Prière Laïque — 8 octobre 1990

En octobre 1990, avait lieu à la Maison de la Culture Frontenac une soirée organisée par le Théâtre d’Aujourd’hui pour marquer les 20 ans de la Crise d’octobre.

Le texte que voici fut lu ce soir-là.   

C’est l’un des trois textes fondateurs de ma parole politique (avec A mes maîtres et DisneyWorld Syndrome)

 

Prière Laïque

 


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8 octobre 1990

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Je n’ai pas écrit de pièce sur la Crise d’Octobre. Parce que la Crise d’Octobre n’a jamais fini. Je ne peux donc pas m’emparer d’elle, ni espérer le faire jamais, la faire mienne et la remettre au monde. Elle ne peut appartenir à personne, elle est en suspens. La Crise d’Octobre, ce que nous appelons la Crise d’Octobre, les Événements, constituait la partie aiguë, visible, cernable, la pointe d’un iceberg. Ou, plutôt, la montagne formée des pointes de deux icebergs se heurtant. En surface: deux enlèvements et l’armée dans les rues, ce sont les pointes. En profondeur: la révolte de beaucoup exprimée par quelques-uns, d’un côté, et le mépris de quelques-uns exprimé par plusieurs, de l’autre.

Au cours des vingt mois durant lesquels s’est déroulé l’atelier de rencontres et de réflexion suscité par Michèle Rossignol et animé avec entêtement, bel entêtement, par Linda Gaboriau, j’ai pu mesurer dans quelle impressionnante mesure le Crise d’Octobre reste un tabou: un cadavre dans notre placard, si l’on veut bien me permettre cette image, mais un cadavre extrêmement signifiant, ne serait-ce qu’en vertu de la volonté que nous déployons depuis vingt ans pour l’ignorer — malgré l’odeur, pendant vingt ans. J’ai perdu le compte des tentatives d’écriture sur la Crise d’Octobre dans lesquelles je me suis lancé, au cours de ces presque deux ans. Des pièces, des poèmes, des essais, des réflexions, des cris de rage. Je sentais monter une idée, une émotion, une vague, mais je n’arrivais jamais à avoir prise sur elle. Quelle que soit la forme qu’empruntaient mes tentatives.

Je crois que l’artiste, dans sa société, est celui dont la tâche consiste à se laisser porter par les courants qui le traversent, pour synthétiser, fût-ce malgré lui, les courants qui traversent aussi les siens, ceux qui l’entourent et, aussi, à plonger dans les vagues et, d’instinct, aller chercher des tessons, des morceaux, des débris qui ornent le fond marin, et à les ramener à la surface. L’artiste n’a de responsabilité qu’à l’endroit de ce qui le porte intimement mais, à cet égard, sa responsabilité doit être entière, sans aspérité, sans lâcheté, quel qu’en soit le prix. L’artiste est celui dont la tâche est d’être le fou qui fait la synthèse, le derviche qui se met en état de n’avoir plus aucun contrôle, pour pouvoir tourner, tourner, s’étourdir en se répétant sa douleur et sa joie, jusqu’à ce que, oubliant tout, il ne soit plus rempli que par un immense cri, qui le traverse, et qui n’est pas que le sien, qui est aussi celui des siens. L’un, en tous cas, de ceux des siens, car nous sommes porteurs individuellement et collectivement de bien plus que d’un seul cri.

Mais sachant cela, cette responsabilité de derviche, et ayant fait le choix de confier ma vie à cette danse des profondeurs, comment danser avec, dans la tête, la voix de l’un des hommes rencontrés, qui répète :

En prison, les gars que j’ai vus là… ils ont pas appris à vivre.

Et celle d’un autre :

Ceux qui ont parlé des Événements, jusqu’à maintenant, ils ont surtout parlé du quotidien, de la cuisine. Mais il me semble qu’il y a un mythe dans ce qui s’est passé en octobre 70.

Et, en effet, cette image du Premier ministre réfugié à l’Hôtel Reine-Élizabeth, blanc de peur, au fond d’un couloir bourré de policiers la mitraillette à la main, ce côté bunker-là recèle quelque chose de mythique. Mais aussi l’image de jeunes gens sautant dans le vide, qui en ont assez du silence et du mensonge sur la souffrance, et qui décident de tenter quelque chose pour au moins se faire entendre, oh oui, il y un gros morceau, là.

