Vestibule

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Deuxième tome du cycle Le Livre inachevé de l’Orgueil des Rats
a été publié par Leméac Éditeur en 2015.

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Extrait

 


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Le Livre de Clarence – version 1986

Mot de l’Auteur

 

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Hic Rhodus, hic salta. [1]

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C’est vrai, Il est des choses qui ne nous sont racontées qu’à la seule fin que nous les répétions à notre tour. C’est ce que m’a dit le Docteur cette nuit-là, chez lui. Puis, l’air grave, il s’est détourné en ajoutant Et il arrive, en effet, qu’accepter de remplir cette tâche prenne des airs d’obligation.

Voilà bien où je me retrouve : devant l’impossibilité, fût-ce même me sachant courir droit à la mort ou à la démence, de m’abstraire de la tâche de conteur que je sais être la mienne dans la guerre qui fait rage. Matin, soir, nuit, aube, mes moments ne sont plus synonymes que des grands vents qui me poussent vers le gouffre que sera le récit s’ouvrant ici, tornade montant de l’abîme de nos esprits, soufflant depuis le fond des siècles, damnation si je faillis.

Pourtant, la tâche que représente cette narration est d’une ampleur telle qu’au moment de l’entreprendre, aujourd’hui comme à l’occasion de chacune de mes tentatives avortées, depuis plus de dix ans, chaque fois que je prends le crayon dans l’intention de l’accomplir, je me retrouve saisi d’étourdissements, ne sais plus ce qui devrait venir au début, au milieu ou à la fin ; n’arrive plus même à me convaincre de ce qu’une seule trame puisse un jour suffire à réunir tous ces fragments qui ne cessent – dès que je les considère – de sembler se multiplier, de prendre de nouveaux sens et de se recouper. Dès que je tente de me mettre à l’ouvrage, les mots fuient, les faits s’emmêlent, les souvenirs se fondent les uns aux autres jusqu’à ne plus former qu’un magma incommunicable.

Ceux qui me lient à Clarence, d’abord, bien sûr, et aux trésors de souvenirs ayant trait à mon amour pour lui, cet amour qui, depuis que Clarence lui-même a disparu, ne fait que continuer de croître alors que de son vivant déjà il passait les limites de tout ce que j’avais cru pouvoir connaître un jour. Et puis les Échos, comme je les ai surnommés, toutes ces images acérées, coupantes et glaciales comme le fer, acides, brûlantes, qui jaillissent en flots ininterrompus, de dizaines d’individus aux prises avec des défis semblables au mien mais privés, eux, de nombre d’informations capitales qu’il semble bien que je sois seul à détenir – toutes ces visions d’êtres éperdus, égarés dans des régions du monde qui les écraseront à coup sûr si je ne parviens pas à leur communiquer ce que je sais et qui pourrait les éclairer. Et encore, les quatre Voyages ; Skibal ; Nezz ; Gaâr ; le Docteur ; Steve ; Madame Tchernik et sa bru ; le Vieil Homme des Cornouailles ; le Marabout et les Mages ; le Général Gorgone ; les Tomotos ; Donald, Alan et Keith ; les Russes ; la Couleur des Mondes ; les Elvions et les Tarques ; tous les récits du Livre des Batailles. La liste s’allonge chaque fois que je tente de la coucher par écrit. Et je ne sais quel élément, dans cet écheveau inextricable, choisir de présenter d’abord si je veux lui donner une forme intelligible, si peu soit-ce.

