Mardi 5 décembre 2017
Houpelaï-dou !
Mon petit doigt me dit que ce billet-ci, ça va être du costaud, les amis !
Alors si vous avez envie de quelque chose qui se lit vite et qui se digère facilement, je vous suggère sincèrement, en tout respect, de passer votre tour – mais bon, c’est à vous les oreilles, faites comme vous voulez.
Si vous décidez d’aller de l’avant… soyez les très bienvenus dans ma tête ! (Mais, s’il-vous-plait, essuyez-vous les pieds avant d’entrer : j’essaye de garder les différentes pièces de ma cervelle nettement plus propres et rangées que mon appart.)
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Avant de nous lancer, commençons par enlever trois choses de sur la table.
1- Je vais (éventuellement) répondre ici à un commentaire formulé sur Facebook suite à la publication, samedi soir dernier, de mon billet Partez d’un cv…, et c’est la première fois en 11 mois d’existence de ce blogue (fermé-rouvert-fermé-rouvert) que je me risque dans une entreprise pareille. En principe, je ne serais vraiment pas très chaud à l’idée de la tenter, sauf que… le commentaire en question, lu ce matin (surtout ajouté à plusieurs autres reçus publiquement ou en privé), ne m’offre guère le choix tant il est pertinent et, de ce fait, me parait mériter d’être relancé.
2- J’aurais fort bien pu commencer la rédaction de ce billet il y a quelques heures de ça… mais les seuls termes que je parviens à imaginer pour le faire m’obligent à adopter une position qui me fait (très fort) grincer des dents. Sauf que, comme, en dépit de mes efforts, je ne parviens pas à m’en imaginer une autre, tant pis, allons-y avec celle qu’on a, assavoir… celle du vieux schnock qui attaque son speech par un « ’Gârs ben, mon pit’… mononk va tout’ t’espliquer ça… »
Enfer et damnation ! LA phrase que j’haïs ! Bon, je suppose qu’il n’y a plus moyen d’y couper : je dois assumer que l’heure du vieux schnock a bel et bien fini par sonner dans ma vie (à moins – hypothèse impossible à exclure – qu’elle ait sonné il y a belle lurette mais que mon entourage ait été trop bien élevé – ou ait eu trop peur de se faire mordre – pour me le faire remarquer).
3- Je sais CE QUE je veux dire ici, mais je n’ai pas la moindre maudite idée de COMMENT je vais bien pouvoir être si peu que ce soit clair en l’énonçant. Attendez-vous par conséquent à ce que ce qui va suivre cherche sa forme un bout de temps. Sorry, mais je n’ai pas le choix : impérieux besoin de répondre + peu de temps pour le faire = magma cherchant son moule.
Ça va ? C’est clair ?
Réponse au débotté !
Intitulons-la…
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Ce qu’ayant lu, le vieux schnock s’écria…
Les réponses à mon billet – réponses explicites (« like », commentaires, et autres marques d’approbation Facebook) ou muettes (nombre de clics sur la page du blogue) – m’ont laissé passablement étonné. Je ne m’étais pas du tout attendu à ça. Soixante et quelques « J’aime » ou « J’adore » ? Alors que le total de mes « amis » s’élève à 260 ?! C’est presque une personne sur quatre ! Du jamais vu chez moi ! Et sur WordPress : 119 visites !
Loin d’être le plus gros flot qu’il a connu, le blogue… mais impressionnant en chien tout de même. 119 visites en à peine deux jours et demie ? Pour un sujet pareil ?! Sacrédiou !
Apparemment, j’ai dû toucher quelque chose – quelque chose que je ne m’attendais pas le moins du monde à toucher.
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Clarifions encore une chose…
Le billet en question, je l’ai PUBLIÉ pour les raisons toutes simples que j’expose dans ses premières lignes. Mais ces raisons données ne sont PAS les mêmes que celles qui me l’ont fait ÉCRIRE.
L’écrire, je ne l’ai fait que dans un seul but : marquer le coup. Je voulais faire POUR MOI-MÊME le récit de ce que j’ai vécu au cours des dernières semaines. Non, pas parce que je me trouve particulièrement intéressant. Tout simplement parce qu’un souvenir du type de celui de ce qui s’est passé en moi, avec toute son acuité, est parmi les plus incroyablement difficiles à… à préserver sans les dénaturer. Je le sais d’expérience, ayant, comme nombre d’entre nous, déjà plusieurs fois vécu des moments apparentés, et ayant ensuite tenté de peine et de misère d’en fixer une évocation fidèle dans ma mémoire ou sur le papier. Alors, je profite du plus grand nombre possible d’occasions pour m’exercer à y parvenir.
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Pour tenter de vous faire comprendre pourquoi, à mon sens, il est aussi difficile de garder une trace fidèle de certains types de souvenirs, et du même coup préparer le terrain pour pouvoir vous raconter ce qui me trotte dans la tête en ayant un minimum de chances d’être compréhensible, laissez-moi vous dire un mot de la représentation de notre esprit que je me suis construite au fil des décennies.
