Avril 1993.
L’Association des professionnels de l’enseignement du français au collégial (APEFC, de son petit nom) me demande de prendre la parole lors de sa rencontre annuelle.
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Considérations sur la couleur
d’une bouteille verte
ou d’un ciel bleu
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Tout individu doté d’un minimum de bonne foi – critère qui se trouve exclure d’emblée Mordecai Richler, Pierre Elliott Trudeau et Robert-Guy Scully quand il était jeune, mais qui se soucie d’eux ? –, est forcé d’admettre que notre société constitue une merveille.
Malgré nous, cette société, en vertu de la nature supérieure de ses institutions, et en dépit de quelques malaises traînant à gauche ou à droite, représente un véritable havre d’humanité conviviale où il est difficile d’imaginer que qui ce soit, l’ayant connue, n’aie pas envie de s’installer à demeure ou, s’il en est empêché par les traits d’un destin malveillant, d’au moins la défendre, elle et ses valeurs, au prix de sa vie. Ce serait la moindre des choses. Il n’en est que plus remarquable qu’elle ne réclame justement rien de tel de la part de ses enfants chéris.
La magnitude à laquelle brille le Québec au firmament des groupements humains tient, nous disent les experts, à trois caractères déterminants, fruits de notre réflexion collective et de nos efforts acharnés.
D’abord, une culture qui fait de notre province un village d’irréductibles Gaulois au sein d’un empire barbare, une culture qui nous est plus précieuse que la prunelle des yeux de nos enfants puisque d’elle seule dépend notre identité, laquelle est sacrée.
Ensuite, un système d’éducation qui nous coûte la peau des fesses mais au diable la dépense, il n’y a que l’avenir qui compte.
Enfin, une justice sociale qui à elle seule devrait faire trembler d’envie les peuples assemblés.
Tout ceci, notons-le au passage sans fausse pudeur, n’est encore que peu de chose en regard du choc que connaîtra le monde le jour où la promesse que, par gaminerie, nous tenons à poings fermés sortira de son cocon et lui révélera un Québec indépendant. Ou alors, ce qui revient au même, redevenu résolument canadien.
Pourtant. Nous sommes humains. Trop humains. Nous se saurions donc échapper à la tracasserie des inévitables irritants. Aussi, de crainte de nous voir être taxés d’angélisme, glanons-en quelques-uns : chômage galopant; pauvreté endémique; décrochage scolaire, dans la métropole, au secondaire, emportant près de la moitié des garçons; environs le tiers de la population analphabète fonctionnelle; taux de suicide chez les jeunes qui nous place au sommet d’une pyramide d’où nous voyons loin; relégation de la Pensée, de la Culture et des Arts au rang d’industries de consommation et d’exportation : grattez un billet de Camus ce soir, et allez demain entendre chanter la Poune.
Qui osera nous rendre, nous, citoyens angéliques, responsables de ces hiatus regrettables ? Cela reviendrait à juger nos actes, or nos actes sont la pureté même, puisque nos intentions, qui les portent, le sont déjà. Ergo : nous ne sommes responsables de rien de tout cela, ni nous ni nos élus – puisqu’ils sont beaucoup nous-mêmes.
Il faut chercher ailleurs. Chez les autres. Et c’est ce que nous faisons. Puisque le mal nous est déplaisant.
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Dans son essai « Voltaire’s bastards » [01] – «Les bâtards de Voltaire – La Dictature de la Raison en Occident », John Ralston Saul critique le cynisme et la perte du sens moral – en un mot : le développement de l’esprit mercenaire – qui constituerait le principe dynamique, en plein épanouissement, de notre civilisation. On y lit notamment que, pour peu que l’on s’attarde à l’observer, il apparaît que les notions d’Humanisme d’une part et de Raison raisonnante telle que nous la connaissons, de l’autre, sont non seulement incompatibles mais en opposition radicale : elles sont ennemies, irréconciliables, parce que la Raison, qui devait à l’origine servir entre d’autres d’outil d’appréhension du monde, est désormais orpheline de tout sens commun et de tout rapport au réel, et qu’elle est ainsi devenue à la fois fondement et unique moyen d’appréciation du monde, c’est-à-dire qu’elle est à la fois seul juge et partie.
