… jusqu’ici.
Je clique sur le lien, alors que pourtant je ne le veux pour rien au monde.
Si, à l’instant où il me tombe sous les yeux, je n’étais pas coincé comme je le suis dans le sillage des derniers jours, déchiré entre le désespoir et la rage; si je n’étais pas aussi totalement prisonnier d’un appel d’écriture dont la force continue toujours d’augmenter; si l’état d’extrême concentration dans lequel je me trouve n’était pas l’aboutissement de trois interminables mois de quête incessante et de déferlement de grandes vagues; si je n’étais pas aussi étourdi de me retrouver après Vissotski-Shakespeare-Pasternak une fois encore devant un mur aussi insupportable qu’archiconnu; si n’importe quel aspect des circonstances dans lesquelles je baigne était si peu que ce soit différent; si la plus petite opportunité, même la plus dérisoire, s’offrait à moi, ou que la plus minuscule sortie de secours – intérieure ou extérieure – était discernable, au lieu d’appuyer sur le bouton je déplacerais d’un poil mon doigt sur la gauche au-dessus de la souris et donnerais un bon coup de roulette pour faire défiler l’écran à toute allure jusqu’à ce que le lien ait disparu de ma vue – de la même manière qu’au fil des ans je l’ai déjà fait des dizaines de fois pour des dizaines d’autres liens de teneur apparentée, ou que j’ai déjà tourné la page d’un coup sec à la vue de dizaines d’articles de journaux de même nature – de la même manière qu’au fil des ans j’ai en je ne sais combien d’occasions fait la sourde oreille à des invitations qu’on me lançait, et tourné le dos aussi vite que j’ai pu à des discussions sur le sujet que j’aborde ici.
Tant pis pour le pathos : le 3 janvier, j’appuie sur le bouton parce qu’à la vue du titre je viens d’être saisi par la même énergie désespérée qui me ferait presser la gâchette d’un revolver si j’en avais un à me pointer sur la tempe : « Ça suffit ! »
Durant l’interminable fraction de seconde qui s’écoule entre la lecture et le clic, une fraction de seconde assez large pour y faire passer une autoroute à douze voies, je suis certain, convaincu jusqu’à la moelle, que si j’appuie, ce que je vais lire va être le point final, le cinq cents litres qui va faire exploser le vase, et que je vais virer… complètement fou. Enfin ! J’appuie sur le bouton de ma souris parce qu’en le faisant je suis convaincu que je vais, oui enfin !, enfin !, enfin !, me mettre à hurler à tue-tête à pleins poumons le hurlement qui gonfle en moi depuis une éternité, rompre les amarres et m’accorder la liberté de me taper la tête sur les murs jusqu’à m’en faire péter les os. Je ne veux pas cliquer, je veux crever.
« Allez, go ! Ça suffit ! »
N’importe quoi !, pour cesser de voir ce que je vois, cette société vide, ignorante, pétrifiée, prétentieuse et satisfaite, et cesser de penser à ce à quoi je pense en tout temps – sauf aux heures où je parviens, au prix de mille ruses, à me rappeler que la vie, la vie comme je l’aime, a bel et bien déjà existé et qu’elle peut de-ci de-là être ranimée.
La chose se fait toute seule à la vitesse de l’éclair : juste le temps de lire la phrase, ma désespérance déjà insupportable fait un grand bond et le doigt posé sur le bouton de la souris s’est enfoncé de quelques millimètres. « Allez, allez, bang !, tabarnak ! Bang ! »
« Et nous ne verrons pas notre théâtre. »
*
Seulement voilà…
L’effet immédiat est aux antipodes exacts de celui auquel je me suis attendu.
Et, une fois encore sans même m’en rendre compte, hop, je saute à bord du train qui me file sous le nez.
Je lis et relis le billet de Gabriel Plante, pour tenter de m’approcher de ses mots et de les attraper – je veux dire pour parvenir à entrer en contact avec ce qui est là, sur mon écran, sur la page, à travers la douleur et le sentiment d’impuissance qui me varlopent depuis des jours, et les flots de souvenirs qui viennent de se mettre à jaillir comme des geysers d’eau bouillante.
Et j’y parviens.
En partie.
J’y parviens, mais avec tout ce qui se bouscule en moi, je me rends vite compte que je suis incapable, totalement, de ne lire qu’eux : à chaque ligne, à chaque phrase, en plus de l’inculture mur-à-mur, là dehors, en plus du culte de la niaiserie, omniprésent, je vois apparaitre des visages, je revois des scènes, je réentends des voix. Je ne sais combien de bribes de moments défilent, advenus au fil des décennies, certains auxquels je n’ai plus jamais repensé par la suite. À des tables de réunions, ou dans des cafés, des restos ou des bars, dans des lits, même, ou sur des coins de rues ou dans des coulisses, des loges, en plein été ou sous la neige.
J’ai ou ils ont vingt-cinq ans ou quarante, cinquante ou trente. Des gens, en larmes, qui me disent « J’ suis pus capab’, René-Dan. C’est trop dur. C’est. C’est un mur. J’ suis pus capab’. Excuse-moi. » Ou qui le disent à d’autres, en ma présence.
Je revois des gens à qui je serre la main, ou que je serre dans mes bras, ils s’en vont – je veux dire : ils se retirent, pour eux la guerre est finie. Ils ne joueront plus. Ne feront plus de mise en scène. N’écriront plus. Ne composeront plus, ne peindront plus. Et ils ont voulu me saluer une dernière fois.
