Grandeur nature

J’y ai fait référence dans plusieurs des textes déjà mis en ligne ici : il ne suffit pas de dénoncer et de lutter ─ il faut aussi, j’en ai la profonde conviction, au moins autant et sans doute bien davantage encore creuser les tenants et aboutissants de ce au nom de quoi on lutte. On peut bien être contre tout ce qu’on voudra mais, si j’en crois mon expérience, se battre sans avoir grandement étoffé ce qui nous tient à cœur et qui justifie ces batailles a toutes les chances de mener droit à la catastrophe.

Déjà au milieu des années 1980, cette pensée et cette urgence, bien qu’encore confuses à l’époque, sont très présentes chez moi.

C’est ainsi qu’en 1985, le dimanche 1er décembre, je monte sur scène au Quat’Sous pour faire un petit laïus.

*

Je vous dis deux mots de l’occasion :

Cette année-là ont lieu les festivités entourant les 20 ans du CEAD ─ le Centre des Auteurs Dramatiques, lequel, à l’époque, s’appelle toujours le Centre d’Essai des Auteurs Dramatiques.

Ces festivités comportent deux volets principaux.

D’abord, une série de 20 soirées baptisée « 20 ans, 20 lundis », chacune d’elles consacrée à un auteur québécois en particulier et consistant en la présentation d’un montage-lecture d’extraits de ses textes.

Ensuite, la publication de 20 courtes pièces inédites, de commande, chez VLB, sous le titre de 20 ans. Le lancement est marqué par une soirée-spectacle durant laquelle sont mis en lecture quatre des textes du recueil.

 

*

Comme à l’époque je suis un chouchou, j’ai été invité à participer aux deux activités :

La courte pièce que j’ai écrite, Combien, dites-vous ?, est lue-jouée le soir du lancement du livre par un Jean-Louis Millette bouleversant…

 

… et, comme, quoi je tente je ne parviens jamais à faire quoi que ce soit comme tout le monde, mon lundi à moi a lieu… un dimanche ─ tout simplement parce que le lundi initialement prévu et annoncé, le 2 décembre, s’est soudain transformé en soirée d’élections.

La lecture se tient au Quat’Sous, dans le décor de Being at home with Claude, qui joue là.

*

Le soir du dimanche 1er décembre 1985, il y a donc lecture-montage de mes textes, avec Hubert Gagnon…

… la merveilleuse et attachante Manon Gauthier…

… et les quatre autres membres de la Gougoune de Fantex que nous avons fondée tous les cinq et qui a créé Panique à Longueuil : Diane Ricard, Serge Dupire et Martin Kevan ─ le cinquième, Larry-Michel Demers, ayant, lui, préparé le texte et assuré la mise en lecture…

 

Après la représentation, je prends le crachoir.

*

 

Voici, à peu près tel quel, le texte que je lis ce soir-là ─ je me suis contenté ici d’amoindrir  le « parlé » là où il compliquait un peu trop la lecture.

 

« Grandeur nature »
Adresse du 1er décembre 1985 / Théâtre de Quat’Sous

 

Si vous permettez, j’aimerais dire quelques mots. J’aime ça, parler au monde. Pis y m’ semb’ toujours que, dans’ vie, j’ trouve pas les mots.

J’ me sens mieux sur un stage. Sur une scène.

J’ me sens moins moumoune à parler à cent cinquante personnes qu’à une.

*

 

I1 y a quelques mois, à Toronto, à la remise des Prix du Gouverneur Général, j’ai fait une chose inhabituelle : j’ai parlé ─ non, non, c’était pas ça, l’inhabituel ─ j’ai parlé, mais j’ai été… bref.

Ce soir, je le serai moins. Mais, ce soir, je suis chez moi.

J’ai dit, à Toronto, qu’il est des occasions, comme cette remise-là, à laquelle j’assistais, qui nous font nous rendre compte, comme à des étapes sur une route, du nombre incroyable de gens exceptionnels rencontrés au long du chemin.

Encore ce soir, c’est une étape. C’est fait :

Depuis qu’ chus haut d’ même que chus mythomane. En deuxième année, not’ maitresse d’école nous avait d’mandé de fabriquer une réplique de la croix de Jacques Cartier. Comme de raison, tout le monde, tout le monde dans la classe avait compris qu’elle parlait d’une réplique MINIATURE de la croix de Jacques Cartier. Tout le monde sauf moi.

La mienne avait, si j’ me souviens bien, dix-sept pieds de haut et dix de large. Il a fallu toute la force de persuasion et de cordes vocales de mes parents, de mes sœurs, des voisins, de mes amis et du chauffeur de l’autobus scolaire pour me dissuader de hisser sur le « cercueil jaune » l’horreur que j’avais plantée dans la pelouse, en avant de chez nous. En planches de récupération. Toute croche. Avec, à la rencontre des pièces, un vague blason portant trois très, très vagues fleurs de lys : dessinées de ma main.

