… et s’est poursuivi…
Tandis que je tape la dernière réplique, une image de ce que pourrait bien être la suite immédiate de la pièce me pop à l’esprit : pendant que, enragée verte par les résistances de X, MDT lui gueule sa colère et lui annonce que veut-veut-pas il va écrire, pouf, elle apparaît au beau milieu de la scène.
Bon. Et l’auteur, lui, il apparaît aussi ? J’y pense un court instant. Non. Non, l’auteur n’apparait pas – j’ai d’ailleurs la forte impression que nous ne le verrons pas, qu’il ne sera jamais présent en chair et en os. Parce que, tout simplement, mais oui, mais bien évidemment !, le lieu où nous nous trouvons appartient à l’imaginaire.
Alors, c’est tout simple : MDT gueule donc son « Tu vas écrire ! » en s’incarnant.
Sauf que.
Au moment de tout de suite soulever à nouveau les mains pour ajouter l’indication de mise en scène « MDT apparaît en plein centre de la scène »… patatrac ! retour fulgurant du vide-plein, de l’épuisement qui m’a collé aux basques depuis presque trois mois ! Pft, vidé, qu’il se retrouve en un éclair, le gars assis devant son clavier – plus la force de remuer un doigt.
Saloperie ! Bon, qu’est-ce qui se passe, encore, tabar-nak ?!
Je me cale dans mon fauteuil et tente de réfléchir.
Qu’est-ce que tout ça veut dire ?
En guise de réponse, une évidence me saute tout de suite aux yeux : durant les… deux-trois heures qu’il m’a fallu pour écrire mon petit début, je me suis amusé comme un fou (comme ça, ça fera au moins une personne de contente – y a pas de petit profit). Et la… la pression que j’ai ressentie, allant croissante, depuis le début d’octobre, s’était totalement dissipée. Partie, oubliée.
Il y avait donc quelque chose qui était right on dans ce que je viens d’écrire là… mais quoi ? Un élément qui se situait dans le droit fil de l’énergie dont je ressens la présence – ça, ça m’apparait comme une certitude.
Bon d’accord, mais alors la rupture, elle, elle signifie quoi ? Qu’en un point ou un autre j’ai déraillé, quitté le chemin sur lequel cherchait à m’entrainer cette énergie ? Ou tout simplement que le but de l’exercice se résumait à me rassurer : « Tu es encore capable d’écrire », avant de cesser aussi brusquement qu’il a commencé : « Tu es encore capable d’écrire… mais ce n’est pas à ça, à cette amorce de projet, que tu dois te consacrer » ?
Je suis tellement vidé que je m’en trouve même incapable d’aller plus loin : je viens, d’une manière ou d’une autre, de toucher quelque chose. Mais je ne sais pas quoi. Ni pourquoi ça a bien pu me filer entre les doigts.
Alors je me relance à corps perdu sur le Net.
Et là, une séquence de trois événements advenant pratiquement coup sur coup va immédiatement commencer à se dérouler. Comme trois hautes vagues déferleraient l’une après l’autre, pour ainsi dire l’une sur l’autre, chacune d’elles digne de L’Aventure du Poséidon – vous savez, ce film cocomb’ dans lequel un paquebot est saisi par un raz de marée et retourne à l’envers. À ceci près que dans mon cas, ce qu’elles font, les trois hautes vagues, c’est me lancer en l’air.
Et que, du coup, la pression intérieure que je ressens depuis des mois se transforme du tout au tout et se met à nouveau à gonfler, plus puissante que jamais.
*
Ah, pendant que j’y suis – petite remarque au sujet de mes fréquents recours aux « comme jamais », « le plus (ceci ou cela) de ma vie » et autres superlatifs de toutes sortes.
Il est bien possible que les « magnifique », « insensé », « vertige » et aux autres « sommets » qui reviennent si souvent dans ces pages vous tapent sur les nerfs autant qu’à moi. Ils m’énervent même suffisamment, croyez-le ou non, pour qu’à la relecture j’en sucre régulièrement un nombre considérable – qui pour la plupart sont de retour dix minutes plus tard.
C’est que voyez-vous, quelque over the top qu’ils puissent paraître, ils sont de mise – et qu’en leur absence, la baisse de pression qui se fait sentir dans mon récit est fort trompeuse.
L’une des caractéristiques frappantes des moments du type de celui que j’évoque ici, c’est de donner à certains événements, à certains ressentis, à certaines idées et à certaines émotions une dimension et une force qui, à longueur d’année, pour ne rien dire d’à longueur de vie, seraient tout bonnement insupportables – le système nerveux n’y résisterait pas, il fondrait.
L’effet qu’il engendre, l’état dont je vous cause ici, est un peu de l’ordre de passer d’une alimentation par piles de 1,5 volt à être branché directement sur le 220. Les couleurs, les contrastes et les sons s’accentuent d’une manière époustouflante, le contour des images s’épaissit… et la taille de tout ce qui capte votre attention devient démesurée. Pour tout vous dire, et pour ce que j’en sais, je ne suis pas loin de penser que l’effet doit ressembler à ce que peut ressentir un autiste.