Pour Ralston Saul, la généalogie historique de la pensée dominante de notre époque est, grosso modo celle-ci : Inquisition – Ignace de Loyola – Machiavel – Francis Bacon –Richelieu / Descartes – Voltaire et les Encyclopédistes – Napoléon – Léon Bloy / Spengler / Nietzsche – Hitler – Kissinger. Il développe sur le thème voulant que l’histoire de notre époque – l’Ère de la Raison – aurait eu et aurait toujours pour seul objet l’exercice, hors de toute contrainte, du pur pouvoir par une Élite féodale digne des courtisans de Versailles sous Louis XIV et des eunuques de la Cité Interdite des Empereurs Manchous, et que le pur pouvoir ne peut s’exercer que dans l’incarnation parfaite d’un système. Ce système n’a pas de but, il n’a que des serviteurs. Ces serviteurs sont de deux types : Technocrate et Héros, et, chez eux, la morale est optionnelle, sûrement pas essentielle à la performance. Ce système – j’insiste sur ce point – n’a pas d’autre visée que le développement de lui-même. Il est pure dynamique. L’ouvrage est terrorisant. Je m’explique.
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Il y a quelques années, je me suis retrouvé dans une position inconfortable, m’étant mis à constater des séries de faits qui me semblaient ne cadrer aucunement avec les interprétations de la réalité sur la base desquelles notre société prétend fonctionner. Je me suis rendu compte que, depuis des années déjà, je tentais de comprendre pourquoi je comprenais mal ce que tant d’autres semblaient trouver évident mais qui, à moi, me paraissait non seulement douteux dans certains cas mais surtout faux dans plusieurs. Peut-être simplement pour faire changement, au lieu de continuer à interroger ma perception et ma compréhension, je me suis mis à m’attarder plutôt à ces faits que je percevais. Comme disait Ortega y Gasset, il y a deux sortes d’individus : celui qui veut savoir et celui qui a peur de se tromper – il semble seulement avoir oublié de préciser que les deux tendances pouvaient coexister chez le même homme.
La situation a commencé à se faire inconfortable quand l’un des premiers constats à s’être imposés, dès que j’ai eu cessé de prendre les choses personnel, a été que non, je n’étais pas le seul à percevoir ce qui m’avait donné tant de maux de tête, plusieurs le constataient aussi, seulement la plupart des gens trouvaient plus commode de ne pas s’interroger à leur sujet et de faire comme si de rien n’était, s’exclamant « Oh, la belle jaune ! » quand tout le monde chantait « Oh, la belle jaune ! », quand bien même l’objet de ces exclamations avait décidément la couleur d’une crête de coq ou celle d’une bouteille de vin vide regardée en transparence dans la lumière. Je suis devenu furieux et me suis mis à enguirlander certains de ces individus, leur déclarant haut et fort que leur petit jeu était le meilleur qui se puisse imaginer pour rendre leur entourage complètement fou. En effet, si dès l’enfance nous acceptons la convention du langage, je prends pour acquis – et il me semble que d’autres doivent en faire autant – que l’on accepte du même coup pour la plus grande part le devoir de dire la vérité, devoir sans le respect duquel le langage devient délire – au sens le plus strict du mot : il dit n’importe quoi et quoi qu’il dise est incompréhensible puisqu’insaisissable, la convention de base n’ayant plus cours – le langage n’étant plus de part et d’autre un outil à l’aide duquel tenter ensemble d’interpréter le monde.
