Ce que je suis en train de faire là…
Avant même de m’attaquer à la rédaction de mon billet initial, j’ai écrit dans mon mot d’« à propos » que la nécessité de me lancer dans l’élaboration de cette page m’a pris totalement par surprise.
C’était vrai – et je ne reviens pas sur mon affirmation.
Mais en toute franchise, ça ne signifie pas pour autant que je ne m’étais pas attendu, dans les semaines précédentes, à ce que « quelque chose » advienne.
Je ne savais tout simplement pas que ce serait pour moi, comme on dit en comptabilité, la soudaine fermeture des livres d’une défaite vieille déjà de vingt-cinq ans. Et l’ouverture tout aussi soudaine de nouveaux.
*
Se lancer dans l’écriture d’un texte, ça peut se faire de plusieurs manières.
Comme je l’ai raconté il y a une dizaine d’années dans mon essai Morceaux, on peut parfaitement, par exemple, amorcer un projet sans avoir par avance la moindre idée de là où on va aller, juste en choisissant un ou des fragments au hasard et en se demandant ensuite en quoi ils peuvent bien être significatifs.
Dans le genre : c’est « une poignée de porte » qui a donné naissance à ma première pièce, Panique à Longueuil. Et quelque chose comme « Dix heures du matin, 5 juillet, Lundi, 1967, Palais de Justice, le personnage regarde une carte géographique », qui a déclenché l’écriture de Being at home with Claude. Ce sont deux exemples de ce que j’appelle un « départ à froid ».
À d’autres moments, l’écriture peut être provoquée par un « surgissement », c’est-à-dire que tout à coup, alors que vous n’avez pourtant aucune espèce de projet en tête, bondissant apparemment out of nowhere une image ou une sensation s’empare de vous et vous force à la prendre en compte, à l’analyser, à la creuser… et à laisser surgir la pièce qui était en quelque sorte « incluse dans » ou « sous-jacente à » ce que vous avez ressenti.
C’est comme ça que je me suis entre autres lancé dans l’écriture de Ne blâmez jamais les bédouins. Un soir, dans un bar (et même pas encore saoul – je venais à peine d’arriver), j’ai tout à coup « entendu » en moi un hurlement à pleins poumons qui s’est presque immédiatement mis à se répéter pour ainsi dire à l’infini, toujours identique, toujours aussi fort, jusqu’à ce que, en lui accordant toute mon attention, en plongeant en lui, je me rende compte que c’était celui d’une femme, et que le premier personnage de la pièce se mette lentement à m’apparaitre, entrainant à sa suite « vers la surface » ou « vers la page » les autres personnages centraux, puis la pièce au grand complet.
Mais les surgissements peuvent aussi prendre une forme beaucoup moins évidente au départ que dans le cas des bédouins. Je les désigne alors du nom d’« appels d’écriture ». Et, croyez-moi sur parole (si vous le pouvez), pour être d’entrée de jeu plus diffuse, leur force n’est pas pour autant moindre que dans l’exemple que je viens de donner – le vertige qu’ils provoquent n’a strictement rien à envier à celui qu’on ressent en entendant soudain une totale inconnue pousser dans votre tête un cri digne d’un paquebot qui appareille.
Dans Morceaux, je raconte que Le printemps, Monsieur Deslauriers a été écrite dans la foulée d’un appel comme celui-là. Je prends rendez-vous avec Jean Duceppe pour lui proposer un projet. Mais aussitôt assis devant lui dans son bureau, je me rends compte, sidéré, que pour avoir eu une idée pareille et pour, surtout, être passé aux actes, je dois venir de traverser une très violente crise de délire, parce qu’il est complètement invraisemblable que monsieur Duceppe puisse être intéressé par ce que j’ai en tête. Or, à mon ahurissement total, il dit oui – sans hésiter une seconde ! Puis il se met à me raconter des anecdotes de sa vie de tournées… jusqu’à ce qu’il me lance au détour une phrase qui me rentre dedans avec la force d’un Mad Dog Vachon déguisé en Obélix, une phrase que je ne serai plus capable de m’enlever de la tête, et à laquelle je ne peux répondre – et de laquelle, donc, je ne peux me débarrasser, à moins de m’arracher la cervelle à coups de crow-bar – que d’une seule manière : en écrivant une pièce.
Décider de me rendre dans son bureau de la Place des Arts en prétendant vouloir lui offrir de monter Rita Cournoyer jouait Phèdre, c’était, sans le moindre doute, une manifestation d’un appel d’écriture : l’amorce de la mise en place d’un cadre dans lequel je n’aurais pas le choix, je devrais me livrer pieds et poings liés au projet, enfoui en moi, qui voulait trouver dans le monde la forme que moi seul pouvait lui donner.
Fait capital à noter : tous ces moments – autant celui où tout à coup des fragments arbitraires trouvent leur place que celui où l’on commence à saisir qui est là, au fond de soi, en train de hurler, ou que celui où l’on s’aperçoit que c’est un projet, en soi, dont on ne sait encore rien du tout qui nous a poussé à prendre le téléphone et à nous retrouver assis sous un faux prétexte devant l’un des hommes les plus intimidants de son pays –, sont (et je pèse mes mots) prodigieusement impressionnants, mais… garants de rien.
De quelque catégorie qu’il relève et quelque décoiffant qu’il puisse être, ce coup d’envoi n’est encore rien du tout : le vrai voyage, celui où il peut venter à en déraciner les arbres, où les océans peuvent se soulever et où tout à coup vous comprenez, vous voyez parfaitement d’où, dans les profondeurs de nous, sont venus les ogres, les cyclopes, les licornes et Zeus, c’est en écrivant, qu’on le fait. À cet égard, que la pièce dont on accouchera soit bonne ou pas n’a strictement rien à voir dans l’affaire. Au cœur de tout, ce n’est pas le résultat qui importe, mais le trajet auquel l’écriture nous oblige.
Ce que je suis en train de vous dire, c’est qu’à mon sens l’écriture demeure l’une des rarissimes avenues qu’il nous reste pour prendre contact avec ce que nos ancêtres appelaient l’âme.
À pied, à cheval ou en voiture, peu importe qu’il ait ou pas existé autrefois dans le monde un gars appelé Œdipe ou Gilgamesh, Jésus ou Macbeth, ou une femme appelée Ishtar ou Perséphone, Athéna ou Marie, les représentations d’elles et eux qui vivent en nous, nous les devons à des femmes et à des hommes qui ont eu le front de beux de plonger jusqu’au fond des océans, au cœur de nous tous, desquels surgissent les questions et les tremblements qui façonnent nos existences.