Au départ, l’exercice qui a fini par me mener à cette image n’était destiné qu’à (tenter d’) échapper parfois, momentanément, aux pièges omniprésents de la mécanique (psychologie), de l’abstraction (analyse littéraire, théologie) et du nihilisme (matérialisme plat, économisme) dans lesquels je me barrais sans cesse les pieds dès que je commençais à essayer de plonger en moi et d’écrire. Ces conceptions, mon but n’était absolument pas de les attaquer, même pas de les relativiser, il était tout simplement de m’en patenter une en parallèle, à laquelle je pourrais avoir recours en cas de besoin, parce qu’il m’en fallait au moins une qui, pour faire changement, ne décrirait pas notre esprit de l’extérieur, comme s’il s’agissait d’un moteur de Volks ou d’un organe à disséquer, mais de l’intérieur – comme on le vit. J’avais eu beau chercher, je n’en avais nulle part déniché une qui me satisfaisait, qui correspondait tant soit peu à ce que se passe, à la passionnante complexité dont je fais l’expérience quand j’écris. Je me la suis donc inventée. Petit à petit, toutefois, mes observations, mes méditations et mes tâtonnements allaient m’ouvrir des perspectives auxquelles je ne me serais jamais attendu au départ – et qui ont fini par devenir ni plus ni moins que mon pain quotidien.
En résumé, ce n’est pas aux conceptions psychologistes, économistes ou autres que je m’en prenais, mais à leur prétention à être les seules valables. Qu’elles soient dignes d’attention, cela n’a jamais fait l’ombre d’un doute à mes yeux, mais dès qu’elles prétendent être les seules à nous donner accès au sens des choses, je m’insurge. Je m’insurge même d’autant plus vigoureusement que, dans le champ d’activité qui a constitué l’essentiel de ma vie, leurs enseignements sont non seulement incomplets, mais dénaturent même en profondeur l’objet de leurs attentions.
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Je vous préviens – je me répète – et je développe :
Ce qui suit n’a absolument pas la prétention d’être une thèse philosophique, c’est ni plus ni moins que l’évocation d’une roue de secours intellectuelle (ou spirituelle) que, à partir de la fin de ma vingtaine, je me suis mis à me rabibocher pour parvenir à NE PLUS entendre, quand je tentais de travailler, les innombrables discours qui dans certains cadres peuvent devenir sacrément stérilisants et qui m’étaient continuellement enfoncés de force dans les oreilles. SAUF QUE cette roue de secours, elle a, donc, fini par devenir ni plus ni moins que centrale dans ma vie.
Ce n’est pas non plus une « théorie ». En parler, ou en tout cas le tenter, exige bien évidemment que je réfléchisse à l’ordre dans lequel j’énonce les choses, et à chercher des images pour me faire comprendre, puis à les mettre en lien les unes avec les autres, ces images. Mais ce dont il s’agit ici, c’est d’une DESCRIPTION – d’un carnet de voyage, si vous voulez, mais un carnet de voyage intérieur. Quand je parle de l’imaginaire, je ne le fais pas pour l’EXPLIQUER, je le fais pour tenter de faire ressortir la vie extraordinaire (et, parfois, sacrément épeurante) qui l’anime, qui le constitue ! Je le précise avant que n’alliez vous mettre à vous dire que c’est effrayant d’être intellectuel au point de vouloir figer même notre imaginaire dans des formules : si c’était ça que je tentais, ce serait effectivement effrayant, mais justement, ce n’est pas de ça qu’il s’agit – c’est même du contraire. Je ne dis pas « Voici comment ça marche », je dis « Voici ce que j’ai vu, entendu – et ressenti – au cours de mes périples, et voici l’image qui en fin de compte s’est construite en moi du continent parcouru. » Sauf que… comme, dans les contrées où je suis allé, il est impossible de prendre des photos et de les ramener avec soi, pour évoquer les trajets que j’ai suivis il faut toujours bien que je dessine au moins une carte ! Ce à quoi vous serez sans doute tentés de répondre : « Oui, mais pourquoi tu le fais pas plutôt dans une pièce de théâtre ?! » Pourquoi ?! Mais parce que si je le faisais, je risquerais fort de vous laisser avec l’impression que j’invente ce que je raconte, que c’est une allégorie – et CE N’EN EST PAS UNE ! Autrement dit : je le raconte comme je vais tenter de le faire ici justement pour faire ressortir que ce qui constitue la trame-même de notre esprit, et qui la plupart du temps n’est qu’une petite voix qui flotte en nous, est beaucoup plus que ça. La petite voix que vous entendez quand vous écoutez en vous, ce n’est que la surface de l’océan – même pas : à peine le scintillement du soleil, ou de la lune, sur quelques vaguelettes…
… alors que SOUS ELLE, se déploient des univers prodigieux dans lesquels il y a moyen de plonger – moyennant quelques précautions – pour découvrir EN NOUS, là où notre culture nous dit qu’il n’y a rien du tout, ou alors que n’existent que des beubittes dangereuses et des monstres hideux qui vont nous mordre les orteils s’ils ne nous bouffent pas entièrement, des richesses, des cathédrales englouties, des sources de chaleur et de lumières propres à vous faire pleurer d’extase des semaines de temps ! Je le sais : j’y suis allé ! Et j’en suis revenu ! Un nombre considérable de fois !
En résumé, cette évocation que je vais tenter, je ne vous demande absolument pas de me croire quand je vous affirme qu’elle sera littérale… mais elle le sera.