Seulement voilà, dans ce cas-ci au moins c’est un phénomène qui « parle ». Parce que ce n’est pas tout ce que l’on ressent, entend, voit ou pense, qui se trouve blowé – mais certains éléments seulement. Et que, pour peu que l’on résiste à la tentation de courir chez le docteur se chercher une prescription, et qu’on les observe, les changements de proportions, de couleurs, d’intensité et de timbre, qu’on les étudie lorsqu’ils se produisent – comme j’ai passé des pans entiers de ma vie à le faire –, et qu’on prête aussi attention aux objets sur lesquels ils n’ont pas d’influence, on se rend compte que les seconds forment une toile de fond devant laquelle les premiers dessinent un motif. Et que ce motif, si l’on consent à le suivre, si l’on accepte de se laisser entrainer par ces… par ces explosions dont l’intensité et la fréquence se mettent encore à s’amplifier dès qu’on cesse de tenter de les écarter, mènent… quelque part.
À une image qui cherchait à se dire. À une musique qui voulait se faire entendre. Ou à une émotion ou une idée synthétique qui devait être prise en compte afin de pouvoir se déployer.
Je vous ai parlé plus haut du vide-plein et du sommeil hyper-réparateur mais extravagant de durée qui constituent l’essentiel de la toute première phase d’un appel d’écriture. Eh bien lorsque qu’elle s’achève, cette phase initiale, et que la porte dans laquelle vous buttiez cède enfin – généralement sans prévenir –, le lieu où vous entrez, beaucoup trop vite parce qu’emporté par votre élan, est justement le domaine du « trop ».
Là, des multitudes d’objets sont trop forts, trop grands, trop bouleversants, trop… vastes.
Et, si vous acceptez de vous laisser aussi emporter pour ce deuxième tour de montagnes russes – acceptation qui chez moi est à la source même de mon travail d’artiste –, il vous apparaît une… mais oui, une évidence : comme dans les contes de fées, ici certaines proportions sont amplifiées tout simplement pour que vous puissiez entrer debout dans ce qui aux yeux de tous – et même aux vôtres en temps normal – n’est qu’un trou de souris. Le trou de souris percé dans la plinthe au pied du mur, le voici aussi haut qu’un portail de cathédrale. Et, après que vous ayez été précipité sous le linteau, par-delà lui les plus infimes détails de tout ce qui importe pour pouvoir se mettre au boulot, détails qui en toute autre occasion, infiniment menus sont noyés dans l’ensemble et dans les préoccupations du jour, se dévoilent sous vos yeux de la taille de ballons de foot. D’autobus. Ou de zeppelins.
Voilà.
*
En trois-quatre jours max, trois immenses vagues déferlent donc.
Ça commence, je crois, le soir de Noël sinon celui du 26.
*
J’accroche d’abord, sur YouTube, un magnifique documentaire réalisé en 2002 par James Cameron – oui, oui, celui de Titanic – au sujet de l’épave du cuirassé Bismarck.
Et je … tombe à terre. À en pleurer.
C’est d’une force d’évocation bouleversante. Tout y est. L’invincible colosse englouti – symbole à lui tout seul du fameux empire qui devait durer mille ans et qui a mis l’Europe à feu et à sang en cherchant à s’instaurer. Les questions qui se posent encore aujourd’hui au sujet de cette invraisemblable réussite technologique et à celui de sa destruction. L’ignoble prétention des empereurs, des Grands Chefs, des leaders déments, fous de puissance. Et la tendresse préservée, pourtant, de leurs sujets d’autrefois, de leurs anciens soldats – chair à canon d’hier sachant désormais qu’elle n’a dû sa survie qu’à quelque miraculeux hasard, elle à qui l’on n’a laissé que sa douleur dans laquelle se draper. De grands empires qui ne laissent sur leur passage que cendres, ruines et épaves. Et puis victimes, à foison.
Plus qu’à quoi que ce soit d’autre, je crois bien, la force du film tient à la qualité des témoins qu’il nous présente tout doucement. Ces deux vieillards qui ont servi à son bord, au Bismarck, du temps de leur enthousiasme de ti-culs que l’on avait retourné contre eux comme un révolver sur la tempe. Qui ont eu l’invraisemblable chance de faire partie de la poignée qui a survécu – ils n’y ont été pour rien, c’est arrivé comme ça et c’est tout. Il y a quelques moments où je suis convaincu qu’ils vont se mettre à crier, révoltés, déchirés, en repensant à un ami cher de jadis depuis longtemps brûlé vif ou décapité par le passage d’une plaque d’acier de trois tonnes propulsée vers lui par une explosion, puis bouffé par les poissons : « Pourquoi moi ?! Pourquoi est-ce que moi je suis toujours en vie, et pas lui ?!» Qui ont accepté de participer au film pour pouvoir enfin retourner sur les lieux du carnage, dire enfin un adieu digne de ce nom à leurs camarades morts soixante-dix ans plus tôt.
Il y a une scène durant laquelle, grâce à la caméra du robot sous-marin, l’ancien matelot préposé aux communications revoit, au fond de l’océan, la table de travail à laquelle autrefois il s’installait chaque jour. C’est d’une telle force qu’il m’a semblé sur le coup que Titanic et sa vieille dame, témoin qui revient, elle aussi, sur les lieux d’un naufrage, n’a somme toute été pour Cameron qu’un brouillon, qu’un coup d’essai.