Pour moi, l’écriture, c’est ça.
***
Il y a donc, dans la vie d’un auteur, des moments où un texte qui veut être écrit se fait annoncer un peu comme, dans les films d’époque, un valet à perruque se tient planté au bout d’une marche et lance d’une voix de stentor : « Monsieur le marquis de Pinson-Bouvreuil ! », afin que personne ne puisse prétendre, au cours de la soirée qui s’amorce, ne pas reconnaître le quidam à la poitrine couverte de médailles qui vient tout juste de se pointer derrière lui au sommet de l’escalier.
Ce n’est pas un phénomène que j’ai connu si souvent, six ou huit fois, peut-être, tout au plus. Mais chacune d’elles a été marquante.
Et pour aucune des écritures à s’être annoncée de la sorte, pas plus pour celle dont je vais vous entretenir ici que pour les précédentes, je n’avais les yeux dans le dos, fixés sur le passé – à moins que la chose n’ait été pour un moment, en un point ou un autre, nécessaire pour tenter de comprendre ce qui était en train de se passer au présent.
Ce que je veux dire, en deux mots, c’est ceci : ce n’est pas du passé que je parle dans ce blog. C’est du présent. Peut-être même, qui sait, de l’avenir.
« Ben voyons donc… c’est tout’ des vieilles affaires qui sont arrivées y a vingt-cinq ans au moins. »
Très juste. Parce que c’est à cette époque-là que ce qui, au Québec, domine aujourd’hui les politiques et les stratégies culturelles a remporté sa victoire décisive.
Or, une thèse victorieuse, une conception des choses qui est portée aux commandes, ça ne disparait pas tout seul. Jamais. Pour qu’elle batte éventuellement en retraite, elle doit d’abord avoir été vaincue – ou, en tout cas, suffisamment ébréchée, affaiblie, pour qu’un beau jour une secousse parvienne à l’ébranler.
Au surplus, une thèse au pouvoir, même terriblement amochée, ne peut quitter sa position dominante que s’il y en a une autre pour la remplacer. Autrement, elle peut paraître un moment s’effondrer, mais elle se reconstitue à la première occasion qui s’offre. Elle s’appellera peut-être désormais « Tom Taum » au lieu de « Taum Tom », ça ne changera pas grand-chose à l’affaire.
Justement, sur l’essentiel (et même dans le détail), après sa retentissante victoire, la thèse culturelle qui a remporté la partie au Québec au début des années 90 n’a même jamais été ne serait-ce que contestée, si faiblement que ce soit. Bien mieux, à peu près plus personne ne se souvient aujourd’hui de ce qu’elle était sous sa forme d’origine – la plus claire, la plus lisible. Pourquoi donc ne s’en souvient-on plus ? Parce que, comme dit l’adage, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire.
Il va presque sans dire que, dans un contexte politique pareil, il ne s’est pas développé face à cette doctrine victorieuse des masses d’alternatives. Bien franchement, à ma connaissance – mais je ne prétends pas être au courant de tout –, le nombre d’hypothèses de remplacement à avoir été mises de l’avant est tellement près de zéro qu’il faut au moins Hubble et treize gros ordinateurs d’analyse de micro-données pour parvenir à en déceler ou en déduire des bribes. Très, très loin au-dessus de l’horizon profond.
C’est pour ça, que j’ai pris la peine d’écrire les billets qui ont précédé : parce que la compréhension de ce qui a mené à la situation actuelle me semble, et depuis fort longtemps, profondément défaillante. Que cela a toutes les chances de déboucher sur une compréhension toute aussi mal fondée de la situation actuelle. Et qu’une compréhension erronée d’une situation n’offre que fort peu de chances de parvenir jamais à la corriger.
Prenons un exemple.
Il est bien compréhensible que l’état de pénurie perpétuelle dans lequel doivent travailler la plupart des artistes québécois, et en particulier les gens de théâtre, finisse par leur porter sur les nerfs et par les mener à s’écrier : « Ce dont on a besoin c’est de cash. Alors c’est de ça qu’il faut parler, un point c’est tout. »
Seulement voilà, l’argument « Il faut sauver ceux des meubles qui peuvent l’être et tant pis pour les grands principes fumeux », c’est justement celui qui, il y a vingt-cinq ans, a permis la victoire de la thèse dans le sillage de laquelle nous nous trouvons toujours aujourd’hui plongés, veut-veut-pas, jusqu’aux oreilles.
Soit dit en passant, le cœur de cet argument – « la seule chose qui importe c’est le cash » – relève d’une conception du monde qui, à l’échelle de la Grande politique, vient à peine d’atteindre son ultime point de développement – absurde – avec l’élection à la tête des USA, en novembre dernier, d’un homme d’affaires pour qui les bureaux de sa compagnie à New York, ceux de son domaine de Floride ou ceux de la Maison Blanche sont parfaitement interchangeables : un bureau c’est un bureau – et un pays, voire un empire, voire une civilisation entière, c’est une business et rien d’autre. « Pis asteur, c’est moi le boss. Ceux qui sont pas d’accord… out ! »
Eh bien « la vie, c’est une business et rien d’autre », c’est précisément ce que, bien plus près de chez nous, affirmaient déjà dans le temps Samson-Bélair, et Roland Arpin avec sa trâlée de poussins, à l’instigation de mesdames Robillard et Frulla-Hébert – pour ne nommer que celles et ceux ayant ici directement rapport avec mon propos –, ces gens à qui les artistes de théâtre réunis en Congrès spécial allaient en 92 donner raison… pour ne plus jamais revenir ensuite sur la question.
Entendre aujourd’hui un milliardaire pas très porté sur le respect de ses semblables – ni de quoi que ce soit d’autre hormis peut-être le miroir suspendu au plafond au-dessus de son lit recouvert de peluche dorée – promouvoir une conception pareille, ça ne m’étonne guère. L’avoir entendu à l’époque de la bouche d’artistes ? Non plus. En 1992, cela faisait déjà un sacré bail que j’étais revenu de mes illusions au chapitre de la bonne foi, de la perspicacité, de l’abnégation ou de l’honnêteté intellectuelle que ce terme d’ « artiste » serait censé impliquer en tout lieu et en tout temps. Il n’en reste pas moins qu’entendre un artiste promouvoir une approche politique para-trumpienne de la culture et des arts, ça me fait toujours courir un petit frisson dans le dos. Pas parce que ça me déçoit, juste parce que je ne peux pas m’empêcher d’imaginer la face qu’il ou elle fera durant un très bref instant le jour où il ou elle constatera les fruits de son beau labeur… et partira illico au galop, les bras au ciel, en hurlant qu’il ou elle n’est pour rien, rien, rien, rien, rien, rien je vous dis !, dans les malheurs qui s’abattent à présent sur la tête de ses camarades – scène à laquelle il m’a bien souvent été donner d’assister. Remarquablement loufoque. Mais qui, allez donc comprendre pourquoi, n’est jamais parvenue à me faire sourire.