J’insiste autant sur ce point parce que l’unique fois à ce jour où je me suis risqué à me lancer par écrit dans une mise à plat de mes idées et de mes expériences sur le sujet – dans mon essai Entretiens puis, surtout, dans sa suite, Morceaux –, il y a eu plein de monde pour croire dur comme fer qu’il s’agissait de romans. Par exemple :
À sa publication, Morceaux se retrouva finaliste aux Prix du Gouverneur Général (dans la catégorie Essais…) et, il y a quelques mois, des années plus tard, donc, je croise la personne qui, à l’époque, était au Conseil des Arts fédéral responsable du service qui gère ces prix. C’est quelqu’un que j’ai connu il y a longtemps, une personne tout à fait sympathique et brillante, perdue de vue il y a ma foi pas loin de vingt ans. Nous nous nous croisons donc sur Ste-Catherine, Allo !, Comment tu vas ?, et tout. Puis elle me dit quelque chose comme : « Nous ne nous sommes pas reparlé depuis, mais tu sais, Morceaux, j’ai adoré ça ! » Temps – hésitation. « Mais euh…. » Temps. « Dis-moi… strictement entre nous, là, ici… c’était une fiction, non ? » J’ai simplement secoué la tête : « Non, du tout. » Et à voir la face qu’elle m’a faite, j’ai décidé de ne pas trop insister pour ne pas risquer de me retrouver à prendre la place de Nelligan – sa place hospitalière, je veux dire, pas sa place littéraire.
Bon, trêve de mises en garde, allons-y.
Votre tuque est bien vissée ?
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Je me représente notre conscience de ce que nous sommes, ce que nous appelons « Je », comme le résultat des tensions entre trois intelligences à l’œuvre pour former notre « esprit », trois intelligences très profondément différentes entre elles.
Imaginez-vous-le, ce « Je », comme un triangle équilatéral…
… sur lequel clignote quelque part une petite croix rouge. Chacun des sommets du triangle est l’une des trois intelligences – et, si elles sont de force égale, la petite croix (notre conscience) sera en plein milieu de lui.
Si l’une de ces trois intelligences devient plus puissante que les autres, en revanche, plus présente, woups… la petite croix se rapproche d’elle.
Et si l’une des trois en vient à prendre une importance démesurée, la petite croix risque de finir par rejoindre le pôle qu’elle constitue…
… et « Je » se dissout alors en lui, ce qui constitue rien de moins qu’un naufrage : « Je » s’annihile, bouffé net par l’intelligence en question devenue monstrueuse, et les deux autres se retrouvent à toutes fins utiles pétrifiées ou, en tout cas, sacrément handicapées.
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Ces trois pôles, ces trois intelligences, je les appelle Intelligence passive, Intelligence du Corps et Raison.
L’INTELLIGENCE DU CORPS est intégralement tournée vers l’extérieur, vers le monde physique – c’est elle, et elle seule, qui « lit » le monde qui nous entoure. Active en tout temps, bien entendu, son existence et sa puissance se font toutefois sentir avec force, entre autres dans les moments de danger, réel ou pressenti.
L’INTELLIGENCE PASSIVE, quant à elle, regarde vers l’intérieur et nulle part d’autre. Au degré zéro de ses fonctions, c’est, si vous voulez, la bibliothécaire de nos vies comme nous les ressentons, l’archiviste des effets que la vie nous fait. Sa fonction est de gérer, d’organiser, de « faire pulser » (de garder vivantes, vibrantes) les innombrables images et associations d’images qui, toutes ensemble, constituent la vision du monde et de nous-même qui s’est déposée et construite en nous au fil de notre vie.
Ces deux intelligences apparaissent et se mettent à se développer très tôt au cours de notre existence. Et elles ne se parlent pas – leur nature et leur fonction sont à ce point différentes que la chose leur est impossible, d’autant plus qu’elles existent en parallèle l’une de l’autre.
Le (tout relatif) contact entre les deux, il relève, tant bien que mal, de la troisième intelligence, LA RAISON, qui apparait, elle, nettement plus tard que les deux premières – et qui est justement engendrée par un besoin de pallier à leur indépendance l’une vis-à-vis de l’autre. Sa fonction première est donc de gérer les rapports entre les deux premières – de son mieux, c’est-à-dire à peine. Par exemple, ni l’Intelligence du Corps ni l’Intelligence passive ne prend en compte la durée : ni dans notre univers intérieur ni dans notre corps ne règne de conscience du temps. Créer une représentation continue des moments qui s’écoulent, faire naitre et entretenir le concept de chronologie, relève donc de la Raison – ce n’est pas une perception, c’est une construction, puisque, fait crucial à noter, la Raison n’est en contact direct ni avec l’extérieur ni avec l’intérieur, elle n’a accès qu’aux représentations du dehors et du dedans qu’elle importe, comme on dit qu’on importe un fichier d’ordinateur, des deux autres. Donc : notre conscience du temps est une construction de la Raison, et de la Raison seule. C’est ce qui fait que si l’une de nos deux autres intelligences s’empare du crachoir… nous perdons la conscience du temps. En faisant l’amour par exemple (mais peut-être pas en baisant), ou en nous livrant à une activité physique prenante qui nous emballe – dans le cas de l’Intelligence du Corps. Ou en flânant dans nos souvenirs, ou… en imaginant un univers – dans le cas de l’Intelligence passive.
Ces fragments de représentations des mondes extérieur et intérieur qu’elle importe, la Raison les traduit de son mieux dans ses propres termes : tout croche, et en en laissant de côté presque à tout coup des pans entiers dont elle ne sait pas quoi faire. En dépit de ses failles et de ses inclinations à vouloir tout contrôler et à se prétendre la seule vraie intelligence, et en plus de nous inventer le temps, elle remplit donc toutefois une fonction essentielle. Pour faire (très très) court : sans elle, nous passerions nos vies à faire comme le Dr Jekyll et à alterner entre deux états – en l’occurrence : tantôt presque impossibles à distinguer d’un Homme de Neandertal de cartoon, « Gahou gahou », tantôt plongés dans des délires religieux à côté desquels ceux du Grand Inquisiteur Torquemada ou de Savonarole auraient l’air de crisettes de bébés gâtés.
