7-8 mai 2018
Sur cette nouvelle page, je répondrai, quand ce me sera possible, aux questions qu’on pourra me poser sur certains aspects de ce que je raconte ou évoque dans les textes du blogue, et qui m’allumeront tout particulièrement.
Ne vous inquiétez pas : mes réponses ne seront pas chaque fois aussi longues que la première… hé hé.
1) Jaber Lutfi — La première question même si elle est encore au stade du brouillon. Comment ? Par quel mécanisme tout un groupe de gens éduqués, surtout actifs, en arrivent-ils à se mobiliser à ce point autour d’une « mystique », c’est à dire à s’agenouiller devant un mur au delà duquel on ne peut rien voir et auquel on confie toute sa destinée ? Tous vendent leur âme pour une bouchée de pain ? Pour un oui de papa ? Par peur du nihilisme on se distrait de la mort imminente par quelques privilèges ?… Quel est le mobile du crime collectif et comment on mobilise la ferveur de tout ce beau monde ? Pourquoi tout ce monde accepte avec tant d’ardeur de se mettre à genoux, et fait tant d’efforts pour mettre à genoux tous leurs concitoyens devant un pouvoir entièrement voilé ?
De ce que j’en comprends, on arrive à ce résultat par la conjugaison de deux facteurs : d’abord en bloquant l’accès aux idées autres que celles qu’on met de l’avant et qu’on veut « implanter », ensuite en répétant ses thèses à soi sur toutes les tribunes disponibles (de toutes les manières imaginables – y compris en faisant semblant de les critiquer : l’essentiel c’est d’être le seul à occuper le terrain).
Le résultat, c’est (scusez la grossièreté de l’image) un peu l’équivalent de l’effet qu’a sur les veaux d’élevage la privation de fer à laquelle on les soumet (ou, en tout cas, les soumettait dans le temps – je ne sais pas si la pratique est toujours de mise) : comme leur métabolisme réclamait du fer et que leur alimentation ne leur en fournissait pas, ils se mettaient à lécher et à téter… les têtes des clous de leur enclos. Ici, les clous, ce sont les idées que l’on veut voir prendre toute la place – on a besoin de quelque chose à tout prix à se mettre entre les oreilles… et il n’y qu’elles de disponibles, alors on les gobe.
Un peu dans le détail :
Le « blocage » : au départ, on impose l’Index – une liste de livres interdits de lecture et de circulation. Ensuite, et ça ça prend beaucoup de temps, des générations entières, il faut vraiment pas être pressé, on développe l’éducation de manière à ce que, de toute manière, les idées « mauvaises » ne soient à peu près pas compréhensibles, ou, si elles le sont, à ce qu’elles soient « inassimilables » (elle ne font pas de racines, elles restent comme un peu d’huile qui flotte sur l’eau sans pouvoir s’y mêler). C’est de ce deuxième aspect que je parle dans les passages de l’Image Complétée où je traite de la culture de la surdité : on « sait » des choses qui ne fittent pas dans la Version Obligée, mais quand vient l’heure d’aborder les sujets sérieux (politique, société, indépendance), elles ne cadrent tellement pas avec la représentation du monde qui « embarque » d’elle-même, qu’elles se retrouvent illico au fond d’un placard au fond du sous-sol. Ce qui n’empêchera pas de les en ressortir dès que la discussion changera de sujet et redeviendra moins ouvertement politique.
Le blocage se fait donc en s’occupant simultanément des trois aspects du traitement d’une idée ou d’une info : 1) l’accès à elle, 2) la capacité de véritablement l’assimiler, 3) la capacité d’avoir recours à elle au cours d’un débat (même avec soi-même).