Tout est là, étalé sur les tables, rangé dans les classeurs et sur les étagères, autour de moi : les traductions à partir du Grec, du Latin, de la Langue des Rats – grâce à Gaâr –, de l’Allemand, de l’Anglais, du Celte, de l’Iroquois et de l’Espagnol ; les feuillets de Skibal, les transcriptions des innombrables témoignages, toute la masse d’articles portant sur la Nuit des Rats, les cahiers de Clarence, ceux du Docteur, les parchemins du Marabout, la transcription de toute cette face-là de la réalité, qui me hante et à laquelle je me sais désormais appartenir, le récit tel qu’il a pris forme et vie en moi. Mais aucune de ces voix-là, aucune non plus des innombrables autres, que je n’ose même pas évoquer ici de peur de m’égarer, ne peut à elle seule rendre compte du foisonnement que j’ai à mettre en ordre. Il me faut les saisir toutes, les écouter, jouer avec elles comme le nourrisson avec ses orteils et, comme lui prenant par ce jeu conscience du fait qu’il existe, découvrir, descendant au plus profond des replis de mon être, que la folie qui a commencé de se déverser en moi cette nuit-là était la folie du monde et le monde, ma folie.

Voici dix ans que je note tous les éclats qu’il m’a été possible de rassembler au fil de mes recherches et auxquels je dois donner une forme, dont je sais qu’il faudra un jour ou l’autre que j’arrive à reconstituer la mosaïque afin d’avoir prise sur elle pour parvenir à l’extirper de ma mémoire, me rendant ainsi, enfin, digne des attentes en vertu desquelles une vie m’a été offerte. Il m’aura fallu tout ce temps pour comprendre qu’il n’est qu’une façon de venir à bout de cette entreprise : me livrer à elle sans réserve, me jeter dans le récit comme le trapéziste dans le vide, sans filet. En sachant qu’une fois encore, cette entreprise attirera sur moi les foudres des Enfers.

 

Depuis dix ans, je ne vis plus, rongé par les images qui composent ce conte, avec personne à qui me confier qui ne partage déjà des bribes de ce terrible secret et ne s’en trouve accablé autant que je le suis. Ces quelques êtres avec qui je partage la connaissance, un gouffre pourtant me sépare d’eux aussi sûrement qu’eux se distinguent à leur tour des ignorants : de ce récit, moi, je mourrai.

Durant dix ans, j’ai exploré une à une, éperdu, toutes les fuites qui m’eussent permis d’éviter de faire face à l’inévitable – la conscience de ce que je n’aurai vécu que pour raconter une histoire à laquelle personne ne croira. Personne, sauf les Yeux-du-Ciel et leurs maîtres, qui m’attendent de pied ferme.

Le monde des humains ne m’est déjà plus qu’un univers d’ombres. Plus de rires. Plus de joie. Plus de lumière. Plus d’air. Plus d’avenir. Plus de chair sous mes paumes. Comme une nasse, le sentiment m’étreint que les hommes ont trahi leur destin. Partout j’aperçois, tels des fleurs fragiles dans la nuit et la fumée, qui eussent survécu à quelque embrasement de la Terre elle-même, les espoirs des peuples, des humains. Mais les hommes, eux, ne sont plus que fantômes éthérés que le souffle du vent pousse et ramène au gré de ce qu’ils croient être leurs rêves. Sommes-nous rire ? Sommes-nous chagrin ? Je ne sais. Ma vie est vide. Nos ventres sont pleins. Mes jours sont vides. Et nos âmes se meurent.

Longtemps, j’ai souhaité me remettre à vivre. Longtemps, je me suis refusé à croire que l’achèvement de cette tâche, mirage sans trêve fuyant, bataille sans cesse reprise, dusse résumer ma vie. On m’avait pourtant prévenu qu’il en irait ainsi. Et pourtant, j’ai lutté. Longtemps, j’ai cru parvenir, seul contre les dieux et les hommes auprès de qui je me suis engagé, à reprendre goût à la douceur des rayons du soleil plutôt que de continuer de les fuir comme autant de menaces. Longtemps, j’ai espéré retrouver la joie toute simple de marcher sans but, sous la pluie, la nuit, tête nue, plutôt que de me voir forcé de m’enfermer avec mes feuillets couverts de renvois, de ratures et d’esquisses, à regarder danser les mots et sentir se rouvrir sans fin les plaies et rugir les brûlures. Combien de fois, espérant être rejeté, ai-je blasphémé ? Combien de fois ai-je cherché, par la trahison de la parole donnée, à me voir accorder, n’eût-ce été que pour un instant aussi bref que l’éclair, le droit à un moment de flottement nonchalant sans connaître la crainte de sentir soudain se refermer sur ma poitrine l’étau du cauchemar ? J’ai pleuré de désespoir, je me suis traîné sur les murs, implorant que l’on m’accordât un jour, ô de grâce, une seule heure ! pour redécouvrir une ultime fois la douceur de caresser un être cher sans risquer de me retrouver épouvanté, saisi de sanglots. Redonnez-moi la communauté des humains. Je veux rire.