Et l’ensemble a tout l’air de confirmer, à certains égards au moins, l’hypothèse qui m’est venue dès la première fois que je l’ai vu, Titanic – et chaque fois depuis, de plus en plus fort de fois en fois : bien plus que le récit d’un naufrage, le Titanic de Cameron est une fable sur la première Guerre mondiale qui, en 1912, approche au galop. Une fable sur la course aveugle à la puissance qui mène droit à la catastrophe.
Les plans, à la fin, qui montrent l’immense champ de têtes blanches des noyés, des morts de froid, c’est l’Europe, à partir de dans deux ans. Et tout ce qu’on y entend, dans l’air glacé de la nuit, c’est une voix angoissée qui hurle sans fin « Répondez-moi ?! Y a-t-il encore des vivants ?! » Comme des centaines d’artistes issus des nations belligérantes se mettront bientôt à le hurler aussi.


*
Le lendemain soir, re-boum.
Ne cherchant au fond rien d’autre qu’à essayer de m’arracher du cœur et de la tête les images et les voix du Bismarck, je tombe, toujours par hasard, en pleine face dans The private Dirk Bogarde – un autre docu, britannique celui-ci et qui lui aussi date du début des années 2000.
Zip, je repars pour un tour.
Et quel tour.
Le film évoque la vie de Dirk Bogarde, le prodigieux acteur anglais qui est au cœur du Mort à Venise de Visconti.

Son but, au documentaire : fouiller avec une totale indécence et un sans-gêne répugnant dans le tiroir à bobettes d’un homme qui est allé jusqu’à se donner la peine de brûler dans son jardin toutes les lettres privées qu’il a reçues et tous ses journaux intimes, pour que personne, après sa mort, ne puisse aller comparer ce matériel-là avec ce que, dans ses livres, il racontait de sa vie depuis des lustres.
Je regarde cette chose immonde en me disant à chaque instant « Il faut que j’arrête – c’est insupportable de voyeurisme et, surtout, d’irrespect. C’est un fantasme de nécrophile lâché lousse. C’est qui, le fils de pute qui s’est permis une horreur pareille ? »
Mais malgré moi, il y a quelque chose qui me retient là, et je vais aller jusqu’au bout.
C’est le secret, qui a tout l’air de me retenir. Je veux dire l’absolu besoin de secret, dans la vie de Bogarde, qui sert de toile de fond à toute l’entreprise du cinéaste – aussi bien que de carpette sur laquelle s’essuyer les pieds. Il y a quelque chose, dans ce désir de secret, quand bien même on le massacre ici à grands coups de hache, qui me visse à l’écran. Quelque chose dans ce désir de secret, mais aussi, sans cesse, dans la réaction que j’imagine que serait celle de Bogarde s’il pouvait revenir d’entre les morts et visionner… ça ! Ce qu’on fait là de sa vie !
Plus le film avance et plus vigoureusement j’efface à mesure tout ce qu’on prétend nous révéler – ça, passé un certain point, je ne l’écoute même plus, ça ne m’intéresse en rien, ça ne fait que me donner l’envie de vomir.
À mon seul usage, je rebaptise même le film, en l’écoutant : L’homme qui ne voulait pas que nous sachions – ce qui était son droit le plus absolu, le plus sacré. De quel droit qui que ce soit peut-il se sentir légitimé de violer… ça ?!
Le docu, je l’écoute au milieu de la nuit.
Après le visionnement, je vais me coucher. Et, la tête sur l’oreiller, repensant aux dernières heures, je me mets à me rendre compte que plus le documentaire a avancé, et plus ma manière de le suivre s’est transformée – bien davantage encore que je ne m’en suis rendu compte sur le coup. Que, sans vraiment y prêter attention, à l’arrière-plan de mes pensées s’est mis à se distiller un espoir, un espoir délirant, dément. Et d’une violence inouïe.
Apprendre tout à coup que le film n’a jamais pu être achevé parce qu’un beau jour, Bogarde, transformé en fantôme de Banquo possédé par Caliban…
… a surgi en hurlant dans la salle de montage, l’a saccagée d’un bout à l’autre et a étripé et décapité à mains nues tous ceux qui s’y trouvaient.
Je m’aperçois que durant le dernier tiers au moins du docu, le visage vert, à moitié pourri, de ce Banquo-Bogarde-Caliban, de ce spectre ramené à la vie par la douleur d’avoir vu son secret bafoué, fou de fureur devant la trahison, je le voyais. Que c’était désormais lui dont je contemplais les traits au premier plan, et que le film n’était plus, en transparence, qu’images brouillées et placotage merdique.
C’était un fantôme fou de douleur et de rage, qui m’empêchait d’appuyer sur Stop.
Je m’endors là-dessus.
*
J’ai expliqué, plus tôt, que lors des première étapes d’un appel d’écriture, et jusqu’à ce que l’appel se soit enfin formulé à claire et intelligible voix, ce qui ne se produira que lorsqu’il le jugera bon, ou, si vous préférez, lorsque vous serez correctement aligné sur ce qui cherche à surgir, les choses semblent se passer malgré vous et, très souvent, sans même que vous vous en rendiez immédiatement compte.