Un « Je » équilibré est, à mes yeux, une personnalité dans laquelle les TROIS intelligences ont eu la possibilité de se développer, et (tout aussi capital) dans laquelle la tension entre les trois est équilibrée en moyenne – c’est-à-dire que l’importance accrue que peut, ici ou là, temporairement prendre l’une des trois, finit par être compensée par un surcroit d’activité de la part des deux autres.
Ce que je viens de vous dire là a une conséquence logique et essentielle : en plus de la job qui lui appartient en propre, chacune des intelligences a la responsabilité vitale d’empêcher qu’aucune des deux autres vire folle et se mette à tenter de mener le bateau à elle toute seule !
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Cette représentation que je me fais de notre esprit individuel fonctionne aussi en ce qui a trait aux cultures – aux courants qui les traversent.
À mes yeux, une civilisation qui, par exemple, surinvestit démesurément la Raison, à fond la caisse, a toutes les chances du monde de finir par : 1- Souffrir d’un redoutable délire de puissance; 2- être totalement coupée de la réalité de son environnement physique, au point de le saccager de fond en comble sans presque s’en soucier; et 3- être tout aussi totalement coupée de la réalité intérieure que vivent les individus habitant en son sein, ceux-ci devenant de pures abstractions statistiques réputées privées de conscience. (Toute ressemblance avec une civilisation vivante ou disparue serait bien entendu le fruit du seul hasard.)
(Et si vous avez l’intention d’essayer de me convaincre que des masses d’individus capables de s’arrêter pile au beau milieu d’un trottoir bondé, ou au sommet d’un escalier du métro à l’heure de pointe, ou en plein centre d’une allée d’épicerie un soir d’affluence, pour aucune autre raison que le plaisir de se sentir puissants en pitonnant des insignifiances sur un bidule, et sans même se préoccuper du chaos que leur comportement risque de provoquer autour d’eux, sont capables d’imaginer ce que la fonte des pôles va signifier DANS VINGT ANS… vous avez intérêt à vous lever d’ bonne heure en sacrament !)
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Revenons à l’échelle individuelle.
Chacune des trois Intelligences « note » en nous ce qu’elle apprend, et tient sans cesse à jour les liens, les échanges et les équilibres entre les multitudes d’éléments qu’elle a emmagasinés. Comme les trois sont fort différentes les unes des autres, ces « notes » auront une couleur, une sonorité et une texture sensiblement différentes selon qu’elles seront le produit de l’une ou de l’autre – et si certaines notes relèvent de plus d’une intelligence, elles seront « taguées » en conséquence.
Rappelez à votre mémoire le moment de… d’un accident de voiture que vous avez subi, par exemple. Ou celui d’une très forte surprise – comme… une amie ou un amoureux, caché dans votre garde-robe pour vous faire une blague – vous rentrez chez vous après la tombée de la nuit, sans vous douter de rien – allumez une seule petite lampe, dans un coin, qui laisse dans la pénombre presque toute la grande pièce – et tout à coup la personne surgit du placard en hurlant « Bouh ! » Si vous ne crevez pas instantanément d’un infarctus, les couleurs, le contour des objets, la profondeur de champ, les contrastes qui s’inscrivent en vous durant cette seconde et les quelques suivantes N’ONT RIEN À VOIR avec celui et celles des souvenirs de la vie courante… comme celui que vous avez pu conserver de cette fête d’anniversaire où vous vous étiez tant amusé à huit ans. Pourquoi ? Parce que la masse de vos souvenirs « ordinaires » (yark – mais il ne me vient pas d’autre qualificatif) et des rapports entre eux est gérée par l’Intelligence passive, alors que le souvenir du saut que vous faites en entendant le cri (voire même, avant qu’il ait eu le temps de retentir, en apercevant du coin de l’œil, à la vitesse de l’éclair, le brusque mouvement de la porte), ou celui de vos doigts s’enfonçant dans l’appui-coude de la voiture tout juste avant le choc, relève, lui, de l’Intelligence du Corps.