Dans son remarquable essai Voltaire’s Bastards – The Dictatorship of Reason in the West, John Ralston Saul raconte une anecdote qui date de la Première Guerre mondiale (Bon, ça y est, baptême, encore des vieilles affaires qui ne veulent plus rien dire). Il veut illustrer, par le recours à elle, le déni de responsabilité qui a une forte tendance à être la seule réaction à laquelle on puisse s’attendre de la part des « experts » aux yeux de qui ce n’est pas la réalité concrète qui importe mais la seule représentation qu’ils s’en font – quelque incomplète, erronée ou même absurde qu’elle puisse être. Je raconte de mémoire – et à ma manière :
Sur le Front ouest, c’est la paralysie depuis des mois. Malgré tous leurs efforts – et ils ne sont pas regardants sur le coût en vies humaines –, ni les Allemands ni les Alliés ne parviennent à effectuer de percée significative dans les lignes ennemies. Quand soudain, un beau jour, un officier supérieur du grand état-major britannique, penché sur une carte, pointe un doigt ganté de cuir fin sur une zone et s’écrie « Ah, ah ! »
Il vient d’apercevoir une région où les défenses des Goths ont l’air nettement plus faibles que partout ailleurs. Il ordonne en conséquence la préparation et le lancement d’une attaque de grande envergure – précisément à cet endroit, bien sûr.
Le hic, c’est que « la carte n’est pas le territoire » et qu’en conséquence, même dans des conditions idéales, déplacer des petits cubes de bois qui représentent les armées sur une carte n’est pas tout à fait la même chose que de leur faire prendre position et monter à l’assaut sur le terrain. Comme si ça ne suffisait pas déjà amplement, même si la carte que le grand homme vient de scruter avait été parfaite, il ne s’est pas donné la peine d’y lire tout ce qu’elle aurait pu lui enseigner. Et notamment ceci : sur le territoire en question, le terrain qui sépare les deux armées ennemies est constitué exclusivement de… marécages. C’est tout bonnement pour ça que les Allemands n’ont pas ressenti le besoin de fortifier outre mesure ce segment de leurs installations : des nids de mitrailleuses lourdes judicieusement disposés suffisent amplement à le protéger – il est naturellement quasi-inattaquable. Pressé peut-être de laisser sa marque, d’ajouter une page glorieuse au livre de l’Empire ou de compter des points pour faire encore avancer un brin sa belle carrière, le général ou le maréchal, je ne sais plus, a tout simplement négligé de prêter attention aux petits symboles dessinés sur la map, lesquels évoquaient schématiquement des bosquets de roseaux. Il n’allait quand même se barrer les pieds dans des détails pareils – il est bien au-dessus de ça, lui ! Il a une guerre à gagner et ça presse !
Le jour de l’attaque, les troupes anglaises subissent un véritable massacre. Les Allemands, médusés, voient soudain surgir et déferler dans leur direction des hordes ennemies… qui se mettent au bout de quelques pas à peine à s’enfoncer dans la swamp jusqu’aux genoux ou jusqu’à la taille – ce qui, est-il bien nécessaire de le préciser, ralentit considérablement leur allure. Pour dire les choses crûment : les soldats britanniques ont l’air de mouches collées sur un ruban gommé. Tout ce que les défenseurs allemands ont à faire, c’est à aligner bien calmement les viseurs de leurs mitrailleuses… et à tirer dans le tas.
Des milliers d’hommes meurent ce jour-là. Pour rien du tout.
Des milliers – allez, allez, un petit effort, représentez-vous ça ! Allez ! Un – il s’appelait Albert. Deux – il s’appelait Peter. Trois – il s’appelait Randolf. Allez, je vous dis ! Jusqu’à sept, neuf ou treize mille !
Le lendemain, passant par là, l’officier général qui a eu la brillante idée de mettre en train cette petite sauterie entre amis décide de jeter un coup d’œil – tant qu’à être dans le coin… Et puis, ça le chicote : qu’a-t-il bien pu se passer, nom d’un chien, pour que sa si brillante manœuvre foire à ce point ?
Il grimpe jusqu’à un poste d’observation qui domine le vaste cimetière à ciel ouvert, pointe ses belles jumelles, comprend instantanément la bourde qu’il a commise, vient les yeux plein d’eau, murmure « Non ! » sur un ton catastrophé, efface ensuite immédiatement de sa cervelle la compréhension qui vient à peine de se faire jour en lui, articule d’un ton définitif « Non. Ça ne peut pas être nous qui avons fait ça ! » puis, la conscience en paix, le dossier étant clos, remonte dans sa limousine. Et disparait déjà au lointain.
Quoi qu’il en soit.
La magnifique défaite à plate-couture subie par les artistes en 92, qui va gâcher les espoirs et les vies de milliers d’artistes talentueux de toutes disciplines et de tous âges, mais dont stric-te-ment personne, dans le camp des perdants, n’a été responsable selon ceux d’entre eux qui l’ont rendue possible, j’y reviendrai – soyez-en assurés.
Pour l’instant, ce qui s’impose c’est de parler durant tout le temps qu’il faudra de cette annonce d’écriture que j’ai vécue récemment.
*
… a commencé…
L’appel d’une écriture qui approche et qui va s’imposer à vous prend tout d’abord, chez moi en tout cas, la forme de… d’une… d’un vide. Oui, c’est bien le terme qui convient. Mais pas d’un vide… vide. D’un vide plein.
Oui, oui, je m’explique.
C’est un vide en ce sens qu’on se retrouve plongé dans un état où l’on ne peut strictement rien faire. Et quand je dis rien, c’est rien. Rédiger en deux lignes une réponse toute simple à un e-mail banal devient à vos yeux une tâche insensée de complexité – tellement que les bras vous en tombent – et que le pauvre e-mail reçu reste là, orphelin abandonné dans votre boite de réception, laquelle se met alors inexorablement à se remplir de ses petits frères, jour après jour. Pas question non plus de sortir le balai de son placard, il a l’air de peser trois tonnes. C’est tout juste si faire réchauffer une soupe en boite ne vous parait pas au-dessus de vos forces. Et pourtant, vous n’êtes pas amorphe. Mais alors là, ce qui s’appelle pas du tout. Vous êtes bourré d’énergie. Et vous êtes plongé dans une concentration sans faille. Mais ce qui est fort étrange, c’est que cette permanente concentration sans faille porte sur… rien du tout. Rien d’apparent, en tout cas. Rien qui soit encore perceptible. Rien qui se soit encore révélé.