Trop tard. Plus un jour. Plus une heure.

J’ai appris, à même ma chair, le poids de ce mot-là : serment.

 

On va se moquer, en lisant que je prétends les faits présentés ici être liés aux événements de La Nuit des Rats. La Science a tout expliqué :

Il paraît urgent de souligner de nouveau que le sentiment d’épouvante généré dans l’imagination populaire, s’il semble justifié en regard de l’atrocité des événements, n’autorise en rien les affabulations au déferlement desquelles nous assistons. (…) La colère des scientifiques est vive à l’égard du charlatanisme se réclamant de pseudo-analyses dans l’unique but de répandre la terreur. (…) La série de catastrophes que la mémoire collective a baptisée du nom de Nuit des Rats a consisté en une suite anarchique, purement aléatoire, d’accidents qu’aucun lien de causalité ne permet de rattacher les uns aux autres : un cataclysme statistique, une cascade de hasards derrière lesquels il faut, au mieux, un ignorant des bases les plus sommaires de la science contemporaine pour croire apercevoir le signe de quelque intelligence qui aurait soudainement été accordée aux rats. Les rats ne pensent pas, ne peuvent réfléchir ni, a fortiori, se concerter. Dans les circonstances présentes, croire superflu l’énoncé de pareils lieux communs tient de la négligence et peut, à terme, s’avérer porteur des plus graves conséquences.

Il faut le répéter et s’entêter à le démontrer jusqu’à ce que tout doute à cet égard ait disparu des médias : aucune conscience n’a présidé à l’élaboration des événements qui ont constitué ce qu’il est désormais convenu d’appeler La Nuit des Rats. [2]

 

On va se moquer. Et je ne dispose d’aucun moyen pour défendre ce que je sais être la vérité. Quelle preuve pourrais-je avancer ? Quel témoin puis-je produire, qui appuierait mes dires ? Clarence est mort. Gaâr est mort et, de toute façon, il aurait refusé de parler. Madame Tchernik est morte. Joan est muette. Skibal est mort aussi. Le Docteur est parti là d’où l’on ne revient pas. Les Trois Frères, libérés enfin du vœu de leur Ancêtre mais prisonniers de leurs propres rêves inaccomplis, redevenus enfants, reprennent depuis les prémisses le parcours du sentier de leur vie. Il n’est pas un humain à avoir été emporté par le tourbillon de cette nuit-là qui ne se réfugie dans l’oubli, donnant à l’amnésie préséance sur la curiosité à l’égard des causes probables ou improbables du phénomène.

