai aucune envie et au demeurant ce serait inutile, la quasi-totalité des gens présents connaissant mes positions – mais cette raison est secondaire.
Je ne veux pas parler directement de ce que me fait à moi le sujet abordé ce jour-là, parce que les chances seraient beaucoup trop fortes pour que la rage s’empare de moi – et que je finisse par fracasser une table sur un mur. Ce qui ne serait guère utile à qui que ce soit.

Alors je relève les yeux, regarde les participants un à un – y compris le fils de pute assis juste là, à ma gauche – puis je dis : « Résumons-nous ».
Et j’entreprends de synthétiser à tour de rôle en quelques phrases les propos que j’ai entendus depuis le matin. Chacune des personnes opine après mon abrégé de ses paroles.
Quand j’en ai terminé, le constat global, formulé comme ça en accéléré, est encore plus dévastateur. Je m’en rends compte à la vue de l’expression peinte sur les visages – mais moi, j’en suis à un point où je ne ressens plus rien.

Je demande alors si quelqu’un a une idée de ce qu’il conviendrait de faire avec ce que nous venons d’énoncer là, et la discussion s’engage. Très rapidement, on en vient à un accord : l’essentiel, c’est de tout faire pour que le constat se rende, demain, jusque sur le plancher de la plénière. Il est hors de questions, aux yeux des participants, d’accepter que cette fois-ci, comme il arrive si souvent lors des grandes assemblées, les choses importantes se discutent dans le lobby de la salle, autour des machines à café, en mâchouillant des muffins, tandis que sur le plancher on découpera et aseptisera les propos en fines tranches codées. Il est hors de question, cette fois, de laisser nos âmes au vestiaire. Le but que nous devrions viser, c’est d’étendre à l’ensemble du milieu l’échange que nous avons vécu aujourd’hui – émotion comprise.
Mais pour cela, nous ne pouvons pas nous contenter d’un constat, il faut que nous formulions une proposition.
Saint sacrebleu, de quelle foutue sorte pourrait-il bien s’agir ? Nous n’en avons strictement aucune espèce d’idée.

Alors le débat redémarre. C’est incroyable : toutes les idées lancées sont claires, punchées, directes, groundées. Je me rendrai compte plus tard, en y repensant, que je n’ai jamais auparavant vécu une discussion pareille, aussi énergisante, et qui fait un tel bien à la tête et au cœur.
Pour vous dire les choses comme je les pense : la discussion est d’une telle clarté que, durant une heure ou deux, je n’ai plus l’impression d’être au Québec.

À un moment, la question est soulevée carrément – et elle est d’une remarquable pertinence puisque la réponse que nous lui apporterons constituera l’axe central de la suite de la discussion : devons-nous faire attention à ne rien brusquer ?
La réponse fuse aussitôt : non, il n’en est pas question. Au point où nous en sommes, tout ce que nous voulons c’est être clairs – à quelque prix que ce soit.
La proposition que nous cherchons devra rendre compte dans toute sa force de l’urgence que chacun ressent dans la salle où nous nous trouvons – et c’est tout.

C’est comme ça que, de fil en aiguille, elle prend forme.
Bien des gens, par la suite, en parleront comme de « ma » proposition – « la proposition de Dubois » –, mais rien ne saurait être plus éloigné de la réalité. La proposition 15, je ne la « formule » pas, elle n’est pas non plus « mon » idée, je la « rédige » et c’est tout : je fais office d’écrivain public (et c’est un pur bonheur) – la seule chose que je souhaite, c’est de permettre aux gens présents, là, dans ce local, de se faire entendre en dépit de toutes les chausse-trappes qu’à n’en pas douter les organisateurs du Congrès – dont nous savons déjà que leur intention est, bien entendu, comme toujours, de jouer de prudence face au pouvoir politique – tenteront demain de semer sur leur chemin.
C’est ça, la job fondamentale de l’artiste : dire.
Pour le reste… on fait ce qu’on peut.

Ce qui va servir de déclencheur ultime à la formulation, c’est la remarque qu’au cours des échanges fait au passage une participante. Je viens de lancer une nouvelle question à tous, destinée à obliger chacun à redire l’essentiel à ses yeux, mais en changeant d’angle, ce qui est souvent fort utile, et quelqu’un a laissé tomber – tout simplement : « Nous n’avons pas les moyens de faire ce que nous avons vraiment envie de faire. » Sur quoi un autre a enchainé : « Avec les moyens réduits que nous avons, nous sommes obligés de tenter de faire beaucoup trop. » Puis une participante, donc : « Oui, c’est ça ! Nous devons faire cinq shows avec l’argent qui devrait permettre d’en faire un seul ! »
Bing. C’est la clé.