Au total, vous ne pouvez rien foutre de vos dix doigts, mais pas du tout par manque d’énergie, ce serait plutôt comme si cette énergie qui déferle en vous à fond de train quand vous avez enfin renoncé à toute velléité de faire quoi que ce soit, elle était déjà occupée ailleurs. Comme si elle entrait, venant de la marge, de l’extérieur de la carte, à l’ouest, vous traversait, zip, et ressortait tout de suite à l’est pour aller Dieu sait où, venue de nulle part et filant vers une destination inconnue. Une destination que plus tard, quand les verrous auront sauté, vous reconnaitrez parfaitement, bien entendu, quitte à en crever de trouille, mais qui pour le moment vous reste inaccessible, impossible à identifier – au point qu’il vous semble, quand l’angoisse s’en mêle, qu’elle ne peut être qu’un fantasme.
Présente en vous, elle l’est, donc, l’énergie, avec une intensité ressentie à chaque instant, mais non-disponible pour usage quotidien et même, en fait, pour quelque usage que ce soit – tant que celui qui lui convient n’aura pas daigné se pointer le nez.
Et puis, dans ces périodes-là, on dort. Énormément. Douze, quatorze, seize heures par jour, jour après jour. Et on se réveille dans une forme étincelante. C’est le mot exact, littéral : étincelante. On ressent que l’intérieur de soi brille comme du chrome flambant neuf, reluit. Et puis encore, le sommeil vous laisse chaque matin quand vous émergez de lui l’impression d’avoir étanché une soif. Une soif intense, profonde, mais que, jusqu’à ce qu’elle cesse, vous ne vous étiez même pas su ressentir.
C’est un état prodigieusement agréable. Et remarquablement angoissant. Agréable parce que le sentiment d’être en vie, et d’être soi, et d’être soi au cœur de sa propre vie, est sans aspérité. Mais angoissant en diable parce que vous avez la forte intuition de ce qu’il pourrait fort bien ne jamais finir, cet état, ne plus jamais vous laisser le quitter – et que vous pourriez ainsi pour le restant de vos jours rester bloqué « entre » le quotidien qui vous attend, accoté dans le cadre de porte en tapant du pied d’impatience et… quelque chose, Dieu sait quoi, de peut-être enfoui dans un racoin ou un autre des heures qui approchent… et qui approchent… et qui approchent… et qui n’en finissent plus d’approcher puis de passer, mais sans jamais avoir apporté la moindre nouvelle. Les torieuses.
Ça peut durer des mois. L’épisode que j’évoque ici, et qui s’est achevé le 3 janvier à la lecture du texte de Gabriel Plante, en a pris trois, presque jour pour jour. Je n’ai pas la moindre idée de la manière dont un individu marié, ou ayant une activité qui l’oblige à sortir de chez lui et à entrer en contact avec le vaste monde de la normalité productive, s’y prend pour dealer avec des moments pareils – le conjoint ou la conjointe, les enfants, le patron, les copains, les voisins, les parents, l’amant ou la maitresse du mardi, les collègues, tout le monde, et surtout peut-être le gérant de banque et les gens de chez Visa, doit continuellement lui proposer de prendre en son nom rendez-vous dans une clinique : « Allez, allez, secoue-toi, magne-toi le cul, bon sang ! »
Quel gâchis ce serait.
Parce que cette étape préliminaire vise en fait deux buts très précis – deux objectifs capitaux – qui doivent nécessairement – quel que soit le prix à payer – être atteints pour que l’écriture se présente enfin : 1) vous obliger à cesser de vous agiter pour pouvoir écouter loin en vous, là où vous n’écoutez jamais pour l’excellente raison que vous ne savez même pas encore que cet endroit précis pourrait bien exister, et 2) vous refaire des forces pour être à même d’affronter ce qui vous attend.
*
Dans ma vie, le dernier épisode de cette « atteinte » a, donc, commencé l’automne dernier, et s’est pointé mine de rien – c’est d’ailleurs comme ça que ça débute chaque fois : quand on se rend compte qu’on est en plein cœur de lui, l’appel, il est déjà trop tard pour faire marche arrière (si tant que est que ça se puisse ou qu’on en ait envie).
Début octobre, je termine la traduction d’un recueil de nouvelles – un vrai bonheur. La traduction, je veux dire, pas le fait qu’elle soit achevée.
Je me dis alors : « Bon, allez, on souffle un peu » et prends quelques jours pour plonger dans l’exploration de Civilization VI (Yesssss !).
Un matin au saut du lit, je me fais enfin « Bon, allez, ça suffit, au boulot », et prends mon élan pour resauter à pieds-joints dans l’action, quand… l’impérieuse réponse de ma vie m’agrippe par les épaules et rugit de l’intérieur de moi : « Il n’en est pas question ! Tu t’assieds sur ton cul ! Et tu ne bouges pas ! »
Dès lors, aussitôt que je tente d’entreprendre l’une ou l’autre des trente ou trente-cinq tâches notées, encerclées, soulignées, surlignées de ma liste d’ « urgences », pif, la batterie me tombe instantanément à zéro et mon crayon se transforme en enclume.
Une première semaine ou deux passe.
Je me dis « Ah ben oui, réflexion faite, écoute, bonhomme, c’est normal. Au cours des trois-quatre dernières années, tu as : écris trois tomes de ton estie de roman – mais, bordel, des pans entier du dernier restent à reprendre, et pas parce qu’on te l’a demandé mais parce que TOI, gnochon, tu l’as décidé alors qu’il aurait fort bien pu partir directement ou presque aux épreuves –, traduit en français un roman et trois recueils de nouvelles, édité et rédigé deux recueils d’entretiens pour Bazzo, mis en scène l’opéra Le rêve de Grégoire – avec un plaisir fou et une équipe du tonnerre, mais ça ne s’est quand même pas fait tout seul – et assisté à la reprise, au TNM, d’une de tes pièces. Et puis, à travers ça, donné des conférences de-ci de-là, animé des événements qui te tenaient à cœur, et fait des interventions dedans la radio. Tout ça sans prendre de vacances. Et en ayant à gérer le stress d’être à peu près continuellement au bord du gouffre financier. Ça se pourrait-tu que tu sois… fatigué, mettons ? Sans compter que tu as cessé d’être éligible à l’étiquette « petit poulet du printemps » depuis quelques lunes déjà. Alors, dors don’, pis laisse don’ faire. Ok ? »
« Ok, me réponds-je – je me donne… un mois. Jusqu’au 15 novembre, pile. Rendu là, prêt’ pas prêt’, à l’ouvrage ! » Et je retourne me coucher.