Je ne reproche pas aux gens de dire « Oh, la belle jaune ! », je leur reproche de dire « Oh, la belle jaune ! » alors qu’ils voient vert, qu’ils savent qu’ils voient vert, qu’ils savent que d’autres voient vert, qu’ils savent qu’ils ne sont pas daltoniens et qu’ils savent qu’en jouant à ça, ils font douter d’eux-mêmes, de leurs yeux et de leur santé mentale ceux et celles qui voient vert mais ne trouvent personne pour accepter avec eux le fait qu’ils le voient, et surtout personne pour leur dire qu’il s’agit d’un jeu. D’une règle du jeu. Mais de quel jeu ? Celui du pouvoir. Qui ne porte plus ni la capuche noire des Dominicains ni l’uniforme des Jésuites, qui n’a pas la tresse des eunuques et leur petit chapeau de soie rond, qui n’affectionne pas les plumes et les rubans comme du temps de Molière, et qui chez nous – même en complet trois pièces – n’a peut-être pas les moyens de décider si Israël et les Palestiniens vont se casser la gueule, mais qui reconnait ses frères chez ceux-là et roule, lui, en BMW quand il est de Droite et en Mercedes quand il est de Gauche, à moins que ce ne soit l’inverse.
Dès avant mon audition d’entrée à l’École nationale de théâtre du Canada, j’entendais des camarades, dans les troupes semi-professionnelles où je jouais, parler avec accablement du sous-financement des Arts au Québec. Cela se passait au début des années soixante-dix. Le sous-financement chronique des Arts chez nous, j’en ai entendu parler avant l’École Nationale, pendant l’École Nationale, et – est-il nécessaire de le préciser – après l’École Nationale. Il ne s’est jamais trouvé une seule production à laquelle j’ai participé – à quelque titre que ce soit : acteur, metteur en scène, auteur – dans le cadre de laquelle, un jour ou l’autre, la conversation ne s’est pas tout-à-coup enflammée sur le thème de la misère, réelle, dans laquelle la plus grande partie des artistes sont chez nous obligés de pratiquer leur Art. Je ne parle même pas ici de revenus professionnels, je parle de conditions de travail : lieu et temps de répétition, espace de représentation, budgets d’équipement, budgets de costumes et de décors, etc. Depuis quelques années, j’ajoute à cette liste : pauvreté intellectuelle.
Simultanément, j’entendais aussi beaucoup parlé… d’Indépendance du Québec. Qui était inévitable. Qui coulait de source. Qui s’en venait. Qui approchait. Qu’on allait avoir. Oups. Qui allait revenir. Pour avoir le droit d’être un artiste de théâtre ouvertement fédéraliste, au Québec, dans les années 70 et 80, il fallait ou bien posséder la renommée d’avoir joué dans « La famille Plouffe » et créé le Théâtre du Nouveau Monde, comme Jean-Louis Roux, ou bien avoir joué à Los Angeles dans « Le Virginien », comme Émile Genet. Si vous ne possédiez pas cette stature-là, vous vous taisiez ou vous partiez – ou les deux. Pour ma part, je n’avais à considérer ni l’une ni l’autre de ces options d’évitement puisque je souhaitais, et j’étais convaincu qu’on allait l’avoir, l’Indépendance. J’en étais tant et si bien convaincu, qu’on allait l’avoir, et bientôt, que lorsque j’ai commencé à écrire, en 79, je ne parlais pas d’Indépendance dans mes écrits parce que j’étais persuadé qu’il fallait préparer l’après. Naïf. Il me faut cependant avouer que même si je croisais peu de fédéralistes avoués dans les milieux que je fréquentais, la lecture assidue des journaux me permettait de suivre le cheminent de la Réforme de la Constitution canadienne, dans laquelle, enfin, notre identité ne serait plus menacée. Cette Réforme était inévitable. Elle coulait de source. On allait avoir. Oups. Elle allait revenir.
Sautons dix ans. Fin des années 80. Je tombe sur un livre qui vient de paraître chez VLB. Il s’intitule « Pour une politique » [02] et son auteur est Georges-Émile Lapalme. Le nom fait résonner une vague cloche, lointaine, celle d’une certaine « Bebelle à Lapalme » : je ne sais plus bien de quoi il s’agissait, mais je me souviens avoir entendu cette expression-là à la radio, en voiture, un soir d’hiver, avec mes parents, au cours des années soixante.
Boum. Le livre m’explose en plein visage. Savez-vous ce qu’il contient ?
