Pièce très librement inspirée, en partie, du récit La dernière nuit de Didier Decoin, écrite à la demande d’Élizabeth Chouvalidzé.
Créée le 6 novembre 1991 au Café de la Place de la Place des Arts, dans une mise en scène de Jean-Marie Lelièvre, avec Élizabeth Chouvalidzé, Marc Béland et Patrick Goyette.
Ce monologue était dit par Patrick.
Anne est morte (poème de temps de guerre)
Extrait
En rentrant. Très tard. J’ai sommeil. Le boulevard est désert : rien que ce taxi, où je me blottis sur la banquette arrière. Un court instant, il y a, sur les façades, des reflets de gyrophares. Une voiture de police nous dépasse. J’ai à peine le temps de croire qu’elle va passer son chemin. Mais elle nous fait une queue-de-poisson, nous force à arrêter. À peine le temps de me redresser un peu. Crissements de pneus; pas même le temps de discerner si ce ne sont que ceux de la voiture où je me trouve. Un hurlement :
— Envoye. Sors. Sors. Sors de d’là.
Je me retourne. Par la lunette arrière : toute une constellation de gyrophares sur des voitures garées en travers de la rue, dans tous les sens, et cinq, six policiers — je ne sais pas le compte exact ─ qui pointent leurs armes dans ma direction, là, à quelques pas.
Rien que le temps de me demander si je n’ai pas récemment commis le crime d’être poseur de tapis. Rien que le temps de me demander si je ne suis pas un jeune nègre dont on dira qu’il a tenté de fuir.
Le policier le plus rapproché tremble un peu. Pour moi, son visage aura jusqu’à ma mort cette apparence : celle d’un petit cercle de métal noir percé et d’un doigt, de deux mains recroquevillées juste en dessous du petit cercle de métal noir avec un trou en plein centre.
— Envoye. Sors. Vite. Envoye vite. Grouille.
Je ne sais pas qui, de lui ou de moi, a ouvert la portière. Je sais que j’ai pensé :
— Heureusement que ma ceinture de sécurité n’était pas bouclée. Le geste de la détacher pour répondre à son injonction m’aurait déjà coûté la vie.
Ensuite. À plat-ventre sur le trottoir glacé. Il y a des pieds : un sur ma nuque, un dans mon dos, un sur mes reins. Des mains me retiennent les jambes, les pieds. Savez-vous quelle sensation donnent des semelles glacées de policiers contre votre nuque découverte, quand vous avez le visage écrasé contre un tout petit bout de béton dégagé au milieu d’une infinité de glace sale de trottoir de grande ville ? Que vous aspirez du sable si vous ouvrez la bouche pour tenter de demander ce qui est en train de vous arriver.
— Farme ta yeule !
Le chant des gorilles, la nuit, au fond des bois; mais pas des mots : ce ne sont pas des humains qui tiennent ces armes-là. Notre langue, ce que nous appelons notre langue, je ne sais pas si je pourrai un jour écrire encore avec ses mots. Je ne sais pas. Pas depuis que j’ai entendu ces mots-là dans la bouche de ces êtres-là. Et qu’ils y allaient si bien.
Je pensais : l’un d’eux va s’empêtrer dans ses bottines d’un instant à l’autre, ou glisser… ─ il n’y a que sous mon nez qu’il y ait du béton : partout ailleurs, autour, c’est la glace ! ─ … il va glisser et le coup va partir. Quand se décidera-t-on à déglacer les trottoirs de Montréal ! Il n’y a pas que les vieilles dames qui risquent de s’empaler sur les piques de fonte des clôtures si jolies ! Il y a les fêtards, les mangeux de pizzas tardives, qui risquent de se faire faire sauter le crâne par les forces de l’ordre… de l’ordre !… sans crampons ! Quand ?
