Babouchka

 

Un des personnages principaux de mon roman Le livre inachevé de l’Orgueil des Rats s’appelle André Koubarilski.

C’est lui, André, qui est à l’origine de l’entreprise folle qui se trouve au cœur de l’action : raconter ce qui s’est réellement passé la nuit d’automne, il y a des années de ça, où Montréal a été détruite par des millions de rats qui ont soudain déferlé, tout saccagé et massacré les habitants.

C’est entreprise de narrateur est folle, parce que non, l’explication rassurante échafaudée par les autorités – un mouvement automatique plus ou moins du même ordre que celui qui mène des hordes de caribous à se suicider en se jetant à l’eau ou du haut d’une falaise – ne tient pas la route. La véritable cause de La Nuit des Rats est infiniment plus angoissante que celle-là.

Sauf que pour parvenir à la présenter, il faut d’abord évoquer des masses et des masses d’informations. Et qu’il faut, surtout, braver de terribles dangers tapis au fond de notre imaginaire.

Puisque tout part de là : de notre imaginaire. Qui est un monde qui nous habite. Un monde doté de ses propres lois. De ses propres interdits. Et de ses propres gardiens.

Ces gardiens, ils s’appellent Les-Yeux-du-Ciel, et ce sont eux qui nous empêchent de tenter de nous représenter ce qui ne doit pas l’être. Ils sont les maitres des cauchemars.

Pour parvenir à raconter, André doit d’abord les vaincre.

Et il y parvient… en prenant son envol au-dessus d’eux… en faisant du trapèze d’un souvenir à l’autre… jusqu’au moment où il atteint enfin l’autre plate-forme, là-bas…s’y laisse tomber… et se prépare à pouvoir rêver à nouveau de son amour, Clarence.

Clarence, le demi-dieu qui a trahi ses ancêtres en aimant un garçon en dépit de leurs ordres d’avoir à devenir père.

C’est là, après cette victoire inattendue qui devrait lui permettre d’enfin prendre la parole, qu’il lui revient que Clarence lui a un jour fait cadeau d’un rêve éblouissant : aller à la rencontre de sa grand-mère, poétesse exilée au goulag du temps des tsars.

Pour lui dire…

Pour lui dire merci pour le courage. Pour les mots. Pour la vie.

 

 


 

J’ai sommeil.

Je tombe de sommeil. Je n’ai plus la force de lui résister.

Où est-ce ? À Athènes, je crois. Oui. Oui, bien sûr. À Athènes.

Dans la petite chambre toute blanche, au sol de tuiles, fraiches sous les pieds. Celle au lavabo qui fuyait. Grimpaient jusqu’à nous, à travers les lamelles de bois du rideau abaissé, les sons de l’antique capitale qui s’éveillait doucement. J’allais sombrer, dans les bras de Clarence. J’allais sombrer dans le sommeil, mais je me retenais de ce côté-ci de lui autant que je le pouvais. Goûter, goûter encore, jusqu’au bout, chaque instant dans tes bras. M’emplir le cœur de la douceur de tes mains et de ton épaule, de ton odeur, du va-et-vient de ta respiration. Faire le plein de vie, pour que la vie m’accompagne jusqu’au cœur du sommeil.

Je me souviens très bien.

 

Je suis couché sur la plate-forme, au-dessus de la piste où travaillent et chantent vingt André fous de joie. Et moi, je vais me laisser sombrer dans le sommeil, comme cette fois-là, à Athènes.

Mais soudain. Soudain, tout au bout de mon souvenir, une porte s’ouvre. J’ai toujours cru que ce souvenir-là d’Athènes se terminait ici, au moment où je m‘abandonne au sommeil. Mais je comprends que non. Non, il continue.

M’apparait soudain pourquoi c’est cet instant qui constituait le point d’arrivée de mon envol. Pourquoi c’était lui, qui dansait et m’appelait juste avant que je ne m’élance.