D’autres m’ont dit, depuis des années, que leur rêve le plus cher est d’écrire. Alors un jour, tout sourire, je sors de mon sac un de mes stylos et le-leur tend : « Tiens, prends, il est pour toi, il t’attendait. Tu vas voir : c’est super facile. Tu commences en haut de la page, à gauche complètement. Tu vas jusqu’au bout de la ligne. Rendu là, tu descends à la suivante. Et arrivé en bas de la feuille, tu la retournes ou tu passes à une nouvelle. » J’ai dû le faire trente fois au bas mot. Et tous, pour autant qu’il m’en souvienne, ont eu le même regard. Le regard de quelqu’un qui est terrorisé. Alors, j’ai ajouté : « Il y a de bonnes chances pour qu’il te faille un bout de temps, avant de sentir que la page est ton amie et qu’elle ne te veut pas de mal. Mais c’est tout simple, je t’assure. Écris de ton mieux ce qui cherche à se dire. Puis laisse tes feuillets là et va prendre un coup avec des copains. Saoule-toi avec eux. Et quand ils sont bien ramollis, les oreilles grandes ouvertes, lance-toi : raconte-leur en long et en large ce que tu as commencé à écrire. C’est sûr qu’à un moment où un autre l’idée va te frapper : ce que tu es en train de raconter là ne ressemble pas tout à fait à ce que tu as couché sur le papier. Eh bien, grave immédiatement en toi l’image de ce que tu viens de dire, immobilise-la, lève-toi, rentre chez toi en courant, et remets-toi à écrire jusqu’à ce que ce qu’il y a sur la feuille ressemble à ce que tu leur as raconté. Ensuite, recommence. Tout le cycle. Et encore. Et encore. Jusqu’à ce que ce qu’il y a dans ton texte soit encore plus clair que ce que tu pourrais improviser – jusqu’à ce que, en racontant dans un bar, tu n’aies plus rien à inventer sur place, il te suffit de citer par cœur les mots que tu as écrits. » Et la peur. La peur, dans leurs yeux. Parfois même, leurs crises de colère. Jusqu’à ce que je comprenne : leur propre désir les rend fous d’angoisse.
Je revois des dizaines d’étudiants, au fil des ans, avec qui je travaille, et qui ont un talent fou – mais un talent dans une teinte ou sur une longueur d’onde dont je sais très bien qu’ici, on n’en a rien à foutre : lui permettre d’entrer en action obligerait à se poser des questions, à revoir des manières de faire. Ce n’est pas ça, ce n’est pas ce dont ils sont porteurs, que l’on veut sur les scènes d’ici. Ici, il faut d’abord et avant tout confirmer et reconfirmer à mort le déjà connu, le déjà su. Alors je tente de mon mieux de les encourager, de leur donner, ouvertement ou mine de rien, le goût d’aller voir, plus loin sur leur route à eux, qui ils sont – qui est l’homme ou la femme qui les attend, là devant. L’acteur, l’auteure, la scénographe ou le concepteur d’éclairages qui les appelle depuis plus loin dans leur vie.
Une armée complète. Des visages, des voix, des gestes, des sourires tristes, ou de mines d’enterrement. Parfois, c’est « Je vais le faire » mais avec une résignation d’une telle lourdeur qu’ils pourraient aussi bien être en train de m’annoncer qu’ils vont se mettre en marche vers l’abattoir. Et puis d’autres fois, c’est le silence et rien d’autre.
Je repense à un finissant, dans une grande école, qui me lance, après que je vienne d’expliquer à son groupe pourquoi je vais travailler avec eux de la manière qui est la mienne : « Tu sais quoi ? C’est la première fois, depuis trois ans et demi que j’étudie ici, que j’entends prononcer le mot Art. »
Je repense à des gens, généralement assez saouls pour pouvoir prétendre demain qu’ils ne savaient pas ce qu’ils disaient, qui m’expliquent en martelant les mots ou en tapant sur la table, qu’être un artiste, c’est une job et rien d’autre. Et que penser, rêver… rend fou ! Je les écoute, la plupart du temps, sans dire un mot, en opinant très lentement la tête, « Je comprends ce que tu me dis. » Mais ils ne savent que trop bien ce que je vois : qu’en me disant ça, ce n’est pas moi qu’ils cherchent à convaincre, c’est eux. Et certains deviennent fous de rage.
Et d’autres, et d’autres encore, et encore.
Et puis je revois les visages de camarades de combat, de débats. Parce qu’il y en a eu. Plusieurs. Et de valeureux. Je nous revois, discutant. Souvent, en sachant déjà que nous courons droit à la défaite. Mais en sachant aussi et surtout que nous n’avons pas le droit de refuser d’essayer quand même.
Je lis les mots de Gabriel Plante et l’armée de visages croit à toute vitesse – derrière chacune des silhouettes qui prend forme dans mon esprit j’en sens trois, cinq qui veulent elles aussi être vues, entendues, prises en compte, le déroulement frénétique des souvenirs qui veulent être revécus a l’air d’être sans fin.
Mais tout à coup je m’aperçois que cette masse n’est plus… comment dire ?… que je baigne plus dans les images. Qu’elles se sont, toutes ces images, un peu éloignées de moi, mais sans rien perdre de leur clarté, de leur prégnance. Et qu’à présent elles ne sont plus les étendards d’une force qui me submerge, mais constituent plutôt à elles toutes une masse posée devant moi, que je contemple. Du coup, la pression que je ressens depuis des semaines se relâche presque entièrement.
Pour la toute première fois depuis le début d’octobre, je me sens devenir léger comme une plume. Frais et dispos comme au saut du lit, après mes longues heures de sommeil. Remis à neuf. Je me rends compte… que je ne veux plus rien. Que je suis très précisément là où, depuis trois mois, « quelque chose », en moi, quelque chose qui est moi au cœur de moi, cherchait à m’entraîner.
À peine le temps de le constater qu’une question évidente surgit : « Mais où donc ? Où donc est-ce que je viens d’atterrir, là tout de suite ? Qu’est-ce qu’elle est, l’image, au fond de moi, qui a poussé de toutes ses forces, tout ce temps, jusqu’à passer à un très mince cheveu de me faire virer fou ? »
Je ferme les yeux. Fais le calme.
Attends.
Puis elle surgit, douce, triste, silencieuse, recueillie.
Elle apparaît tranquillement, comme les photos faisaient autrefois dans le bain de révélateur.
*
L’amorce d’un désir, à peine l’amorce, se pointe.
Celui d’écrire… je ne sais pas. Un poème, peut-être ? Un chant ?
Oui ! Oui, un chant. Empreint de respect. Tendre. Profond. Grave.