Était toute croche. Mais elle essayait d’être grandeur nature.

J’ai toujours été fasciné par le « grandeur nature ».

Je n’ai toujours pas résolu la question : vaut-il mieux tendre vers la grandeur nature, avec les défauts à l’échelle, comme il se doit ? Ou au miniature ? La masse ou la ciselure ? Bof.

Je vous disais donc : j’ai toujours été mythomane. J’ai la manie des mythes. Parmi eux, il y a celui que je nourris depuis fort longtemps d’être sur un plateau, un soir où un montage de mes pièces aurait été représenté. Et d’avoir droit à douze rappels. À moi tout seul.

Or, dans la bousculade de l’écriture, des mises en scène, du travail d’acteur, des amours, des amitiés, des relations publiques, de la drague, des entrevues, des chicanes avec j’ sais pus combien d’ monde, je n’ me suis pas rendu compte, ça m’a échappé, que ce mythe-là avait fondu. Que ce mythe-là a été le coup d’envoi, bien sûr, celui qui m’a attelé à la tâche mais qu’il a perdu de l’importance en ch’min.

En tous cas, ce que j’ peux dire, ayant assisté ce soir à la concrétisation d’un vieux, vieux rêve, c’est que le sentiment qui domine en moi n’en est pas un de fierté mais de reconnaissance. N’en est pas un d’orgueil mais de solidarité.

Depuis des mois, je traverse mes journées bouleversé. Il y a, comme au premier plan, par-dessus tout ce que je vois et entends, comme un film projeté en surimpression. À chaque belle affaire qui m’arrive ─ et il m’en arrive tellement, ces temps-ci ─ simultanément je revois et réentends défiler toutes les chaînes qui, parties d’horizons les plus incroyablement divergents ─ en apparence ─, les plus épars, les plus contradictoires, même, ont pourtant convergé pour tisser, former, ce nœud que je vis. Et à chaque fois, à CHAQUE fois, chaque chaîne est… une chaîne de gens, de gestes d’autres individus qui ont permis à ce moment-là, à ce moment-CI, d’exister « tel qu’en lui-même… »

On m’a déjà dit, et il est bien possible que la remarque ait été juste, qu’il m’arrive, au moins à l’occasion, de souffrir de complaisance. Ce soir, j’ai envie de m’y vautrer, dans la complaisance. De m’y rouler comme une truie dans son auge. De me livrer à une orgie de complaisance dans la gratitude.

Nous sommes ici parce qu’il y a à célébrer le vingtième anniversaire du CEAD. Mais comment souhaiter bonne fête à une institution ? On peut remercier les artisans de son élan, ceux, celles qui se consacrent à la promotion de notre dramaturgie. Je le fais ici chaleureusement. Et je ne crois pas qu’ils me tiendront rigueur de vouloir surtout parler aux individus et DES individus.

Pour que j’aboutisse sur ce plateau, ce soir, il a fallu bien plus que des feuilles et un stylo. Il a fallu, sous les formes les plus diverses, les plus fortes, les plus incongrues, la foi. Chez des centaines de personnes. Foi. Nommée ou non. Assumée ou non. Pour les bonnes raisons ou non.

Il a fallu que je rencontre des dizaines et des dizaines de personnes, l’éclair dans l’œil ou la tape dans le dos. Le bon conseil ou le mauvais. Et la volonté. Et l’engueulade. Et les raisons. Et la raison. Et la déraison.

Je m’adresse à vous, qui êtes ici, parce que plusieurs, plusieurs d’entre vous êtes de ceux-là qui m’ont tant donné. Mais je m’adresse à vous TOUS comme à des représentants. De tous les autres.

Je ne ferai pas la liste de mes créditeurs. A peine un spot-check.

Même si quelqu’un baille, je continue.

*

 

D’abord, la gang de ce soir. Je ne sais pas, au moment où j’écris ceci (hier soir) de quoi le montage a l’air. Il y a plusieurs mois, j’ai demandé à Larry : prends Panique à Longueuil, Les Bédouins, Adieu, Docteur Münch et 26bis, pis fais queuk chose pis prends l’ monde que tu veux. Go !

Il ne pouvait pas savoir, en choisissant ceux-là, celles-là, choix que j’ai appris par le Devoir de mardi (je ne voulais pas connaître les détails) à quel point son « échantillonnage » était touchant. Hubert. Mononk Hubert : connu dans mon premier show professionnel : Ste-Carmen de la Main, en ‘76. Mon premier compagnon de loge… ça s’oublie pas, c’est important. La Gougoune au grand complet ! Réunie à nouveau là-même où elle s’est séparée la dernière fois, il y a trois, quatre ans. Et Manon, connue sur les terres ingrates du remplacement au pied-levé : elle, actrice et moi, metteur en scène. Tous ces gens-là, comme les chaînes dont je parlais plus tôt, parties d’horizons différents et se rencontrant ici.

