Sous-Sol

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Tome à venir du cycle Le Livre inachevé de l’Orgueil des Rats

 

Notes pour une intro à l’un des Sous-Sols ?

 

Le LIVRE DES BATAILLES

Première partie

 

Récit tiré de

Mes chevauchées au Service de Sa Majesté le Roy

par le Comte Henri Deschaîneaux d’Albret

LOUBAIN, éditeur à Paris

1758

 

(…) et je conclurai avec un dernier conte qu’on me fit et qui ne laissa pas de longtemps mes rêves en paix tant il me ramenait chaque nuit, en songe, aux féeries de mon enfance.

Chacun dans le royaume de France connaît pour en avoir entendu parler en au moins une occasion, les Légendes du Roy Artus, ou Arthur, de la Reine Guenièvre et de Merlin qui fut un grand mage attaché à leur Cours, en Logres, durant le XIIième siècle du règne de Notre Sauveur. Tout le Nord de la France et de larges territoires des Royaumes d’Angleterre et d’Écosse connaissent les moults récits de leurs aventures héroïques et de celles de leurs preux compagnons Lancelot, Bléoboris, Yvain, Hector, Galahad, &tc, connus sous le nom des Chevaliers de la Table Ronde, la dite table étant celle autour de laquelle ils s’assemblaient sous la présidence de leur souverain.

Ainsi, de toutes ces légendes, celle narrant la fin de Merlin est-elle connue depuis de nombreuses générations grâce aux romans de messires de Troyes, de Boron, de Cumbrie et de Béloïc.

Nous y apprenons que Merlin, à l’immense savoir couvrant les secrets les plus profondément enfouis, homme de grand pouvoirs magiques, parlant et comprenant toutes les langues de la Terre tant vives qu’oubliées de tous et ayant accointances avec les esprits tant sombres que bienfaisants, que Merlin, donc, prit un jour pour élève la fée Morgane, ou Morgana, afin de lui enseigner son savoir.

Morgane était une belle et bonne fée et Merlin tomba éperdument amoureux d’elle. Mais voici qu’au contact des enseignements de Merlin, elle se mit à rêver de l’empire que ces connaissances nouvelles lui donneraient sur les mortels. Ayant été témoin du sort réservé au traître Mordred, elle ne savait que trop bien qu’il était vain d’attendre de son Maître qu’il s’allie à elle dans l’exécution des projets qui lui germèrent rapidement à l’esprit, et comprit que si elle tentait de les mettre en branle, Merlin s’opposerait à elle dans un combat qu’elle ne pouvait espérer remporter. Elle résolut donc de l’écarter de son chemin en recourant à la félonie.

Merlin perçut bien une transformation dans l’âme de son apprentie mais Morgane, semblant devenir chaque jour plus belle encore qu’elle ne l’avait été la veille, l’émoi du mage l’aveugla, ce qui fit qu’il ne s’alarma point alors qu’il l’aurait dû.

Une nuit, Morgane, ne sachant plus tenir les brides de ses noirs desseins, entraîna Merlin dans un guet-apens, au cœur d’une sombre forêt et lui jeta un sort qui le pétrifia.

Nombreux sont les chants du pays de Bretagne à prétendre que les hululements et les lamentations du vent dans les branches dépouillées, les nuits d’hiver, sont en réalité les pleurs de douleur de Merlin, meurtri d’avoir été trahi.

Ce récit, je l’ai entendu dans mon enfance de la bouche de ma grand-mère qui le tenait déjà de la sienne et il semble vain de tenter de remonter à ses sources tant elles semblent lointaines. Voici pourtant que j’en appris – à l’occasion du séjour que j’ai narré ici – une variante qui me paraît en être de nombreux ans la cadette.

Je chevauchais de nuit avec le prévôt Jardoin qui me servait de guide. Il pleuvait des cordes et un vent glacial soufflait sur nous et sur le monde. De plus, comme je l’ai déjà dit, je me sentais en ces terres fort solitaire et ce prévôt-ci, qui s’appelait Jardoin, comme les précédents et ceux qui allaient venir à la suite, connaissant dès avant mon arrivée la raison de ma visite, me faisait grise mine. Voulant sans doute gagner un peu de sympathie de sa part, indiquant d’une main l’un des murs d’arbres entre lesquels nous galopions, alors qu’une forte rafale venait d’en tirer une plainte déchirante, je lui dis d’une voix forte destinée à couvrir les gémissements du vent :

– Las ! Pauvre Merlin !