Georges-Émile Lapalme, c’est l’homme – dont personne ne parle plus; quel peuple, quand même ! – que l’on a surnommé le Père de la Révolution Tranquille. Durant les années cinquante, il dirige et réorganise les Libéraux du Québec mais n’arrive pas à les faire élire contre Duplessis. Alors, Lesage prend le Parti et lui, Lapalme, on lui donne – puisque c’est dans ces travaux-là qu’il excelle – le mandat de préparer le prochain programme électoral, qui sera mis aux voix en 1960. En d’autres termes, ce que Lapalme rédige, c’est le plan de la Révolution Tranquille. Le document dont il accouche est double. Dans une première partie, il passe en revue les transformations qu’il a fait subir à son Parti pour s’assurer que les pièges dans lesquels est tombée l’Union Nationale ne prendront pas le Parti Libéral à son tour quand il aura le pouvoir en main. Ensuite, il passe à l’avenir. Et son premier chapitre, ses deux premiers chapitres, même, puisque ce sujet, en plus d’être le premier traité, est le seul à se mériter deux chapitres, est celui… de la création – présentée comme l’urgence absolue – d’un ministère des Affaires culturelles. Savez-vous que la création de ce ministère-là constituait le point 1 du programme Libéral de 1960 ? C’était ça, ce que l’on a appelé la Bebelle à Lapalme.
Depuis cette découverte extraordinaire – puisque la Révolution Tranquille, n’est-ce pas, c’est l’Hydro-Québec, l’assurance-maladie, les polyvalentes, les cégeps, la Caisse de dépôt, l’assurance-récolte, les routes, Radio-Québec, tout ce que vous voudrez mais jamais je n’avais entendu dire que ça avait censé être d’abord et avant tout les Arts et la Culture –, depuis cette découverte, donc, je me suis penché sur les explications possibles d’une relégation aussi radicale et aussi rapide que celle qui a été réservée au mandat de ce ministère qui était censé se retrouver au cœur de la Révolution Tranquille, ce qui, loin d’être advenu, a purement et simplement été effacé de notre histoire. Avec le consentement de tous. Y compris des artistes. Et des intellectuels.
Cette tentative d’explication m’était essentielle : je voulais comprendre. Or, personne, pas un chat dans mon pays ne se présentait qui eut semblé à même de me proposer la moindre justification ni même la moindre amorce d’éclaircissement. Je n’étais pas touché seulement par le fait que cette relégation dans les limbes frappait de plein fouet l’activité à laquelle j’ai choisi de consacrer ma vie, j’étais étourdi de surprise de constater que le noyau, l’axe de la Révolution Tranquille, quel qu’en eût été la teneur, ait pu être escamoté en silence. Comment cela avait-il pu être possible ? Comment ce silence pouvait-il perdurer trente ans plus tard ? Et qu’est-ce que cette évaporation-là signifiait ? Je ne prétendais pas être historien, mais je m’essayais quand même à chercher des réponses à ces questions, quitte à me fourvoyer en chemin et à me faire démontrer mon erreur par un interlocuteur susceptible de surgir de quelque recoin, ce qui m’aurait réjoui. Parce qu’au moins, dans un cas ou dans l’autre, j’aurais une chance de comprendre un phénomène qui, encore aujourd’hui, après que j’en aie parlé publiquement et privément depuis des années, à des dizaines d’individus, reste parfaitement occulté. Entendez bien, il n’est pas oublié : j’en ai discuté avec nombre de gens, y compris des journalistes, des politiques, et non seulement n’a-t-il même jamais été repris (le fait est pourtant là, noir sur blanc, page 315 : 1960 – le programme politique du Parti Libéral du Québec – Première partie : La vie nationale. Premier sous-titre : La vie culturelle et le fait français. Article 1 : Création d’un ministère des Affaires culturelles), mais pis encore : une demi-heure après avoir été énoncé, ils l’ont oublié. Disparu. Occulté. « Oui, mais… » « Il faut que tu comprennes… » « Ah, tu sais… » « Énerve-toi pas… » Le fait est que l’escamotage de l’un des aspects primordiaux de l’énoncé du programme Libéral de 1960 lors de la mise en branle de la Révolution Tranquille est inassimilable par notre conscience. Et cela dans une société qui fait chier l’Amérique du Nord au grand complet, depuis trente ans, justement, sous prétexte de protéger… quoi ?… son Identité culturelle ! On croit rêver ! Et l’on se prend à espérer, qu’en effet on rêve.