Et un autre de ceux rencontrés, nous racontant Trudeau, bien avant 70, dans sa Jaguar, qui disait :

Christ, on va brasser les affaires. On va faire le socialisme.

Et puis, le même à qui Trudeau a dit ça, continuant :

Le fond du problème, c’est qu’on vient du fond des bois, pis qu’on en est pas encore sortis.

Et puis :

Eh oui : sauver la langue et pis laisser crever ceux qui la parlent.

Et puis :

C’est les femmes, qui ont bâti ce pays.

Et puis :

Les Canadiens-Français ont peur de la pauvreté. Pis y a jamais eu un seul sociologue pour étudier la pauvreté pis notre peur devant elle.

Et puis :

Quand tu vends ton âme, plains-toi pas du reste.

Et puis :

L’humanité, c’est : un homme et une femme.

Un autre disait :

Ça m’a pris huit ans, après être sorti de prison, pour entrer dehors.

Et :

La liberté, c’est des détails.

Et :

La mort, ça, on a pas le droit.

Et un autre :

Je recommencerais vingt fois. C’est ça qui manque, au Québec : la non‑résignation, l’espoir. La subordination à la loi, au Québec, c’est phénoménal. Il nous manque la colère.

Je pourrais vous en citer, des phrases comme celles-là, des magnifiques, pendant des heures. Mais. Mais je ne peux pas les faire miennes. Je peux vous les répéter mais pas prétendre qu’elles m’appartiennent.

J’ai cherché. J’ai cherché ce qui, dans la collision des deux icebergs, dans la collision du mépris et de la révolte, ce qui m’appartient, dans la mémoire d’Octobre. J’ai essayé, de vingt ou trente façons, de me mettre à danser, de plonger, et je n’y arrivais pas. Je n’arrivais pas à m’immerger dans ce qui est resté en suspens depuis vingt ans, à sentir de quoi est maintenant fait ce grand geste arrêté. Je n’arrivais pas… à regarder le cadavre dans les yeux. Parce que les yeux que je voyais, c’étaient ceux de certains des hommes rencontrés depuis presque deux ans, et tout ce qui leur passe dans les yeux, mais ça, je ne peux pas le raconter, je ne suis pas là pour piller leurs vies. C’est ce qu’éveillent leurs yeux qui compte, l’écho, la pudeur aussi. Je ne peux pas prétendre à couler dans le bronze des mots ces vies-là, qui se poursuivent. Et je ne crois pas qu’il ait jamais été de leur intention de se voir être coulés dans le bronze des mots. Alors pourquoi, depuis près de deux ans, ai-je si peur de les trahir, de fausser, de mentir.

Pourtant, je ne peux pas rester silencieux. Ça, ce serait faire insulte à la révolte. Je m’essaie une dernière fois. A Dieu vat. J’essaie une prière. Mais une prière à aucun dieu en particulier, je crois, parce que je ne suis pas certain de croire. Une prière au courage, peut-être, celui qu’ont certains et celui qui, parfois, manque, et à la foi dans la nécessité d’aider, ne serait-ce qu’un tout petit peu.

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Prière Laïque

Je suis fait de taudis et de ruines. Et, longtemps, j’ai cru n’être fait que de cela. Et, longtemps, j’ai cru ne pouvoir mettre au monde que de nouveaux taudis et que de nouvelles ruines. Et, longtemps, j’ai cru que taudis et ruines suffisaient à résumer la vie.

A sept ans, au retour de l’école, les pieds dans la neige, dans le soir qui tombe, frissonner, silencieux, en regardant, sans être capable d’émettre le moindre son, ma mère, ivre morte, étendue sur le sol, immobile, à quelques pas de moi mais de l’autre côté des portes‑patio verrouillées. Et ma mère hurlant, une nuit — je devais avoir neuf ans, cette fois-là –, ma mère hurlant, et puis des pas précipités dans la maison, par-delà la porte de ma chambre, close, et l’explication du hurlement, le lendemain matin : ivre, mais ayant encore soif, elle avait calé une bouteille d’alcool, trop ivre pour se souvenir qu’elle avait négligé d’enlever l’étiquette de la bouteille quand celle-ci avait été vide et remplie de varsol; cette attente, les pieds dans la neige, et ce hurlement, ces pas précipités, et cette explication au lever, c’était ça, la vie.