Une mélopée, lente et sourde, dédiée à tous ces gens, au fil des époques de ma vie, que j’ai vus laisser s’envoler un gros morceau de leur âme – comme un enfant lâche le ballon auquel il a tant rêvé et, le nez au ciel, le regarde s’élever en dansant doucement sur fond bleu, vers là d’où il ne reviendra pas.
*
Mais ce désir je l’écarte avant même qu’il ait pu achever de se formuler : « Non ! Non, pas maintenant ! Plus tard. Je l’écrirai, ce chant. Oh oui, je l’écrirai. Mais plus tard. Pour le moment… »
Je ne peux pas, là, en cet instant, lui laisser la place. Je ne peux pas. Je n’ai pas la force de lui faire face. Je suis trop ébranlé, encore bien trop proche du bord du gouffre.
Et puis, il faut que je plonge d’urgence beaucoup plus profondément vers les sources de l’appel d’écriture, sous l’image qui vient de commencer à se révéler.
Pour le poème, il est trop tôt : si je tentais de m’y mettre sans avoir suffisamment tiré à la lumière les racines de mon appel d’écriture, je ne pourrais sans doute pas aller beaucoup plus loin avec elles que je suis allé avec MDT, Khrouchtchev et son épi de blé d’Inde.
Alors, je détourne les yeux, en moi. Et à toute vitesse, encore une fois, une décision s’impose.
Il faut, il faut, il faut que.
Que je raconte, ça c’est certain. Que je raconte, que j’en aie envie ou pas. Parce que je sais d’expérience qu’une image qui recèle une énergie suffisante pour m’immobiliser pendant trois mois, jour et nuit, tandis qu’elle perce son chemin vers la surface, il est non seulement vain mais sans doute aussi dangereux, une fois qu’elle y est parvenue, d’essayer de lui recaler la tête sous l’eau. Quand bien même je réussirais, elle finirait à coup sûr par revenir – et sa force serait alors décuplée : elle arracherait tout sur son passage, pour se faire entendre. Je le sais : je l’ai déjà tenté quelques fois, il y a des années de ça. Et j’ai fini par me jurer de plus jamais rien essayer d’aussi stupide.
Raconter, donc. Mais comment ?
Il faut que je me dessine d’abord un chemin que je saurai pouvoir suivre jusqu’au bout. Un chemin qui devra être très court. Et qui ne longera pas le bord du canyon, même s’il me permettra tout de même de l’évoquer, mais de loin. De l’esquisser. Sans risquer d’y tomber.
*
En un instant, de premières pistes s’offrent à moi.
Y aller doucement. Trouver un ton, une manière, qui me permettra d’écrire « à bout de bras » : en gardant mes distances.
Je me dis : « Ne plonge pas, surfe ! Choisis… trois, quatre ou cinq moments, et c’est tout. Ok, ok, mais combien ? Trois ? Non, c’est trop court : tu te retrouverais dans thèse-antithèse-synthèse, et ce serait trop massif, ça aurait l’air d’une masse, ce que ce n’est pas. Cinq, alors ? Non, trop long – ça n’a pas de rythme, « cinq ». Alors, ce sera quatre. Choisis quatre moments de tes batailles au sujet des politiques culturelles, et rien que quatre – puis évoque-les aussi doucement qu’il te sera possible. Et surtout, reste bref. Montre les coffres du doigt, au passage, mais ne les ouvre pas. »
Oui, oui, c’est ça que j’ai à faire : il y a trop de détails, trop d’images, alors il faut choisir, tricoter le raccourci le plus synthétique possible.
Je me lance.
Quatre moments ? Lesquels ?
Ah, je sais : je vais partir de quatre textes que j’ai écrits autrefois.
Et aussitôt, le plancher me part encore un coup de sous les pieds.
*
Parce que je m’aperçois instantanément qu’au moment où, plusieurs semaines plus tôt, il m’a pour la première fois passé par l’esprit que la phase que je traversais là pouvait fort bien constituer la manifestation d’un appel d’écriture, j’ai scruté les répertoires de Merlin sous toutes leurs coutures pour tenter de discerner si ce n’était pas un projet de texte mis à l’écart qui réclamait mon attention, et que j’ai eu l’impression d’avoir examiné toutes les pistes envisageables… mais que c’est faux.
Il y en a toute une brochette, de mes textes, sur laquelle il ne m’a même pas traversé l’esprit de jeter un œil.
Pour une raison toute simple : dans ma vie, ces textes-là ne sont rien d’autre que les rappels d’une blessure restée ouverte. Ces textes-là, ce sont d’insupportables fantômes.
*
Si j’ouvre mon répertoire « Essais » – qui pourrait aussi bien s’appeler « Politique » ou « Société » –, Windows m’indique qu’il s’y trouve 291 fichiers plus 14 sous-répertoires réservés aux gros projets dans lesquels je me suis lancé au fil des âges. Au total : 2200 fichiers, dans 159 dossiers totalisant… 1,6 Go ! Mais ne craignez rien, je n’ai aucune espèce d’intention de mettre tout ça en ligne. Dire « j’ai au total dans les 1,6 Go de textes d’essais, de notes, de bibliographies, de brouillons et de versions » ce n’est pas une menace, juste une illustration du fait que j’ai beaucoup tenté de réfléchir, dans ma vie.
Or, pour avoir autant pataugé, il a bien fallu que la liste de mes fichiers, je la consulte souvent, à la recherche de ceci ou de cela et, en conséquence, elle a dû me passer sous les yeux mais des milliers de fois.
Pourtant, aussitôt que je me dis « Je vais partir de quatre textes écrits autrefois », que j’ouvre le répertoire et que j’en fais défiler le contenu, je m’aperçois… qu’en pratiquement chacune des innombrables occasions où je l’ai consulté depuis au moins 20 ans, j’ai systématiquement sauté par-dessus les textes en question – dans la presque totalité des cas, je ne les voyais même pas. À telle enseigne que je serais désormais incapable de dire de mémoire lesquels de ces textes, recueils de notes ou brouillons sur le sujet j’ai bien pu conserver ou effacer.