Eh bien, ce que je suis en train de vous raconter là en constitue un exemple parfait.
Après le mouvement d’humeur qui m’est venu lorsque l’indication scénique « MDT apparaît en plein centre de la scène » a refusé de s’écrire, je me retrouve plongé successivement dans deux univers qui m’accaparent totalement, qui me font exactement l’effet en quête duquel je me suis lancé récemment en scrutant ma bibliothèque et en fouillant les répertoires de Merlin et une multitude de pages du Net : je suis à présent dans l’état que j’ai espéré de toutes mes forces, nuit et jour depuis plus de deux mois et demi, mon énergie est libérée, je me sens dans une forme insensée, captivé, transporté… et je ne m’en rends même pas compte.
Or, ce n’est pas terminé.
Bien loin de là.
*
Le lendemain ou le surlendemain – en tout cas je sais que c’était le 30 décembre, parce que je l’ai noté – de ma rencontre avec le fantôme déchiré de douleur et assoiffé de vengeance de Bogarde-Banquo… nouveau bang – en plein après-midi, celui-ci.
Le plus fort sans doute de tous ceux que j’ai pu ressentir depuis octobre.
Une bombe me fait sans prévenir explosion en plein cœur, en pleine tête.
La bombe en question, elle a la forme d’un tout petit vidéo. De quelques minutes à peine.
Mais qui, instantanément, même pas le temps de faire ouf, se révèle à moi comme un trésor digne de la plus folle des cavernes d’Ali Baba : en disant ça, je ne parle pas de ce bijou-ci ou de celui-là, d’une statuette plutôt que d’une autre, je parle de l’ensemble de son contenu, à la caverne. Je parle de la montagne d’or et de joyaux, couvrant toute la surface du sol et s’élevant jusqu’à la voûte.
Aussitôt qu’il se termine, je le fais rejouer. Je l’écoute et le réécoute en boucle, presque assommé de stupeur. La bouche ouverte. La tête qui se secoue comme un prunier. Par moments, presque étouffé d’émotion.
Vladimir Vyssotski, jouant au Taganka le fameux « Être ou ne pas être ».
C’est…
J’en suis…
Je n’ai pas le début d’avoir les mots qu’il me faudrait pour vous dire ce qui se passe en moi. Comme si. Comme si des petits bouts de toutes les provinces de moi – enfant, jeune adulte, écrivain, voyageur, acteur, homme mûr, lecteur, frappé de coups de foudre, amant, citoyen enragé, fils, frère, ami –, et des pans entiers de « moi au complet », se jetaient à genoux les bras au ciel, en prière d’action de grâce.
C’est si fort que. Que sans même m’en rendre vraiment compte je me mets à écrire. J’ai une envie folle, démente, de… de lancer ce trésor au vent, pour qu’il se répande, de publier immédiatement sur Facebook le lien menant à ce petit film-là, accompagné d’une présentation de deux, trois phrases au max.
Mais soudain je m’arrête net – et, cette fois-ci, ce n’est pas un arrêt qui de lui-même s’impose à moi, non. C’est un arrêt que je décide en toute connaissance de cause. Un arrêt d’urgence.
Parce que je viens de comprendre que tant qu’à publier « ça » sur Facebook, autant le jeter aux poubelles. Je ne crois pas qu’il y ait un traître chat (c’est le cas de le dire) qui va faire quoi que ce soit d’autre que de se demander quelle mouche a bien pu venir de me piquer – je viens d’avoir la vision de ce qui arriver si je tente de poser le geste qui m’est venu : dans le meilleur des cas, trois messages qui vont me recommander de me calmer. Mais plus probablement : rien du tout. Le néant.
Imaginez ! Un bout de Shakespeare, sacrament !… déjà, rien que ça… et en… en russe ?!… ostie !… filmé n’importe comment et joué par… c’est qui, ça ?
Rien qu’à l’idée que je viens de penser soumettre ce que j’ai découvert là à la comparaison avec les huit cents « pensées du jour » et les infinités de « De quoi aurais-tu l’air si tu étais une sandwich ou un nanane ? », j’ai l’impression que j’ai frôlé de justesse la commission d’un acte au moins aussi répugnant que le film sur Bogarde.
Mais cette fois-ci, je n’écrase pas dans mon fauteuil, la batterie à flat’.
Cette fois-ci, je bondis sur mes pieds et me mets à tournoyer sur moi-même au beau milieu de mon bureau.
Il faut ! Il faut que j’écrive ça ! IL LE FAUT ! Ma vie en dépend ! Faux ! C’est mon âme, c’est le principe même de la vie humaine telle que je la conçois, tel qu’il s’impose à moi, qui en dépend !
Il y a des fulgurances, dans ma vie, qui ne sont destinées qu’à moi. Et de celles-là, vous n’entendrez jamais parler.
Mais il y en a d’autres dont je sais immédiatement qu’elles ne font que me traverser, en route vers le monde extérieur. Qui cherchent le chemin de la forme. Et les guider jusque-là est. Est mon devoir, tout simplement. Celui auquel j’ai décidé autrefois, et re-décidé depuis, je ne sais combien de fois, de dédier mes jours et mes nuits.