Ma mère, encore, ayant absorbé barbituriques et alcool, tenant une longue conversation téléphonique dans un cendrier, et mes sœurs et moi, glacés, nous concentrant désespérément sur le téléviseur en faisant semblant que tout était comme tout doit être, c’était ça aussi, la vie.

Et, durant des heures, matin, après-midi ou soir, assis, seul dans la voiture, à attendre mon père qui discutait avec des amis et sentait la bière quand il finissait par revenir, cette attente interminable, sans objet autre que d’être ailleurs où l’on n’attend pas, où l’on n’attend rien et où jamais l’on n’aura plus à attendre, c’était la vie.

Les huissiers qui me tendaient des mises en demeure à remettre à mes parents, et le regard méprisant, luisant de mépris, qu’ils lançaient par‑dessus ma tête en direction de notre salon‑taudis, c’était la vie.

A huit ans, neuf ans, dix ans, je ne jouais pas aux balles de neige, je jouais aux balles de glace, avec du gravier dedans. Dans les vitres des maisons, les pare-brises des voitures. Je me souviens d’un chantier de construction, qui brûle. Et de vols à l’étalage. Et puis, en revenant de la piscine avec mon ami et sa sœur, je me souviens de plus grands que nous dans le boisé où s’élève maintenant le Stade. Je me souviens avoir été ligoté à un arbre. Et je ne sais plus si le viol a eu lieu, ou seulement les menaces. C’est la vie.

Ma mère retrouvée morte dans le bureau d’un des directeurs d’une grande Société d’État, où son amant, ce directeur, l’avait abandonnée quand elle était tombée et s’était frappée, qui avait fui comme un lâche, la laissant mourir au bout de son sang, c’était la vie. L’article, dans le journal, annonçant sa mort… d’une crise cardiaque, le mensonge, pour ne pas perdre la face; la tromperie, même devant l’horreur, c’était la vie.

Et puis, l’arrachement à mon seul ami et à mes sœurs, pour être envoyé chez les grands-parents, dans un logement sombre où il fallait s’agenouiller autour du lit, à sept heure tous les soirs, pour dire le chapelet alors que, dehors, le soleil du printemps… eh non, ce n’était pas le soleil, la vie, c’était le chapelet, l’obligation, pour rien, parce que.

Et puis, dès cet âge-là, dix ans, je crois, je me souviens avoir su clairement que si je poursuivais sur ma lancée, je me souviens très clairement de l’image, venue peut-être en voyant un film ou une série policière, à la télévision, je me souviens avoir su que je mourrais égorgé dans un sous-sol. Et, malgré l’horreur, la mort c’était au moins la paix. Je ne me souviens pas avoir repoussé cette image, ou avoir décidé de changer de vie, mais ma vie changea.

Je passai alors dix ans de ma vie à faire de moi un premier de classe, d’abord, parce que les mathématiques, on ne sent rien, quand on joue à ça, c’est merveilleux; et puis un acteur, parce qu’en jouant les autres, les mots des autres, les émotions des autres, on sait au moins que cette pièce-là finit à un moment donné. Dans un cas comme dans l’autre, c’était pour cesser de sentir.

Et puis, tiens, soudain je sais pourquoi je n’ai pas écrit de pièce sur la Crise d’Octobre. Et je sais pourquoi j’ai failli hurler quand Francis Simard a dit:

Les gars, en d’dans, ils ont pas appris à vivre.

Et je sais pourquoi j’en veux aux gars et aux filles qui ont fait Octobre: parce qu’une fois que la révolte a été criée, par eux, par elles, et bâillonnée, moi je n’ai pas trouvé d’autre façon pour la crier à mon tour, la révolte. Je leur en ai voulu, sans jamais oser le nommer, parce que la vie est insupportable, avec ses mensonges, et la mort partout, et la souffrance, et toujours rien que la souffrance, des années de souffrance pour un instant de bonheur. Je leur en ai voulu parce que la vie n’est que ruines et taudis, pour moi, et qu’ils se sont arrêtés en chemin. Je leur en ai voulu parce que le soir où un bulletin spécial de Radio-Canada a interrompu l’émission que j’écoutais, pour nous apprendre que Pierre Laporte venait d’être enlevé, dans le personnage de quinze ans que j’étais, le premier de classe qui se shootait aux maths, il y a eu, et c’était déjà loin loin en moi, un petit écho qui disait à peu près ceci:

Tiens. Y a du monde qui ont décidé de brasser la cage pour dire que c’est pas vrai, que c’est pas rien que ça, la vie.