Le « haut-parleur » : ici, le clergé ultramontain a disposé rapidement « du » haut-parleur par excellence – la chaire des églises. Un évêque envoyait ses ordres dans toutes les paroisses, et dès le dimanche suivant de larges pans de la population, assis cordés en rangs d’oignons dans les églises, se les faisaient répéter par le curé. Et encore la semaine d’après, et encore, et encore. Des décennies durant. Dans une société fort peu scolarisée, ça faisait déjà une bonne partie du travail.
Ensuite, l’école est venue prendre le relais : petit catéchisme, manuels d’histoire, une seule interprétation de la vie avait le droit de circuler.
Voilà. C’était aussi simple que ça. Il suffisait d’avoir les moyens… et le clergé les avait amplement, tout comme d’ailleurs les nationalistes qui ont pris leur relais : tout le réseau scolaire, et la quasi-totalité des grands médias.
À ce régime, au bout d’un certain temps… le danger s’efface de lui-même. Il suffit de s’assurer que rien de l’extérieur ne risque plus de venir semer la bisbille – le racisme en général et le culte du mépris pour les idées des « maudits Français », par exemple, s’en chargeront.
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Je développe.
La première fois que cette image des « veaux affamés » m’est venue – mais sans penser le moins du monde qu’elle pouvait s’appliquer dans la société où je vivais – ça a été à la fin de mon adolescence, en lisant l’autobiographie d’un SS. Eh oui.
Dès mon enfance, j’ai été habité par une question qui me revenait périodiquement, chaque fois que je voyais un film sur la Deuxième Guerre, par exemple, ou que j’entendais une nouvelle ou un récit de près ou de loin lié à elle – et ces occasions étaient fort nombreuses, puisque je suis né dix ans pile après la fin du conflit. Autant dire que durant toute mon enfance, le monde « vibrait » encore dans l’écho d’elle, autant que dans la peur de la prochaine, la « définitive » autant qu’« inévitable », et qui, elle, se déroulerait sans doute très littéralement à la vitesse de l’éclair.
Or, cette Deuxième Guerre dans le sillage immédiat de laquelle nous nous trouvions, elle me posait un très sérieux problème de compréhension : il y avait quelque chose à son sujet qui m’échappait totalement, et je tentais de trouver, ou d’imaginer, une réponse :
« Comment le monde allemand — l’Allemagne elle-même, mais aussi l’Autriche, puisque Hitler était autrichien – avait-il bien pu passer de Beethoven, Schliemann (qui a découvert les ruines de Troie) et Mozart… à Auschwitz, et aux soldats obtus, haïssables, brutaux et vulgaires que nous montraient les films français traitant de l’Occupation ? »
C’est ce qui me fit lire, par exemple, dès l’âge de 14 ou 15 ans, la biographie de Hitler par Alan Bullock – à la vive contrariété de mon grand-père, chez qui j’habitais, et qui me lança un jour « Tous les livres ne sont pas bons à lire. Tiens, lâche donc ça, prends 2 piasses, pis va donc m’acheter des cigarettes, à la place de lire des horreurs. » C’est aussi ce qui, quelques années plus tard, j’étais toujours à l’École de Théâtre, j’avais donc 19 ou 20 ans max, me fit acheter Mein Kampf dans l’édition française originale (et illégale : Hitler ne voulait pas que son bouquin soit traduit en français), dès que je l’aperçus chez un bouquiniste de la rue St-Denis « en-bas ». Mais rien de tout ça ne m’éclairait vraiment, ni ne me donnait l’impression d’approcher d’une réponse. Bien loin de là, mes lectures nourrissaient ma question, sans le moins du monde me permettre de m’en approcher, de l’éventuelle réponse.
La clé, ça allait être un souvenir d’enfance – que j’ai d’ailleurs évoqué plus en détails dans Morceaux, au cours du chapitre intitulé « Une pomme et un SS ».
