Bet et Bob

Remarques sur l’écriture de la pièce Bob

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Il y a quelques jours, Étienne Pilon, le formidable acteur qui a créé le rôle-titre de Bob, au Théâtre d’Aujourd’hui, il y aura… dix ans dans quelques mois, saint sacrédiou de baptême !, m’envoie un mot.

Il se prépare à enseigner à des aspirants-acteurs, dans une école professionnelle, et veut leur faire travailler des passages de la pièce.

Il me demande :

 

J’ai une petite question pour toi…si tu as quelques minutes pour y répondre évidemment… comment décrirais-tu ton style d’écriture ? En général…! Grosse question hein !

 

J’en reste… figé net.

J’y pense plusieurs heures, en me promenant, et je n’ai aucune espèce de réponse qui me vient.

Je le lui écris.

Il me répond en substance : « Ben dans ce cas-là, parle de l’écriture de Bob en particulier ? »

Ce que je fais ici.

*

Pourquoi le faire publiquement ?

Pour plusieurs raisons.

D’abord, je vais enseigner aussi, très bientôt. En écriture, entre autres. Et il me semble que tant qu’à avoir répondu, que ça puisse servir le plus possible – s’il y a lieu.

Ensuite, il me semble que rendre ma réponse publique, ça fait de ces quelques mots un bon « complément de programme » à  mon (gros) essai Morceaux.

Finalement, parce que je pense que si des gens avaient envie d’entamer une discussion sur le sujet de l’écriture, ou s’il y avait d’autres questions, cet endroit-ci serait tout à fait convenable pour se lancer. Non ?

Si Étienne, ou qui que ce soit d’autre, veut laisser un commentaire ou poser une question, allez-y fort, donc.

Je répondrai dans le corps du billet, à la suite.

 


 

 

Ma réponse

 

Allo Étienne,

Voici finalement ma réponse. Tu me diras si elle te convient.

*

Le raison pour laquelle il m’est difficile de répondre à ta première question, la générale, c’est qu’il n’y a pas deux de mes pièces qui se sont écrites de la même manière.

Les Bédouins, par exemple, est sortie avec tellement de force qu’il a fallu que je m’arrête d’un coup sec en plein milieu pour ne pas être emporté. C’était la pièce qui me tirait en avant – vraiment comme un cheval (ou un train) lancé au galop (ou à toute vapeur) – sans blague.

Being, de son côté, est sortie à toute vapeur, elle aussi, en quelques soirs, mais tout en détente. Je l’ai écrite comme si j’avais bien calmement pris des notes sur une napkin à propos du temps qu’il avait fait ce jour-là.

Et Mr Deslauriers est sortie à la fois comme un geyser et comme une exploration de voûtes souterraines.

Si ça te tente de lire sur le sujet, j’ai écrit un essai de plus de 600 pages, il y a quelques années. Il s’intitule Morceaux. J’y explique ce que c’est, pour moi, l’écriture : à quoi ça carbure, comment ça se vit (dans mon cas, à tout le moins).

*

Dans le cas de Bob, ce qui a caractérisé l’écriture, ça a surtout été que tout a été lent, complexe, et peut-être pas ardu, non, mais… « à l’arraché », en tout cas : ça a été beaucoup, mais vraiment beaucoup, d’ouvrage.

Partons du début.

La pièce qui a fini par devenir Bob a d’abord été une commande pour le cinéma. Et ses premières versions s’intitulaient Bet, puisque son personnage-titre était censé être une jeune actrice.

(Ce qui fait que, quand j’ai vraiment envie de faire des jokes plates, je parle de l’ensemble du projet comme de ma pièce « BoBette ». Waha.)

Denise Robert, la productrice de cinéma, m’avait demandé d’écrire l’histoire d’une toute jeune femme qui va porter une enveloppe chez un vieux comédien… et qui ressort de chez lui transformée de fond en comble.

J’avais deux problèmes avec ce projet, même si, dès que Denise m’a eu raconté son idée en quelques phrases, j’ai été transporté d’enthousiasme.

Le premier, c’était que j’haïs écrire pour le cinéma. Ce serait un peu long de t’expliquer pourquoi, mais je ne suis pas loin de penser (au moins de temps en temps) qu’écrire un scénario c’est le contraire d’écrire.