Et puis que quand, un dimanche, du balcon de mes grands-parents, j’ai vu l’armée, l’interminable convoi de l’armée, entrer en ville, je me suis dit:

Y en a qui ont la chienne. Les huissiers, et pis les curés, et pis “Étoile du matin…” vont manger leu claque.

Mais que, quand j’ai entendu, un peu plus tard encore, dans la cours d’école, à la récréation, que les hélicoptères et les militaires entouraient une maison de Montréal‑Nord, et puis qu’il était question d’une auto en route pour Dorval, ou plutôt non: pour l’Expo, et puis après, Cuba, la petite voix s’est tue. Elle a dit :

C’est la vie.

Et puis elle s’est tue.

Elle est revenue, plus tard. Elle s’est imposée, même. Mais ce n’est qu’aujourd’hui que je la reconnais, tant elle a pris de détours et de visages différents pour revenir.

Je crois que lorsqu’elle s’est tue, ce n’était pas qu’elle était à bout de course, à bout de souffle, c’était que sur ce qu’était la vie, pour moi, il n’y avait plus rien à être dit : je n’étais que… oui : que taudis et que ruines.

Que dit-elle, à présent? Que dans le constat même des taudis et des ruines, il y a l’espoir d’autre chose. Et qu’à cette autre chose, peut-être, je n’atteindrai jamais. Mais que l’important n’est pas que dans l’achèvement. Si seule la victoire importait, nous ne serions pas ici, ce soir.

Ma prière est une question. Une question qui ne porte pas sur l’issue des événements qui nous attendent, mais sur la mémoire que nous avons de ceux qui sont déjà advenus, et sur la mémoire que nous aurons un jour, peut-être, des événements qui adviendront demain.

Cette question, elle est faite de fragments. Et ils sont encore plus difficiles à supporter, ces fragments-là, que le souvenir d’une mère ivre morte, d’un père absent ou d’un viol. Parce qu’ils parlent de la mémoire offerte, de la mémoire disponible pour les mères ivres mortes, les viols, les pères absents et les garçons de quinze ans qui veulent cesser de sentir de peur d’en mourir.

Il y a un traducteur new-yorkais qui parle du théâtre québécois, il a lu plusieurs pièces de chez-nous, peu de temps avant de dire ça, il dit:

C’est bizarre, mais les pièces de chez-vous, ça se sent qu’elles sont écrites pour de petits théâtres.

Et, dans sa phrase et dans son ton, il y a l’évocation d’une culture morcelée, d’une culture par petits coups, dans laquelle ceux à qui elle appartient se reconnaissent peu.

Il y a un metteur en scène argentin exilé à Caracas, avec qui je discute et qui attend une heure avent de tuer le taon qui voltige autour de lui, parce que, m’explique-t-il après coup :

Je croyais que, pour un Canadien, tuer un animal ce doit être un crime.

Et il y a dans sa phrase un long commentaire sur le caractère en-dehors-du-monde, sur-une-autre-planète, hors-de-la-vie, de ce que c’est, un Canadien.

Il y a un homme de théâtre nicaraguayen, rencontré à New York. A la fin d’une réception, au terme d’une rencontre de plusieurs jours, nous nous parlons finalement. Il me dit :

Je suis allé à Montréal, pendant quelques jours. Je suis allé chez vous. Un soir, en parlant avec quelqu’un, j’ai mis ma main sur son bras. Il l’a retirée, vivement. Ca m’a frappé parce que j’ai vu beaucoup de choses comme celle-là, pendant le court temps où j’ai été chez vous. Pourquoi est-ce que vous avez tous si peur, tout le temps? Pourquoi croyez-vous que dès que quelqu’un s’adresse à vous, c’est pour vous fourrer?

Il y a des hurlements, à la radio, l’été dernier[1], dans un taxi, pendant au moins vingt minutes, une tribune téléphonique:

Envoyez-leur les chars d’assaut!, vous verrez ben si y vont négocier!