 

Dans la chambre toute blanche, toute fraiche. Je vais sombrer, et je crois que toi, tu dors déjà depuis un moment. Mais tu dis tout à coup, tout bas.

–   Ne crois pas que tu t’es trompé, Gorille. Jamais. Regarde-moi.

Mais il est trop tard pour ça, je suis déjà trop bien, engagé trop loin sur la pente du sommeil, mes paupières sont trop lourdes, et ma volonté trop molle. Je glisse. Alors tu me chatouilles. En ricanant tout bas. Juste ce qu’il faut pour me ramener un instant. Quand j’ouvre enfin les yeux, que je cesse de me démener, tu immobilises mes mains sur le traversin, de chaque côté de ma tête. Tu te penches sur moi. J’admire, un long moment, les univers qui dansent dans tes yeux, et le ciel d’émeraude dans lequel ils baignent. Tu dis.

–   Ne regrette pas les choix que tu as faits autrefois. Aucun d’eux. L’hoplite n’était pas une erreur. Oh, que non. Écoute-moi. Un jour, l’instant que nous vivons là te reviendra en mémoire. Un jour, tu auras traversé un champ d’épreuves. D’épreuves insurmontables par qui que ce soit d’autre que toi. Tu m’entends ?

Je ne réponds pas.

–   Un jour, tout à coup, tu te retrouveras là où tu avais désespéré de parvenir. Et tu y seras parvenu parce que chaque geste, chaque désir, chaque parcelle de rêve, chaque hésitation et chaque bouffée de joie de ta vie t’y aura préparé.

Je ne dis rien.

–   En prévision de ce jour-là, j’aimerais que. Que tu acceptes un gage. Un gage, une offrande à ta beauté et à ta ténacité. De ma part. N’essaie pas de comprendre tout de suite ce qu’il signifie. Il est beaucoup trop tôt. Mais ce jour-là, tu comprendras. Tu comprendras combien m’est précieux celui que tu es. Et peut-être, un peu, combien je t’aime. L’hoplite. L’hoplite aura vaincu, mon bel amour. Il aura remporté haut la main la seule victoire qui importe.

 

Et je me suis retrouvé debout, emmitouflé dans des fourrures. C’était la nuit. Le ciel, l’air, était empli de neige grise qui dansait, qui tourbillonnait dans tous les sens. J’ai regardé autour de moi, mais Clarence n’y était pas. J’étais seul, dans ce monde-ci – je veux dire sans lui. C’était la première fois, me semble-t-il. Je me suis demandé pourquoi, mais ai su tout de suite qu’il était inutile de me poser la question. Pourquoi j’étais ici et pourquoi j’y étais seul, je le comprendrais en temps et lieu, sûrement. Pour l’instant, une seule chose importait, un devoir à accomplir : quelque chose, que je devais impérativement dire à quelqu’un. Mais je ne savais encore ni à qui ni quoi.

Je me suis mis à marcher droit devant moi. Dans la bourrasque. Mes pieds s’enfonçaient dans la neige folle. Je suis arrivé devant une haute clôture de barbelés. Elle partait à gauche, à droite. J’ai marché le long d’elle, longtemps. Elle semblait ne jamais finir. Puis j’ai entendu des éclats de voix. Faibles, assourdis par la neige, lointains. Je m’en suis rapproché. Et j’ai reconnu que là, quelque part, devant, on parlait russe. Mais avec un accent que j’étais incapable d’identifier. Je me suis remis à avancer péniblement vers elles, vers les voix, et tout à coup un mur s’est dressé devant moi. Celui d’une large et basse construction de planches grossières de bois gris. Je suis resté là, les voix étaient plus distinctes, à présent, et soudain, ayant débouché sans doute de derrière un coin du bâtiment que la neige me cachait, deux silhouettes plus sombres encore que la nuit se sont détachées dans les flocons et se sont avancées dans ma direction, sans m’apercevoir. Elles sont passées à quelques pas de moi. Chacune portait une arme à l’épaule, à la bretelle – de longs fusils très minces, coiffés de baïonnettes qui pointaient vers le ciel. Deux sentinelles, qui patrouillaient dans la nuit et adressaient à voix forte des blagues salaces à une autre patrouille, un peu plus loin, enfouie dans la tempête. Je les ai laissées s’éloigner, et ai entrepris de longer la construction de planches. Suis arrivé sous une fenêtre de laquelle tombait une très faible trace de lumière dorée. Hissé sur le bout des pieds, j’ai regardé à l’intérieur, par une toute petite fenêtre dont l’intérieur était plus qu’à moitié couvert de suie. Des rangées de couchettes de bois superposées, perpendiculaires aux murs – des paillasses. Sur lesquelles des hommes, entortillés dans des couvertures, cherchaient le repos. Au milieu du large couloir qui s’étendait entre les pieds des lits, d’étroites tables disposées en enfilade et longées de bancs. Un camp de concentration. Ancien, si j’en croyais les armes des gardes. Je me suis remis en marche, ai repris mon exploration. Je me demandais à nouveau pourquoi, pour qui, Clarence m’avait envoyé ici – il n’était encore jamais arrivé qu’une destination me pose une pareille énigme.