Avec un peu d’entraînement, les distinguer les uns des autres, ne serait-ce que grossièrement, devient (dans de nombreux cas mais pas dans tous) assez simple – question de pratique. Et, si on continue à s’exercer, notre familiarisation avec le phénomène peut même finir par nous permettre d’apprendre des choses passablement étonnantes. Par exemple, un souvenir d’il y a longtemps, que vous avez toujours cru entrer, la chose paraissant aller de soi, dans la catégorie « vie quotidienne tranquille », peut à l’examen révéler une légère touche de… d’ « hyper-contraste » qui l’associe, mais de fort loin, à l’Intelligence du Corps. Oh, oh ! Pourquoi donc ? Parce que, lors du moment ou de l’événement en question, l’Intelligence du Corps est intervenue du bout des lèvres pour vous mettre doucement en garde ou pour souligner un aspect ou un autre de ce qui se passait et qui relevait d’elle… mais que ni à l’époque ni depuis, votre Raison, certaine d’être la seule à avoir le droit de tout régenter, n’a prêté attention à la chose. Vous pouvez ainsi… voyons voir… vous rendre compte par exemple qu’un conflit entre vous et un ami cher, qui a fini par éclater beaucoup plus tard, était en fait déjà « dans l’air » des années avant que la mésentente ne commence à être perceptible par votre Raison. Il y avait déjà dans les gestes, dans le ton de voix, dans le port de tête de l’ami en question un rien de raideur que votre intelligence du Corps ne pouvait pas manquer de noter – puisque c’est sa job de lire TOUT ce qui vous entoure ! Ou bien alors, la note prise avait peut-être trait au fait que c’était vous qui veniez de vous braquer – mais à dose homéopathique – parce que… parce que… parce que… l’ami venait à nouveau d’avoir, le temps d’un éclair, cette attitude un brin autoritaire à laquelle pour une raison ou pour une autre vous êtes hypersensible, attitude qu’à l’époque vous ne remarquiez pas encore consciemment chez lui, mais qui allait finir par vous tomber sur la rate de manière radicale. Et la chose a été notée, mais « en très très pâle ». Vous n’avez pas prêté attention aux signes – tout simplement parce que vous n’aviez aucune espèce de maudite idée de ce qu’il pouvait en exister de tels. Et pourquoi n’en aviez-vous aucune idée ? Tout bonnement parce que, dans la représentation la plus courante que les individus se font d’eux-mêmes dans notre civilisation, la Raison domine absolument, et qu’elle ne reconnait aucune existence aux deux autres intelligences – si ce n’est à l’Intelligence passive, mais à une vision d’elle réduite, écrapoutie et étriquée rebaptisée « inconscient », dont l’image la plus courante est celle d’un énorme tas de vidange caché tout au fond de nos plus profonds sous-sols sombres et suintants, dans lequel grouille une vermine infâme que des armées de psy de toutes sortes vous aideront, si vous y mettez le prix, à gérer et à confiner pour l’empêcher de se répandre dans toute la maison. Il convient toutefois de noter qu’à notre époque, les psys ont fortement tendance à être supplantés par des médicaments, lesquels ont l’avantage certain – dans un monde où l’hégémonie délirante de la Raison est incontestée – de sembler prouver que le sens et la recherche du sens, dans sa vie, relèvent de la maladie mentale.
Non, je ne suis pas en train de dire que psychologie, psychanalyse et psychiatrie sont inutiles voire dangereuses – certainement pas. Ce que je suis en train de dire, c’est que l’abus d’elles, et le recours incessant à leurs vocabulaires et à leurs concepts fonctionnels dans la vie courante, aboutissent, puisque ces disciplines appartiennent au champ de la médecine, à faire de chacun de nous, dans les yeux les uns des autres, des malades ou des malades en puissance, et rien que ça !
Or, quand nous constatons que nous vivons dans un monde qui prétend que notre conscience ne serait rien d’autre qu’un absurde jeu de miroirs, et que nous serions en réalité fondamentalement vides, le risque est grand de se dire que la seule alternative à un horreur pareille est de changer de cap du tout au tout et de se jeter à tout berzingue dans les sphères « spirituelles » – ce qui revient à verser carrément dans l’Intelligence passive, de laquelle relève la « foi religieuse », avec tout ce que cela entraînera éventuellement de négation… du corps et de la raison.
C’est comme ça qu’un discours autoritaire omniprésent qui assimile la vie intérieure à de la mécanique stérile pousse certains individus dans les bras d’autres discours, qui finissent souvent par s’avérer tout aussi autoritaires, mais en sens inverse.
De quoi il ressort, encore coup, que : si CHACUNE des trois intelligences est essentielle, L’ÉQUILIBRE entre elles l’est tout autant.
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Ce n’est pas pour rien que tellement de compositeurs, d’écrivains et de peintres m’ont raconté être si souvent, après de longues périodes de création, saisis par de furieuses envies de caresser et d’être caressés… ou de faire du jogging ou de la lutte gréco-romaine.
Ce n’est rien d’autre (hmm…) qu’une manifestation de l’Intelligence du Corps qui, après un long règne de l’Intelligence passive, s’écrie : « À mon tour ! »…, et on a tout intérêt à l’écouter si on ne veut pas se retrouver pris avec de méchants nœuds de problèmes… au sujet desquels la Raison s’empressera de faire huit milles commentaires délirants qui aboutiront vraisemblablement tous au même mot d’ordre : « Contrôle ! »
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Revenons à ce souvenir dont vous vous rendez compte soudain, des années plus tard, qu’il semble bien avoir recelé un avertissement dont vous n’aviez jamais pris conscience auparavant parce que, ne sachant pas qu’il pouvait exister, vous ne pouviez bien entendu pas le remarquer. Il aura fallu que le conflit avec l’ami, conflit qui n’était alors qu’en tout début de gestation, se déploie enfin pour que la Raison se l’approprie – ce dont elle raffole – et en offre des explications… la plupart du temps parfaitement inutiles voire nuisibles et carrément à côté de la plaque. Des années auront encore dû s’écouler ensuite avant qu’un jour la légère « exagération » des contrastes n’attire l’attention de votre Intelligence passive… laquelle, par flashes, par rêves ou autrement, tentera alors de compenser et pourrait ainsi fort bien finir par faire « avouer » à la Raison que, cette fois-là au moins, elle s’est mêlée d’un truc auquel elle n’avait strictement rien compris.
Qu’arrivera-t-il alors ?
Rien du tout.
À moins que vous ne fassiez un « arrêt sur image » et ne plongiez sérieusement dans vos souvenirs pour les examiner et revoir en profondeur leur organisation (leur manière de « se parler »), dix minutes après avoir constaté que, dans cette histoire-là, vous vous êtes gouré dans les grandes largeurs parce que vous avez tenté de déchiffrer un texte coréen avec un dictionnaire d’arabe… la chose vous sera purement et simplement sortie de la tête, enfouie au fond du tiroir à guenilles par la Raison qui n’en a rien à foutre.