Ce jour-là, le 3 janvier, une heure, deux peut-être après avoir aperçu le lien Facebook, en faisant défiler les titres, je m’oblige à y aller tranquillement, attentivement, et m’aperçois que chaque fois, au fil de ces dizaines d’années, que j’ai lu au passage
1991 – 2 – Groupe de travail Arpin 3 m-e-p.doc,
1991 – 1 – Cead-Aqad – Dépôt mémoire 02 corrections.docx,
1991 – Texte – Le Bruxisme de Lorenzo – v 1.rtf ,
ou bien 1992 – Cead – Groupe des 14 – 2 – Texte inaugural RDD – v 2.doc,
je me suis empressé d’effacer aussi sec de ma conscience le fait que je venais de le voir, et que je l’ai fait défiler hors de vue le plus vite que j’ai pu, avant d’être tenté de crisser ma tabarnak de machine par la f’nêtre.
Là, à présent que je les lis posément, les titres, un à un, je me réentends penser, chaque fois que mon œil les a autrefois accrochés au hasard : « Scrap-les donc tout’, sacrament ! »
Ou, à tout le moins : « Cache-les dans un sous-sous-sous-répertoire que t’appelleras Vidanges – si tu trouves rien de pire. »
Je les déteste !
Et pourtant, je ne me suis de toute évidence jamais résigné à les effacer. Alors, ils sont restés là, comme le célèbre caillou dans la chaussure. De longues et nombreuses années durant.
C’est que, bien entendu, il y avait autre chose que de la colère, dans mon sentiment à leur égard. Quelque chose qui à l’origine a sans doute dû être très fugace, mais qui à mesure que le temps a passé en est venu à être suffisamment fort pour m’empêcher d’appuyer sur Delete quand l’envie m’en prenait – sans pour autant jamais s’approcher de faire disparaitre, ni même amoindrir, mon irritation lorsque je les apercevais.
Leur présence, lorsque de loin en loin elle se rappelait à moi, avait fini par… pas par me réjouir, certainement pas, mais… par me rassurer, en quelque sorte.
C’est l’idée qui me passe par la tête, le 3 janvier, en me mettant à les lire, ces titres de fichiers – et rien qu’eux : je m’aperçois, simplement, que durant toutes ces années, sauf en de rarissimes occasions, je n’ai pour rien au monde voulu lire ce qu’ils contenaient, mais que leur seule présence a fini par suffire à me prouver… que les événements auxquels j’ai autrefois fait référence dans leurs pages ont bel et bien eu lieu.
C’est de m’entendre penser ça, qui me fait pour une ixième fois partir le plancher de sous les pieds.
Je viens de mesurer à quel point, dans le monde du théâtre québécois, la moindre trace des événements de ces années-là a été effacée avec une efficacité… stalinienne !
Oh, je le savais bien que personne n’en parlait jamais, je le savais depuis longtemps. Mais je comprends tout à coup à quel point le ménage a été bien fait.
Il l’a si bien été, que si je n’avais pas résisté à l’envie d’effacer mes fichiers, il ne me resterait peut-être pratiquement plus aucune preuve du fait que ce qui s’est passé autrefois est bel et bien advenu. Des années de réflexion et de luttes se seraient tout simplement envolées en fumée comme si ni moi ni personne ne les avait jamais vécues.
Comme si la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui les artistes et leurs œuvres était le fruit du hasard. Comme si personne ne l’avait préparée, mise en branle, instaurée, cette situation.
Et pour la première fois de mon existence, je prends conscience de ce que tout un pan de ma vie s’est arrêté net, comme frappé par un éclair, au début des années 1990.
Ce pan de ma vie, il est… pétrifié, comme…
Nouveau choc !
… il est pétrifié… comme… la femme de Loth, dans la bible…
… celle qui s’est retournée pour poser une ultime fois le regard sur la ville qu’elle aime, la ville qu’elle aime et qui est sur le point d’être anéantie, et qui en punition a été transformée en statue de sel.
La femme de Loth – le titre du magnifique poème d’Akhmatova si bellement commenté par Michel Garneau et qui m’est revenu il y a quelques jours à peine en pensant à Pasternak !
La tête me fait trois tours. D’abord, l’image des morts du Titanic, inspirée par Bismarck, à présent celle d’Akhmatova !
Je vois passer à toute vitesse la possibilité pour que je finisse par me rendre compte, en continuant d’avancer, que toutes les images qui m’ont frappé depuis trois mois, que toutes les idées qui m’ont traversé la cervelle ont bel et bien été liées à un aspect ou un autre de l’image qui vient de commencer d’émerger.
Mais là, ce jour-là, je n’ai pas davantage le temps de me consacrer à une intuition pareille que je ne peux penser écrire immédiatement le chant qui s’est peut-être annoncé tout à l’heure. Même l’énorme bloc noir composé de 25 années de ma vie, de 25 années de paralysie, dont l’image vient de se dévoiler devant moi, je dois refuser de le contempler tout de suite, elle devra attendre.
Je sens, je sais, que pour l’heure, je dois m’en tenir à mon idée première et rien qu’à elle : faire un récit court. À partir de quatre moments et rien que quatre, associés à des textes.
Si je ne me concentre pas sur eux, et sur eux seulement, je serai presque à coup sûr emporté par la marée.
*
Je me souviens que cet après-midi-là, tandis que je me mets en quête d’un site d’accueil pour la page que je vais entreprendre d’échafauder – et dont le projet se dessine plus clairement d’instant en instant –, la pensée de l’éradication de tout ce pan de l’histoire – celui de la résistance à la politique de madame Frulla-Hébert – me danse dans la tête sur le bout des pieds, avec la légèreté d’une radio qui joue tout bas, au lointain.
Je me souviens qu’autour de cette pensée, aimantés par elle, sans doute, d’autres souvenirs encore refont aussi surface peu à peu, mais eux aussi tout au loin.