Celle qui m’électrocute cet après-midi-là appartient à la seconde catégorie – la question ne se pose même pas.
Alors je tournoie sur moi-même, entre les biblios, les caisses de papiers, les murs couverts de cadres, et le pupitre. Les bras écartés, comme une toupie. La cervelle en overdrive, à fond la caisse. Je parle tout seul, à voix basse, des mots coulent d’eux-mêmes tandis que mes yeux glissent sur les livres sans jamais s’attarder sur aucun. Les images, les idées, les bribes d’arguments, défilent à toute allure.
Moscou, Pasternak, Jivago, Brejnev, Kyd, Desdémone, le Boxeur, la trahison, les Trois Sœurs, Prague, les dictionnaires, la marche dans la neige, le mensonge, Taganka, le meurtre, rêver, mourir, suicide, out damned spot, fantôme, fantôme, rage, poésie.
Et puis tout à coup, mon plan apparaît, tout formé dès le premier instant, je me précipite dans mon fauteuil et mes mains s’élancent.
Pendant un moment, mon clavier pète le feu.
Je sais ce que j’ai à écrire.
J’ai à confectionner l’écrin dans lequel déposer le vidéo pour pouvoir le présenter correctement sur le Net.
J’ai à écrire, j’ai à désenchevêtrer les nœuds de références, d’images, de pensées, de souvenirs qui entrent en transe, au plus profond de moi, quand je regarde ces images-là et entends cette voix-là sortant de ce corps-là dire ces mots-là.
Dès les premières lignes, je sais que ce que je vais écrire sera bien trop long pour un affichage Facebook, que je devrai donc sans doute me créer un blogue – et à l’arrière-plan de mes pensées, je commence immédiatement à prendre des notes dans ce but.
Mais à l’avant-plan, je regarde, ébahi, l’immensité de ce qui est en train de commencer à se déployer sous mes doigts, je veux dire l’immensité de la tâche que je suis en train d’entreprendre. Ce n’est pas une image que j’ai à décrire, c’est un univers.
Qu’à cela ne tienne. J’y vais.
Je veux mettre à plat le plus grand nombre possible d’éléments, de sources nécessaires au partage de ce que je ressens. Et ils sont… presque innombrables, et pratiquement tous complexes à un point tel que le plus simple dépasse déjà largement mes capacités d’auteur et que je le sais parfaitement. Il faudrait… il faudrait Goethe, ou Tolstoï, ou Hugo, ou Shakespeare lui-même, pour mener à bien une entreprise pareille. Mais il n’y a que moi. Alors tant pis – je ferai ce que je pourrai. Et que le Goethe, le Tolstoï, le Hugo ou le Shakespeare à venir en fasse ce qu’il ou elle pourra, si ça lui parle.
Pour ne pas comprendre, non, mais vivre ce que me fait vivre ce vidéo, et c’est le permettre qui constitue mon objectif, il faut être happé simultanément par cinq, neuf, douze ouragans à la fois. C’est la rencontre des courants, des grands vents qui vous écartèleront tous à la fois et vous feront tournoyer quand vous y serez parvenu qui vous révélera de quoi je parle. Ce n’est pas une accumulation, c’est un tout dont chacun des éléments est une force tirant et poussant dans sa propre direction.

L’un de ces ouragans s’appelle Boris-Pasternak – bien entendu, puisque c’est lui qui a réalisé la traduction vers le russe. Un poète époustouflant. Et pour la centième fois peut-être de ma vie, je me foutrais des baffes pour avoir été trop con pour apprendre sa langue, pour être incapable de goûter par moi-même les subtilités qu’il a pu rehausser ici, mettre en exergue là, ou bien atténuer au profit de l’ensemble.
Ce ne sont ni les secousses, ni les révolutions,
Qui dégagent la route pour une vie nouvelle,
Mais les révélations, les tempêtes, les largesses,
D’une seule âme embrasée. [16]
Oui, oui, oui, Pasternak-l’Écrivain-le-Poète !
Mais… mais dans cet ouragan Pasternak, il y a aussi Pasternak-Le-Camarade.
S’impose tout de suite à mon souvenir l’impressionnante photo de lui, presque sacrée dans ma vie, en compagnie de la grande Anna Akhmatova…
… et, dès que le souvenir s’en allume, je pense tout de suite bien sûr à Michel Garneau, qui me l’a fait découvrir, Akhmatova – et au magnifique texte de Michel sur La Femme de Loth.
Et puis, il y a Boris-Pasternak-Docteur-Jivago.
Le cadre, sur mon mur, depuis presque 30 ans.
La scène du film de David Lean, durant laquelle Lara passe en tramway sans apercevoir Youri.
Pasternak-Le-tramway-qui-ne-s’arrête-pas.
Et puis, Pasternak-L’Exclu – accusé par ses confrères d’être un agent fasciste, bouté hors de l’association des écrivains soviétiques – les triples fils de putes !
Je pense à un souper auquel j’ai participé, à Moscou, à la Maison centrale des écrivains, dans la salle même, au plafond à caissons et aux murs lambrissés, où autrefois son éviction a été passée au vote.
Et puis il y a… l’ouragan Shakespeare. L’ouragan-Tout-Shakespeare !
Shakespeare-Son-Monde.