Et le chauffeur qui refusait de baisser le volume: il voulait être informé.

Il y a mon premier amant, en 1976. Nous nous sommes connus peu de temps avant l’élection du PQ. Pour lui, la lutte des classes passait avant tout. Et la langue c’était un détail. Il me faisait mon auto‑critique, le soir. Parce que ma douleur n’était pas traitable dans ses termes à lui, il disait que j’étais une potiche culturelle.

Pourtant, dans le Manifeste du FLQ, qui porte, lui, sur la lutte des classes, il y a un seul mot, pour décrire à quel point Trudeau est horrible: tapette.

Il y a, au Maroc, un diplomate originaire de Québec qui a invité un de ses amis, poète marocain révolté. Le diplomate tient absolument à ce que nous nous rencontrions, mais moi je sens immédiatement que le poète n’est venu que par amitié pour le diplomate. Quelque chose dans son regard sur moi me fait perdre tout contrôle et je parle beaucoup trop fort, dans ce party poli. Je dis au poète marocain ce que j’ai dit à l’homme de théâtre du Nicaragua mais, cette fois, c’est un cri :

Écoute-moi ben : le mépris que je lis dans tes yeux, je l’prends pas. Toi, tu luttes pour les tiens, tu luttes pour ton peuple. Et tu me regardes comme un poète venu d’un peuple sans combat. Mais qu’est-ce que t’en sais? Hen? Qu’est-ce que tu sais de la douleur des gens qui vivent chez-nous? Parce que tu ne peux pas te la représenter, tu la méprises? T’as pas le droit de mépriser comme ça, sans savoir ce que c’est que la douleur d’un peuple qui meurt dans le silence.

Et il y a que je n’ai pas écrit de pièce sur la Crise d’Octobre. Et que je ne crois pas en écrire une un jour. D’abord parce que ce qui me fait danser, ce n’est pas la surface des icebergs, mais leurs profondeurs. Et aussi parce que je n’ai pas d’ennemis. Je veux dire par là qu’il n’est personne au monde que je sois prêt à réduire à ce vocable-là: ennemi. Cela ne signifie pas que je sois d’accord avec tous les gestes posés par tous, cela ne veut pas dire non plus que pour d’autres je ne sois pas à abattre, mais ça c’est eux que ça regarde. Je crois que si l’on s’oppose irrémédiablement à ce qui nous heurte ou cherche à nous heurter, si de l’autre, quel qu’il soit, on consent à faire l’ennemi, rien n’est plus possible que les taudis et que les ruines. Et je crois qu’aussitôt que l’on a un ennemi, il ne peut plus être question que de victoire, et que la question n’est pas là. On hait dans l’autre ce que l’on hait chez soi. Il vaut mieux se souvenir. Et accepter de prendre en compte la mémoire de soi, toute la mémoire de soi.

Je suis ici parce qu’un dimanche soir on m’a demandé de me joindre à un atelier dont le thème était : « Pourquoi n’y a-t-il pas de théâtre politique, au Québec? »

Et à cette question aussi, je crois venir tout juste de trouver une réponse.

Parce que les peuples en voie de disparition ne font pas de politique. Faire de la politique, ça veut dire se sentir légitimé de vivre. Ça veut dire s’écouter, soi, d’abord, et sa douleur, et sa joie. Mais pas que sa haine. Vivre le ressentiment, c’est admettre que le sens de sa vie est hors de soi:

C’est à cause de… C’est la faute de… Si il ou elle ou eux ne m’avait pas fait ceci ou cela…

Ou, au contraire :

Si il ou elle ou eux avait…

Il n’y a pas de petite voix possible, avec le ressentiment, parce que soi est exclu, soi est une victime, soi subit et n’agit que pour adresser les reproches.

Les peuples en voie de disparition, en perte de mémoire, parlent aux cendriers et se couchent contre terre, immobiles, l’hiver, derrière les portes‑patios. Et ils ont peur de se faire fourrer. Et ils trouvent les poètes bien ennuyants, comparés aux chars d’assaut.

Un peuple qui meurt, ce ne sont pas ses membres qui cessent de vivre. Ce sont ses membres qui cessent de se souvenir. Qui ne savent plus de quoi les souffrants d’hier sont morts.