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À quelles conclusions m’a mené ma réflexion ? Rapidement. Il n’a jamais été sérieusement envisagé de réaliser le point 1 du programme Libéral de 1960. C’était un leurre. Et Lapalme a servi d’appât. D’ailleurs il s’en est bien rendu compte puisque le 3 septembre 64, il claquait la porte du Cabinet Lesage où on lui avait offert un tabouret, celui du mini-ministère qu’était sa Bebelle. Pour la rédaction du programme de 1960, on avait accepté l’utilisation d’un discours que nous qualifierions d’humaniste mais, en réalité, ce discours était un argument de relations publiques, un argument de vente. Le véritable enjeu de la Révolution Tranquille n’était pas d’assurer la survie ni le développement de notre culture – de notre rapport au monde –, mais de mener à bien une rénovation des structures de production et de l’enseignement supérieur, dans le but de permettre une modernisation de l’ensemble de la société, cette modernisation étant nécessaire pour parvenir à deux fins, ce sont donc elles qui ont constitué – et constituent toujours – le véritable enjeu de la Révolution Tranquille – laquelle n’est pas terminée, quoi qu’on en dise : 1) concentration de capital entre les mains de la bourgeoisie locale, qui connaîtrait ainsi une croissance remarquable et 2) constitution au Québec d’un marché de grande consommation, stable.
En cours de réalisation de cette entreprise, survient un schisme chez les Libéraux, symbolisé par le départ de René Lévesque et la création du Parti Québécois. Il est à noter que, par voie de filiation directe, sur l’essentiel de la tâche à accomplir et sur la plupart des moyens à utiliser pour rencontrer les deux objectifs que je viens de mentionner – plus un troisième, que nous verrons –, PQ et PLQ sont remarquablement en accord l’un avec l’autre. D’ailleurs, Robert Bourassa, invité par Lévesque à le suivre, n’a-t-il pas hésité avant de refuser ? La seule différence essentielle entre ces deux partis libéraux – l’ancien et le nouveau – est que le PLQ souhaite atteindre ses objectifs dans la souveraineté mais plutôt à l’intérieur du Canada, alors que le PQ souhaite lui aussi la souveraineté mais plutôt en dehors du Canada. En dehors ? Mais où ? Dans un cas comme dans l’autre – patates pilées ou pommes de terre en purée –, leur véritable objectif commun se résume en trois mots : accroissement du marché.
Relisez leurs programmes politiques : fédéralisme et souveraineté ne sont pas des fins à atteindre mais des leviers pragmatiques destinés à assurer la réalisation de cet accroissement du marché. Il en résulte – attachez vos tuques, la marche est haute, je dois faire vite – que dans le cas du PLQ comme dans celui du PQ, l’ultime objectif à atteindre n’a jamais été et n’est toujours que l’américanisation de la société québécoise, sous le couvert d’une justice sociale dont la nécessité ne saurait être que transitoire, c’est-à-dire que ce n’est pas elle qui est visée, pas plus que la souveraineté ni le fédéralisme, elle est un levier, elle aussi, utile le temps de nous moderniser et de nous rendre assimilables. Le PLQ préfère que le Québec soit assimilé aux États-Unis en tant qu’une partie du Canada, la PQ lui, que le Québec le soit à lui tout seul, comme un grand, étant supposé que le rendement de l’investissement serait alors supérieur. Ni l’un ni l’autre parti ne prend en compte notre voisin géant autrement que pour se demander s’il préfère être mangé par lui au buffet ou à la carte.