À l’écart de quelques autres grands dortoirs, s’élevaient, comme un village semé au hasard, de petites cabanes disséminées. Je me suis hâté vers elles. Dans la première, un jeune homme fiévreux, d’une pâleur extrême, cerné de noir, roulé en boule à la tête de son lit, grelottait. Il murmurait des choses, en se balançant. Et au spectacle qu’offrait son état, je me dis qu’il ne passerait sans doute pas l’hiver. Plusieurs, ensuite, étaient plongées dans la nuit. Puis, dans une autre encore, un homme d’âge mur, à l’épaisse barbe noire et blanche, priait – en se balançant, lui aussi. Les bras croisés sur le ventre. Dans la suivante…

À la fenêtre de la suivante, je figeai. Et restai là une éternité, à souffler de la buée blanche. Je savais qui était cette vieille dame, ensevelie sous une montagne de châles. D’elle, seuls son visage penché très bas et ses deux mitaines étaient visibles.

 

Couché sur la plate-forme de bois, exténué, en plein ciel, tout à coup je comprends. Je comprends que le moi que je suis, là-bas, dans la neige, est resté planté devant la fenêtre depuis le matin d’Athènes, depuis plus de douze ans, à attendre que le moment soit enfin venu – à attendre que moi, dans mon habit de gymnaste, qui lutte contre le sommeil, vienne prendre sa place.

Je prends sa relève : je m’installe à la fenêtre. Et regarde longuement la vieille dame.

 

Quelques feuillets sont étalés devant elle sur la table, elle tient une plume et écrit lentement. Elle écrit. Les yeux à quelques centimètres du feuillet sur lequel elle trace. Presque aveugle. De temps à autre, elle plonge l’extrémité de sa plume dans un chaudron duquel s’élève de la vapeur, puis se remet à tracer.

Je sais qui est cette femme. Et je sais ce qu’elle est en train d’écrire là.

 

Plaine de verdure.

Champ d’espoir.

Croire aux yeux des enfants.

Croire aux yeux des poètes.

Champ d’espoir.

Plaine de vie.

Ne pas oublier.

Les sourires.

Et je sais pourquoi mon amour m’a amené jusqu’ici.

 

Je suis debout à l’intérieur de la cabane. Je viens à peine de refermer derrière moi. Elle, a relevé la tête et cherche à distinguer celui qui vient d’entrer, qui se tient là, sombre silhouette imprécise, à quelques pas d’elle.

 

Je récite doucement, en russe.

Champ d’espoir.

Plaine de vie.

Ne pas oublier.

Les sourires.

 

Après être restée un moment stupéfaite, elle se tourne sur sa chaise et amorce le mouvement de se lever, pour venir vers moi. Je dis.

–   Non, babouchka. Ne te dérange pas, je t’en prie. Et pardonne-moi de faire irruption de la sorte.

Elle ne répond rien.