Et deux mots comme en mille : la représentation de soi en soi est le fruit d’incessantes séances de tirage de couvertes entre trois univers à la fois complémentaires et contradictoires qui coexistent en nous, et se lancer dans son exploration, si on a le culot de le tenter, est aussi prenant et aussi fascinant que, pour nos ancêtres, pouvait l’être le fait de s’élancer dans les zones restées vierges d’un continent nouveau.
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J’ai consacré des pans entiers de ma vie à des activités de cet ordre. Et je pense bien que le jour où je mourrai, un des plus profonds étonnements qui me restera sera celui qui m’a habité tout au long de mon existence :
Non, mais comment est-il possible, sacré nom d’un chien, que mes semblables puissent aussi peu s’intéresser à la vertigineuse complexité et à la richesse insensée de ce qui se vit en nous à chaque instant ?! Au point d’accepter de n’en parler qu’en ayant recours à un vocabulaire médical et donc correctif, ou que pour se mettre à trembler comme des feuilles aussitôt qu’il leur passe par la tête, ou par le corps, la moindre idée ou la moindre réaction qui ne soit pas déjà cataloguée – au point de prendre leurs jambes à leur cou et de filer à la pharmacie se chercher de quoi se déwrencher les neurones aussitôt que tout, en eux, n’a pas l’air d’un parking de centre d’achats de banlieue, de bonne heure le dimanche matin !
Hmmm… ? Qu’est-ce qu’il raconte-là, lui ?
Ce qu’il raconte c’est qu’il est bien possible que notre civilisation soit en train de saccager l’âme humaine aussi férocement et aussi sûrement que nous saccageons par ailleurs la planète sur laquelle nous vivons – et pour la même raison : par délire de puissance !
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Bon.
À présent, je reviens à mon récit de l’écriture de l’aventure de la présentation de ma candidature à l’Uqam. (À… quoi ?! Oui, oui, je sais — mais relisez-la doucement, vous allez voir, ça marche.)
Une fois qu’elle a eu connu sa conclusion, je voulais donc noter ce qui venait tout juste de se passer en moi des semaines durant – et qui relevait nettement de l’Intelligence du Corps… dont l’hyperactivité provoquait, en réaction, une mise en branle de tous les tonnerres de Zeus de l’Intelligence passive… et des relégations cycliques dans le coin, en pénitence, de la Raison, laquelle se révélait parfaitement incapable de faire… quoi que ce soit.
Ces moments que j’évoque, par exemple, où j’étais saisi par une envie folle de retirer ma candidature, ont de sacrées chances d’avoir été ceux où c’était l’Intelligence du Corps qui s’était emparée de la barre. Parce qu’au cœur de cette intelligence se trouve la notion de mouvement. Et que rien ne déclenche ses besoins de mouvement mieux que le sentiment d’être coincé. Comme je me trouvais doublement dans une situation sur laquelle je n’avais aucune espèce de contrôle que ce soit – situation financière plus candidature en train d’être examinée –, l’Intelligence du Corps se déployait à une taille démesurée et hurlait à pleins poumons : « Tire-toi de là ! » Au bout d’un moment, entendant l’écho lointain de cet ordre qui venait de fuser, l’Intelligence passive réagissait à sa manière à elle : « Non ! Non, regarde, regarde… pense à toutes les choses passionnantes que tu vas p… » « On s’ barre !” hurlait encore plus fort l’Intelligence du Corps en contemplant toutes les lumières rouges qui flashaient comme des folles sur son panneau d’alarmes. “Cette situation est insupportable — ça va finir en catastrophe ! »
Allez relire la description que je fais de comment je me sentais au total – description que je n’ai pas retouchée, et dont je ne savais pas, au moment où je l’ai écrite, que j’allais un jour revenir sur elle dans un texte comme celui-ci : j’écris que je me sens paralysé, écartelé entre deux forces. C’est exactement ça : deux forces qui tirent, chacune de son côté, sans se parler, sans même savoir ce que l’autre recherche. La seule intelligence des trois qui a accès à toutes les infos, mais qui ne comprend pas davantage pour autant ce qui est en train de se passer, c’est la Raison, et… elle s’enraye. Miiiip miiiip.
C’était ce processus, que je voulais noter.
Pourquoi ?
Parce qu’il est quasi-impossible de se rappeler, de se rappeler POUR VRAI de ce qu’était l’état, l’être au monde, dans lequel on s’est retrouvé plongé durant un bref instant – instant du sursaut – « Bouh ! – dans son salon, ou instant s’écoulant entre la prise de conscience de l’inéluctabilité de la collision et celui du heurt, pour revenir à mes exemples de tout à l’heure. Pour parvenir à le reconstituer avec un minimum de justesse, cet état suscité par le moment, il faut retourner dans un état sinon similaire en tout cas très proche voisin de celui dans lequel on se trouvait alors – ce à quoi l’écriture peut indubitablement servir – à condition d’avoir de quoi « se partir » – ce qui ne se peut qu’en s’étant donné la peine de prendre des notes, de se donner des repères, sous une forme ou sous une autre.
Au moment où j’écris ceci, je peux donc me souvenir un peu fidèlement de ce qui s’est passé durant ma période d’attente, parce que je me suis donné la peine, au sortir d’elle, d’en noter à grands traits le déroulement. Autrement, le souvenir aurait aussi été conservé, oh oui, mais uniquement à l’intérieur de la sphère immédiate de l’Intelligence du Corps, ce qui aurait signifié que pour y avoir accès, il aurait fallu que je sois replongé pour vrai dans un état relevant d’elle.