Il a fallu tellement de monde.

Il a fallu les journalistes qui se sont donné la peine ou non. Les recherchistes. Les agents de presse, qui ont voulu. Il a fallu les producteurs qui ont osé… ou non. Et leurs refus m’ont fouetté. Il a fallu les autres acteurs, actrices, chanteuses, chanteurs qui y croyaient et pompaient ou y croyaient moins et me forçaient à réaligner, à être plus clair. Un assistant, ici, une assistante, là, me faisant des grands yeux après une gaffe ou un bon coup, qui voulaient dire « Ciboire, slack ! » ou ben « Envoye, simonak, krink ! Res’ pas assis su ton steak ! » Il a fallu mes profs. Dont un qui ne pensait pas que j’avais le talent pour rester à l’École nationale mais qui nous a dit, un jour : «  Quand j’ai pas envie de jouer, avant d’entrer en scène je pense qu’il y a peut-être quelqu’un dans la salle que je connais pas, que je ne connaitrai jamais, dont je vais peut-être changer la vie en lui faisant découvrir un auteur, une pièce, une œuvre. On n’a pas le droit de prend’ de chances avec ça. » Et de cette phrase, je lui suis redevable. Il a fallu Alain Knapp ─ celui qui m’a appris non pas à écrire, bien plus que ça : à lire ce que j’écris. Il a fallu Cocteau ─ je cite de mémoire : « Ce que les autres te reprochent cultive-le, c’est là qu’est ta force. »

Il a fallu tous les étudiants, les étudiantes à qui j’ai enseigné, bouleversants, qui veulent savoir s’ils ont le droit d’oser espérer. Les agents, qui ne savent pas toujours où vous voulez en venir mais, bon… même s’ils se doutent sûrement que vous ne le savez pas non plus, essayent de « Sors-lé, cibole ! Si tu l’ dis pas, je l’ sais pas moé non plus. » L’Éditeur, aussi. Lui aussi, comme tous les autres, pogné devant une tête de cochon ─ parfois : ramollie. Parfois : trop ramollie.

Et puis, les autres auteurs, les romanciers, les dramaturges dont je sais que, comme moi, ils vivent devant la page. Il y a un romancier, je crois qu’il est là ce soir, à qui je n’ai jamais été capable de dire combien son livre m’avait bouleversé (d’impudeur). Je n’ai été capable que de lui envoyer un mot ─ juste un : « Merci ». Un ami Italien, peintre, qui au moment même où je vous parle vole vers chez lui, les genoux collés sous le menton. Un ami IMMENSE qui est l’être à m’avoir le plus fait enrager et qui, aussi, je crois, m’a le plus aidé de tous et qui se prépare à un risque immense, comme d’autres en ont déjà osé et chaque fois, je sais, c’est l’abîme imparable. Oui, je pense à Jean-Marie Lelièvre, et je pensais à son Meurtre pour la Joie, en écrivant Being at home with Claude. Je pense à Marcel Dubé : la première pièce dans laquelle j’ai joué, c’était Zone ─ et j’y pensais aussi en écrivant Claude. Je pense à Normand Chaurette : je pensais aussi à son Provincetown. Et je pense à d’autres encore : Michel-Marc Bouchard, et René Gingras et son immense Facteur Réalité. Je pense à mes camarades de classe, à l’École nationale de Théâtre. À celle qui m’a dit un jour, à la fin de la première année, juste au moment, vers la fin de l’année où allaient être annoncés les renvois : «  Ça s’ peut qu’i veuillent te mett’ à porte, mais les filles on s’est parlé pis si y t’ renvoyent, on part toutes. » Je pense à deux êtres immenses qui ne sont nulle part, ce soir, et dont le souvenir de leur soutien, de leur foi, de leur beauté, de leur don immense m’a sauvé souvent : André Pagé et Andrée Saint-Laurent. Je pense aux amis que j’ les ai tu tannés, les appelant, les réveillant pour faire mes crises jusqu’à Moncton, jusqu’à Paris, à Edmonton ou au Lac Saint-Jean. Et qui jamais, jamais ne m’ont fait défaut. Toujours les oreilles ouvertes grand d’ même, le cœur toujours su l’ bord; toujours prêts et jamais scouts.