Et le deuxième, c’était que quelque chose dans l’histoire ne marchait pas, mais alors là pas du tout. Et que je n’arrivais pas à mettre le doigt sur ce que c’était. Je sentais exactement de quel côté il fallait aller, mais je n’arrivais pas à y aller (ce qui ne m’est vraiment pas arrivé souvent, en écriture). Jusqu’à ce que je me rende compte, après avoir passé je ne sais pas combien de temps à me péter le front sur un mur… que le problème que j’avais était en fait tout simple, et qu’il était du même ordre que celui que j’avais rencontré, identifié et réglé à toute vitesse au début de l’écriture de Being.

*

M’explique.

Quand j’ai écrit Being, dès les tout premiers mots j’ai su que ce qui voulait sortir était une fable sur la passion amoureuse – pas sur le Grand Amour, et sûrement pas sur la Vie de Couple, sur la Passion : « Quelqu’un a tué la personne qu’il aimait plus que tout au monde – parce que c’était trop. Parce qu’il n’avait jamais pensé que ça se pouvait qu’une chose pareille lui arrive. Alors, il a ni plus ni moins que fait explosion. »

Ce qui fait que j’ai tout de suite su que ça ne pouvait pas être l’histoire d’un gars qui a tué sa blonde, parce que, dans ce cas-là, tout le monde verrait la pièce comme traitant essentiellement de la violence hommes/femmes – et que personne ne s’intéresserait à la passion. La muraille de commentaires empêcherait d’écouter.

Que faire ?

Si c’était le contraire (une fille tue son chum), je me retrouverais avec le même problème mais retourné à l’envers : tout le monde se mettrait à dire des choses dans le genre « C’est pas vrai ! Les chiffres montrent clairement que c’est les gars qui tuent les filles, pas l’inverse ! » Donc : exclu.

Une fille tue sa blonde ? À lui tout seul, l’univers affectif et amoureux des filles entre elles aurait été l’objet d’une pièce au complet. Sauf qu’en plus du fait que je n’aurais pas osé me mêler de ça de crainte de me mettre les pieds dans la bouche, aborder un thème pareil me semblait trop complexe pour ce que j’avais à faire, et, surtout, pour le peu de temps (moins d’une semaine) dont je disposais. J’étais à New York pour un atelier, j’avais seulement les soirs pour écrire, et je savais que quand je reprendrais l’avion pour rentrer à Montréal, si la pièce n’était pas déjà complètement finie, ce serait trop tard : de retour en ville je n’aurais plus une seule minute à lui consacrer.

La décision s’est donc prise dans le temps de le dire : deux gars. Évidemment, je savais bien que là aussi il s’élèverait une tempête de hurlements : « Bon, ça y est ! Encore une estie de pièces de tapettes ! », mais ce serait somme toute nettement moins grave et nettement moins dommageable que dans les autres hypothèses. C’était très littéralement un pis-aller : deux gars ensemble, c’était… la seule voie que je pouvais emprunter.

Tout ça pour dire que, quand on écrit, on n’écrit pas « en général », « dans un grand vide cosmique », ni « dans une réalité théorique ». On écrit pour les gens, les spectateurs, tels qu’ils sont, dans le monde tel qu’il est, c’est-à-dire complexe, chicaneux, déchiré, militant de tous bord tous côtés. Mais aussi, parfois, et c’est cet aspect-là de lui qui me chavire et sur lequel je tente de toutes mes forces de me concentrer : amoureux, curieux, pris de vertige, en quête. Si on écrit uniquement pour le monde comme on voudrait qu’il soit, sans se soucier du tout de ce qu’il est dans les faits… on se retrouve avec des affaires comme celle de Slav.

Les gens qui vont venir voir et entendre ta pièce, ils ne sont pas dessinés sur leurs fauteuils : ils portent le monde en eux, et tu ne peux pas en faire abstraction. Ou alors… assumes-en les conséquences.

*

Bref.

Being se passe donc entre deux gars parce que, au meilleur de ma connaissance et de ma compréhension, j’ai jugé à l’époque que c’était la seule manière pour que puisse se faire entendre – au moins un peu – le désarroi, le vertige face à la passion, qui était mon sujet.