On m’a relevé. Jeté contre la vitrine d’une banque. Les mains en l’air, écartées à grand’ claques, contre le verre glacial. Les pieds écartés du murs, écartés l’un de l’autre, à coups de pieds. On me fouille. Ça beugle. Je pèse mes mots : ça beugle. Je me dis :
— Regarde. Regarde l’heure sur l’horloge, dans la banque illuminée au néon aveuglant. Concentre-toi sur l’horloge, là, sur le mur du fond. Pense à l’horloge. Cramponne-toi à la réalité à laquelle tu crois. Tout ceci n’est qu’un instant.
Prenez un homme sur lequel une demi-douzaine de bêtes féroces ─ qui ne défendent même pas leur pitance ni leurs petits ─ pointent leurs armes. Mettez-lui une horloge sous les yeux. Et il se peut qu’il soit incapable de comprendre ce que signifient ces aiguilles-là, qui tournent sur fond blanc. Le pouvoir des bêtes sur nous, c’est de nous rendre semblables à elles.
C’est fini. Il y avait, dans l’une de mes poches, une carte de guichet automatique. Ils ont discuté par radio avec leurs semblables, là-bas, dans une caverne. Je balbutie. Je crois qu’il n’y a rien d’autre que des blasphèmes à pouvoir sortir de moi; le pouvoir des bêtes, c’est de nous rendre semblables à elles. L’un d’eux prend une grosse voix pour m’expliquer qu’ils étaient dans leur droit. Il me tutoie. Il m’explique qu’ils ont reçu un appel. Un appel, comme Jeanne d’Arc. Quelque part en ville, il y avait quelqu’un avec un capuchon. Or, voyez-vous, il y en a un, de capuchon, là, qui pend dans mon dos. Ils ne pouvaient pas savoir, n’est-ce pas. Ils ne pouvaient pas savoir. Ils ne savent, en effet, même pas ce qu’il a fait, cet être-là, l’autre, quelque part en ville, qui porte cette nuit un capuchon. Mais ils ne pouvaient pas savoir. Ils sont dans leur bon droit : est-ce que je n’allais pas sortir « quelque chose » de « quelque part ». Ils remontent déjà en voiture. Pas un regard, pas un mot, rien. Ils ont l’air déçu. Ils se sont trompés. Je ne me prononcerais sous aucun prétexte sur le sens que prend leur déception. Je ne sais pas s’il arrive aux fauves des forêts vierges de se tromper de proie. Je veux dire : d’en traquer une qui se révèle immangeable. Si c’est le cas, je doute que leur déception soit plus grande que celle des bêtes qui hante la nôtre, de forêt, quand telle mésaventure leur advient.
Celui qui a une grosse voix, qui me tutoie et qui est déjà le seul, le pauvre, à rester près de moi, lui qui a pour tâche ─ ingrate ─ d’expliquer au tas de viande qu’on ne peut pas tout savoir, qu’il n’y a pas de chance à prendre avec les bandits, essaie vaguement de lier conversation : il me demande si ça va ? Si c’est passé ? Il a presque envie de jaser, essaie de prétendre son ton, mais c’est celui du manuel : il doit correspondre au ton numéro untel, son ton, pour de telles occasions, prévues et codifiées. Un de ses collègues, en retrait, remplit déjà le rapport : salaud que je suis, je viens de coûter aux contribuables presque aussi cher qu’une fausse alerte au feu, je suppose. Il est de mauvaise humeur, l’être qui remplit son rapport. Celui qui applique la directive, lui, finit par être obligé de me demander, histoire de meubler la conversation… « Ah, écoute, r’viens-en, fais-en pas un plat ! », me dit son regard :
— Tu fais quoi, dans la vie ?
— Écrivain.
J’ai cru qu’il allait vomir. Un matin de décembre. Il devait être aux environs de 4 heures 30.
— Qu’est-ce qu’il a à chialer ? Il n’avait qu’à se coucher à une heure décente, comme tout le monde.
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