 

Je m’approche d’elle, derrière sa petite table de bois. Je la regarde longuement, elle. Je regarde les feuillets, et les caractères nets, clairs, qu’elle a soigneusement tracés sur eux. Je regarde le chaudron d’eau chaude, au centre duquel est posé l’encrier. Et je m’agenouille devant elle.

Elle se penche vers moi, tentant toujours de distinguer mes traits dans le brouillard de sa vue mourante et dans la lumière rare. Je prends ses mains entre les miennes. Leur retire leurs mitaines. Souffle sur ses doigts glacés.

Entre deux souffles, je dis.

–   Je suis Andrioucha, grand-mère.

Elle secoue la tête. Sa voix menue dit.

–   Andrioucha ? Je connais un Andrioucha, moi ? Attends.

Et veut se mettre à fouiller dans sa mémoire, mais je dis.

–   Non, grand-mère, ne cherche pas. C’est inutile. Tu ne me connais pas. Je suis l’un des tes lointains descendants.

Il faut un instant pour que l’idée la rejoigne. Et à ce moment-là, son visage, entre les châles sombres, s’éclaire d’un sourire de ravissement. Elle dit.

–   Oh ?

Ses mains se retirent d’entre les miennes. Montent se poser sur mon visage. Se mettent à le lire. Lentement, précautionneusement. Comme on retrouve un objet précieux que l’on a longtemps cru égaré à jamais.

Elle redit, doucement.

–   Andrioucha…

Elle demande.

–   Et dis-moi. As-tu trouvé la joie, Andrioucha ? Tes traits sont doux. Comme ceux du bonheur. La vie est bonne, pour toi ?

Lorsqu’elles ont achevé leur lecture, je reprends ses mains entre les miennes, et me remets à souffler sur elles.

–   Oui, babouchka. Ma vie est un miracle de lumière. Et je.

Je suis incapable de continuer.

Elle attend.

Pour me laisser le temps de me ressaisir, elle dit.

–   Ah. La lumière…

Et les mots font ressurgir à leur suite, sur ses lèvres gercées, un texte de sa jeunesse.

 

La lumière

Qui traine au fond d’un regard

Où je me baigne.

La lumière, la lumière, la lumière

Qui me restera de toi…

Je le termine avec elle.

Quand tout sera éteint.

 

Elle retire de nouveau ses mains d’entre les miennes, saisit mon visage et en rapproche le sien, près à le toucher. Ses yeux étincèlent.

–   Parle, mon ange, souffle-t-elle. Parle. Dis-moi ce que tu es venu me dire.

–   Je. Je suis venu te dire merci, babouchka. Merci pour ton courage. Et pour ta joie. En dépit de tout.

Et son sourire s’élargit encore.

–   Je suis venu te dire merci pour avoir tenu bon. Et je suis venu te dire, à toi de qui m’est venue la vie, que. Que j’ai repris ta plume. Et que tu as raison. Ta lumière, ta lumière, ta lumière. Un jour. Me sauvera la vie. Quand tout sera éteint.

Elle redit.

–   Oh.

Puis elle ajoute.

–   Veux-tu dire par là ? Veux-tu dire que tu es parvenu à atteindre la victoire ?

–   Oui, babouchka. J’ai atteint la victoire. La seule victoire que puisse atteindre le poète.

Elle dit.

–   Tu t’es avancé entre les chiens ? Sans perdre des yeux la lumière ?

Elle laisse le temps à mes sanglots de passer. Elle attend ma réponse.

Dès que je le peux, je dis.

–   Oui.

 

Dans la chambre athénienne, le visage de Clarence est toujours penché sur le mien.

Je l’entends murmurer.

–   L’hoplite s’est couvert de gloire, Andrioucha. Bravo, mon héros. Repose-toi.

Et je m’abandonne à un sommeil heureux, à la fois au cœur d’Athènes et au cœur d’un cirque, en écoutant chantonner une poétesse qui me berce.

 

Vestibule

© LEMEAC 2015

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