La seule indication dont nous aurions pu disposer à l’effet que le Québec des trente-cinq dernières années aurait souhaité autre chose que d’être bouffé aurait résidé dans le renforcement de notre culture, c’est-à-dire dans le développement dans le discours collectif ET dans l’action collective de ce que nous sommes et de ce que nous aurions souhaité devenir. Or, non seulement notre perspective historique a-t-elle été émasculée pour nous faire croire que le Québec a commencé à vivre en juin 1960 – ce qui un mensonge éhonté –; non seulement notre mémoire a-t-elle été simplifiée au point de nous retrouver incapable comme groupe de mettre de l’avant la moindre pensée politique cohérente, que ce soit envers les Amérindiens, les Américains, les Canadiens-anglais ou n’importe quel autre vis-à-vis, même pas à notre propre égard; mais encore l’affirmation de notre être est-elle devenue une litanie morne de formules éculées qui n’est pas sans rappeler les lancinantes prières tibétaines, foi et beauté en moins. C’est que, dans le cas du PQ comme dans celui du PLQ et dans toute notre société, le mythe actif n’est pas québécois. Il est américain et libéraliste. Un tel mythe, dans notre société, ne peut pas être discuté ouvertement, pas tout de suite en tous cas, parce que tous les efforts de modernisation ont justement dû être déployés sous le parapluie de notre distinction culturelle. Or, s’il est un principe fondamental à la Révolution américaine, c’est bien celui de la primauté des droits de l’individu sur ceux du groupe. La Révolution américaine s’est faite là-dessus, précisément. « We, the people… » « Ich bin ein Berliner. » « I have a dream… » Il ne saurait donc être question de devenir Américains et de préserver notre identité québécoise, les deux termes étant résolument contradictoires; nous nous en rendrions compte instantanément si nous cessions de nous conter des peurs.
Le Québec, dans la forme contemporaine qu’il a adoptée depuis 1960, n’a formulé aucun projet réel – qui justifierait l’emploi de ce vocable de « projet » –, ni pour ce qui devrait constituer son avenir dans le Canada, ni en dehors de lui. Le rêve de la société dans laquelle nous nous rencontrons aujourd’hui a toutes les caractéristiques qui permettent de dire de lui qu’il est uniquement celui de devenir des Américains. À cela, on pourrait me rétorquer que notre société est loin d’être la seule à se retrouver aux prises avec un tel souhait, le but d’une telle intervention étant vraisemblablement de nous faire sentir que nous aurions bien raison d’être ce que nous sommes, puisque, l’étant, nous ne serions pas pires que les autres. Je vous rappellerais alors que ce pôle culturel, politique, militaire et économique que constituent les États-Unis d’Amérique, nous, nous sommes assis dessus, que notre rapport démographique à lui est de un à quarante, et que c’est presque la même la même chose – presque mais pas tout-à-fait –, de fumer devant la photo d’un bâton de dynamite ou dans l’usine où on le fabrique.
La réalisation du rêve de devenir Américains ne peut être envisagée qu’à trois conditions.
1) Avoir les moyens physiques de se permettre de vivre ce rêve; d’où nécessité, pour les élites, de la capitalisation évoquée plus tôt.
2) Apporter une dote en échange du privilège réclamé; d’où la nécessité de constituer un marché moderne et développé.
3) Accepter la culture anglo-saxonne.
En trente ans, les deux premières conditions ont été remplies. Reste la troisième. Je crois qu’il ne se passera plus beaucoup de temps avant que nous ne nous présentions à nous-mêmes l’argument suivant, rendu particulièrement probable et efficace par l’obnubilation dans laquelle nous nageons de tout rentabiliser, la rentabilité n’ayant plus rien d’un moyen mais tout d’une fin :
« Un message de même teneur présenté en anglais et en français nécessite de 9 à 12 % plus de caractères en français qu’en anglais, le coût est donc énorme en termes de traitement de l’information et de son stockage, sans parler des frais de traduction. Comme nous disons déjà la même chose que les Américains, pourquoi ne pas tout bonnement le dire franchement dans leur langue ? »
C’est que, voyez-vous, derrière le mur crénelé des lois linguistiques, il ne reste pas grand-chose à défendre, sinon le mur lui-même.