À propos de Conseils d’administration et de comités, à ne plus savoir qu’en faire. De discussions avec des fonctionnaires ou des mandataires. D’assemblées de toutes tailles. Et puis d’articles et d’entrevues, à la télé, à la radio ou dans des journaux ou magazines, écrits dans presque tous les cas ou bien par des incompétents finis ou bien par des gens soucieux d’abord de ne surtout pas indisposer qui que ce soit d’important.
Et puis encore ceux de milliers d’heures, passées assis chez moi devant mon écran, à tenter d’ordonner mes idées.
Mais je ne les écoute pas, tous ces souvenirs foisonnants qui reviennent doucement à la vie en baillant et en s’étirant, pas vraiment. Ils sont un… un bruit, le murmure d’une foule, à l’arrière-plan.
Quand tout à coup… nouveau surgissement !
Et, porté par lui, un souffle de rage qui me fait instantanément flamber. Qui me part du fond du ventre et irradie dans tous les sens à la vitesse de l’éclair. C’est la furie du fantôme Bogarde-Banquo, enragé par la trahison.
Je me rends compte, ahuri, que le fantôme enragé qui m’est apparu en transparence quelques jours plus tôt et qui saccageait tout, c’est aussi moi.
Moi, à la pensée de l’immonde trahison de la mémoire dont j’ai été témoin dans ma vie. Et surtout, de la trahison de l’art.
L’image, les liens, sont d’une force insensée.
Mais elle et eux, comme le poème d’Akhmatova, comme les morts du Titanic, je dois illico les mettre en veilleuse. Ne surtout pas les laisser m’entrainer. Je ne pourrais plus jamais retrouver mon chemin.
Je continue d’explorer des sites d’accueil possibles pour mon blogue, et j’entends, au fond de mon esprit, le fantôme de Banquo qui se joint à son tour aux idées déjà parquées dans la salle d’attente.
Une image, il m’en passe même une nouvelle sous les yeux : l’écho des voix de deux anciens marins du Bismarck interviewés par Cameron a été aussi puissant parce que, à l’instar de celles du Titanic, elles ont éveillé en moi un deuil que je n’ai jamais pu achever parce que. Parce que je ne suis jamais retourné sur les lieux du naufrage.
Je l’écarte, elle aussi. Lui ordonne d’attendre, elle aussi. La repousse, mais tout doucement, pour ne pas risquer de la fausser, ou de faire en sorte qu’elle s’enfouisse à nouveau.
Je vais y retourner, sur les lieux du naufrage.
Mais pour cela, je dois d’abord tracer le trajet.
*
Je me mets donc immédiatement au boulot, dès le 3 janvier.
J’étudie rapidement le fonctionnement du site d’accueil WordPress que je viens de découvrir, et écris, très rapidement aussi, mon avant-propos – « Allez hop, lançons-nous » – puis le premier billet proprement dit, « Mon histoire commence… ». Je les garroche à bout de bras bien plus que je ne les écris.
Je me suis fixé quatre règles claires et simples auxquelles il n’est pas question que je déroge.
– Il sera fait référence à quatre anciens textes et rien que quatre.
– Je ferai le plus court possible.
– Je n’effectuerai pas de recherches ailleurs que dans ma tête et dans les fichiers stockés sur mon ordinateur. Il doit bien rester des procès-verbaux et des notes manuscrites dans une ou l’autre des caisses empilées dans ma remise, mais il est hors de question que j’ouvre aucune d’entre elles. Le risque serait beaucoup trop grand d’y découvrir des éléments qui me feraient me lancer sur de nouvelles pistes. Alors, pour ne pas prendre la chance d’être détourné, je n’ai pas le choix : je ne vérifierai rien. Tant pis si je me trompe. Si j’erre et que ça choque qui que ce soit, il ou elle n’aura qu’à me corriger. Et tant qu’à y être, à répondre à cette question : « Si t’es tellement au courant, pourquoi donc as-tu fermé ta tabarnak de gueule pendant vingt-cinq ans, sacrament ?! »
– Enfin, je ne reviendrai jamais en arrière dans l’écriture – autrement dit : je m’interdis de retoucher un texte une fois qu’il aura été mis en ligne. Tant pis pour les phautes. [20]
Le 5 janvier, je publie donc ces deux premiers textes.
Ça y est, la page est lancée.
Puis je continue d’avancer dans l’écriture.
Seulement, dès que j’entreprends de préparer le troisième billet – « Samson-Bélair… » –, je me rends compte que, pour une raison fort simple mais incontournable, je dois faire encore bien plus radicalement court que je ne m’y étais préparé.
Il y a si peu de choses de connues à propos de cette période et de ces événements, que dès que j’introduis un nouvel élément dans mon récit, même s’il est des plus simples, je me retrouve obligé de l’expliquer en long et en large si je veux qu’il soit compréhensible – et s’il n’est pas destiné à l’être, à quoi bon le mentionner ? –… et que chacun des éléments de l’explication a toutes les chances du monde de nécessiter à son tour d’être présenté. Tout ce à quoi je fais référence doit être expliqué. À ce régime-là, si je ne suis pas hyper-économe, je ne verrai jamais le bout de l’entreprise. Et le risque de m’égarer – ou de m’écœurer – croit de manière quasi exponentielle à chaque nouvel élément évoqué.
Mon récit, il ne saurait donc être question que je l’enveloppe de chair – je dois me contenter des os… et encore, pas tous, quelques-uns et c’est tout.
Il y a plusieurs raisons qui m’imposent de finir rapidement.
La conscience que j’ai du risque de m’égarer ou de m’embourber si j’aborde trop de détails – je dois rester extrêmement vigilant.
Le fait que mon espérance de survie financière est fort limitée.
Mais ces raisons, même à elles deux, restent encore mineures.
La raison principale pour laquelle j’ai si hâte d’en être venu à bout, c’est que je ressens très tôt que les innombrables images qui me sont venues le 3 janvier puis les jours suivants, et que j’envoie toutes au fur et à mesure de leur arrivée s’empiler dans la salle d’attente, se mettent très rapidement à s’agiter – et que j’ai bien peur de ne pas pouvoir les retenir bien longtemps. Je dois donc au plus vite « remplir le contrat » lié à l’écriture qui a cherché à s’imposer depuis octobre, afin d’être le plus tôt possible libre de plonger à corps perdu dans… la suite. Suite dont je ne sais absolument pas de quelle teneur elle pourra bien être. Mais que la perspective d’explorer m’excite grandement.
