Porte d’entrée

Premier tome du cycle Le Livre inachevé de l’Orgueil des Rats
publié par Leméac Éditeur en 2013 et paru dans la collection Nomades en 2020.

 

 

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Extrait


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Le Livre du Gars

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J’ai mangé un peu.

 

J’ai bu de l’eau.

 

J’ai dormi.

 

Pis dormi.

 

Pis mangé.

 

Pis à un moment donné, ça a été mieux.

 

J’avais la barbe plus longue que je l’avais jamais eue. Pis j’étais tellement cerné que j’avais l’air d’un panda. Le côté cute en moins. Un petit côté cadavre en plus.

 


 

Pis tout ce temps-là, pendant tous ces jours-là, à mesure que je revenais ben ben lentement, à chaque fois que je regardais mon lit, ou bedon mes pieds, ou bedon les rideaux, ou bedon que mon regard faisait le tour de la cuisine ou bedon du salon, ou ben que je pognais le fix sur ce que j’étais en train de manger, ou ben sur le dedans de la douche, c’était à peine si je voyais ce que je regardais.

 

N’importe où que mes yeux se posaient, partout, tout le temps, même dans mes rêves, quand j’ai recommencé à en faire, les seules affaires que je voyais, c’était.

 

L’histoire.

Des bouts, des moments de l’histoire que j’avais lue.

Dans laquelle je m’étais promené.

Que j’avais vécue.

Qu’on m’avait racontée.

Ou même que moi, j’avais racontée.

 

Les images dansaient.

Éclataient.

S’emmêlaient.

Pis repartaient dans tous les sens.

 

Un kaléidoscope de vies.

Un.

Un océan.

 

De passions.

De quêtes.

De rêves.

D’espoirs.

De douleurs.

De combats.

 


 

Et surtout. Surtout. Partout. Juste une.

 

Deux gars.

Deux jeunes gars, super beaux.

Assis dans un petit café.

Qui se tiennent par la main.

Tout d’un coup, un des deux fait un petit signe à l’autre.

L’air de dire.

Attention, ça y est… cue !

Et à ce moment-là.

À la seconde précise.

Où le doigt du gars tape sur la table.

Quelque chose fait explosion.

Tout près de là.

Une déflagration. Énorme.

Tout se met à brasser, dans le café.

Comme pendant un tremblement de terre.

Les verres pis les tasses sur les tablettes, se mettent à se promener.

La vitrine se secoue tellement qu’on jurerait qu’elle va péter en mille morceaux.

Les clients se lèvent tous.

La bouche ouverte.

Le cœur arrêté net.

Le serveur laisse tomber son cabaret.

 

Et puis, une fois que tout le monde s’est sauvé.

À part les deux gars assis face à face.

Celui qui a donné le petit coup de doigt sur la table.

Dit doucement.

 

Aie pas peur.

T’es pas en danger.

Tant que je suis là.

T’es pas en danger.

 

Ah oui. Cette image-là.

Cette image-là.

Pour jusqu’à la fin de ma vie.

 


 

Et puis celle.

 

Celle des trois petits gars.

Au fond du tunnel en grosses pierres.

En grosses pierres avec de la mousse.

Au fond du tunnel éclairé aux flambeaux.

Les trois petits jumeaux.

Collés après le vieux monsieur.

Qui a une petite calotte noire sur la tête.

Pis qui porte une redingote noire.

 

Et qui, tous les quatre, regardent un portrait accroché sur le mur du tunnel.

 

Pendant qu’à quelques pas, il y a.

Un homme.

Un homme jeune.

En kimono.

Qui les regarde faire.

Et qui a l’air triste.

Triste à s’éteindre.

Triste à fondre.

Triste à disparaître.

 

Aussi triste que la femme noire.

Qui s’approche doucement.

Et qui tout d’un coup se met à bouger.

À danser.

 


 

Et puis.

 

Et puis un gars.