Sauf que.
Avant même que « 15 novembre » ne se soit affiché dans le coin inférieur droit de mon pupitre Windows… survient le 8 novembre, eh oui. Et que l’arrivée du Grand Chef Toupet-Jaune à la tête de la surpuissante tribu des Pas d’Allure me sacre à terre. Sans blague, j’ai instantanément, le soir-même, jus’ jus’ envie de retourner sur ma planète – je n’ai aucune idée de laquelle est la bonne, la vraie, celle à laquelle j’appartiens par nature ET par culture, mais en tout cas c’est pas celle-ci certain.
Et puis, par là-dessus, vient encore me foutre des coups de massue en plein front cinquante fois par jour dans les quelques premières dizaines d’heures qui suivent, la… la… pas-d’allure-ité de la presque totalité des commentaires que j’entends ou lis de toutes parts. Ils vont de « C’ pas grave. Le soleil va se lever d’main pareil » – ce qui constitue un chef-d’œuvre de sottise, ne serait-ce que parce que même le lendemain du jour où le dernier humain sur Terre va avoir crevé, il va aussi se lever pareil, le soleil – il s’en fout, le soleil, de ce qui se passe sur la boule bleue – ce qui fait que sa réaction à ce qui arrive aux fourmis que nous sommes n’est pas, à mon sens, l’étalon le plus fiable qui soit pour mesurer la légitimé de la douleur que ceci ou cela peut engendrer en nous ! Et elles se rendent, à un autre des bouts du spectre, jusqu’à « Comme si Poutine aurait pu oser se mêler des élections américaines, ça peut juste être un complot des journaux US, raconter des niaiseries pareilles. » Ah oui ?! Vraiment ?! Vous êtes convaincu de ça ?! Parce que moi, je ne sais bien sûr pas si en réalité il l’a fait ou non, le Vladimir Vladimirovitch, mais le fait que « ça se puisse », ça, je n’en ai pas l’ombre du moindre doute. Pas quand tu l’as entendu, lui, là, en personne, devant toi, au Kremlin, dans une salle aux murs couverts d’or et grande comme je ne sais combien de terrains de football…
… parler, en autant de mots !, de « mon prédécesseur le tsar Alexandre », et que tu as eu à affronter un de ses hauts-fonctionnaires qui voulait te péter la gueule à coups de vodka parce qu’il te trouvait risible d’oser prétendre faire du théâtre – puisqu’un vrai artiste, tu sauras, la seule chose que ça peut être, dans la vie, c’est Russe, môssieur !
Pas non plus quand, au cours du même voyage, une rencontre publique d’écrivains russes et canadiens a commencé par l’intervention d’un vieux poète stalinien nous souhaitant la bienvenue en ces termes (traduction libre) : « Le premier McDonald’s de Moscou appartenait à un Canadien, ça fait que moi j’ai rien à vous dire. R’tournez don chez vous », avant que le même sympathique personnage et un de ses collègues se mettent de concert à sacrer des baffes (verbales) à Yann Martel et à Michael Ondaatje, le premier je ne me souviens plus sous quel prétexte et le second…
… parce que l’adaptation au cinéma de son roman The English Patient aurait été produite par des Amerloques. Quand tout un pan de la culture qui règne dans les élites d’un pays est rendue à ce niveau-là de courtoisie et d’ouverture sur le monde, le seul conseil que j’ai à vous donner, c’est : « Ne faites pas comme si quoi que ce soit serait impossible en termes de coups-bas. »
Et ça, c’était en 2003 – j’aime autant ne même pas tenter d’imaginer où en sont rendues les choses au moment où j’écris ceci, presque quinze ans plus tard.
Bref. Après m’être retrouvé étalé à terre à l’élection du gars de l’hôtel, et quasi rachevé par le déluge des commentaires pas-rapport, à peine le temps de me soulever sur un coude et de me dire que j’allais commencer à paqueter mes valises pour retourner dans mon vrai chez moi que paf ! – mort de Leonard Cohen !
Et vlan. Un autre deux semaines sur le dos.
À quelques jours d’avis, je finis par me dire : « Ultime échéance : 1er décembre ! La semaine prochaine, tu trouves le moyen de repartir le moteur, sinon tu vas continuer de ramper et de couler jusqu’à ta dernière heure. »
Le 1er décembre arrive, passe, et la moindre tentation que je peux ressentir à l’effet de reprendre le collier, fut-ce même pour poser des gestes qui me tentent à l’os, tel celui de renouer enfin avec des amis chers délaissés par moi d’ignominieuse manière depuis bien trop longtemps, me fait me sentir comme si j’allais tenter d’escalader l’Everest à quatre pattes.
Bien pire : l’effort imprévu qu’à ce moment-là je dois soudain déployer à toute allure pour vérifier les corrections de la traduction que je viens de finir, laquelle doit absolument partir avant-avant-hier à la composition, me laisse échoué comme une baleine sur la plage de mes jours (guiiiik !) : aussitôt après avoir appuyé sur « Envoyer » pour expédier les révisions finales de la dernière nouvelle, une espèce de vague noire et grise déferle en moi, montant des grands fonds, au ressentir de laquelle je suis certain, pendant deux-trois heures au moins, que je vais tomber évanoui d’épuisement sur mon bureau.
Bordel !
« Là, fais-je, ça a pus de bons sens. Il se passe quelque chose ! »
Et il me traverse pour la première fois l’esprit que, derrière le vacarme qui monte des USA et de bien d’autres lieux du monde, que, derrière le silence atroce qui tombe à plein ciel noir dans le sillage de l’insupportable départ du gars de Dance me to the end of love, c’est peut-être un appel d’écriture, joualvert !, que je suis en train de vivre là !
C’est soit ça, soit, hypothèse bien plus vraisemblable étant donnés le bagage génétique dont j’ai hérité et, au moins autant, la manière que j’ai eue de mener ma vie, un cancer généralisé sur le point de se mettre à fleurir puis de me faire effectivement me taper un long, lointain et paisible voyage en direction de ma planète prénatale.
