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Troisième tome du cycle Le Livre inachevé de l’Orgueil des Rats
Paru à l’automne 2020 chez Leméac Éditeur.
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L’éternité est amoureuse des productions du temps.
William Blake[1]
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Souvenez-vous…
De ce garçon-à-jamais-sans-nom, amoureux fou de Gen, qui, par une nuit d’élections et de pluie battante, se retrouve nez-à-nez avec son propre fantôme.
Souvenez-vous…
Du récit fabuleux que le garçon-sans-nom tenta – de son mieux – de confier au papier à l’intention de Gen, avant de disparaitre là d’où nul ne revient.
Que sont devenus aujourd’hui ses feuillets ? Moisis au fond d’une malle dans un sous-sol humide ? Recyclés en carton ? En allume-feu pour adoucir mille belles nuits d’hiver ?
Gen les lut-elle jamais ?
Souvenez-vous…
Ici, là, dans quinze, dans vingt-cinq esprits, de cette image gravée à la flamme : sous les yeux de son amant, un jeune cavalier exténué décapité pas un obus fou.
Souvenez-vous…
De Catherine, assise avec un inconnu sur à peine un caillou surnageant au beau milieu de l’océan.
De l’inconnu qui l’entraine dans un lointain passé, assister aux funérailles longtemps retardées d’une concubine impériale chérie pour l’éternité.
Souvenez-vous…
À une autre époque encore, de deux garçons attablés dans un café.
L’un écoute.
L’autre va mourir.
Souvenez-vous…
Des Yeux-du-Ciel bondissant, crocs au clair, sur un Explorateur des rêves et de la mémoire.
Souvenez-vous…
D’un jeune poète soufflant de toute son âme, pour tenter de les réchauffer, sur les doigts engourdis de son aïeule.
Souvenez-vous…
Du garçon qui a autrefois écouté dans un café et qui, par une autre nuit encore, dans une contrée étrangère à la sienne, écoute un fantôme lui expliquer qui était le garçon mort devant lui.
Souvenez-vous…
De Steve, à Londres. Il y a – déjà ?! – tant de lunes.
Et comprenant tout à coup, enfin, ce qu’il y a si longtemps lui a confié le garçon-qui-avait-écouté.
Souvenez-vous…
De la malédiction d’Achille.
Aucun désormais n’évitera la mort,
Aucun de ceux que le Ciel fera tomber dans mes mains –
Aucun de tous les Troyens, aucun !
Souvenez-vous…
De la stupeur de Steve, au moment où le rejoint le sens de tout ça.
Et à présent…
Regardez-le, ce même Steve, juste là, désormais passablement vieilli – déjà. Cette nuit encore, comme cette nuit-là où le garçon-sans-nom a rencontré son double, mais sur un autre continent, il pleut à boire debout.
Steve descend d’un taxi, s’engouffre sous l’auvent du restaurant.
Passe le large battant qui lui tient ouvert un portier à l’uniforme noir et argent.
Regardez-le entrer d’un pas énergique – regardez-le foncer.
Dans quelques heures, le monde aura à jamais changé de visage.
Mais rien, à sa surface, n’aura pourtant semblé broncher.
Chapitre I
L’intérieur de la grande galerie où l’on dansait…
Londres – Chez Haine’s, table renommée du quartier huppé de Mayfair.
Il y est ! Encore quelques pas et il sera trop tard pour même être tenté de reculer.
Tout en laissant tomber d’une main qui ne tremble qu’à peine le jeton de vestiaire dans la poche de sa veste de smoking, Steve se détourne du comptoir et s’approche du sommet des trois larges marches qui descendent vers la grande salle du restaurant.
Là-bas au fond, il aperçoit tout de suite le maître d’hôtel en conversation avec une tablée – filiforme, tout en noir, impossible à rater dans ce décor géométrique d’inspiration 1920 où dominent des teintes pâles. C’est un véritable coup de chance que l’homme se trouve aussi loin plutôt qu’à son lutrin de réservations planté juste au pied de l’escalier, cela pourrait bien faire toute la différence entre…
Là ! La tignasse blanche et le profil de celui qu’il vient rencontrer ! Steve prend une profonde inspiration – « On se calme ! » –, puis dévale les degrés de pierre lustrée et file droit vers le dîneur solitaire.
Du coin de l’œil, le maître d’hôtel capte un mouvement du côté de l’entrée et tourne par habitude la tête dans cette direction. La clientèle est fort clairsemée, en ce mardi soir pluvieux, aussi comprend-il immédiatement vers quelle table se dirige le nouvel arrivant – « Ah, non ! » – et n’hésite-t-il pas une seconde : près de celle-là, les inconnus et les inattendus ne sont pas tolérés, or aucune compagnie n’est prévue pour ce soir. Il prie en quelques mots les convives avec lesquels il s’entretient de bien vouloir l’excuser et se met en marche aussi énergiquement que l’autorisent les convenances. Le temps de faire trois pas, il sait que ce sera peine perdue et ralentit l’allure : il ne parviendra pas à intercepter l’intrus, qui est déjà presque à destination.
Steve s’arrête près de l’homme plongé dans sa lecture. Il sait que ce n’est qu’une question de secondes avant qu’il soit apostrophé, il doit donc faire très vite. Il se racle discrètement la gorge et, sans attendre que l’autre se soit seulement rendu compte de sa présence, dit à voix basse :
– Sir Thomas ?
L’homme assis lève la tête, rend son regard à l’individu d’une soixantaine d’années debout près de lui, prend le temps de fouiller sa mémoire bien entrainée, mais ne trouve au nouveau venu aucune ressemblance avec qui que ce soit dont il se souviendrait. Il hausse les sourcils en signe d’interrogation.
– Pardonnez-moi de faire irruption de manière aussi cavalière, reprend Steve. Mais ne craignez rien, je ne suis ni chasseur d’autographes, ni journaliste. J’aimerais simplement vous poser une très brève question.
C’est donc ça. Agacé, Sir Thomas détourne les yeux, balaie la salle du regard et repère le maître d’hôtel, planté entre deux tables libres, qui n’attend qu’un geste de sa part pour éconduire l’importun. Puis il revient à Steve.
Après un petit moment, il soupire, sur un ton sec et de la voix rauque que lui a valu sa longue maladie :
– « Très brève » ?
– Oui, monsieur, répond aussitôt Steve. Deux mots.
Sir Thomas a l’air étonné par la réponse :
– Deux ?
Steve hoche doucement la tête en signe d’assentiment. Sir Thomas concède :
– Eh bien, dans ce cas, allez-y…
Steve pousse en lui-même un grand soupir de soulagement – voici franchi le premier portail.
Reste à voir maintenant si l’approche directe à laquelle il s’est préparé portera les fruits escomptés. Il baisse les paupières, constate, comme il s’y attendait, que les traits de l’homme qu’il va évoquer sont là, présents en lui, mais il ne s’attarde surtout pas à eux, il rouvre aussitôt les yeux et articule, lentement et distinctement :
– André Koubarilski.
Voilà, les dés sont jetés.
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Sommaire
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[1] « Eternity is in love with the productions of time » – A Memorable Fancy, dans The Marriage of Heaven and Hell.
Cliquez ici pour accéder au résumé de Porte d’entrée, premier tome de la saga
Ou ici pour le deuxième, Vestibule
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