Sur le toit d’une maison à appartements.

Tout seul.

 

Qui s’entraîne au tennis sur les gros ventilateurs.

 


 

Un homme des cavernes.

Qui court tout nu dans la neige.

 


 

Et puis.

Et puis l’horreur à l’état pur.

 

Juste une image.

Une.

De même pas une minute.

 

Et on se dit que.

Que.

 

On se dit.

 

Non.

On se dit rien du tout.

 

On se tait.

 

 

 

Un jeune homme, l’air épuisé, la barbe pas faite, en uniforme crotté, à cheval, qui galope pour traverser l’enfer. Pour traverser, avec ses hommes, un avant-poste de l’enfer. De la boue et des restants d’arbres calcinés, partout. Un vacarme incessant de coups de canons. Des camions de toutes les grosseurs et de toutes les shapes imaginables, arrêtés dans tous les sens. Des rangées de tentes de grosse toile, à l’infini. L’embouchure de longues tranchées, qui partent d’ici et qui rayonnent vers l’horizon. Une odeur pire que celle d’une fosse commune à ciel ouvert. Des milliers de jeunes gars, au teint vert des morts-vivants, avec des casques d’acier sur la tête, en formations de toutes les sortes, en files indiennes, en carrés, à deux de front, six, huit, qui avancent au pas, baïonnette au canon de leur fusil, sans même regarder où ils vont. Tout d’un coup, le jeune cavalier tire un grand coup sur la bride de son cheval. Il vient d’apercevoir quelque chose, du coin de l’œil. Une vision magnifique. Mais il est tellement fatigué que ça a pris un petit moment pour que l’image se rende jusqu’à son cerveau. Il arrête son cheval, lui fait faire demi-tour. Et là, à quelques dizaines de pas de lui, il aperçoit la preuve de ce qu’il n’a pas rêvé. Il reconnaît quelqu’un. Qui le reconnaît aussi.

Et, tout lentement, un sourire se lève sur son visage. Comme on dit que le jour se lève sur un paysage enchanteur. En un instant, les cadavres décapités des arbres noir charbon, les hurlements des blessés et des mourants, l’odeur de pus et de poudre, le son gluant des milliers de pieds qui pataugent dans la boue, les détonations monstrueuses, le vacarme des moteurs qui démarrent, qui roulent, qui s’arrêtent, qui repartent — rien de tout ça a plus la moindre importance. Le jeune gars assis sur son cheval sourit. Sourit. Et il fait tellement clair, dans son sourire, l’air est tellement pur, il fait tellement beau, qu’on a l’impression que tout ce qui n’est pas son sourire va partir en fumée, va s’évanouir dans l’air. Il est tellement chaud, son sourire, il est tellement tendre, qu’on a la certitude que le cauchemar qui s’étend à perte de vue, dans tous les sens, partout autour de lui, ne peut plus rien faire d’autre que se mettre à se désagréger, à s’effilocher, pour être enfin emporté par le vent – pour lui laisser toute la place.

Sauf que. Deux secondes se passent. Et tout à coup il y en a une encore plus grosse que les autres, une énorme explosion, juste derrière le jeune cavalier et sa monture. Une grosse explosion qui fait monter en l’air, en bouquet, des gerbes de boue et de roche comme, par une nuit de pluie d’automne, une voiture qui passe à toute allure fait se lever des gerbes d’eau.

Et puis. Une fois que la gerbe est retombée. La tête du jeune cavalier n’existe plus. Elle a été remplacée par un geyser de sang.

Et par le hurlement de douleur de l’homme qu’il venait à peine d’apercevoir.

Le hurlement qu’on n’entend pas.

Parce que les canons font trop de vacarme.

 

Cette image-là.

Oui.

 

© LEMEAC 2013

 

 


 

Cliquez ici pour accéder à un résumé de Vestibule, le tome II de la saga

Ou ici, pour Grand Hall, le tome III 

 

 

 

 

 

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