Je me souvenais qu’à 7 ans j’avais été littéralement révolté en un clin d’œil, en écoutant un film américain sur la 2e Guerre, de voir tout à coup un jeune soldat allemand anonyme, une sentinelle qui était en train de s’allumer une cigarette au pied d’un arbre, en pleine nuit, se faire égorger… au féroce ravissement des soldats US qui épiaient la scène. Je ne compris bien évidemment pas sur le coup pourquoi j’avais soudain bondit à pieds joints, debout sur le divan, en poussant un cri de Tarzan et en lançant vers la télé la pomme que j’avais été en train de manger, mais chose certaine, j’avais été… secoué, et même électrocuté, autant que mis en furie. En vieillissant (un peu), l’image se distilla, mais sans que je nomme jamais « à haute voix intérieure » ce que j’en comprenais désormais : c’était entre autres choses le déséquilibre du traitement offert, qui m’avait fait bondir. Les soldats américains, on savait qui ils étaient, ce qui leur faisait peur, et tout, mais lui, l’Allemand, non… il n’avait été qu’un animal de boucherie, et même encore bien moins que ça, qu’un caillou à écarter du chemin. Et spontanément, ce traitement qui lui avait été accordé m’avait fait rugir.
Bien des années plus tard, donc, le souvenir du soldat anonyme et ceux de mes lectures des dernières années finirent par se rejoindre, et commença à se former dans mon esprit une image – oh, sacrément floue, et elle le resterait longtemps, mais c’était déjà ça – de ce que je cherchais en réalité : non pas une image « méta » — une image globale, vue de dessus, une image mécanique – de ce qui s’était produit en Allemagne, mais une image de ce qu’avaient vécu… les Allemands. Autrement dit : dans le film que j’avais vu à 7 ans on avait su ce que pensaient et ressentaient les Américains mais pas ce qui animait la sentinelle égorgée, et c’était ce qu’elle faisait là, elle, qui m’intriguait. Si vous voulez : pourquoi diable, était-elle debout en pleine nuit, en uniforme, au pied d’un arbre, fusil à la bretelle, plutôt que d’être en train de lire Goethe, d’écouter Mozart, ou mieux encore… d’être en train d’écrire ou de composer une suite à ce que les génies du 18e ou 19e siècle ont commencé ? C’était Le Gars qui m’intéressait. Et ce que la Psychologie, la Sociologie ou l’Histoire de sa société m’apprenait ne m’intéressait vraiment, en fin de compte, que dans la mesure où elle me permettait d’avoir accès à Lui. L’histoire, elle se vit un Humain à la fois. Et il est beaucoup trop facile de le passer aux profits et pertes, l’Humain, sans s’attarder à son cas, en ne se préoccupant que des grands nombres et des grandes idées. Ce que ça donne, la préoccupation quasi exclusive pour les grands nombres et les grands principes, j’étais parfaitement en mesure de l’évaluer moi-même jour après jour, merci beaucoup, dans les invraisemblables et énormes élevages de poulets où j’étais forcé d’étudier, et où, justement, il sautait aux yeux que ce n’était absolument pas la force de la grande machine qui était nourrissante, mais bien les qualités individuelles qu’on pouvait y rencontrer, que ce soit chez les profs ou chez mes condisciples. Il ne m’est à peu près rien resté de ce que la machine a tenté de me faire avaler de force (si ce n’est une très profonde colère) – à peu près tout ce que j’ai appris d’éclairant à cette époque, en dehors du cocon familial, ce sont des profs qui étaient aussi des Personnes qui me l’ont appris, ou alors des Copains.
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Bref. Ce à quoi je souhaitais si fort avoir accès, c’était donc à ce qui s’était passé, ou avait pu se passer, dans la tête du gars égorgé pendant qu’il avait tiré sa clope de la poche de sa vareuse.
Et ça, c’était un livre publié sous pseudonyme par un ancien SS qui allait me permettre de commencer à le comprendre.