Il y a le chant de deuil – dont j’entends fréquemment de brefs échos lointains.
Il y a la furie du fantôme trahi, qui vient me poser la main sur la nuque.
Et il y a La femme de Loth – les 25 années du cœur de ma vie que j’ai l’impression d’avoir vécues ni plus ni moins que statufié.
Mais je ne sais pas du tout si ces sujets sont liés entre eux ou pas. Et, si oui, de quelle manière ils le sont.
Bref, il faut que le blogue, je le finisse rapidement.
Disons, pour prendre une image la plus claire possible tout en restant bienséant, que j’ai une envie folle d’évacuer de mon organisme tout ce à quoi il renvoie.
Et de ne plus jamais y revenir de toute ma chienne de vie.
*
Le quatrième texte s’écrit à la vitesse de l’éclair : il n’est qu’une boutade dont je décide de ne pas me refuser le plaisir – un fichier vide sous le titre « Ce billet-ci est destiné aux gens qui trouvent que je parle trop. »
Hop, cascade.
Le cinquième, « Cette fois-ci nous sommes… », à propos du Comité Arpin, s’écrit lui aussi assez facilement.
Mais parvenu à la préparation du sixième – « 1991, octobre » –, qui porte sur le dépôt au Salon rouge du mémoire Cead-Aqad, les choses commencent à se corser, parce que ce billet-ci est associé au troisième, déjà, des quatre textes vintage que je me suis donné la permission de présenter et qu’après lui, je vais donc devoir passer directement à la conclusion. Or, en l’écrivant je me rends bien compte du nombre insensé de précisions qui doivent déjà être apportées pour réussir à être un peu clair. Qu’est-ce que ce sera pour le dernier, sacrebleu ?!
Seulement voilà… comme chaque fois, au cours de cette histoire de fou, que j’ai eu l’impression que je savais ce qui risquait d’advenir à présent, je me suis aussi planté dans les grandes largeurs en ce qui a trait au dernier pan qu’il me reste à rédiger.
Dès que le billet numéro six est mis en ligne, je me rends compte que je ne vois absolument pas comment je peux à présent négocier le véritable saut quantique qui mène au dernier texte que je veux présenter.
*
Ayant constaté la difficulté devant laquelle je me trouve et l’absence de toute inspiration pour venir à bout d’elle, la première tentation qui me vient est de tout simplement couper au plus court et de le dumper, le quatrième et dernier de mes textes des années 90 : de le mettre en ligne tel quel et c’est tout, accompagné de quelques notules sous forme de renvois en bas de page qui permettront d’éclairer les plus nécessaires des références, et basta.
Mais je ne m’y résous pas.
Je me sonde, je m’écoute, je tente de déterminer si une autre piste ne se pointerait pas. Mais non, aucune.
Alors quoi ? Serais-je dans le champ : est-ce que c’est avec un autre texte que celui que j’envisage depuis le 3-4 janvier, que je devrais conclure ? Pas de réponse.
Je retourne dans mon répertoire « Essais », fais à nouveau défiler les fichiers. En relis plusieurs. Rien. Pas d’écho, pas de secousse, pas d’idée.
Mais, lors d’une ixième relecture des billets déjà mis en ligne, un constat prend forme : il manque un élément capital dans le projet tel que je me le suis imaginé au départ et tel que je l’envisage depuis.
Il a l’air de parler uniquement du passé. Alors que la préoccupation qui m’a animé depuis avant même que j’aie été conscient de la teneur qui allait être la sienne, c’est celle du présent. Non. Non, même pas celle du présent : celle de l’avenir.
C’est donc sans doute là que le bât blesse. Et si c’est le cas, c’est vraisemblablement pour ça que je ne parviens pas à trouver la porte par laquelle entrer dans le dernier texte et dans l’évocation des circonstances qui m’ont autrefois poussé à l’écrire.
Que faire ? Je ne peux quand même pas me mettre à parler du futur, je ne suis pas prophète.
Alors quoi ?
C’est très simple : je dois parler du présent.
Mais duquel, présent ?
Celui de l’écriture. De l’écriture de ce blogue, tout bonnement.
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Comment diable vais-je bien pouvoir faire ça ?
Chose certaine, une option est exclue : que je n’aborde la raison d’être de l’évocation et de l’explication de mes textes passés qu’après que le dernier des quatre textes d’autrefois aura été présenté – parce qu’alors l’énoncé de mes raisons aurait tout l’air d’un post-scriptum, et il ne saurait en être question : ce que j’ai à écrire, ce n’est pas une vague conclusion mais le cœur de mon propos.
Je patauge, envisage quelques pistes possibles, mais aucune ne tient la route plus qu’un bref instant.
Jusqu’à ce que l’évidence se pointe : ce que je suis en train de faire là s’appelle niaiser avec le puck.
Je le sais déjà, ce que j’ai à faire.
Raconter l’appel d’écriture.
L’idée est juste, et je le comprends tout de suite : c’est la seule direction envisageable.
Mais les bras m’en tombent. Ça va être… un boulot de fou.
Qui plus est, il me forcera bien évidemment à évoquer un phénomène auquel à peu près personne ne croira – personne en tout cas à n’avoir pas déjà été témoin – ou victime – ou sujet – ou objet – de cette fonction de l’extraordinaire dynamisme de l’esprit humain que j’appelle « l’intelligence passive ». J’ai donc toutes les chances du monde de me faire – encore une fois – crier des noms.
Tant pis.
Peut-être, pour m’alléger la tâche, pourrais-je me servir de passages de Morceaux, dans lesquels j’ai tenté de décrire comment je me représente le fonctionnement de l’imagination et de la pensée ?
Non.
Pourquoi pas ?
Parce que « quatre textes et rien que quatre ».