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Bref.
Tout ça pour dire que je voulais à tout prix noter le parcours de la bascule que j’avais connue au cours des semaines précédentes – avant que le souvenir ne s’en normalise – ne s’auto-varlope. Étant de retour dans la monde dominé par la Raison, si je m’étais contenté de me dire : « Faudrait ben que j’ note ça », je me serais très vraisemblablement contenté d’écrire quatre lignes… qui seraient ensuite restées à traînailler sur le pupitre de mon ordino jusqu’à ce que je me décide à effacer le fichier. Alors que me dire « Je vais le publier » constituait en revanche une excellente motivation pour mener la chose à terme, et que « Je vais le publier… vite ! », était plus efficace encore. C’est ce que j’ai fait : j’ai écrit le texte – et vite ! – ce qui explique ses défauts – sa longueur un peu excessive, par exemple – défauts dont je me fous totalement – personne n’est obligé de le lire. Et le seul qui paye pour que les autres puissent le lire, c’est moi. Alors, hen !
En contrepartie, dans un cas semblable le deal fondamental avec le lecteur potentiel doit être respecté – même s’il n’est pas exactement le même que celui que j’ai avec quelqu’un… qui achète un de mes bouquins, par exemple, ou un billet de théâtre pour assister à une représentation d’une de mes pièces. Ce deal, c’est : ce que j’écris ici, je l’écris pour moi – mais en échange de votre attention souhaitée (parce que stimulante), je m’engage à faire un max pour être compréhensible. Voilà.
Pourquoi l’attention d’un éventuel lecteur ou d’une lectrice potentielle est-elle stimulante ? Parce qu’elle implique d’imaginer son regard, à ce lecteur ou à cette lectrice, et, ce regard, de le faire entrer dans l’équation.
Si j’écris pour moi seul, je m’enferme dans mon Intelligence passive et le risque devient rapidement grand de me mettre à spinner – parce qu’il n’y a plus pour moi de points de repères « en dehors » de ce que je suis en train de raconter. Alors que de garder « allumée » l’idée de la présence des autres, quand bien même cette présence serait virtuelle et lointaine, me donne au moins UN point cardinal en fonction duquel m’orienter. J’en ai fait l’expérience des dizaines de fois : plus ce dont on tente de traiter s’éloigne des champs habituels réservés à la Raison, et plus grand est le risque, si on ne s’est pas donné de repères, de devenir illisible – même par soi ! – aussitôt que l’instant d’écriture se sera achevé. En écrivant, on tripe à l’os… Yé… pis ça !… pis ça… ! pis là, ça ! Yé !… Mais trois-quatre jours plus tard, on regarde les feuilles qu’on a noircies, on se souvient de l’enthousiasme ressenti en écrivant, mais il ne reste strictement rien DU SENS qu’on avait l’impression d’y insuffler. C’est à brailler ! Et IL FAUT l’avoir fait, encore et encore. Pour prendre la mesure précise de l’endroit, sur nos terres intérieures, où passe la ligne de démarcation entre « être en contact avec ce qui s’agite en nous » et « avoir perdu le contact avec ce qui continue de vivre AUTOUR de nous. » C’est pour ça que j’ai fini par employer souvent, pour parler de mes voyages intérieurs destinés à l’écriture, l’image de plongées en eaux profondes. Imaginez un plongeur qui descend chercher des artefacts déposés sur le fond marin. Après chacune de ses trouvailles, IL FAUT qu’il revienne en surface, prendre une gorgée d’air frais et examiner à la lumière du jour celui qu’il vient de récupérer, faute de quoi il risque de se retrouver à bout de souffle mais chargé d’un tas de trésors tellement lourd qu’il ne pourra plus remonter, et risquera de finir noyé.
Eh bien garder allumée en soi, comme une veilleuse, la conscience de la présence éventuelle d’un lecteur, c’est une manière de faciliter les remontées en surface, parce que c’est une manière de rester conscient de ce que « en haut », c’est par-là.
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Par ailleurs, je voulais aussi le finir vite, le billet, parce que… la réécriture du troisième tome de mon roman m’attend… et qu’il y a dès ses premières pages un gars debout à l’entrée d’un restaurant, un gars qui s’appelle Steve, et qui risque de finir par m’apparaitre dans des cauchemars si ma concentration ne revient pas bientôt à lui. Je suis même déjà tellement « passé date » à son égard que je suis étonné que lui, son interlocuteur, et le récit qu’il s’apprête à faire n’aient pas encore fait irruption dans mes nuits.
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Encore tout étonné (et ravi) par la décision de l’École supérieure, je voulais donc au plus sacrant noter de mon mieux les couleurs et les échos du trajet qui venait d’être le mien.
La chose faisait partie d’un vaste – et peut-être irréalisable – dessein que je caresse depuis… des éternités : parvenir un jour dans un récit de fiction à rendre perceptibles certaines réalités, en nous, fondamentales mais passées sous silence, mur-à-mur. Entre autres : l’effroyable transformation, l’épouvantable démantibulement, qu’opère en nous la pauvreté – la menace de dissolution dans le regard des normaux. C’est un phénomène que j’observe depuis presque toujours, qui me hante : tenter de faire comprendre que ce phénomène de la pauvreté, pourtant inacceptablement présent autour de nous, est bien davantage et tout autre chose que la seule perte d’un pouvoir d’achat ou l’obligation de se soumettre à une alimentation déficiente : c’est une transformation radicale de la compréhension de ce que l’on est, de ce qu’est le monde dans lequel on est plongé, et, bien évidemment, de notre place en son sein.