Je pense à un metteur en scène qui voulait me demander d’écrire une pièce. J’ai tout fait pour le dissuader. Je lui ai dit à quel point je suis pas trustable. Mais qui n’a pas voulu me croire et je n’oublierai jamais ça. Je pense à un metteur en scène à qui j’ai donné une pièce injouable, inmontable en ayant le front de beu de lui dire : “J’ veux pas qu’ tu la montes si tu y croies pas assez ». Et qui, lui, m’a déculotté en public en la montant. Je pense à ceux qui font des affaires « comme ça… »

Et je pense à des êtres qui n’ont rien à voir avec le théâtre. Dont les racines plongent ailleurs. Je pense à un être « titanesque » qui m’a inspiré les trois poèmes des Bédouins et Claude. Et à tant… tant d’autres.

Tant de grandeur, de foi, de générosité et si peu de naïveté. Tant de rigueur… pour tenter de faire de l’art cette partie de la vie qui doit donner sa chance à la vie « grandeur nature », quel qu’en soit le prix. Je pense à un autre peintre encore, qui sait pas, qui sait pu, que je soupçonne de vouloir déchirer ses toiles, parfois, parce que c’est pas encore « ça ». À un autre, qui peint des grosses madames et des Dernières Cènes à couper le souffle de simplicité. Je pense à des jeunes acteurs, des jeunes actrices pas de job mais qui ont besoin de jouer pis qu’i osent pu croire que ça va leur arriver un jour pour vrai. Je pense à des jeunes cinéastes, des jeunes décorateurs, ou des moins jeunes, qui ne savent pas « si ». Et tout ce monde-là bûche et parfois n’y croit plus, et parfois ça va mieux. Je pense à un jeune philosophe germanophile de Nouvelle-Ecosse, serveur de restaurant, qui parcourt l’Europe à la poursuite du fantôme d’Heinrich Von Kleist.

Je pense qu’il n’y a pas de pire risque que le « grandeur nature », tel que je VOUS vois. Je pense à une princesse Abénakis, de Montréal, femme grandiose issue d’un peuple massacré. À un homme de théâtre du Nicaragua. À un romancier du Paraguay qui vit en exil. À une poétesse salvadorienne, sublime. À un essayiste chilien, lui aussi en exil. Je pense aussi aux spectateurs comme ce monsieur, croisé hier soir par hasard, qui a vu Claude jeudi et m’a bouleversé en me disant trois phrases sur Antinoüs. À tous ceux et toutes celles dont on sait rien ou si peu et qui prennent le risque d’ouvrir le livre ou d’acheter le billet alors que, nous le savons tous, il est tellement plus facile de rester assis su son steak, la mâchoire pendante. Je pense à des gens, à des HUMAINS.

Pis j’ai envie d’ vous dire : quand vous dites « Chus pu capab’ », « Moé, chu t’épais », « Ça sert à rien », vous savez pas toujours ce que ça fait, quand vous dites ça, à quelqu’un qui est là et que vous avez peut-êt’ pas r’marqué. Pendant les dernières années, durant lesquelles, apparemment, i avait pu un seul simonak d’auteur québécois, durant lesquelles not’ dramaturgie était supposée êt’ morte, savez-vous c’ que c’était, en lisant ou en entendant ça tous les jours, d’essayer ─ quand même ─ d’écrire au Québec ? Pis, quand vous dites « Mais… Mais… I faut pourtant qu’ ça s’ puisse. I faut qu’ ça s’ puisse ! », vous l’ savez pas non plus, c’ que ça fait à l’autre. Mais, humblement, selon que j’ai entendu un ou l’aut’, ça m’a pas fait le même effet. Pis j’ le sais que quand moi j’ai dit l’un ou l’aut’, ça s’ peut pas que ça vous aye fait’ le même effet.

J’ vous dis tout ça parce qu’à soir, j’ prends l’ stage, « tel quel », pour parler « tel quel », pour dire « MERCI » et dire encore : bon, moi j’ai trente ans. Pis, à soir, c’est mon tour. Et qui sait où je serai dans six mois, et peu importe : vous ne saviez peut-être pas, vous aut’, là, ce que vous donnez, l’immensité de ce que vous êtes, chacun, chacune, et peut-être, après tout, n’est-il pas de vos oignons de le savoir. Mais, ayant tant reçu de vous, moi je vous dis ─ parce que nous ne sommes jamais ici OU là. Nous sommes surtout là, dans le public : le « monde ordinaire », ça n’existe pas ─ et il n’est rien de plus important que l’espoir ─ je vous dis, pour tous ceux dont le tour doit venir ou revenir :

Merci. Merci mille fois. Continuez.

Et je vous renvoie l’ascenseur parce que c’est à vous qu’il revient, amis.

Grâce à vous, la vie est aussi grande que nature. Et il y en a tellement, nous sommes si nombreux, vous l’ savez, à avoir besoin d’elle comme ça : grandeur nature.

Merci.

 

(25 novembre 2017)

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