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… ou…
IL N’Y A toujours PAS DE SERVICE À CE NUMÉRO… QUARANTE ANS PLUS TARD
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Premier jet
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Quand on assiste à un débat, on peut avoir des réactions de plusieurs ordres.
S’il se déroule (au départ en tout cas) entre deux interlocuteurs, on peut pencher franchement en faveur de l’un, franchement en faveur de l’autre, pencher un peu d’un côté et un peu de l’autre… ou trouver que la discussion dans son ensemble n’a tout simplement aucune espèce de maudit bon sens.
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Les soi-disant affrontements qui auront occupé une bonne partie de l’espace public québécois en cet été 2018, à propos de la partie de souque à la corde à laquelle nous assistons entre d’une part liberté artistique et de l’autre dénonciation de l’appropriation culturelle, sans compter les accusations lancées par la bande en direction de ceux et celles qui refusent de prendre parti dans la discussion TELLE QU’ELLE A ÉTÉ IMPOSÉE, relèvent très nettement à mon sens de la dernière catégorie : ils n’ont absolument rien d’une discussion, et tout d’une bataille de ruelle à coups de (métaphoriques) 2X4.
Aucun des deux partis et de leurs adhérents n’a l’air d’écouter l’autre, et à la longue le seul enjeu à sembler vouloir se dégager parait être celui de déterminer lequel des camps parviendra à faire fermer le clapet à son vis-à-vis.
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Comme les deux sujets me passionnent, et qu’aucun de deux ne me parait mériter d’être évincé, l’ensemble du phénomène ne me met pas en tabarnak. Non pas du tout. Il me met en tabarnak AU CUBE !
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La question de la quasi-exclusivité de la présence des Souches et des Ressortissants des Grandes Cultures Occidentales (Francophones) sur les scènes québécoises, ce n’est pas d’hier qu’elle se pose.
Dès la création de ma toute première pièce, en 1979, j’avais décidé de demander à Martin Kevan, un acteur anglophone (il faut bien commencer quelque part), de jouer l’un des rôles les plus difficiles de la pièce. Pourquoi ? Parce que 1) il était formidable et 2) je trouvais invraisemblable que sur nos scènes la variété et la complexité de notre société soient à toutes fins utiles imperceptibles – il n’y a pas que le texte qui parle, dans un show ! Les corps, les accents, les cultures sous-jacentes chez chacun/chacune remplissent eux aussi des fonctions essentielles – quand bien même les spectateurs ne s’en rendraient pas nécessairement compte.
Je me souviens comme si c’était hier de ce que mon intention, si j’allais continuer de m’occuper à la mise en scène, dans la vie (j’avais à peine 24 ans), était de commencer, oui, avec un anglophone, mais de travailler ensuite le plus tôt possible avec des interprètes… d’origine chilienne, marocaine, issus des Premières Nations, d’où qu’ils soient… pour qu’un bon jour – à peu près inconcevable à cette époque… et qui l’est toujours ! – UN aspect essentiel de la présence en scène, quand les représentations commenceraient, fasse qu’à l’oreille et à l’œil nu la société sur la scène soit aussi complexe que celle de la rue. Il me semblait alors, et il me semble aujourd’hui plus que jamais, que cet objectif était – est ! – sine qua non ! Si les différentes communautés qui se côtoient à l’épicerie et dans le bus, et si les différents regards, la multiplicité des sensibilités et des analyses QUI SONT DÉJÀ LÀ, ne sont pas présents dans nos salles de répétition et sur nos scènes, comment, saint sacrebleu, vous imaginez-vous que TOUS les Québécois pourraient se sentir concernés par ce qui se passe au théâtre ?
Je n’ai finalement pas pu me consacrer à cette partie de mon projet, parce que la mise en scène s’est rapidement retrouvée à n’être que l’une de mes nombreuses activités – mais la préoccupation ne m’a jamais quitté.
Et j’ai depuis longtemps perdu le compte des occasions où j’ai soupiré (ou grogné) de colère, au théâtre, à voir à quel point les choses ne bougeaient à peu près pas à ce chapitre. Quarante années durant !