Avant que vous ne montiez ici pour m’arracher les yeux, je voudrais vous demander de réfléchir à deux ou trois petites choses :
– Qui André Laurendeau citait-il dans son «Journal» [03], le 25 juin 1965, lui attribuant les paroles suivantes : « Chaque fois que j’en vois un (Américain), dit-il en riant, je suis prêt à commettre des bassesses » ? Réponse : René Lévesque.
– Comment expliquez-vous que ce soit le Québec – sous la pression remarquée des ténors du PQ – qui, du côté canadien, a permis le passage de l’Accord du Libre-Échange avec les USA ?
– Comment expliquez-vous que Provigo n’ait absorbé Steinberg que pour (tenter de) [04] se vendre aussitôt à New York ?
– Que répondez-vous à un économiste qui vous regarde dans les yeux et vous dit ceci : « Ah, tu es indépendantiste ? Eh bien, j’ai une question pour toi. S’il est vrai que près de la moitié de habitants du Québec sont en faveur de l’Indépendance, peux-tu m’expliquer comment il se fait que la sous-capitalisation industrielle, chez nous, tienne en grande partie au fait que les plans de retraite des Québécois, mais aussi une grande partie de leurs actifs, ne sont pas investis ici mais aux USA ? »
– Que signifie selon vous la phrase suivante, l’une des premières prononcées par un industriel du cru, dans le cadre d’un reportage récent de l’émission Le Point consacré à l’économie de l’Estrie : « Nous autres, dans l’Estrie, on est des Américains. »
Vous serez peut-être intéressés d’apprendre que lorsque nous sommes allés déposer devant la Commission Bélanger-Campeau le Mémoire contenant ces réflexions, non seulement ne s’est-il trouvé personne dans cette vénérable assemblée pour nous contredire sur aucun point, mais encore la représentante du Gouvernement ce jour-là, madame Claire Hovington, députée de Matane, n’avait-elle pas grand-chose d’autre à nous dire que de me féliciter pour mon beau français. Lucien Bouchard, lui, avait littéralement la tête dans sa valise – je vous le jure –, il avait apparemment un appel de la plus haute importance à passer sur son cellulaire. Les représentants de l’ensemble du milieu théâtral professionnel du Québec venaient de leur dire que notre culture est très vraisemblablement en voie de disparition… Quelques mois plus tard, un membre important d’un parti – pas le Libéral –, me faisait dire par une amie commune que mon analyse était juste, que sa teneur était bien sûr déplorable mais qu’en dépit de cela, la Culture n’était pas et ne serait pas dans un avenir prévisible une préoccupation majeure pour le PQ.
Au Québec, le ciel est jaune !
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« Dans le contexte de l’esprit technocratique, la vérité, tout comme l’histoire et les événements, se définit comme étant ce qui correspond aux intérêts du système ou du jeu de l’individu se trouvant aux commandes. La vérité est une abstraction intellectuelle, et (l’homme aux commandes) se perçoit comme contrôlant les définitions. » John Ralston Saul [05]
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Ce que je vais vous dire à présent, je tiens à ce que vous l’interprétiez bien : il n’y s’agit ni de ressentiment, ni de blâme, tout juste de douleur.
Je crois que le peuple auquel j’appartiens a vendu son âme contre des plans de retraite.
Croyez bien que je suis le dernier à croire que la peur de vieillir pauvre soit peu de chose.
Mais je crois que, puisque notre choix de priorités est fait, nous aurions tout intérêt, ne serait-ce pour la sauvegarde de ce qui nous reste de santé mentale, à dire la vérité et à cesser de niaiser avec le puck. Le fait que la réalité même qui nous a poussés à faire ce choix fera vraisemblablement que ces plans de retraite s’effondreront avant même que nous ayons pu profiter d’eux n’a même pas à être ici pris en compte.
Je crois que le premier devoir que nous ayons à rencontrer est celui de dire la vérité sur ce que nous savons. Or, j’ai le grand déplaisir de vous annoncer que je suis conscient de vivre dans une société où les intellectuels sont muets et où les artistes agissent pour la plupart comme des débiles. Je ne dis pas qu’ils le sont. Je dis qu’ils agissent comme s’ils l’étaient, par cynisme, et que, ce faisant, ils remplissent hélas leur fonction : ils synthétisent les valeurs de la société à laquelle ils appartiennent.