Et Shakespeare-Ses-Mots.
Et puis encore, Shakespeare-Son-Vertige.
Et puis il y a Hamlet.
Et puis il y a Renaissance-Baroque-Vertige-à-la-fin-d’un-monde.
Bains-de-sang.
Moscou-Brejnev-Monde-figé.
Vyssotski-Voix-rauque-Dissidence.
Résistance.
Elseneur.
Des pistes, des thèmes, des nœuds, des boulevards, des portes ouvertes sur des mondes, il y en a… des dizaines.
Je prends mentalement quelques notes-repères générales : « Je vais passer par là, là, là, ensuite, là, là et là, je tournerai ici, passerai par là, là, et là. Ensuite, nous verrons. »
Et je me lance.
Je choisis de commencer par Shakespeare.
Pour la première fois de ma vie, je ressens le désir d’exprimer ce que je pense de l’opinion que tellement de personnes, y compris des artistes, entretiennent au sujet de Shakespeare dans le monde où je vis : leur vision d’un auteur momifié, d’une potiche culturelle, me fait horreur. Littéralement : me dégoûte.
Ce que je sais de son œuvre – bien trop peu, pourtant – suffit déjà à faire de la voix de cet homme l’une des plus fortes, des plus éclairantes qu’il m’ait été donné d’entendre. Ce qu’il a dit sur nombre de sujets il y a de cela des siècles est plus pertinent à mes oreilles que des pans entiers de ce que dans ma vie j’ai entendu au fil des jours.
William Shakespeare. J’entends son nom, et l’image qui me surgit tout de suite à l’esprit est celle d’un homme qui a passé son existence entière plongé dans un titanesque « appel d’écriture », un géant, comme si l’a si magnifiquement écrit Hugo :
Il y a des hommes océans en effet.
Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce bruit de tous les souffles, ces noirceurs et ces transparences, ces végétations propres au gouffre, cette démagogie des nuées en plein ouragan, ces aigles dans l’écume, ces merveilleux levers d’astres répercutés dans on ne sait quel mystérieux tumulte par des millions de cimes lumineuses (…) tout cela peut être dans un esprit, et alors cet esprit s’appelle génie, et vous avez Eschyle, vous avez Isaïe, vous avez Juvénal, vous avez Dante, vous avez Michel-Ange, vous avez Shakespeare, et c’est la même chose de regarder ces âmes ou de regarder l’océan. [17]
Au moment où je m’assieds à mon bureau, je sais que l’extrait que vous venez de lire y sera – les images m’en dansent devant les yeux.
Mais ce ne sera qu’un tout petit bout en regard de ce que, sur Shakespeare seul, il y a à dire. Ce qu’exprime Hugo a trait au résultat, au foisonnement d’images dans l’œuvre.
Alors que ce dont moi je veux aussi et peut-être surtout parler, c’est de la transformation du langage que Shakespeare opérera : des centaines de mots, d’expressions, de figures de style, toujours en usage aujourd’hui. J’ai envie de dire : essayez, si vous le pouvez, d’inventer un mot ou une image, un seul, une seule, qui vous survivra ne serait-ce que dix ans et vous allez voir le défi que c’est. Lui, il en a inventé des centaines qui lui survivent depuis des siècles.
Et il a aussi inventé, synthétisé des types humains qui parlent au moins autant de nos jours qu’ils parlaient à son époque.
Ne prenez que Polonius, l’intellectuel qui trahit sa fonction pour ne pas mettre en péril son si précieux statut à la Cour – et qui ce faisant rend possible, et même inévitable, un véritable bain de sang qui les emportera, lui, et sa fille, et je ne sais combien d’autres avec eux. Ne prenez que Juliette et que Roméo. Ne prenez que la scène de leur réveil, après leur unique nuit d’amour. Ou bien prenez le frère Laurence, qui bénit leur union secrète en espérant qu’elle permettra enfin d’apaiser la haine entre leurs deux familles… et pensez à son horreur au dénouement de la pièce – en les mariant, il les a conduits à leurs tombes. Pensez au Prince de Vérone, aux yeux de qui cette double mort tombe à point nommé : sa ville enfin unie pourra désormais faire compétition aux autres cités. Pensez à la furie de Mercutio, ni Montaigu ni Capulet, déjà en train de mourir : « La peste soit sur vos deux maisons ! Le trou que j’ai là au côté n’a pas la taille d’une porte de cathédrale, eh non. Mais il suffira. Oh que oui, il suffira. Si c’est moi que vous cherchez, demain, cherchez-moi au fond d’un trou. Oh, que la peste soit sur vos deux maisons ! » Et elle arrive, la peste – elle approche à grands pas : dans quelque jours, et Juliette et Roméo seront morts.
Pensez à la violence déchainée, partout, en tout temps.
Pensez aux confrères de William – Kyd qui meurt à 35 ans, et Marlowe à 29.
À la vie dans l’Angleterre, dans le Londres de l’époque d’Elizabeth. Une espérance de vie d’à peine plus de 40 ans. Les épidémies. Les incendies.
Où être acteur sans être le protégé d’un noble vous mérite automatiquement le statut de vagabond et peut vous mener droit en prison, ou à recevoir le fouet.