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Simultanément, j’observais aussi la prodigieuse passivité (voire l’agressivité) de la société québécoise à l’égard des arts, des artistes et du soutien à leurs activités – en tout cas quand ils ne chantaient pas la Nation ou ne faisaient pas du cash à s’en noyer dedans. En plus des effets désastreux des non-politiques culturelles que j’ai soulignés en long et en large dans ce blogue, sur le point précis qui nous occupe ici le monstrueux sous-financement des théâtres avait deux effets, à mon sens catastrophiques, chacun, et plus encore CONJOINTEMENT :
1) Il retardait (ou empêchait carrément) l’apparition puis le développement de compagnies par des acteurs-auteurs-metteurs en scènes des communautés culturelles, et de ce fait rendait fort improbable l’éclosion et le développement de talents qui pourraient ensuite, si l’envie leur en prenait, passer dans le main-stream et nourrir (en la brassant) la représentation que cette société se fait d’elle-même. Le but auquel je rêvais n’était pas d’en « avoir un de chaque couleur » — je ne suis ni collectionneur ni statisticien, je suis artiste –, il était que les formidables richesses et les questions déchirantes que recèle notre société, mais que nous ne voyons pas, et n’entendons pas non plus, tout simplement parce qu’ils n’ont pas leur place sur nos scènes, puissent enfin la prendre ! Avec toutes les difficultés que cela représenterait : révolte, ressentiment accumulé, et allez donc. Il faudra bien un jour ou l’autre en venir à bout, vous ne pensez pas ?!
Dans notre petite compagnie, à la fin des années 70, rien que les apports à nos discussions que permettait la présence de Martin étaient à donner le tournis. JAMAIS je n’aurais eu accès à nombre de ses positions et de ses conceptions si nous n’avions pas eu à travailler ensemble, et à débattre !
[Au cas où la chose vous intéresserait, sachez que Martin m’apprit plus tard qu’au référendum de 80, il avait voté OUI… À CAUSE des discussions que nous avions eues à ces occasions-là. Il vota aussi OUI en 95… et je n’oublierai jamais son appel du lendemain. Il crachait le feu. « Le vote ethnique » de Parizeau et « Les bébés blancs » qu’il fallait pondre en plus grand nombre selon Lucien Bouchard… ils ne passaient pas… du tout ! Je me suis fait passer un savon dont vous n’avez pas idée. C’est lors de cet appel que je découvris cette très évocatrice image anglaise : « To be slapped in the face with a cold fish. »]
2) En maintenant les artistes de théâtre de Souches et Proches-Parents dans un état continuel de précarité, les semblants de politiques culturelles québécoises les encourageaient à serrer les rangs encore davantage : « On a déjà à peine assez de cash pour nous autres… si vous pensez qu’en plus on va admettre des p’tits nouveaux à la table, vous pouvez ben aller péter dans ‘es fleurs ! »
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Si, dans le temps, au début des années 80, on avait soulevé la question devant moi, je suis convaincu que j’aurais affirmé sans hésiter que, rendus en 2020, au Québec, non seulement la multiplicité des cultures, des histoires, des idées qui circulent ici serait d’une manière ou d’une autre devenue présente sur nos scènes, mais qu’en plus elle serait ENTENDUE. Pour moi, ça allait de soi !
Et si d’aventure quelqu’un m’avait répondu que non, je suis tout aussi certain que ma réaction aurait été… d’abord des yeux ronds d’incrédulité, pendant au moins une demi-heure, après quoi : « Ben, si c’est ça pour de vrai, l’avenir, mon pit’, attends-toi à un tsunami de marde ! »
Et c’est bel et bien là que nous en sommes.
D’un côté, nous payons la facture (et « eux » encore bien plus que « nous ») pour n’avoir pas bougé tout au long de ces décennies. Et bien entendu cela donne lieu à des excès : à force d’être maintenus dans la marge des générations, des siècles durant, la marmite finit par déborder.
Il n’en reste pas moins que, SOUS les excès de la dénonciation de l’appropriation culturelle, la critique que je perçois est très certainement fondée.