Eh bien, c’est un processus équivalent qui s’est aussi passé pour Bet.

D’un coup sec, après des mois et des mois, un beau matin, en train de bûcher pour essayer de comprendre enfin ce qui marche pas dans ce que j’ai d’écrit, le déclic se fait et je pousse un wouack qui a dû faire sauter en l’air tout le monde dans un rayon 1000 pieds !

Ce devant quoi je me trouve, c’est… très exactement le problème de Being – à peine transposé !

C’est que : dans ce que je suis en train d’écrire, une jeune femme voit sa vie complètement transformée par l’amour qui a surgi entre elle et un vieil acteur… alors que, dans un société comme la nôtre en tout cas, un vieux monsieur qui tombe en amour avec une jeune femme, pour une très grande partie de la population, et pour presque tous les journalistes qui vont parler de la pièce, et pour le curés de toutes sortes qui règnent dans les médias, ça s’appelle : un vieux cochon ! Un vieux cochon… et rien d’autre ! Si je continue sur ce chemin-là, immédiatement, tout le monde va donc se mettre à crier, ce qui fait que quoi que dise le film ou la pièce, il sera trop tard : avant même d’être entrés dans la salle les spectateurs (ceux qui se pointeront, en tout cas) sauront qu’ils viennent voir un film ou une pièce sur un vieux cochon et sur rien d’autre.

Il n’en est pas question.

À partir de là, une idée qui coule de source me vient donc à la vitesse de l’éclair. Elle n’est pas parfaite, elle aussi prêtera flanc à des attaques, mais nettement moins dévastatrices.

En moins de 30 secondes, le personnage de Bet se retrouve dans ma tête rebaptisé Bob, tandis que le vieil acteur – me souviens plus de comment il s’appelait – devient madame Fryers.

Je relis à toute allure ce que j’ai d’écrit, mais sans rien changer sur les pages, juste en remplaçant les noms dans mon esprit chaque fois que je les rencontre (c’est-à-dire souvent !), juste pour voir ce que ça donne.

Bingo !

*

Aussitôt finie cette lecture au pas de course, je sais deux choses :

1- Bob va être une pièce, pas un film. Si, par la suite, quelqu’un a envie de l’adapter pour l’écran, grand bien lui fasse, mais moi j’en ai plein le c… (le casque) de me battre avec des préoccupations de budget et de structure.

2- Dans la pièce, il y aura un « après » essentiel à l’histoire d’amour entre le jeune acteur et la vieille actrice. Autrement dit : on ne verra pas seulement l’histoire advenir entre Bob et Agnès, mais aussi les suites qu’elle a eues pour Bob : des années plus tard, il va susciter l’amour de quelqu’un à qui il ne peut pas répondre – Andy. Avec Agnès, Bob a appris une chose fondamentale dans la vie, il a vécu un moment comme jamais il n’aurait pu en attendre un, mais il y a eu un énorme prix à payer : depuis, il est resté comme figé, pétrifié, presque momifié dans son deuil. Et c’est l’amour et l’intelligence désespérée d’Andy qui vont le tirer de là de force et le ramener à la vie.

*

À partir de là…

Je ne sais vraiment pas trop comment je pourrais te raconter les choses.

Pour moi, l’écriture, ça se fait tout seul. Je veux dire : ce n’est pas moi qui la fais, tout ce que je fais c’est m’abandonner à elle, la suivre.

Je ferme les yeux. Je suis très haut sur une pente de neige abrupte. Je me concentre. Totalement. Jusqu’à ce qu’il n’existe plus rien d’autre que la pente, et que moi à son sommet. Puis je laisse surgir une image de la destination. Et le trajet entre les deux se crée de lui-même – je n’ai pas besoin de le lire, pas besoin d’être capable de l’expliquer (pas en moins de 400 pages, en tout cas), tout ce qu’il faut c’est que je sache qu’il existe. Alors, je me laisse tomber en avant. Et je dévale.

Ding, dong. Quelqu’un sonne à la porte chez une vielle dame.

Elle va ouvrir.

Elle contemple le garçon qui se tient debout sur son perron.

Va-t-elle lui demander « Oui ? C’est à quel sujet ? »

Pas une miette.