La question n’est pas « Pourquoi ? » La question est « Comment faire autrement, dans un pays dont la seule justification à prétendre se continuer ne saurait être que philosophique, mais où la pire insulte est de se faire traiter d’hostie d’intellectuel, quand ce n’est pas de câlice d’écrivain, et cela dans tous les cercles de cette société, y compris intellectuels et artistiques ? »
Je crois que la culture à laquelle j’appartiens et dans le cadre de laquelle je tente de créer est vouée à disparaître, du fait de sa propre volonté. Que cette volonté soit ou non assumée a peu de chance de rien changer au résultat final. Je sais par expérience qu’il est extrêmement difficile d’écrire en son sein pour un peuple qui a choisi de disparaître et, qui plus est, qui a choisi de le faire en accusant les autres d’être seuls responsables de son sort, un peuple qui refuse résolument ses responsabilités, même à son propre égard.
Je crois cependant que l’annonce de la proximité de la disparition d’un être, collectif ou individuel, si elle suscite toujours le sentiment d’une perte irréparable sur le point de survenir, ne clôt pas pour autant le débat. Bien au contraire. Reste ouverte la question essentielle de savoir à quoi sera consacré le temps qui reste imparti.
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Dans l’ouvrage que je citais plus haut, la description que fait John Ralston Saul de l’Ère de la Raison permet sans l’ombre d’un doute d’inclure notre société au rang de celles qui y participent. Il indique que l’ustensile privilégié avec lequel nos élites féodales se livrent à leur appétit de pur pouvoir possède deux dents : le secret – qui se traduit par l’élaboration de systèmes incompréhensibles pour le commun des mortels, systèmes destinés à vider de son contenu toute option qui ne soit pas immédiatement récupérable par eux dans leur intérêt à eux – et l’obscurcissement de la parole, notamment par sa transformation cynique en un vaste réseau de slogans creux.
Que le peuple auquel j’appartiens, et sa mémoire propre, disparaissent corps et âme sous les intrigues nécessaires pour arriver à survivre dans un tel monde, voilà qui est déjà bien triste.
Mais je crois que nous sombrerions carrément dans l’horreur si nous devions le faire sans même avoir eu au moins le courage d’avouer, pour le bénéfice de nos semblables qui se débattent dans la même gadoue, et pour la postérité, que cette disparition a constitué de notre part une entreprise consciente et choisie, et que nous l’avons menée à bien. Parce qu’alors nous deviendrions, tous, partie prenante à un autre encore des mécanismes par lesquels fonctionne ce monde, le renforçant davantage encore : l’oblitération de la mémoire.
Pour ma part, mon choix est donc celui-ci : quand bien même il ne se trouverait bientôt plus personne pour lire ou entendre ce que j’ai à écrire ou à dire, je souhaite approfondir aussi loin que mes capacités me le permettront la distinction que je pressens, et constate parfois, entre les humains choisissant de faire leur le destin de serviteurs du dieu extrêmement cruel que nous nous sommes choisis, qui porte les noms de Système et de Mécanique, et ceux qui croient avec Vercors que l’humanité n’est pas un état à subir mais une dignité à conquérir.
Je prie tous les jours un dieu qui n’est pas celui que je viens de décrire mais dont j’ignore tout à la fois le nom et les attributs. Je prie pour qu’il m’accorde la paix de l’âme, le courage et la clairvoyance nécessaires pour continuer à percevoir l’humanité commune au serviteur et au combattant de la dignité. Parce que je sais que dès l’instant où je défaillirais, où j’oublierais la fraternité, mon cri serait « Fuck off ! » et je tirerais dans le tas.
« Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau. » Camus. [06]
Voilà ce que j’avais à vous dire, ne perdant de vue à aucun moment votre tâche ni la raison de votre réunion d’aujourd’hui.
Merci.
(16 au 21 avril 93
Lu devant l’APEFC le 23 avril 93)