Son récit – que je lus durant l’été 76 –, était à la fois captivant et effroyable. Ce qu’il évoquait, c’était comment lui et les gens de sa génération avaient été endoctrinés à fond la caisse, jour après jour, jusqu’à ce que la guerre éclate, immédiatement suivie de sa ribambelle de glorieuses victoires. Sauf que… quand le vent commença à tourner après Stalingrad, et que lui qui avait été formé exclusivement à foncer droit devant, toujours plus loin, avait dû se mettre à reculer, et encore, et toujours, il avait fini par se retrouver… vide ! Totalement ! Si LA chose en prévision de laquelle il avait été formé n’advenait pas, ou cessait… il n’y avait plus rien. Pas « rien devant lui », ou « autour », non, « rien… EN LUI » ! Je me souviens du jour où je compris ça, ce fut un choc presque physique. Je revins immédiatement au tout début du livre, et en refis le parcours au pas de charge : c’était là, on ne pouvait pas s’y tromper – il avait été préparé à remplir un tâche et rien qu’une, toutes les pensées parasitaires avaient été rejetées hors de son environnement, ensuite il était passé aux actes, avait agi à fond ce qu’on lui avait appris de force, mais quand le machine qu’il devait servir, elle et rien qu’elle, s’était enrayée puis effondrée… la seule chose qui lui était restée avait été… le rien du tout. (C’est d’ailleurs une idée que des années plus tard je reprendrai par les oreilles en écrivant ma pièce-fable Le Troisième Fils du Professeur Yourolov.)
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Imaginez un peu ma stupéfaction quand, des années plus tard encore, en discussion avec un ami, je compris soudain que ce qu’il me demandait de lui expliquer, il ne pouvait pas le comprendre. Pas parce qu’il n’aurait pas été assez intelligent, jamais de la vie, non…parce que tout ce que je pouvais être tenté de lui expliquer, il le savait déjà. Il le savait déjà… mais pour lui ça ne faisait pas partie de lui. C’était… comme pour un Homme Bleu du désert apprendre qu’il existe des contrées couvertes de glace : « Oui, pis ? » En observant comment il réagissait, lui puis bien d’autres, je me rendis compte que ces masses de choses qu’il savait, elles ne pouvaient pas faire de racines… tout simplement parce que le terrain, un terrain in-su, jamais nommé, jamais dessiné, même pas évoqué, était déjà occupé par une vision du monde. Une vision du monde qui se prétendait – toujours sans mots – complète et suffisante à elle seule. « Tout’ le res’, c’est des pinottes. »
Voilà. C’est comme ça que l’idée des « veaux affamés qui lèchent les têtes de clou » passa d’Allemagne il y a plus d’un demi-siècle à. À beaucoup plus près de moi. Et même à « en moi », parce que ma première réaction fut de tenter de passer au crible ce que moi je pensais ou croyais penser, et à me demander d’où je tenais ces idées. À partir de là… ça alla pratiquement tout seul – à la condition d’étudier très fort, de réfléchir à s’en faire fondre la calotte… et de ne pas avoir trop peur de se faire crier des noms et de peut-être risquer un jour ou l’autre de me faire péter la gueule, ou de voir se réaliser les promesses anonymes de sort extrêmement douloureux que l’on m’adressait par la poste.
« Ki ki ki, mon histoire est finie », comme me disait ma grand-mère à la fin de ses contes.
14 mai 2018
2) Jaber Lutfi ─ Énigme.
Si j’accouple ces deux citations j’arrive à un problème intéressant.
« Le refoulé transparaît dans l’instance refoulante ». Freud
(De que c’est?! Par exemple si on veut empêcher les gens de violenter qui bon leur semble et d’en jouir on va permettre à ceux qui les empêchent de le faire ─ de la police aux juges ─ de violenter qui bon leur semble et d’en jouir. Bien sûr on va faire semblant d’y mettre les formes mais dans les faits, ils tiennent la matraque et le gun et font ce qu’ils veulent).
« Ce qui nous mobilise le plus, plus que la peur de la mort, c’est le désir de montrer son visage aux autres. » Arendt. Citation approximative.