J’opte pour explorer en premier l’éventualité qui me ferait le plus plaisir. Si ce n’est pas la bonne tant pis – de toute manière je ne suis pas du tout pressé de me transformer en fakir dans une chambre immaculée – tant qu’à être trop tard, ne faisons pas les choses à moitié.
Je lance donc, en conséquence – mais tout douuucement –, une campagne de sondages dans les différentes provinces de mon écriture, histoire de voir si je ne pourrais pas débusquer le vilain petit projet que je crois endormi comme une souche mais qui bondira de joie jusqu’au plafond quand je m’approcherai de lui – me faisant du coup comprendre que c’était lui, depuis deux mois, qui m’appelait en me siphonnant mes énergies pour m’empêcher de les consacrer à quoi que ce soit d’autre qu’à sa petite personne.
Je commence par l’évidence. Grand Hall, le fameux troisième tome des Rats. J’ouvre le fichier de la dernière version – de-ci de-là un véritable chantier, avec partout des bouts en gras soulignés, et des notes en marge, sur fond couleur gomme baloune, qui, dans certains passages, bordent des pages entières.
Mais non, ce n’est certainement pas de lui qu’il s’agit : dès que les premières lignes m’apparaissent, elles m’ont l’air d’être écrites en javanais primitif – ce qui constitue un signe très sûr de ce que, dans mes profondeurs, pour l’heure ce dossier-là n’est pas de toute première priorité – quelque qu’impatience que je puisse par ailleurs ressentir à l’idée de m’y replonger. Lors des « appels d’écriture », vos désirs conscients n’ont pas voix au chapitre.
Alors quoi ? Je reprends mon tour d’horizon.
Du… théâtre, peut-être ?
Se pourrait-il que ma vieille passion, que je souhaite de tout mon cœur morte, enterrée et finie de bouffer par les vers, soit en train de préparer un come-back ? Genre la trente-deuxième tournée d’adieux de La Poune ?
Je vais voir.
Krantz ?
Non.
La prière du Renard ?
Non.
Quelque autre de la demi-douzaine de projets qui n’ont jamais dépassé trois lignes de long ? Lui, non. Lui, non.
Non, c’est pas ça. Alors quoi ? Du côté des essais ? Ah non, pas Les cahiers du Hobbit, au moins ?! S’il faut que j’ouvre une des 1200 ou 1500 pages du brouillon et que les anges se mettent à chanter, je pense que je saute par la fenêtre.
Mais fiou, non, les anges restent cois – donc, c’est pas ça.
Ben quoi ?
Pas de réponse.
Je regarde partout, soulève tous les coins de tapis, ouvre tous les répertoires et sous-répertoires.
Rien.
Je passe à l’étape 2 de mon tâtonnement.
Je me plante devant ma bibliothèque. À gauche complètement, tablette du haut.
Et, partant vers la droite (bien évidemment), lis attentivement un titre après l’autre en me remémorant en quelques images rapides de quoi parle le livre en cause, en attendant que l’un d’entre eux, peut-être, me fasse crier « Bingo ! » Chaque fois qu’il me vient un petit pincement ou un petit fourmillement – « Soyez précis ! », m’enjoindrait Jouvet déguisé en Knock : « pincement ? » ou « fourmillement ? » –, je tire le bouquin de la rangée où il roupille, et en lit un passage. Ou cinq. Ou trente. Au point où j’en suis, je ne suis pas pressé.
Chou blanc.
Et puis simultanément, tout au long de ces deux étapes qui au bout du compte ne mènent nulle part, je me vautre, tel la truie proverbiale dans son auge, sur toutes les pages du Net qui retiennent mon attention et me disent le moindrement quelque chose. Je me bourre la face comme un goinfre – je ne sais pas comment la pauvre souris de Merlin (mon ordinateur de bureau – la tablette, elle, s’appelle Lancelot) a bien pu résister à l’envie de me cracher tous ses springs en pleine face. New York Times. Libération. Washington Post. Twitter. Le Monde. Même le Figaro, bâtard ! BBC. Guardian. YouTube. Des blogues. Des journaux en français ou en anglais, de Chine, de Russie, de ce bout-ci de l’Afrique ou de celui-là, du Maghreb, du Texas. Y a-tu quek chose qui va me faire de quoi – en tant qu’auteur, je veux dire ? Quelque chose pour me faire décoller, quelque chose pour entrouvrir la porte dans laquelle je bute ? Zilch. Rien.
Me disant que… peut-être… je vais même m’essayer à ressortir le livre d’ « arabe pour les débutants » que je me suis acheté il y a quelques années parce que je me meurs de pouvoir un jour lire les grands poètes de cette langue dans la-leur. Eh, non.
La seule chose qui a commencé à se distiller en moi, tout au long de ces mois-là, c’est, d’abord très pâle mais prenant doucement de la texture, du relief et de la présence, un désir. Seulement son entrée en scène s’est faite si doucement que je ne l’ai jamais senti approcher, ni ne me suis rendu compte de son installation au centre du plateau.
Quand nous arrivons à Noël, cette présence, en moi, recouvre presque tout. Et je ne m’en rends toujours pas compte. Je ne le vois pas, mon désir, pour l’excellente raison que je baigne dedans. Et que, comme chacun sait, les poissons ont toutes sortes d’excellentes et même formidables raisons pour qu’il leur soit fort difficile de disserter au sujet de leur aquarium.
Ce désir, ce n’est pas la première fois que je le ressens, oh que non, mais, un tout petit peu plus tard, dans un peu plus d’une semaine, je me rendrai compte, « après », encore un coup, putain, qu’il a peut-être rarement été aussi fort de toute ma vie de… de ma vie de… de quoi ? De vieil auteur, j’imagine.
Quel est-il, ce désir ?
Il est celui de… oh, zut, comment dire ça ? Il est celui… d’une liberté, oui. Oui, oui, c’est ça. D’une liberté totale. Ah, si vous saviez ! Une liberté… qui a le goût et le parfum du vent. Celui du printemps, qui vous fait r’virer le cœur, l’âme et l’estomac à l’envers. Une liberté qui ne peut être accordée à soi que par soi – personne ne pourra jamais le faire pour vous. Un lâchez tout. Une déboulade sur le flanc d’une montagne faite de mots. Le prodigieux feeling qui m’habitait, qui… qui me propulsait quand… j’ai écrit Les bédouins, par exemple. Ou même des petits bouts de Panique. Ou de Being. Ou des pans entiers de Bob, d’Entretiens, de Morceaux. Ou encore… ah ben r’gars donc… comme c’est étrange. Comme c’est bizarre. Oubliez ce que je viens d’écrire, ok ?, le manque que j’évoque ici n’a strictement rien à voir avec le fait d’être vieux. Puisque j’en ai vécu un, de ces moments, et très fort, durant l’écriture de Vestibule, le deuxième tome des Rats, et que ça c’est un moment tout récent. (Je fais ici référence au passage du trapéziste et de la vieille poétesse, au cas la chose intéresserait les deux personnes et demie qui ont lu le livre.)