Il y a un journaliste du seul quotidien québécois qui prétende réfléchir, au moins un peu, qui parle des auteurs québécois en disant:

Nos auteurs

et en mettant

Nos

entre guillemets.

Il y a un ami romancier, rencontrant des étudiants, dans un cegep, je crois, et se faisant demander:

Pour qui s’tu t’prends, écrire des romans?

J’ai eu droit à ça, déjà, souvent :

Tu t’prends pas pour d’la marde, Chose.

Et je crois qu’il ne doit pas y avoir un seul poète, chez nous, qui n’ait jamais entendu cela.

Il y a un ami, il y a quelques jours, poète lui-même, et aux prises avec toute l’illégitimité qu’il y a à être poète d’un peuple qui veut cesser de sentir, me disant :

Pourquoi vous faites un soirée d’même, vous l’savez qu’ça changera rien.

Écoutez bien. Je vais danser.

Si, comme je le crois, nous sommes en train de disparaître à force d’avoir voulu cesser de sentir, tellement la douleur est grande,

Si, comme je le crois, tous, ils nous faut faire des efforts surhumains pour arriver à seulement entendre la joie et la douleur de l’autre, tellement nous avons peur de l’autre,

Si, comme je le crois, notre mémoire est en train de pourrir, reléguée au placard des accessoires de luxe, parce que nous sommes devenus un peuple d’arrivistes morts de peur devant la vie

D’arrivistes qui ne veulent pas qu’on déplace le moindre bibelot de leur beau salon, parce que ça pourrait rappeler quelque chose à notre mémoire,

Alors que notre mémoire, et rien qu’elle, nous donne droit au nom d’humains

Je suis encore cet enfant de sept ans, les pieds dans la neige

Et celui de neuf ans qui comprend parfaitement pourquoi on veut se fondre au téléviseur:

Pour ne pas remarquer qu’à trois pas quelqu’un parle dans un cendrier parce qu’il n’y a personne d’autre sur terre à qui parler!

Mais je peux, moi, maintenant, ce soir, parler à l’enfant que j’étais, et calmer sa terreur, je peux le prendre par les épaules, c’est tout ce dont il a besoin, et je suis le seul à pouvoir le faire, et lui faire

Chuuut

Et lui expliquer, tout doucement, tenter, en tous cas, de lui expliquer que les balles de glaces ne feront pas que ça va faire moins mal

Et les mathématiques non plus

Je peux, je dois, lui parler. Je n’ai pas le choix. Ou j’accepte de regarder en face de quoi je suis fait, ou je meurs.

Si, comme je le crois, tous, nous sommes convaincus de l’illégitimité de la mémoire, de l’art, chez nous, cette illégitimité qui est le reflet de la fondamentale, de l’essentielle illégitimité d’être, un point c’est tout, individuellement, ou collectivement, cette illégitimité dont je crois qu’elle nous habite, tous,

Et si même, comme je le crois aussi, la prière que j’adresse en ce moment-même à je ne sais qui, je ne sais quoi, je ne sais où,

Si cette prière devait être entendue de vous, les seuls devant qui je suis redevable de la mémoire que je porte,

Si cette prière devait être entendue comme la plainte d’un bébé gâté qui braille pour obtenir encore plus de Pablum pour se jouer dans le nombril,

Ce qui est ce que nous pensons, tous, plus ou moins, des poètes, dans un coin ou un autre de notre fort intérieur,

Si même vous deviez penser cela,

Alors que je hurle la portion de mémoire qui m’est échue

Et que je hurle devant le néant que les miens, et moi avec eux,

Le néant que nous sommes en train de devenir,

Dans lequel il n’y aura plus aucune place pour cette mémoire-là, ni personne pour se soucier d’elle,

Même si tout cela devait advenir,

Et même quand tout cela sera advenu,

Je continuerai d’écrire.

Quand bien même ce serait pour que mes mots tombent dans le néant de l’oubli.

Mais j’écrirai sur la révolte

Pas sur la victoire du mépris de soi et sur la victoire de l’oubli.

Parce que le peuple cynique que nous sommes devenus, ce n’est pas, la vie.

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R-DD

7 octobre 1990

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[1] Crise d’Oka.

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