Alors. Une élite fasciste (l’instance refoulante) n’ayant d’yeux que pour le pouvoir pur fait tout pour empêcher l’art et la création (le refoulé) d’éclore en son sol. Si on croit Freud ça serait pour qu’elle-même puisse créer sa petite image librement. Mais sa scène est la société elle-même. C’est sur ses institutions publiques qu’elle cherche tant à montrer son visage.
Les fascistes qui méprisent ouvertement l’art font ainsi leur œuvre d’art qu’ils souhaitent seule visible aux yeux des autres.
Le leur dire publiquement (si tu veux te montrer apprends donc à faire du théâtre moins fucké) serait-ce une clé pour désamorcer leur emprise (et leur désir) totalitaire ?
En un mot : Non.
Non, dire publiquement aux élites fascistes « Au fond, tout ce que voulez c’est avoir la place publique à vous autres tout seuls » ne risque pas de changer grand-chose.
Et il y a à ça une sacrée pile de raisons.
Mais avant de me lancer, quelques remarques à propos des deux citations.
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Dans le cas de celle de Freud, je me permettrais, par esprit de précaution, une légère reformulation : « Le refoulé peut transparaître dans l’instance refoulante ». En l’écrivant, je ne cherche certainement pas à corriger Freud ─ je ne suis absolument pas outillé pour ça, et d’ailleurs je n’en ressens aucun désir ─, mais plutôt à mettre en garde à l’égard d’un glissement d’interprétation auquel me semble inviter le ton péremptoire de la version originale. Ce que ma suggestion signifie c’est : « Oui, bon. Il est bien possible qu’en effet le refoulé transparaisse à travers ce qui fait pression sur lui… mais parvenir à l’y discerner ne va pas nécessairement tout seul. »
Dans l’exemple que vous donnez, celui de la police et des juges à qui l’on accorde, pour le meilleur et pour le pire, le monopole du recours à la violence, le lien parait simple à tracer. Mais il en existe des masses d’autres où il est nettement plus diffus ou ambigu.
En quoi les traits fondamentaux de ce que les nazis appelaient « art dégénéré »…
… étaient-ils discernables dans l’art officiel du régime ─ dans la statuaire, entre autres…
… dont Guitry se moquait en disant quelque chose comme « Heureusement que les guerriers nus dont le nazis s’amusent à semer des statues tout le long des grands boulevards ne sont pas en érection… il n’y aurait plus la place pour passer. »
On pourrait toujours prétendre, je suppose, que les toiles d’Otto Dix, qui était au nombre des auteurs d’œuvres « dégénérées » mises au ban, et dont plusieurs sont de véritables hurlements à pleins poumons, de révolte, de vertige après les horreurs de la Grande Guerre…
… reçoivent une réponse par l’entremise de cette orgie d’hommages géants aux corps de soldats sublimés, mais il me semble que ce serait sauter un peu vite au deuxième degré, sans s’être donné la peine de s’arrêter d’abord au premier : les œuvres des sculpteurs du régime nazi étaient la négation de ce qui se trouve au cœur des œuvres de Dix. Et cette négation est inséparable de la confiscation et, parfois, de la destruction, des œuvres de nombreux peintres et sculpteurs, puisqu’elle en était le complément. C’est ce dont, je suppose, de nombreux futurs soldats allemands des années 1930 ont dû se rendre compte… mais un peu tard, après avoir vécu à leur tour ce qui avait tellement horrifié Dix et dont on avait tenté d’empêcher l’évocation. L’auteur de l’autobiographie dont j’ai parlé dans ma réponse à la première question, par exemple ─ je me demande si, après la Deuxième Guerre, au souvenir des cadavres de ses camarades aplatis dans la boue par les chenilles des tanks ou déchiquetés par les obus, en repensant aux statues nazies qu’il avait été bien obligé de contempler durant son adolescence, ce qui lui venait de plus fort et de plus immédiat c’était, à travers elles, une évocation de ce que Dix avait exprimé et qui avait été mis au ban…
… ou pas plutôt l’expression du mensonge dont il avait été gavé pour faire de lui un parfait petit soldat ? Écarter immédiatement l’horreur du mensonge pour sauter à l’évocation sous-jacente de ce que le mensonge cherchait à nier me parait… un rien cavalier, disons.