Quoi qu’il en soit, tout au long des trois mois de ma… de ma je sais pas quoi, de ma convalescence ou de mon attente, de mon pataugement ou de ma sortie de la cage, ce désir-là, celui de goûter à nouveau cette liberté et rien d’autre, s’est infiltré en moi, a pris ses aises. Et m’attend. Les deux pieds sur le pare-feu du foyer où flambe majestueusement une grosse bûche dont la fumée sent bon. À gratouiller le crâne du gros chien que je n’ai pas mais auquel je rêve.
Il est tellement exaspérant, le sacrebleu de no-man’s-land dans lequel je me trouve, qu’à un moment, je finis par décider, là tout de suite, de me lancer, à l’aveuglette, dans l’écriture d’une nouvelle pièce, à partir de zéro, de rien pantoute. « Aaaah, pis fuck d’ la marde ! Je ne vais quand même pas pour l’éternité rester coincé dans le portique, câlice ! »
C’est tout simple : la première pensée qui va me passer par la tête, je vais me jeter dessus comme un gars de l’impôt sur le pauvre monde.
*
Et c’est à cet instant, à cet instant précis, croyez-moi si vous le pouvez, que change l’image de fond de l’écran secondaire de Merlin, écran sur lequel aucun fichier n’est ouvert. Et qu’il en apparait bien entendu une nouvelle d’entre les innombrables que j’ai accumulées au fil des décennies et qui me servent de dessus de pupitre aléatoire.
La photo qui vient de s’afficher est de Dmitri Baltermans, photographe immense, maître propagandiste soviétique qui a contrôlé pendant presque cinquante ans l’image que l’URSS se faisait d’elle-même – on l’avait surnommé « L’œil de la Nation ». Rien de moins.
Elle montre… Nikita Khrouchtchev, célébrissime Premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique, adversaire aux dents longues du président états-unien Kennedy… brandissant un épi de blé d’inde.
J’éclate de rire. (C’est pas parce qu’on cale qu’on n’a pas de fun.) Et paf, je m’élance.
Russie/Russie, c’est la voix de Michaela, ma bonne vieille princesse russe nymphomane de 26bis impasse du Colonel-Foisy, qui s’impose en un éclair.
J’imagine… puisque le « 26 » du titre était tout simplement l’âge que j’avais au moment d’écrire la pièce, une espèce de suite, un genre de 61ter route du Bord de l’Eau, qui mettrait en scène (façon de parler) un auteur qui cherche une idée de pièce (gueu), et qui, au moment où l’éclairage s’allume au début de la représentation, est déjà depuis longtemps plongé dans une discussion stérile avec son imaginaire, qui n’en peut plus de lui suggérer des idées que lui, l’épais, refuse à mesure. (Pfff)
Je me dis : « Démarrons les engins ! À la crinque, puisque ça a bien l’air que c’est ça que ça prend. Si ça marche et qu’une pièce prend forme, quand j’aurai fini je n’aurai qu’à passer à la chain-saw les premières pages qui m’auront servi de tremplin. »
Il n’y a personne en scène au début de la pièce, rien qu’un immense écran tendu au fond, sur lequel les images apparaissent au fur et à mesure que les idées viennent à l’imaginaire.
« MDT » c’est l’imaginaire : la princesse Michaela Droussetchvili Tetriakov. Soit dit en passant : la faute consistant à ne pas mettre au féminin Droussetchvili Tetriakov pour en faire Droussetchvilia Tetriakova est intentionnelle.
Et « X », c’est l’auteur. Je n’ai jamais eu le temps de lui trouver un nom ni un prétexte d’existence, le tarlet.
Rien que pour vous montrer à quoi vous avez échappé – et que vous me soyez à jamais reconnaissant de vous l’avoir épargné :
*
On va y arriver
(titre provisoire)
Noir total.
Puis…
MDT – Si, si, je t’assure que ça, ça c’est bon, ça c’est ferait une hhhit !
La rideau c’est…
… se lève.
Grand plateau, c’est tout vide.
Lentement le photographie c’est apparaît.
Et un voix dit comme si c’était le suite de ce que déjà elle nous racontait mais que nous n’entendions pas parce c’était avant que la rideau c’est se lève :
« Alors il nous a expliqué…
… qu’il avait passé une nuit ffformidable ! »
Tous ils pensent…
… « Aaaah ! C’est donc pour ça qu’il avait si drôle de démarche, ce matin ? »
Madame Gougalianova…
… le nez dedans l’air, c’est le regarde avec un air que de se dire…
… « Hééé, grand fou ! »
À côté de elle, Stépan Andréiévitch…
… il c’est murmure « Bon, ça y est, on va en avoir pour deux heures minimum ».
À gauche extrême, Konstantin Abramovitch…
… il c’est laisse s’échapper sans que il c’est s’en rend compte : « Ma chambre c’est 546. Gulp. Est-ce que il y a seulement moi, que c’est trouve qu’il fait très très chaud, ici ? »
De l’autre côté de notre héros, Madame Garyépi…
… – il ne me vient pas le nom meilleur, pour moment –, « Mme Garyépi…-Popov », peut-être ? Elle, c’est ne pas apercevoir l’objet brandi because…
… corpulence toute en rondeur faire obstacle, et elle c’est être sur point de demander à son voisin…
… « Quoi, quoi, qu’est-ce que c’est que c’est causer de ? », mais c’est se rendre compte juste à temps que lui non plus, le voisin…
… c’est ne pas être bien placé pour voir qu’est-ce que c’est que c’est.
Chuck Simonovitch…
… enfin…
… c’est penser : « Bordel, il en a trois autres sur la pupitre !
C’est pas vrai, il est fabrique dedans cahoutchouk, le mec ! Ah oui, c’est vrai – et puis du lait, aussi. Du pain, du fromage… et du lait. Et puis passer prendre complet chez nettoyeur. »
X – Non !
La réponse est non !
MDT – Ben alors quoi ?!
Tu veux faire goût du jour, ou tu veux pas, faire goût du jour ? Faudrait savoir ! Parce que, au cas tu n’es pas te rendre compte, ça était mon idée numéro 827 – et en ligne, que pondues je les ai, les 827 ! Au queue-leu-leu ! En 12 heures ! Alors… hein !