*
Le 11 ou le 12 janvier, j’entreprends donc l’écriture du billet « hors-série » que vous êtes en train de lire.
Quand tout à coup, le 13, alors que je viens de me lancer dans la présentation du bout de pièce que j’ai écrit en décembre, avec MDT et son auteur… il se produit un petit quelque chose.
Avez-vous une idée de l’effet que ça vous ferait si, par exemple, sans prévenir votre écran d’ordinateur vous sautait tout à coup dans le visage en hurlant ?
Non ?
Moi, oui.
J’en ai une assez précise, d’idée, depuis… l’après-midi du 13 janvier 2017.
*
La chose se produit pile au moment où, dans la présentation de On va y arriver, donc, je précise que la pièce folle dans l’écriture de laquelle je me lance à l’aveuglette sera une espèce de suite à mon 26bis, impasse du Colonel-Foisy d’autrefois.
Je crois à présent que ça a dû être le fait de repenser à mes « 26 ans », justement, et de me revoir un court instant au travail à cet âge-là, qui a dû agir comme déclencheur. Mais en tout cas, il n’y a aucun signe avant-coureur, aucun coup de semonce, rien.
Je suis là, à mon bureau, je tape. Je suis même d’assez bonne humeur ma foi, parce qu’il me semble que ce qui s’en vient va être du bonbon à écrire, quand tout à coup.
Je ressens un tout petit vertige. Pas dans la tête, dans la poitrine. Comme lorsque le cœur « saute un battement », vous savez ?, si ce n’est que ça n’a rien d’un coup porté, ça n’a rien de… de brutal, ni de poignant, ça n’a rien d’un hoquet, non, il s’agit plutôt de… d’une vague. D’une vague très ample. Je m’arrête net d’écrire, bien sûr. Et « j’écoute » cette bizarre de sensation physique, juste là, derrière mon sternum. Oui, oui, c’est une vague. Et la sensation s’amplifie déjà. C’est une vague, mais pas une vague horizontale comme celles de la mer, une vague verticale. Un vague « debout », et… et dont je sens que l’une des extrémités me chatouille la pointe du cœur, tandis que l’autre, invisible, imperceptible, est plongée, très loin, est enfouie dans un grand puit qui s’ouvre là, sous mon cœur, et descend vers je ne sais où, jusque dans une autre dimension, peut-être. C’est formidablement agréable, surprenant et… un tout petit peu épeurant. Qu’est-ce que c’est que ça ? Je n’ai jamais rien ressenti de la sorte.
Je suis là, à mon bureau, je fixe mon écran des yeux mais ne le vois pas. Je regarde, j’écoute, de toutes mes forces, en moi.
Ça continue. Une grande, lente et molle ondulation. Aussi tangible que. Que le rebord du bureau sous mes poignets, que le fauteuil sous mes fesses ou que le sol sous mes pieds, et pourtant floue.
J’ai juste le temps de me demander : c’est une crise de cœur ? C’est ça ? Ça y est ? C’est fini ? Je vais mourir ? Là, tout de suite ?
Je me rappelle que je pense aussi que c’est vraiment très étrange, parce que je ne me souviens pas avoir jamais entendu parler d’une crise cardiaque « chatouillante ». Dans les représentations qu’on se fait d’un infarctus, il y a toujours la douleur, non ?
Je me dis : tiens, c’est bizarre, ça. C’est.
La vague continue. Mais elle ne se transforme toujours pas en douleur, ni rien.
Et puis toutes sortes de sensations, mais très ténues, se mettent à me parcourir le corps, en même temps que des souvenirs me reviennent en mémoire. Des tas et des tas d’images, de sons, de sensations, défilent, flottent, planent, disparaissent, reviennent. Elles n’ont pas trait à la guerre perdue d’autrefois, elles, elles évoquent des bouts de ma vie entière. Et elles ne pulsent pas, non, mais je sais qu’elles n’en sont pas moins intimement liées à cette vague qui continue de battre. Et puis, elles ne sont pas non plus… pas géantes, ni fortes, ces images et ces sensations, bien au contraire, elles n’ont pas du tout l’air de chercher à capter mon attention, on dirait que… qu’elles se foutent du fait que je les observe ou pas, elles ne sont pas en train de me « parler », elles ne s’adressent à moi d’aucune manière, elles se déplacent, volètent, passent, comme si elles étaient affairées à je ne sais quelle tâche. Comme. Comme si elles avaient toutes leur vie propre. Qui ne me concernerait qu’à peine – et peut-être même pas du tout. Je comprendrai plus tard que ce à quoi j’ai assisté, c’est… au fonctionnement d’un pan de mon esprit. Ce que j’observe là, c’est la mise en place des éléments d’une idée. Et que… ce n’est pas la tête, qui pense, c’est le corps. La tête, elle, n’est que témoin.
J’ai déjà vécu des moments étranges, dans ma vie, mais jamais aucun qui, ayant une telle ampleur, exhalerait un tel calme.
Sur le coup, je me dis : « Ah, bien oui. Évidemment. Je vais mourir, alors les moments de ma vie vont tous se mettre à me repasser sous les yeux, c’est normal. » Mais il n’y a là aucune angoisse, pas l’ombre de la moindre crainte.
Je suis… je suis au neutre.
Les images, les sensations, continuent, en tous sens. Mais je n’en vois vraiment aucune, n’en lis aucune. Je veux dire : je sais qu’il y a des contenus dans ces… ces feuilles qui volètent au vent, à l’intérieur de moi, mais ils ne se révèlent pas à moi. Je sais que celle-là, par exemple, a trait à un moment d’écriture de Being. Celle-ci à Pericles, une pièce que j’ai écrite à Toronto. Mais le souvenir lui-même, lui, ne se dévoile pas. Je vois passer les enveloppes, mais pas les lettres pliées à l’intérieur d’elles.