L’affirmation de Freud me parait donc exiger une manipulation d’une extrême délicatesse si on ne veut pas, par le recours à elle, se retrouver avec une affirmation du genre « La censure est un hommage indirect » ─ que, croyez-le si vous le pouvez, j’ai nombre de fois trouvée sur ma route. J’ai même déjà entendu, médusé, un écrivain se lancer dans une quasi-apologie de l’Index en affirmant que Jean-Charles Harvey aurait eu bien tort de se plaindre de la condamnation de ses Demi-Civilisés, puisque c’est grâce à elle et à l’aura qu’elle lui a conférée que le roman a survécu dans nos mémoires… Bien entendu, quand un peu plus tard je demandai à l’écrivain s’il avait déjà lu le livre d’Harvey, il me répondit qu’il avait essayé… et l’avait détesté au bout de quelques pages. En poussant un peu ─ mais vraiment, à peine ─, il devint bien clair que son affirmation de départ « La censure est un hommage indirect » n’avait été qu’un petit numéro d’acrobatie intellectuelle, et qu’en fait, ce qu’il avait voulu réellement dire c’était qu’à son sens, l’Index, c’était plein de bon sens.
En un mot : l’expérience m’a appris à me méfier comme de la peste des déclarations générales prises pour point de départ. J’ai bien trop souvent eu à constater à quel point, placées en tête d’un raisonnement, elles peuvent pratiquement toutes être retournées sur la doublure dans le temps de le dire. C’est ce qui explique ma forte propension à l’empirisme : je préfère très nettement partir de situations concrètes et remonter vers leurs causes probables plutôt que chercher au départ à appliquer des énoncés-parapluies.
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La citation d’Arendt, à présent. Encore une fois : en dépit de toute l’admiration que j’ai pour ses écrits et ses idées (ceux et celles que je parviens à saisir et à assimiler, en tout cas), une phrase comme « Ce qui nous mobilise le plus, plus que la peur de la mort, c’est le désir de montrer son visage aux autres », pour magnifique qu’elle soit, est elle aussi à double tranchant. Pourquoi ? Parce que si la chose est vraie pour Orphée, elle l’est tout autant pour Dracula. Et que, dans un cas ou dans l’autre, « montrer son visage aux autres » n’a vraiment pas le même sens.
Pour faire vite. Une fois qu’Orphée vous aura dévoilé son visage, il est rare, à en croire les récits, qu’il cherche à vous l’imposer comme une vérité que VOUS devriez accepter et faire vôtre. Alors qu’après avoir vu celui du Comte des Carpates, ce qui est rare c’est qu’il accepte de vous laisser repartir intact. La différence entre les deux ? Le choix offert. Dans le premier cas : « Libre à toi de rester ou de partir ». Dans le second : « Trop tard. Ce que je t’ai dévoilé fait de toi mon sujet. »
Je me répète : l’expérience m’a appris à me méfier comme de la peste des déclarations générales prises pour point de départ.
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Bon. J’en viens à votre question.
Dire publiquement aux fascistes qu’on a très bien saisi leur jeu et qu’on sait que le but qu’ils visent est que leur vision du monde soit la seule perceptible aux yeux des autres, est-ce une clé pour désamorcer leur emprise et leur désir totalitaires ?
Non.
Parce que, de toute manière, ce que vous pouvez ou non savoir ou comprendre, ils s’en contre-tapent dans les grandes largeurs.