X – C’est Khrouchtchev, ça, non ?
MDT – Bien entendu que c’est Khrouchtchiov…
… il c’est ressemble à Joconde, peut-être ?
X – En…?
MDT – 1955.
On l’avait surnommé « Koukourousnik » – « Monsieur blé d’Inde » – me demande bien pourquoi.
X– C’est non.
MDT– Oh, écoute…
Je c’est plus de idées, moi.
Attends. 1955, 1955, qu’est-ce que d’autre j’aurais pour 1955 ?
Il faut bien que je m’a guide sur quelque chose, toi c’est ne me donne aucun indice. Juste « Niet », « Niet », jamais « Essaie donc ceci ».
Je c’est creuse ciboulot, et creuse, et creuse, et tout à coup pousse Euréka !
« Environnement ! – que c’est la pôule nord qui fondre et que les vagues par-dessus la tête ?! »
« Niet », tu grognes. « Trop technique. »
Goût de mourir, alors ? « Trop sombre. »
Goût de vivre ? « Trop jovialiste. »
Guerre ? « Trop déjà vu. »
Paix ? « Pas bon sujet. Rien à dire là-dessus, schnoutte que c’est, pas inspirant. »
Amour ? « Cucul. »
Petits chats ? « Kidnappés par Facebook. »
Corruption politique ? Tu dis « Attendons après les trous dans les rues. » C’est pour demain, ça, tiens !
Bécassine ? « Déjà fait. »
Hitler ? « Déjà fait. »
Pierrette et le Potala ? « Déjà fait. »
Alors qu’est-ce que c’est il c’est me reste ? Les années ! En me forçant un peu ça devrait nous faire cinq ou dix mille possibilités – je suis pas pressée, on trouvera bien.
X – …
MDT – Bon ! Je c’est poursuivre.
1955, donc.
Euuuuh.
Assasination du président Panama ?
Guerre de l’Algérie dedans les Aurès ?
Création de la Pacte de Varshava ?
Ah ! Émeute au forum de la Monttréal ?!
C’est bon, ça – oui !!!
X – Non.
MDT – Le Finlande c’est entre dedans l’Onu ?
Oui bon, ça va, ça va.
Éruptation de la volcan dedans Hawaï ?
Guerre Vietnam en version originale française ?
« Ah putain, qu’est-ce qu’on va se les faire, les p’tits Jaunes ! » ?
X – Non.
MDT – URSS et Tchécoslovaquie envoient des canons en cadeau à la Égypte ?
Explosation de première bombe H soviétique ?
Démission de la Winston Churchill ?
Mort de la Albert Einstein ?
X – Non.
MDT – OK, 1955, pas bon, donc – tchèque.
Alors 1855, peut-être ? Voyons voir.
La Népal c’est envahit la Tibet, ça te dit ?
Ça c’est ferait un bonne pièce, ça, non ? Avec des montagnes…
… et des vaches à poil long. Ding a ding. Non ?
X – Non.
MDT – Recueil de poème publié par la Walt Whitman ?
Nous pourrions nous resservir de le blé d’Inde ?
X – Non.
MDT – Fondation de…
… la ville de la Ottawa ? – hmmmm, non.
Nouvel empereur dedans…
… les Éthiopies ? – Bah, oublie. Trop compliqué c’être – pas un spectateur sur cinq il ne savoir ce que ça être, Éthiopie. Ils c’est croire sorte de fromage.
Siège de Sévastopol ?
Première classification des vins de Bordeaux ?
Tsar Alexandre II…
… c’est remplace Nicholas I…
… que Dieu tout puissant et gentil comme pas deux les garde sous son aile blanche ?
X – …
MDT – (Soupir) Alors là, je…
Ah ! J’ai trouvé ! Pas 1855, 1755 !
Déportation de les Acadiens ! Un pièce qui c’est commence avec Major Lawrence, à sept ans, qui c’est arrache les pattes des mouches en chantonnant Évangéline ? « Il faisait beau c’était dimaaaaaaaaaaaaaanche… »
X – Non.
MDT – Je sais plus, moi !
Des blagues ?
C’est un Juif, un lutin et un Arabe qui entrent dans un pharmacie… ?
X – …
MDT – Non ?
X – …
MDT – Ou bien peut-être j’essaie, mais sans y croire vraiment
De faire alexandrins, qui toujours sont plaisants ?
X – …
MDT – (Commence à faire sérieusement chier, le gars.)
Au fait, à propos du phallus à Nikita…
X – Quoi, encore ?
MDT – Pourquoi mon idée c’est ne pas te plaire ?
X – …
MDT – Trop vulgaire, c’est ça ?
X – …
MDT – C’est bien ce que croyais-je.
Pour un mec qui vit dans la pays dont l’un des chefs de l’État les plus glorieux, il y a quelques années, s’appelait « Pet », je te trouve plutôt snob, tu sais, ça ?
X – …
MDT – Toujours, avec toi, c’est deux fèves deux pieds.
X – C’est… quoi ?
MDT – Deux-fèves-deux-pieds !
X – Idiote. L’expression, c’est « Deux poids, deux mesures ».
MDT – On s’en tape !
Un pièce biographique sur Dame Poune, ça te dirait ?
Un pièce policier que Ti-Gus et Ti-Mousse sont les détectives ? Et qu’il y a plein de sang partout et que la victime elle c’est creuve la gorge ouverte en criant « Je t’aime mon chéri » avec tout plein de c’est les balounes ? Tu serais formidable, pour écrire ça, certaine, je suis ! Oui, bon, je sais, c’est déjà fait – mais tu ne t’imagines quand même pas que tu serais premier hauteur à rallonger la sauce ?
X – …
MDT – Non ?
X – …
MDT – Un pièce en chinois avec la sous-titre ? Non ? Formidable ! De nos jours, il faut penser « exportation ». Sur la parfum des lotus ?
Un pièce sur faim dans le monde – soixante-treize acteurs couchés dessur le dos, que c’est ne remue pas et que c’est qu’ils râlent ? Dix-sept heures, qu’elle dure, représentation. Et plus que c’est que plus l’on avance, et que c’est que moins de monde râle !?
X – Bon. Écoute, ça suffit comme ça.
MDT – Niet ! Kartouchniédi… pternit kia ! [15] Je ai dit que « Tu vas écrire ! » – et tu vas !
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Je vous jure que ce que j’ai noté s’arrête là : « Tu vas écrire ! »
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(11 janvier au 13 février 2017)
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