J’entendis sortir de sous le manteau dont il était drapé, ne discernant aucun de ses traits, cette réponse qui m’étonna au plus haut point :

– Merlin ? Mais, monseigneur, il y a longtemps qu’il n’est plus ici.

Les conditions ne se prêtaient se guère à la poursuite de la conversation si bien que, malgré que ma curiosité ait été piquée au plus vif par cette réplique, je résolus d’attendre d’être parvenu au relais pour en demander l’explication à Jardoin.

Las, c’est au relais suivant que se produisit l’incident que j’eus avec Monsieur le Marquis de Malmö, que j’ai narré plus haut, et que, lui devant aide et protection, je dus le reconduire ainsi que j’ai dit.

Ce n’est donc qu’à mon retour, au printemps, que je pus obtenir du prévôt Jardoin qu’il m’expliqua ses paroles lancées dans la pluie et le vent.

« Tous croient que Morgana a pétrifié Merlin par surprise », me dit-il et je fus tout de suite étonné qu’il ne fasse aucune mention d’un conte mais qu’il parla bien plutôt de Merlin et de Morgana ( qui est un autre nom de Morgane ) comme s’il se fût agi là de personnes de chair et d’os, bien vivantes, au lieu des êtres extraordinaires tirés de l’imagination et des rêves qu’ils sont en vérité.

« Tous croient que Morgana a pétrifié Merlin par surprise », me dit-il donc. « Mais il n’est rien de plus faux au monde.

« Merlin savait fort bien ce qu’il faisait, Monsieur le Comte. Il suivit la belle traîtresse dans la forêt, sachant pertinemment ce qui l’y attendait. Savez-vous pourquoi il y alla tout de même ? Parce qu’il l’aimait tellement, sa belle fée démoniaque, qu’il ne voulait pas avoir à la combattre, voilà pourquoi.

« Il la suivit et se laissa enfermer pour l’éternité, dans le but d’ainsi n’avoir plus à souffrir de ses refus et demi-refus, de ses agaceries qui le rendaient fou, et pour être excusé de ne rien tenter qui puisse contrecarrer les desseins qu’elle s’était formés. Il se sentait pétrifié à l’avance, à la seule pensée de pouvoir être amené à la combattre.

« Morgana s’est jouée de Merlin », Monsieur le Comte ? Une telle affirmation est l’exemple même des légendes et des rumeurs tirées de la plume même de la Fée Noire. On ne se joue pas de Merlin, Monsieur. »

Jardoin était si emporté, tellement furieux contre la fée, il prenait ce sujet enfantin avec tant de sérieux et de gravité que je me retenais à grand-peine d’éclater de rire ou même de sourire, ce qui à n’en pas douter l’eut irrémédiablement fait taire. Il poursuivit donc.

« Il s’est laissé faire. Mais c’était trop simple. S’appeler Merlin, ça ne donne pas que le loisir de faire apparaître des banquets somptueux sur des tables de pierre désertes il y a un instant encore, et de chevaucher les nuages et de faire s’embraser des forteresses redoutables rien qu’en murmurant trois mots et en levant un doigt. Cela comporte aussi des devoirs, si vous comprenez ce que je veux dire, Monsieur. Si vous me permettez cette comparaison, il n’en va pas autrement pour le bon Roy qui nous gouverne : il a les châteaux et les fastes mais doit en retour veiller au bien du royaume et de ses sujets, et le fait fort bien, si bien que le Seigneur le comble de ses bienfaits.

« Merlin avait eu une faiblesse. Mais il n’était pas le seul mage au monde. Il avait de nombreux amis. Aucun n’était si fort que lui ici, en Bretagne, ni de l’autre côté de la Manche ( « Manche » ? ), mais au loin, dans les forêts d’Allemagne (???), chez les Maures, même, et plus loin encore à ce qu’il paraît, il s’était fait des amis de grand renom par chez-eux. Et ces amis-là résolurent de le sauver malgré lui.

« Voilà plus de trois siècles, d’après ce que l’on raconte, ils s’assemblèrent à l’orée de la forêt dans laquelle l’Enchanteur – comme on appelle Merlin – était enfermé ( « Brocéliande» ? ). Mais Morgana arriva à les empêcher d’y pénétrer. Elle mit pour cela toutes ses armées en marche. Si vous le voulez bien, je vous ferai lors d’un prochain souper le récit de leurs tentatives. Il est fort beau mais un peu long et je vois que vous êtes fourbu par la journée que nous avons eue.