Elle le regarde lentement de haut en bas. Puis elle dit : « Dieu, que c’est laid, ce que vous avez sur le dos ! »

Puis elle se détourne et s’éloigne.

Lui reste planté là, avec à la main l’enveloppe qu’il vient livrer. Qu’est-ce qu’il doit faire ? Revirer de bord ? Pas son genre. Rester planté là ? Avec le caractère qu’a l’air d’avoir la cliente, il risquerait d’y passer la semaine. Alors…quoi ? Elle ne lui a pas claqué la porte au nez, donc… il a le droit d’entrer ?

Il entend :

« Laissez-la (l’enveloppe) sur la table du vestibule. Vous la reprendrez en partant. »

Tout est là. Le quinzième texte au moins qu’envoie à madame Fryers sa copine d’autrefois, celle qui a renoncé à son propre talent. Son franc-parler, à madame Fryers – celui de la femme qui n’a plus rien à perdre. Le temps qu’il lui reste à vivre se compte en heures. Et elle le sait.

Une femme à qui il ne reste qu’une tâche : dire adieu à la vie. Adieu, et merci.

Or, la vie, elle vient de sonner à sa porte.

*

J’écris ces lignes-là. Je la vois, elle, qui est déjà rendue dans le son salon.

Et je le vois, lui, qui se demande si oui ou non il va lever un pied et faire un pas en avant.

Je le vois regarder l’enveloppe. La soupeser. Décocher un regard au guéridon où la dame vient de lui dire de la poser. Je le vois redresser les épaules : « Ok, d’abord ! » Et faire un pas en avant.

Aussitôt que son pied se soulève du sol… je le vois des années plus tard. Je vois ses yeux. Et rien que ses yeux.

Il est entré, ce jour-là. Il a déposé l’enveloppe.

Et en faisant ce petit geste, il s’est engagé dans un voyage que jamais, jamais !, il n’aurait pu imaginer.

Et qui s’est achevé avec Agnès, étendue dans son grand lit, qui lui demande de partir, à présent. Elle veut mourir seule.

Tout ce voyage, d’Art, de Vie, d’Amour, de Tendresse, de Mort, advenu en quelques jours, Bob en est resté prisonnier, incapable par la suite de l’oublier, de s’arracher à lui, de se pardonner d’avoir obéi à Agnès, mais tout aussi incapable de faire quoi que ce soit de ce que sa vie est devenue. Il est pétrifié. Il est une momie vivante.

Et ses yeux ne voient plus rien.

Quand soudain…

Un autre messager à bicyclette les voit, ses yeux. Ceux de Bob. Et est frappé par un éclair. Ce qu’il y a dans ce regard, cet autre cycliste-là n’a jamais rien vu de pareil. Il en oublie de tourner.

Ils se rentrent dedans !

C’est la rencontre.

Qui obligera Bob à sortir de son cercueil.

*

Voilà, mon cher Étienne,

Sans me lancer dans la rédaction d’une autre brique, c’est ça que je peux te raconter de plus clair à propos de l’écriture de Bob.

 

Ah oui, et puis une autre chose, encore.

Après la création de Being, bien des gens, comme il fallait s’y attendre, se sont mis à clamer : « Bon, c’est ça, encore de l’amour impossible, bâtard ! »

À quoi je répondais : « Pas une maudite miette ! Il était parfaitement possible, leur amour ! Apprenez à lire, avant de lancer des jugements ! Il était même tellement possible qu’il a fait explosion ! Qu’est-ce que vous voulez de plus ?! Une pièce sur les chicanes de sortage de vidanges ? »

Mais derrière la tête, il s’est mis à me pousser une idée :

En faire trois, pièces sur la passion. Being, la première, est celle de la passion train-fou qui déraille. Bob, c’est la deuxième : la passion finalement assumée, malgré les déchirements, le deuil, le vertige.

Il me reste la troisième à écrire : celle sur la passion qui se peut. J’y travaille – j’y travaille même très fort – quand le cash et mon agenda m’en laissent le loisir.

*

Et voilà (bis).

Si ma réponse est à côté de la track ou s’il y a autre chose pour ton service… n’hésite surtout pas.

Respect et amitié

RD

 

(18 août 2018)

 

 

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