Puis-je hurler Demandez aux Bretons : les arbres de Brocéliande ne pleurent plus quand, la nuit, soufflent les grands vents d’hiver ? Puis-je dire Un hôtel particulier, réputé hanté, dans VonHolstein Strasse, à Heidelberg, ne l’est plus ? Puis-je espérer être cru si j’affirme que Dans un manoir des Cornouailles, au creux d’un vallon, vit un vieillard qui sait lire l’écume des vagues, à qui parle la marée ; un vieil homme dont vous ne saurez en aucun cas retracer la naissance ? Puis-je dire Un jour, demain peut-être, deux êtres millénaires vont s’affronter ? Lui, amoureux rejeté, éperdu, enfin rendu à la vie et elle apeurée, paniquée à l’idée du retour de celui qu’elle a trahi, à qui elle a volé des siècles d’existence, incapable de croire qu’il puisse ne lui vouloir aucun mal alors qu’elle lui en a tant causé ? Puis-je dire Un rat m’a révélé ses rêves ? Et celui de ses sœurs et frères ? Sasâsm ! Un jour, sur la surface entière de ce monde s’étendront les couloirs d’un palais de cristal !? Qui ? Où ? Quoi ? Que savez-vous, petits hommes, du monde que vous habitez ? Que connaissez-vous de ce qui vous fait ce que vous êtes ? Vous prétendez savoir ? Mais qu’y a-t-il donc, qui mérite d’être su, si l’on n’a pas entendu la musique que fait surgir des pierres la danse d’une Reine immortelle venue des profondeurs de l’Afrique ? Qu’y a-t-il d’autre à ressentir que la douleur infinie, tissée à même la joie irréfragable que suscite le rire d’un rabbin surgi des songes d’un homme qui se savait sur le point de mourir dans d’atroces souffrances ? Vous a-t-il été accordé, à vous, de regarder jusqu’au fond des yeux l’humanité entière ? Êtes-vous à même d’imaginer, ne serait-ce que pour un bref moment, le poids qu’implique un seul regard jeté là ?

Que puis-je dire, hurler, lacérer ? Je m’époumonerais Il les entendait ! Il les entendait et me les répétait, à moi assis devant lui !, je l’ai entendu !, vous dis-je !, murmurer leurs chants infernaux ! Et il me disait les murs, qui ondoyaient au rythme de leurs scansions ! Qui me croirait ? Qui prêterait même seulement l’oreille ?

Puis-je dire que j’ai appris, en une seule nuit, une vérité confirmée depuis à chaque instant de ma vie : qu’il n’est aucune autre réalité digne de ce nom que l’amour. Sous mille formes. Sous mille noms. Que l’amour est le principe du monde.

 

Entreprendre un récit, comme on se lance dans une guerre perdue d’avance. Parce qu’elle est le chemin obligé.

 

Je ne sais que ce que j’ai vu : un garçon adoré, pour lequel j’aurais cent fois donné ma vie si ce don avait pu sauver la sienne, se transformant sous mes yeux, au moment de la mort, en un être de légendes ; et ce que j’ai entendu, lu, appris : plus de choses propres à me tenir éveillé dans la peur du sommeil et de ce qui nous guette dans les mondes qu’il ne m’eût semblé possible d’en connaître eussé-je disposé de trente vies.

Que puis-je prouver ? Rien. Alors, mieux vaut raconter sans tenter de convaincre. Ne rien dire d’autre que ce que je sais. Puisque tel est mon destin.

 

Мужщины, умерьте вы свои насмешки.

О, духи моих предков, молю вас о поддержке. [3]

 

André Koubarilski

Le 17 octobre 1986

 


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[1] « C’est ici, Rhodes. C’est ici, que tu dois danser » — Proverbe romain.

[2] Dr Benjamin Dufilho, « Les ténèbres de la Crédulité », dans La revue de l’Académie canadienne des sciences, Ottawa, volume 79, numéro 23, p. 47.

[3] « Hommes, réprimez vos sarcasmes. Mânes de mes ancêtres, j’implore votre soutien. » (Traduction par A. K.) — Vassili Grigorievitch Perov, Изчезнувшие надежды (Les espoirs évanouis), Moscou, Éditions de Moscou, 1904, p. 21.

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© LEMEAC 2015

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Un autre extrait de Vestibule, ici

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Cliquez ici pour accéder au résumé de Porte d’entrée, premier tome de la saga

Ou ici, pour le troisième tome, Grand Hall

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