La piétaille (le gros des troupes) s’en sacre parce que les « esties d’intellectuels » et les « crisses de poètes », c’est-à-dire à peu près tout ce qui ne tombe pas à genoux en entendant le mot « Nation », de toute manière, « C’est rien qu’une gang de malades ». Sans même parler des radio-poubelles et même de pans entiers de la programmation de ce qui reste de Radio-Canada, quelque chose comme – au pif – 70 ou 80 % des chroniques sociales ou politiques du Journal de Montréal ne brode, directement ou indirectement, sur aucun autre thème.
Quant aux boss – les penseurs et animateurs politiques –, ils se sacrent de ce que vous pouvez bien penser parce qu’ils savent pertinemment que de toute manière, quoi que vous disiez ou fassiez sera ou bien incompréhensible aux oreilles de la plupart des citoyens, ou bien, en cas de besoin, réduit en charpie par les « passeurs de moppe » ou les « siffleux ». J’appelle « passeurs de moppe » un grand nombre de « communicateurs » (des journalistes, le plus souvent, mais pas seulement) dont la fonction se résume à faire délibérément dérailler tout discours inapproprié qui cherche à se pointer. Ce qui rend leur identification difficile à prime abord c’est qu’ils ont l’air d’être vraiment critiques : de temps à autre, il leur arrive même de faire mouche en critiquant telle ou telle faction. Mais il convient de se souvenir qu’en bout de ligne ce ne sont pas les factions qui importent mais leur terrain commun : la cause, le culte de la Nation. Et que cette cible-là, ils ne vous laisseront en aucun cas la viser. Les « siffleux », quant à eux, font un boulot de fond : ce sont eux qui « reniflent de quel côté souffle le vent » de l’opinion publique ou des tendances internationales, et qui s’assurent ensuite que le discours d’ici soit tenu à jour. Ce sont souvent des historiens ou des gens bardés de diplômes, qui appuient leurs démonstrations sur l’autorité que leurs titres leur confèrent. Si on va trouver les passeux de moppe surtout dans les médias grand public, les siffleux, quant à eux, se retrouveront le plus souvent dans les institutions d’enseignement – historiens, philosophes, politologues, entre autres. Je dis souvent – presqu’en gag – que les premiers sont aux seconds ce que Michelle Richard est au cardinal Léger – les premiers jouent en virtuoses de l’émotion et du soi-disant gros bon sens, tandis que les seconds glosent généralement en latin (à peine métaphorique). Leur point commun essentiel : prouver et reprouver chaque jour, cinquante fois, que s’il y a effectivement des phénomènes à déplorer chez nous, ce ne sont en définitive que des détails et qui, de toute manière, n’originent pas d’ici. De quoi il découle qu’il n’y a rien de fondamental à critiquer dans le projet qui règne chez nous.
Dans un cas comme dans l’autre, l’arrivée du culte des médias sociaux a été une véritable bénédiction, parce qu’on a besoin de beaucoup moins de mots pour répéter des vérités déjà admises de toutes parts et réputées inquestionnables que pour tenter de démontrer qu’elles pourraient avoir des failles…
Première raison à mon « non », donc : de toute manière, ce serait inutile, le message ne passerait pas – presque à coup sûr. Les seuls qui risqueraient de comprendre ce que vous voulez dire, ce seraient ceux qui le pensent déjà.
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Deuxième raison : le discours au pouvoir ici n’est pas seulement éclectique, il l’est même à fond la caisse ! Ce qui veut dire qu’il a, et plutôt mille fois qu’une, fait la preuve de ce qu’il est parfaitement capable d’absorber les critiques, de les r’virer de bord, et de les faire servir à contresens. Sa capacité de récupération – comme on dit en écologie – semble presque infinie. Elle l’est même plus encore de nos jours qu’il y a 25 ou 30 ans, tout simplement à cause du « déploiement » partisan, de la multiplication des partis prétendant tous être les vestales de La Cause.