Vous avez déjà pensé à ça ?!
Au fait que Roméo, Juliette, Macbeth, Richard III, Lear, et tous ses autres personnages sont imaginés, mis au monde, dans une ville où monter sur les planches sans être tenu en laisse par un Puissant est un crime ?!
Eh bien lui, il écrit des poèmes parlés qui durent des heures, qui chantent des jeunes amants qui vont mourir pour avoir osé s’aimer alors qu’on leur ordonne de se haïr; des rois régicides qui ont demandé leur chemin à des sorcières et se retrouvent hantés par les fantômes des victimes qu’ils vont faire en voulant réaliser les prophéties qui ont été prononcées; des fantômes qui viennent dire à leur fils : mon frère et ta mère m’ont assassiné; des monstres qui se faufilent jusqu’au sommet du pouvoir à coups de mensonges éhontés; des rois à moitié séniles faisant des choix immondes qui mettent leur pays à feu et à sang… avant de devenir fous en comprenant enfin, trop tard, la portée de ce qu’ils ont fait !
Pour bien des gens, je le sais, et que répondre à ça ?, Shakespeare c’est des vieilleries, des textes éculés, des prétextes à bâillements, à gags et à pas grand-chose d’autre.
Pas pour moi.
Et plus je l’ai connu et moins ça l’a été.
Je me l’imagine depuis des dizaines d’années comme un bum enragé noir – comment, autrement, aurait-il pu trouver l’énergie pour écrire tout ce qu’il a écrit ?, comme le genre de gars qu’on n’invite surtout pas dans un party, parce que dieu sait comment ça pourrait bien virer. Qui aurait sûrement fini par faire explosion, littéralement, physiquement, si une bonne fée ne lui avait pas permis de découvrir l’écriture qui allait lui permettre de lancer aux quatre vents les images des innombrables guerres qui faisaient rage autour de lui et que lui il avalait, déchirait, mastiquait, rêvait, puis relançait dans le monde.
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Et puis de Vyssotski lui-même. Que dire ? Que dire ?!
Comment je l’ai découvert.
À quoi, dans ma vie, il a fini par devenir indéfaisablement associé.
Parler de sa voix. De la rage qui s’y entend si souvent.
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Écoutez cette chanson.
*
Vyssotski, et son statut de star presque secrète : dans l’Union soviétique de son temps, on se repasse sous le manteau les cassettes de ses chansons, d’un bout à l’autre de l’empire.
Et puis Okoudjava, qui chante les Trois Sœurs : Véra, Nadiejda et Liouba – Foi, Espérance et Amour –, penchées sur un homme en train de mourir.
Et je dirai encore avec faiblesse et tendresse
Cherchant, avec remords, tes mains de mes lèvres,
– Ne pleure pas, t’afflige pas, ô ma mère Espérance,
Car il te reste encore bien des fils en ce monde ! [18]
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Et tant d’autres ouragans encore.
L’Union soviétique sous Brejnev – un gigantesque empire totalement pétrifié, momifié, corrompu jusqu’à la moelle. Défendu par des centaines de milliers de soldats, de miliciens, d’espions.
1971 : nous ne sommes que trois ans après que les troupes du Pacte de Varsovie aient déferlé en Tchécoslovaquie.

Cette invasion n’a pas été dévastatrice que pour les Tchèques. Pour nombre de Russes aussi, qui jusqu’à ce moment-là ont cru que le régime, dans leur pays, pourrait un jour être réformé, elle a marqué un point de non-retour : non, l’empire ne se changera pas de cap, jamais. Un de ces désillusionnés-révoltés est chef-archiviste au KGB, et jour après jour, en cataloguant, il va se mettre à prendre des notes détaillées sur le contenu des dossiers qui se retrouvent entre ses mains – c’est-à-dire tous. Il s’appelle Vassili Mitrokhin. Et dans vingt ans, après la chute de l’Union soviétique, il passera à l’Ouest avec dans ses valises des pans entiers de l’histoire de l’espionnage durant la guerre froide. Je me l’imagine chez lui, le soir, relisant ce qu’il a copié le jour, sous les traits et avec la voix de Vyssotski dans Hamlet. Aussi déchiré.
Le Taganka – le théâtre de l’impossible résistance.
Non, non, ne craignez rien, je ne vais pas écrire ici tout qui me m’habite durant ces heures-là.
Là n’est pas mon propos.
L’essentiel, c’est que cette fois aussi, je m’arrête. Mais que cette fois-ci, c’est un vertige qui est en cause. Je stoppe net, comme, tout à coup, on le fait en apercevant le gouffre qui vient de s’ouvrir devant ses pas.
Je viens de comprendre en un éclair que si je vais de l’avant, je vais en avoir pour des mois, à travailler sur ce projet.
Vous vous rendez compte ?!
Des mois, rien que pour présenter un petit vidéo de quelques minutes – au sujet d’une des plus grandes pièces du répertoire occidental, d’un monologue dont des masses de gens connaissent par cœur les premiers mots mais qu’une infime minorité s’est donnée la peine de lire, d’un acteur-chanteur devenu star internationale, d’un théâtre célèbre sur toute la planète, et d’un traducteur qui a remporté le Prix Nobel de littérature.