« Il leur avait fallu longtemps pour apprendre où Morgana avait enfermé celui qui leur avait beaucoup appris et qu’ils appelaient Frère-Père ou Père-Frère, pour bien indiquer à la fois leur respect et leur profonde amitié. Il leur fallut près de deux cents ans encore rien que pour approcher le rocher dans lequel il était enfermé…

– Ne m’avez-vous pas dit, cette nuit-là, qu’il est parti ? demandai-je, fort agacé par un si long préambule dont je ne savais trop où il pouvait bien mener.

– J’y viens, Monsieur le Comte. J’y viens.

« Il vous faut d’abord apprendre une chose capitale. Morgana est une grande fée mais elle n’a la puissance ni de Merlin ni de ses amis, bien qu’elle se soit alliée à bien des démons les plus noirs, les plus cornus et les plus malins qui l’aident pour beaucoup. Aussi, le rocher de Merlin ne le retenait-il qu’aussi longtemps que Morgana savait précisément où il se trouvait, et encore, à condition que cela soit sur ses terres, en quelque sorte. Je veux dire là où son pouvoir pouvait le joindre, car à l’époque, et peut-être en va-t-il toujours ainsi, tous les croyants devraient l’espérer en tous cas, son domaine avait des frontières bien marquées. Elle ne pouvait frapper n’importe où. Si ç’avait été Merlin lui-même qui l’eut emprisonnée elle, son pouvoir à lui est si grand qu’il eut pu la retenir où que le rocher de cristal se trouva.

– De cristal ?, m’enquéris-je, intrigué.

– Oui, Monsieur. C’est un rocher translucide, si vous voyez ce que je veux dire par là. Comme du verre, paraît-il. On voit l’Enchanteur au travers malgré son épaisseur. C’est en tous cas ce qu’on raconte.

Et il dit aussi… Il faut savoir aussi que ce rocher-là… Comment dirais-je ? Oui, voilà. C’est un sort, un maléfice en quelque sorte. Il n’existe que parce que la volonté de la fée le fait exister. Si on l’éloigne d’elle, ou elle de lui, il commencera à se défaire, à devenir friable. Oh, pas tout de suite, comme de raison, c’est un maléfice bien trop puissant. Mais il paraît qu’au bout de quelques siècles, de lui-même, le rocher tomberait en poussière. Mais tant qu’il était sur les terres de la fée, ses amis ne pouvaient rien tenter contre lui. À moins d’attaquer la fée elle-même. Mais cela, ils ne purent s’y résoudre, entendant se plier malgré tout, le plus longtemps possible, aux vœux et à l’amour du Père-Frère pour la Maudite, quoi qu’il leur en coûte, comme vous devez bien vous l’imaginer.

« Donc, Morgana devait le garder assez près d’elle. Elle se battit longtemps pour empêcher les amis de Merlin d’entrer dans la forêt magique où il se trouvait. Et, comme de bien entendu, le Vieux ne les aidait pas. Il se laissait faire.

« Mais un jour, pourtant, ils lancèrent une grande attaque contre les gardiens de la forêt, les vassaux de Morgana. Il parait que la terre en trembla durant des jours et des jours, jusqu’à des lieux de distance du combat et que dans les environs, villes et villages se vidèrent de leurs habitants fuyant, les bras au ciel, convaincus de ce que la fin des temps était venue.

« Toujours est-il que les amis de Merlin défirent les démons et s’enfuirent avec le rocher et Merlin à l’intérieur. Ils l’emportèrent on ne sait où. Et Morgana ne le savait pas non plus. Mais en tous cas, hors de portée de la fée.

« Et il paraît qu’il se sont arrêtés quelque part, après l’avoir enlevé, pour tenir Conseil sur ce qu’il convenait de faire à partir de ce moment-là… et que le rocher a disparu. Un matin, ils se sont levés, et il était parti. Ce qui fait que plus personne au monde ne sait où il se trouve. Sauf celui ou celle qui l’a pris. Mais ce n’est pas son ennemie.

« Et Morgana est furieuse et prépare sa vengeance contre le Royaume de France, des guerres, des famines, des révoltes, et aussi contre toutes les contrées d’où sont venus les amis de Merlin.

« Alors c’est comme je vous ai dit cet hiver, Monsieur le Comte. Depuis au moins cent ans, ce n’est plus Merlin-Enfermé qui pleure, c’est le souvenir des pleurs de Merlin-Trahi que l’on entend, et aussi parfois la forêt elle-même, qui tremble de peur à la pensée de la vengeance à venir de la Fée Noire.

 

(à suivre…)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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