Sans même parler de la parenté nationaliste entre les 4 partis en présence au Québec sur la scène intérieure, y compris les Libéraux, donc, tenter de vous en prendre aux a priori nationalistes vous expose désormais aux tirs croisés des partisans de la CAQ, du PQ et de Québec Solidaire ! Essayez un peu de passer à travers les mailles de ce filet-là sans qu’un des trois ne vous récupère pour vous utiliser contre les deux autres – ou que les trois à la fois ne se servent de vous contre le monstre de service.
Deuxième raison, donc : le discours dominant ici se sert indifféremment de n’importe quel prétexte pour se nourrir – et même de n’importe quel prétexte, ou de son contraire. Pour l’heure, critiquer ouvertement a donc toutes les chances de finir dans le meilleur des cas par susciter une nouvelle mue et rien d’autre.
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Je pourrais continuer à dérouler la liste pendant encore longtemps, mais je saute directement à ma conclusion : de toute manière, je ne crois pas que le but à atteindre soit de dénoncer le fascisme. Ou, plus précisément, je ne crois pas qu’il soit de tenter de croiser le fer avec lui.
Là aussi, j’ai plusieurs raisons pour le penser. La principale étant qu’à ma connaissance, un discours comme celui qui domine ici, une fois bien implanté, surtout depuis longtemps, n’a jamais été vaincu de l’intérieur. Ni en Italie, ni en France pétainiste, ni où que ce soit. Pour qu’un autre que lui parvienne à prendre pied puis à se développer, il a d’abord fallu que le régime s’effondre – le plus souvent sous l’effet de coups de butoirs assénés de l’extérieur.
Or, non seulement il n’y a pas, à notre époque, de coups de butoirs de ce genre à attendre, c’est même le contraire, à quoi il y a lieu de s’attendre : à des renforcements. Que ce soit de Russie poutinienne, des USA trumpiens, de l’Angleterre du Brexit ou d’où que vous voudrez, le discours qui règne ici voit ses cousins/cousines au pouvoir à peu près partout.
Ce n’est pas pour rien que ce blogue s’intitule La Guerre Perdue… et que dès l’avant propos écrit en janvier 2017, j’ai précisé : “Je ne m’attends à rien”.
Mon but en l’écrivant n’est pas d’encourager à se lancer dans un combat littéralement perdu d’avance mais à inviter à comprendre le situation dans laquelle, selon moi, nous nous trouvons.
L’essentiel est là : dans le mot comprendre.
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Je suis bien conscient de ce qu’au moment où l’image que je trace commence à prendre forme, la réaction puisse être de se demander « Mais… Mais… Mais… qu’est-ce que je fais ?! »
Mais à mon sens, s’il est bien compréhensible que la question surgisse, c’est une erreur de lui chercher tout de suite, trop vite, une réponse.
C’en est une, en tout cas, si par « Qu’est-ce que je fais ?! » on entend « Qu’est-ce que je fais… contre ça ?! »
La question se posera peut-être un jour – je l’espère de toutes mes forces – mais nous sommes encore bien loin d’y être.
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LA chose à faire, je pense, c’est : rien du tout. Rien d’actif, en tout cas.
C’est… laisser l’image, les idées, le colère et le vertige, faire des racines en soi. Et attendre le temps qu’il faudra.
La guerre est perdue.
Et l’ère est au deuil.
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Il faut se concentrer sur ce qui a été écarté.
Et écouter le vide que cette mise au ban a engendré.
Ce qu’il faut faire, c’est ce que font les hommes-livres de Fahrenheit 451 : apprendre la beauté par cœur, se laisser remplir par le désir d’elle. Jusqu’à ce que la nécessité de la voir reparaître s’impose… non pas dans un monde qui serait comme nous souhaiterions qu’il soit, mais dans celui où nous sommes.
Et pour ça, il faut, c’est en tout cas mon pari, laisser d’abord la déchirure prendre toute la place dont elle a besoin.
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