Perçu de l’intérieur de l’ « enclos perceptuel » (huf !) qu’impose la pauvreté, le temps n’est plus le même – il est mou, gluant, variable, menaçant comme un fracas incessant et pourtant insaisissable et fuyant. L’espace !, l’espace non plus, n’est plus le même ! La ligne d’horizon vous passe dans le nez : tout est trop loin ! Faire l’expérience de la pauvreté – ou du danger, ou d’une tension extrême – ce n’est pas, pas du tout, une simple variation sur le thème de ce que l’on connait dans la vie quotidienne aussitôt que les choses s’arrangent peu ou prou, c’est une autre ball game, totalement ! La source-même de la conscience et de la pensée en est affectée, transformée, retournée sur sa propre doublure.
On ne peut pas davantage « imaginer » sans les avoir vécus les effets profonds de la pauvreté ou du danger qu’on ne peut, dans la plupart des cas, quand on est enfant, imaginer ce que c’est qu’un deuil. Ce que c’est que le silence ouaté, plombé, qui semble sourdre de toute chose, qui semble s’égoutter de la matière même du monde qui nous entoure, ce matin-là où l’on se tient debout au bord du trou dans lequel s’enfonce lentement la dépouille d’un être aimé… qu’on ne reverra jamais ! « Ja-mais ! » Vous entendez, ce mot-là ?! « Jamais ! » ? Vous le reconnaissez, le mot, en cet instant, vous pensez peut-être même tout savoir de lui. Mais c’est faux ! Vous ne le vivrez jamais avec autant de force et d’acuité que penché sur le cercueil dans lequel repose un être dont le retrait vous arrache l’âme ! Il n’y a que là, qu’il révèle l’entièreté de son sens, de son poids et de sa portée. Cette présence soudaine d’un Rien tangible, enveloppant et tranquille. D’un Vide qui est un océan déferlant de pure Absence, aux flots tellement glacés que toute chaleur dont vous croyez avoir conservé le souvenir ne peut avoir été qu’une fiction.
Dans l’un de ses Harry Potter, J.K. Rowling a le coup de génie de cette image : il existe des entités que l’on ne peut percevoir QUE si l’on a perdu un être cher ! À ce jour, je pense bien que c’est l’image la plus profondément signifiante que j’aie rencontrée sur le thème – et des livres, j’en ai quand même lu quelques-uns, dans ma vie…
Même chose pour la pauvreté, la misère. Il n’y a qu’un seul auteur que je connais qui à mon sens en a effleuré une évocation véritablement parlante : Louis-Ferdinand Céline. Mais en dépit de ça, sa fréquentation m’est insupportable – je suis totalement incapable de faire abstraction de ses appels à la dénonciation des Juifs et des Résistants durant l’Occupation. Au surplus, l’évocation qu’il réussit n’est pas tant le fruit de ses énoncés que de ses silences. L’image parlante de la pauvreté, elle se trouve entre ses incessantes exclamations.
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Tout ça pour dire que, sous la publication de mon billet, se terraient à mes yeux des enjeux que je ne souhaitais pas prendre par les cornes pour l’instant, mais simplement noter au passage. Pour mémoire. En vue du jour où je m’attaquerai enfin à ce récit impossible d’un voyage vers les terres où le monde fond… et nous avec lui.
Et je voulais sortir ces notes vite, pour pouvoir ensuite replonger au plus tabarnak dans l’intimité de mon écriture, retrouver, certes, mes monstres, mes hantises, mais aussi et surtout les sources de mes espoirs, de mes rêves et de la lumière que je sais briller là.
En publiant le texte presque comme je l’aurais jeté par la fenêtre, vers neuf heures et demie un samedi soir, je ne m’attendais guère à trouver au réveil, le lendemain matin, qu’une ou deux réactions et un max de trois ou quatre clics sur la page. Mais les like et les clics s’emballèrent aussitôt. Et n’ont guère ralentit depuis…
… tandis que Steve, planté dans le lobby du grand restaurant londonien, son élan pris, commence sur un méchant temps à en avoir marre d’attendre après moi ! Il a le récit d’une passion et d’une énigme à faire. Et il y a un homme, là, attablé dans la salle, que Steve fixe de loin, un homme à la crinière blanche, plongé dans sa lecture, qui ne sait pas encore la force de l’étonnement qui va déferler dans cinq secondes !
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Ce matin… on remet ça !
Je suis pourtant certain, au saut du lit, qu’aujourd’hui c’est enfin la réécriture de Grand Hall qui m’attend !
Mais pas du tout.
À… huit heures ou huit heures et demie, je vais jeter un œil sur les stats de mon blogue en ne m’attendant à rien, et… presque quarante clics se sont encore rajoutés sur la page depuis minuit ! La chose me parait tellement incroyable que je ferme de suite le tableau de bord et pars au galop me faire un café et prendre une douche – convaincu que je ne dois pas encore être réveillé.
Pourtant, quand je le rouvre, le tableau de bord, la chose se confirme : en une demi-heure, les chiffres ont même encore continué de grimper.
L’explication – au moins partielle – m’apparait bientôt sur Facebook : des partages du lien.
Et là, je trouve aussi de forts touchants nouveaux commentaires. Dont celui auquel je veux, donc, répondre ici.
(à suivre)
(5 au 11 décembre 2017)
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