Imaginez-vous une grande tempête de feuilles d’arbres, mais toute calme, toute lente, toute molle et gracieuse. Et chacune de ces feuilles est un morceau de votre vie. Et de vos rêves. Et de vos secrets. Et de vos espoirs. Et de vos tendresses. Et de vos regrets. Et chacune d’elles a un rôle à jouer. Alors elle est en route pour aller prendre sa place, dans…
Une image prend forme. Elle m’apparait comme si elle émergeait de je ne sais quelle mer. Une mer debout, elle aussi, comme la vague. Comme. Comme si elle traversait sous mes yeux un miroir de Cocteau, mais un miroir vivant.
Comme ceci, mais vu depuis “l’autre côté” :
Et elle est. Chavirante.
Je la regarde arriver vers moi, et je n’en reviens pas. Je n’y crois pas.
Il faut un long moment passé à la contempler avant que j’accepte de la lire à haute voix dans mon esprit, avant que j’accepte d’entendre ce qu’elle me dit.
*
C’est, étrangement, un moment sans grande émotion.
À une près : la stupeur.
Mais une stupeur calme, détachée.
Ce que je regarde là, c’est ma vie, tout simplement. Le mouvement, de ma vie.
Et chacun des moments qui le composent est vu en transparence à travers tous les autres.
Il ne m’apprend rien de nouveau. Je veux dire : il n’y a pas là un souvenir enfoui qui viendrait soudain d’apparaitre et de tout changer, non. C’est même, en fait, tout le contraire.
Je me souviens que lors de l’écriture d’Entretiens ou de Morceaux, je ne sais plus, j’ai vécu un moment prodigieux, où je me suis rendu compte que j’ai survécu à… Que j’ai survécu.
Mais ici, s’il est à nouveau question de survie, c’est dans une perspective bien différente qu’elle m’apparait.
Je comprends que de longues, d’interminables années, sans même me l’être nommé, j’ai attendu que quelque chose, qu’un événement d’une teneur bien précise, se produise. Et que ça y est, il est bel et bien enfin en train de se produire.
Et qu’en conséquence, des pans entiers, en moi, peuvent à présent revenir à la vie. Qui, depuis des dizaines d’années, étaient en dormance. Mais que je croyais morts.
Que des portes viennent de recommencer à s’ouvrir. Et des fenêtres, toutes grandes. Sur un paysage de printemps. Il n’y a pas d’autre manière d’exprimer ça : « de printemps ».
Et que je vais pouvoir reprendre une tâche qui tout ce temps m’était interdite.
*
Cela dure un long moment. Je contemple l’image et c’est tout. Bouche bée.
Et puis tout à coup une toute autre vague déferle, qui me… qui me libère de ma stupéfaction. Le sens, la portée, dans ma vie, de ce que je viens de comprendre me rejoint. Et j’éclate en sanglots à m’en tenir la tête à deux mains. Le cœur qui bat comme un canon.
Aussitôt, je n’ai qu’une envie : me sauver de chez moi en courant.
Je viens enfin de voir l’image, la vraie, celle qui poussait et qui forçait en moi depuis octobre pour que je la mette au monde. Celle qui était sous le fantôme de Bogarde, sous Akhmatova, Vissotski, Shakespeare et Pasternak, sous les victimes du Titanic.
Comparé à elle, ce sur quoi je travaille depuis dix jours, c’est une pâlotte entrée en matière.
Elle, la vraie, elle n’a rien, ce qui s’appelle rien, à voir avec un blogue qui me permettrait enfin d’expulser le poison qui coule dans les veines de ma mémoire depuis 25 ans.
Je viens de voir enfin pourquoi j’ai autrefois été tellement frappé par l’éclat de rire généralisé, autour de la table du CA du Cead.
Je viens de voir pourquoi j’ai accepté de vivre ce qui s’est produit autour des politiques culturelles – au Cead, et lors de la fondation de l’Aqad, et au CQT, et chez Bélanger-Campeau, et au comité Boulerice, et au CSFAD, et chez Samson-Bélair, et face à Arpin, et au Salon rouge, et au Groupe des 14 et allez donc.
Je viens de voir pourquoi j’ai délibérément, à la suite de ces combats, « tiré la plogue de ma belle carrière » puis plongé durant des années entières, nuit et jour, dans mon essai politique à jamais inachevé, Le Hobbit.
Pourquoi, cet essai, j’ai fini par renoncer à lui.
Pourquoi j’ai plus tard entrepris et mené à bien Entretiens puis Morceaux – en préparation de quoi.
Et pourquoi l’appel d’écriture que je vis depuis trois mois a pris la forme qu’il a prise et pas une autre, jusque dans ses moindres détails.
Et je viens de voir que cette image est associée à une tâche. Et que, comparé à elle, le projet Vissotski-Shakespeare-Pasternak est presque de l’ordre d’une rédaction de cinquième année de primaire.
Que cette image elle a trait à ce qu’il y a de l’autre côté de la défaite, par-delà le Waterloo que j’ai vécu autrefois.
Elle a trait à l’espoir.
Je suis à la fois subjugué de bonheur et paralysé de terreur.
Je ne fais ni une ni deux. J’efface tous les textes publiés sur le blogue, le ferme, et me jure de ne plus jamais tenter d’aborder le sujet sur lequel je viens de plancher sans arrêt depuis dix jours.
Trois heures plus tard, je suis de retour au travail.
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Cette image, il n’est pas question que je tente ici de la décrire ou de l’expliquer.
Cela ferait totalement dérailler l’entreprise lancée le 3 janvier et qui reste à être achevée
Finissons-en donc d’abord avec ce que nous avons déjà dans notre assiette.
Et l’image, je me pencherai sur elle ensuite, sur une nouvelle page.
Si j’en ai le courage. Ou la folie.
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Nous en étions restés au mois d’octobre 1991.
Les trois R viennent, au Salon rouge de l’Assemblée nationale, de parler d’une femme qui hurle, du silence des témoins de la scène.
Et, à ça, André Boulerice n’a rien trouvé de mieux à répondre que de m’annoncer que je ne suis pas André Malraux…
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(11 janvier au 13 février 2017)
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Je n’ai jamais vu une entrée en matière aussi…«entrée»
J’ai bien hâte de lire la suite.
Pour que puisse survivre l’art coûte que coûte.
Benoit Neveu