1996
Texte écrit à l’invitation de l’hebdomadaire Voir-Québec
L’angoisse de la page blanche
Je le savais bien, que quelqu’un finirait par me coincer. Je veux dire : finirait par me poser cette question apparemment inévitable. Dont tellement d’écrivains ont traité. Que tellement de journalistes ont posée. Sur laquelle tellement d’essayistes se sont penchés. Dont tellement de lecteurs et de spectateurs souhaitent entretenir tous les propriétaires de crayons qu’ils trouvent sur leur route. Et puis je savais bien aussi que, ce jour-là, je n’aurais le choix qu’entre mentir ou passer pour un présomptueux. Zut. « L’angoisse de la page blanche » ? Tant pis, allons-y : connais pas !
Il y en a pourtant tellement d’autres, angoisses, que je connais : celle des fins de mois; celle de me faire poursuivre, une nuit de temps, dans un dédale de ruelles désertes, par la phalange des dead-lines auxquels j’ai manqué de respect; celle de finir par perdre mon couvert et me mettre à crier des insanités aux zozos avec lesquels je m’entête à tenter de raisonner, persistant à croire que chercher à comprendre ce qui se passe dans le monde qui m’entoure vaut mieux que de tomber dans le pipi-caca-poil; celle du chronomètre. Il y en a tellement, d’angoisses, qui valent que l’on s’attarde à elles : celle d’oublier que les humains sont autre chose que des figurants dans le petite vue que chacun-chacune se raconte pour soi-seul; celle du jour où les généticiens vont croire pouvoir annoncer qu’ils ont isolé le gène de l’amour et que le traitement est pour la semaine prochaine; celle de voir Lucien Bouchard faire un pas de plus sur le chemin de la sainteté, ce qui le conduirait à léviter en permanence, une assiette dorée collée en arrière de la tête, ou Jean Chrétien faire encore un pas en arrière sur celui de l’intelligence, ce qui, j’en suis certain, nous obligerait à revoir entièrement notre conception du vide absolu. Des sujets d’angoisse, j’en connais des tas. Mais celle de me retrouver devant une page blanche ? De peur de ne pas savoir quoi y inscrire ? Non. Nein. Niet. Zilch.
Ça y est. C’est dit. Et me voici passé dans le camps des présomptueux.
Qu’est-ce que ça veut dire, d’abord, « L’angoisse de la page blanche » ? Qu’est-ce qu’on évoque, quand on prononce ces mots-là ? Je n’ai jamais très bien saisi. Est-ce qu’on veut dire qu’écrire se résumerait à se désemplir le cœur, lequel serait donc une espèce de poubelle risquant à tout instant de se retrouver vide ? Ou alors constituerait un exercice d’invention à base de fantasmes, de rancœurs, d’espoirs et de compensations, que l’écrivain métaboliserait comme une poule digère ce qu’elle bouffe, pour arriver à pondre ? Et que l’on risquerait, comme elle, de se mettre à ne plus métaboliser suffisamment ?
Je ne vois pas.
En revanche, je vois très bien comment on peut se retrouver coincé, incapable de sortir ce que l’on a à dire, mais ça, ça n’a plus rien à voir avec la page blanche : je vois très bien comment on peut avoir fait une telle quantité de compromis que l’on n’est même plus capable de s’entendre penser, ni donc d’écrire. Comment on peut avoir tellement astiqué son image qu’on n’ose plus dire ce que l’on pense de peur de nuire à son éclat. Je vois très bien comment on a pu s’emmêler les pinceaux dans les concepts fumeux de l’idéologie au point de ne plus penser, de ne plus laisser que l’idéologie le faire pour soi. Et je vois très bien que dans une société où une table s’appelle indifféremment un chameau ou une verlaine, un truc ou la patente, on puisse être saisi de vertige au moment d’évoquer ce que l’on ressent, ce que l’on pense, et ce qui blesse la vie autour de soi. Et en soi.
Loin de moi l’intention de nier le serrement qui doit empoigner le cœur de celle ou de celui que l’angoisse de la page blanche saisit. Mais je ne le connais pas.
La page blanche n’est pas le monde, elle ne parle pas, ne murmure rien, elle est l’oreille dans laquelle nous, nous murmurons. Elle est l’épaule sur laquelle nous nous penchons pour parler au monde. Quand bien même ce murmure devrait dormir au fond de nos tiroirs pour l’éternité.
La page blanche ne m’angoisse pas. Ce qui m’angoisse parfois, en revanche, ce sont les pages noircies de cris de haine, d’appels à la suspension de la pensée, de mépris pour ceux et celles qui souffrent, d’injonction et d’injures, de ressentiment et de bonne conscience.
Moi, je devrais angoisser devant une page blanche ? Alors qu’exprimer une seule idée claire, si simple soit-elle, demande autant de travail ? Alors qu’il est si facile d’appeler aux armes mais tellement plus long d’appeler aux livres ?
Quand j’aurai dépassé René Char, et Camus, et Rilke, et Shakespeare, et Robert Lalonde, et Borges. Quand la même page blanche posée devant moi qu’autrefois devant Cervantès et Tchékhov n’aura plus de secret pour moi, j’aurai peut-être le temps de me mettre à angoisser sur elle. Quand j’aurai fait le tour du monde, de ce qui qu’il y a derrière lui et dans nos yeux, quand j’aurai épuisé la source, j’angoisserai.
Mais ce n’est pas pour demain.
j’ai particulièrement aimé ce passage : «La page blanche ne m’angoisse pas. Ce qui m’angoisse parfois, en revanche, ce sont les pages noircies de cris de haine, d’appels à la suspension de la pensée, de mépris pour ceux et celles qui souffrent, d’injonction et d’injures, de ressentiment et de bonne conscience.»
Merci, Alain.