Imaginez, rien qu’un instant, que le TNM décide que désormais TOUS les rôles vont être tenus exclusivement par des gars ! Imaginez-vous d’ici les hurlements ?! Eh bien pour nombre de personnes, dans les communautés, la situation est encore bien pire que celle-là : imaginez que DE TOUT TEMPS, les femmes aient été interdites de jouer en public ? C’est leur cas.
Ou bien les jeunes ?! Imaginez-vous que tous les théâtres subventionnés imposent un âge minimal pour monter sur scène ! Cinquante-trois ans – pas avant ! « Vous jouerez pour de vrai quand vous aurez appris comment ! » Immédiatement, une réponse vous sauterait aux yeux, non ?! « Comment voulez-vous que je l’apprenne si j’ai nulle part où le mettre en pratique ?! » Et bien le même raisonnement s’applique à nombre de groupes dans notre société.
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Il y a des années (sûrement pas loin de 25) que je dis régulièrement à des amis, chaque fois de plus en plus fort, avec de plus en plus de véhémence : « C’est malade ! J’arrête pas de rencontrer des gens passionnants, dont le main-stream – télé, radio, théâtre — n’a aucune espèce de câlice d’idée qu’ils pourraient exister… et s’en sacre de toute manière comme de l’an 40 ! Ça veut dire qu’EN CE MOMENT-MÊME, il se développe des débats passionnants, mais DANS LA MARGE, invisibles, inaudibles, entre des gens que nous croisons tous les jours mais que, socialement, culturellement, nous maintenons dans un état de fantômes ! Ça va finir par péter, les copains ! C’est impossible : ça ne peut pas continuer ! Les Haïtiens, les innombrables pauvres, les gens venus de partout dans le monde et souvent très articulés, brillants ! mais qui n’ont aucune sacrament d’existence dans notre imaginaire ! C’est invraisemblable ! »
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Quant à la question de la censure…
Je dois admettre qu’une des raisons pour lesquelles j’ai pris autant de temps avant d’écrire ceci est toute simple : je devais d’abord me calmer le fou rire.
Lire et entendre, de toutes parts, des gens hurler à l’ingérence de la politique dans l’art, qui s’arrachent la face et les cheveux, alors que toute ma crisse de vie j’ai été le témoin du jetage aux vidanges systématique de centaines, de milliers peut-être, d’artistes de talent… soit parce que leurs idées ne cadraient pas dans l’estie de Grande Baloune québécoise, ou bien tout simplement parce que les trois piasses et demi de budget ne permettaient pas de faire vivre plus qu’une poignée de personnes (alors autant privilégier les tchums)… et tout ça dans l’indifférence à peu près totale et des milieux parait-il cultivés, et des grands acteurs sociaux, et de la population en général… ça tient du pur délire.
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Aux gens qui prétendent s’indigner de ce qu’ils prennent pour de la censure et qui n’ont aucune espèce d’idée de ce dont ils parlent, je dis ceci :
Vous vous en êtes toujours crissés… fermez donc vos esties de yeules pis continuez donc comme vous avez toujours fait. C’était déjà amplement indécent, mais au moins ça paraissait moins !
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À mes camarades et concitoyens « fantômes » de toutes sortes, en revanche, je dis ceci:
Lâchez pas !
De tous temps, cette société a pu durer, survivre et se développer, en particulier dans les domaines des arts et de la culture, grâce à l’apport de vos prédécesseurs, au fil des générations. Ceux et celles qu’on ne voulait pas voir, ni entendre. Femmes, intellectuels, artistes, communautés culturelles, déviants, grands yeules sur tous les tons qu’on a, décennies après décennies, tenté de faire taire en les accusant de tous les maux de la Terre avant même d’avoir eu la décence d’écouter un seul mot de leur part.
Battez-vous !
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Mais, si je puis avoir le front de vous adresser un conseil, n’oubliez pas une chose : le plus grand écueil du combat, c’est, à la longue, de nous amener à oublier CE POUR QUOI on a entrepris de se battre.
Prenez le temps, à l’occasion, de vous souvenir de la lumière que vous cherchez – ça ne se fait pas tout seul.
(26 juillet 2018)