Dix ou quinze minutes après, la proposition se lit à peu près ainsi :

« Qu’en utilisant à cette fin la totalité du budget dont ils disposent pour la saison entière, tous les théâtres du Québec s’engagent à produire l’automne prochain LE show auquel ils ont toujours rêvé… puis ferment leurs portes. »

Avec ça sur le tapis, nous disons-nous – de bien bonne humeur soudain… –, pas de doute, la discussion va enfin pouvoir s’engager.

*

Alors que le débat sur la formulation battait son plein, à un moment la porte de la classe s’est ouverte sans bruit, et l’un des organisateurs du CQT – Gilles Marsolais, professeur au Conservatoire de Montréal, si ma mémoire ne me joue pas de tour –, s’est faufilé à l’intérieur, a refermé doucement et est resté là, debout à côté des pitons, dos au mur, à suivre ce qui se disait. Sans doute le comité organisateur souhaitait-il prendre un peu le pouls des différents ateliers. Au bout d’un instant, j’ai vu ses yeux s’agrandir considérablement – venant de comprendre de quoi nous discutions là. La seconde d’après, il n’y était déjà plus et la porte était en train de finir de se refermer à nouveau sans bruit. Souriant in petto, je me dis que nous allions sans doute sous peu avoir de nouveaux visiteurs.
Comme de fait, moins de dix minutes plus tard, suite de la scène de vaudeville : la porte s’ouvrait, et laissait passer en silence… deux nouvelles personnes. Qui écoutaient un moment. Puis ressortaient toujours aussi discrètement. Avant de partir, j’imagine, au triple galop, sonner l’alerte générale.

Lorsque l’atelier est déclaré officiellement achevé, nous faisons comme lui et nous levons, bien entendu, ouvrons la porte… et avons la surprise de découvrir le couloir noir de monde qui nous attendaient : la nouvelle que notre groupe vient de lancer une bombe a déjà eu le temps de faire le tour du Congrès. Et tous les gens qui se trouvent là nous regardent avec sur le visage des sourires à n’en plus finir – on nous fait presque un accueil de héros. Tapes dans le dos, et tout.

Je pars avec quelques autres membres du groupe et des amis qui ont assisté à d’autres ateliers pour un restaurant, près de là. Nous allons finir par être… oh, sûrement pas loin d’une vingtaine – des gens que, pour la plupart, je ne connais absolument pas… mais qui pètent le feu. La porte du restau ne cesse de s’ouvrir et de se refermer : d’autres groupes se sont formés dans d’autres bars et restos de la rue St-Denis, et envoient des émissaires poser des questions, recueillir des éclaircissements, avant de retourner les partager.
Quand soudain… coup de théâtre !
Un des membres du groupe, qui possède un cellulaire – phénomène encore rare à l’époque –, reçoit un appel. Le prend. À grands gestes, il réclame un peu de silence afin de pouvoir comprendre ce qu’on lui dit. Il écoute. Écoute. Écoute. Grogne ou murmure une courte réponse ici ou là.
Finit par raccrocher.
Son regard fait le tour de la longue table.
Puis il nous lance : « C’était le président d’un regroupement d’artistes visuels (J’ai malheureusement oublié duquel il s’agissait). Ils ont déjà appris – je ne sais absolument pas comment – ce qui est en train de se passer. Et si la proposition passe, ils s’engagent, pour l’automne prochain, eux aussi, à transformer en une nuit en œuvres d’art tous les panneaux-réclame le long de la 20 ! »

Avec le hurlement de joie qui jaillit à cet instant… je n’ai jamais compris que toutes les fenêtres du restaurant n’aient pas volé en éclats.

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Le reste du repas se passe essentiellement à nous répéter à qui mieux mieux de ne surtout pas nous emballer, de rester calme, d’attendre demain pour voir comment les choses vont se dérouler.
Mais soyons franc : pas un estie de chat, au Jardin St-Denis, ce soir-là, n’a vraiment envie de se calmer. Il y a dans l’air un fort parfum de révolution. Ça fait un bien… indescriptible. Et chacun est bien déterminé à le renifler à plein.
Demain est un autre jour.

Celui que nous vivons là, absolument personne ne l’avait vu venir.
Alors qui sait.

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(14 au 25 février 2017)

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