Mais qu’est-ce qu’il faut, BORDEL ! pour mériter d’être connu, dans le pays où je vis ?!
Mon enthousiasme, ma joie, sont intacts. Mais je me relève de mon pupitre et me remets à tourner sur moi-même. Au ralenti, cette fois.
À présent, je ne suis plus à l’entrée d’une caverne aveuglante de richesses.
À présent, je suis devant… le vide. Le vide culturel, à l’infini, dans lequel je baigne.
Et je reste là. Un peu pantelant. Tout étourdi.
À ne pas savoir quoi faire de cette immense émotion, en moi, faite de respect, d’admiration, de reconnaissance. Et de furie.
*
Je suis pris avec cette bombe, je suis cette bombe qui continue d’exploser au ralenti lorsque, le lendemain, le 31 donc, je pars pour le réveillon du Jour de l’An, chez Marie-Jo. Une amie infiniment chère, mon éditrice chez Leméac.
Je suis passé à un tout petit cheveu de me décommander à la dernière minute. De me prétendre malade. Je me sens d’une telle fébrilité, mais aussi d’une telle instabilité, mais aussi d’une telle fragilité, que j’ai terriblement peur de commettre un impair malgré moi. Mais je ne m’y suis pas résolu – à me décommander, je veux dire. Il y a chaque fois une telle vie, un tel bonheur, une telle lumière, chez elle, chez les siens, que je n’ai pas pu m’en priver.
Tout ce que j’espère, c’est qu’à table je serai en mesure d’entendre ce qu’on me dira. Et de répondre urbainement. Les voix, en moi, parlent si fort que j’ai peur de ne pas être capable de capter ce qui vient de l’extérieur. Ou que, par mégarde, quelqu’un, par une remarque, ne me pèse sur le piton et ne me fasse exploser.
Durant toute la soirée, je me tiens en retrait, replié en moi-même autant que je le peux, arc-bouté. Oh, présent aux autres. Mais je me surveille, je filtre, je ne me quitte pas des yeux, je m’impose la laisse la plus courte possible.
À la fin de la soirée, je parle à Marie-Jo.
Je lui dis deux mots de ma princesse russe de 26bis, qui m’a fait une visite surprise. Lui parle rapidement du « Être ou ne pas être » de Vyssotski.
Elle, me regarde avec un grand sourire. Et elle me dit : « Tu sais à quoi ça me fait penser ? » Non, je ne vois pas. Mais je sais d’avance qu’elle va avoir raison. Que quoi qu’elle me dise, là, dans une seconde, elle va frapper en plein cœur. Elle est comme ça, la merveilleuse Marie-Jo. Elle sait lire. « À la vieille poétesse, voyons ! »
Et je sens en moi l’explosion au ralenti se mettre à vibrer encore plus fort, approcher du point de non-retour. Mais je la ravale : je me mets à faire le fou, à battre des bras, à dire n’importe quoi, le temps que ça se calme un peu.
La vieille poétesse, dans Vestibule. Prisonnière au goulag. Qui écrit en silence. Les mains gelées. Et qui voit soudain se pointer dans sa cabane un de ses lointains descendants, qui a remonté le temps pour l’embrasser et souffler sur ses doigts engourdis.
— Je. Je suis venu te dire merci, babouchka. Merci pour ton courage. Et pour ta joie. En dépit de tout. Je suis venu te dire merci pour avoir tenu bon. Et je suis venu te dire, à toi de qui m’est venue la vie, que. Que j’ai repris ta plume. Et que tu as raison. Ta lumière, ta lumière, ta lumière. Un jour. Me sauvera la vie. Quand tout sera éteint.
Elle redit.
— Oh.
Puis elle ajoute.
— Veux-tu dire par là ? Veux-tu dire que tu es parvenu à atteindre la victoire ?— Oui, babouchka. J’ai atteint la victoire. La seule victoire que puisse atteindre le poète.
Elle dit.
— Tu t’es avancé entre les chiens ? Sans perdre des yeux la lumière ?Elle laisse le temps à mes sanglots de passer. Elle attend ma réponse.
Dès que je le peux, je dis.
— Oui. [19]
Et je rentre chez moi.
*
Durant encore deux jours, je suis coincé entre l’émotion ressentie en voyant Vyssotski et l’incapacité à continuer le texte amorcé, écrasé par la conscience de l’ampleur du vide. À présent, s’est même encore ajouté à la masse ce qu’il faudrait dire de la poésie de la vielle poétesse, cette poésie que je connais déjà par cœur mais qu’en très grande partie je n’ai pas encore écrite.
Je ne veux pas, continuer mon texte sur Vyssotski. Je ne veux pas. Ça fait trop mal. La solitude est trop immense, trop solide. Le silence, là dehors, presque partout, est trop glacial, trop total.
Je pense que durant ces heures-là, une seule pensée m’habite. Comment, mais comment, bordel d’enfer de tous les saints-sacraments, m’arracher la cervelle, le cœur, les poumons. Comment ?!
Je replonge sur le Net.
Nous sommes le 3 janvier.
Et tout à coup.
Sur Facebook.
Un lien.
« Et nous ne verrons pas notre théâtre. »
(11 janvier au 13 février 2017)
(corrigé août 2023)
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