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La Prière du Renard
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La lettre à Gaston
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Peut-être bien. Peut-être as-tu raison, mon ami, et l’homme n’est-il pas nécessairement plus grand debout qu’à plat-ventre. Aussi ne te dis-je pas qu’il est plus grand ainsi, mais seulement qu’il respire mieux.
Je sais l’histoire de ce vieux Roi trahi par ses filles, celles qu’il aimait, et qui a répudié la seule qui ait su véritablement l’honorer; à la fin de sa vie, il maudit ciel et terre, gouffres et étoiles. Qui peut se maudire soi-même ? Il me semble que le vieux Roi ne maudit l’univers et son créateur que parce qu’il ne parvient pas encore à mourir, et que c’est de cela qu’il se plaint. Mais que puis-je te dire ? Je serais bien fat en osant juger sa colère. Sa douleur. Mais. Mais. Que te dire d’autre que : j’ai vu, moi, l’œil d’un père, allumé en parlant de son fils nourrisson. Et l’étincelle, tout au fond de l’œil, la flamme, faible mais persistante, dans la voix de celle qui luttait pour n’être pas engloutie par sa douleur, par sa peur.
Et ça, ça, mon ami, je prie, je prie avec autant de ferveur qu’en mettait le vieux Roi à maudire, je prie, te dis-je, pour que le souvenir de cet oeil allumé, de cette étincelle fugace, de cette flamme tremblotante, me prenne par les épaules, et me soutienne à l’heure de la trahison.
Car de trahison, l’histoire des humains ne manque pas. Mais de clins d’œil à son assassin ?, d’à peine perceptibles hochements de tête, d’acceptation, au moment de l’amitié reniée, bafouée ?, disant : « Je te reconnais. Et par ma propre faiblesse, je puis témoigner de ce que le couteau dans ta main, le poison de tes mots, ne te font pas moins mon frère ou ma sœur, mais plus encore. S’il te faut m’égorger comme le lapin pris au collet, soit. Je suis entre tes mains. Mais à l’instar de celle du lapin, que ma mort te fortifie. Sinon, si de ton geste, de sous lui, rien de plus grand en toi ne se découvre… alors la malédiction est déjà sur toi, en toi. Et n’a nul besoin de se nourrir, elle, de ma hargne, de mes appels à la vengeance » ?
Si c’est être bête que de souhaiter, au terme de sa vie, laisser une petite pierre dans ce mur-là, celui de la fraternité, qui ne sera jamais trop grand, plutôt qu’un éclat dans celui de nos haines, qui peut bien se passer de mon aide tant il trouve déjà de soutien de toutes parts, eh bien, oui, je suis bête.
Oh, comme je souhaite, à l’heure inévitable, mourir le sourire aux lèvres avec, sur le front, le signe de cette fraternité, oui, fut-elle celle de la faiblesse, plutôt que celui de la malédiction. Comme je souhaite rendre à la vie ses bienfaits ─ oh, parfois bien cachés dans les bosquets touffus ─ plutôt que de mourir avec les mots du ressentiment aux lèvres, la blâmant pour ce qu’il me semblerait qu’elle m’a refusé plutôt que lui rendant grâce pour ce qu’elle m’a sûrement donné. Suis-je un faible, vraiment, en prononçant de telles paroles ? Il se peut. Il se peut que, par de tels discours, je fasse la preuve de ce que la cohérence que je pense lire dans la vie que je perçois autour de moi est une illusion.
Si tel est le cas… tant pis. Je suis peut-être faible, et fou, sûrement, mais d’un monde où le regret serait aussi solide, aussi essentiel, aussi omniprésent que le ciel au-dessus de nos têtes et le sol sous nos pas; d’un monde de chagrin, et rien que de chagrin, où le chagrin serait la règle et la joie l’accident, je n’ai que faire. Or je ne suis jamais parvenu à me convaincre de ce que nos existences ne seraient qu’un hiatus entre deux plages de néant; que nous vivrions, en quelque sorte, par inertie, n’osant pas quitter cette existence misérable par peur de ce que nous trouverions au-delà. Non. La vie est belle. Je dis bien : belle. Qu’y puis-je, si la grâce naturelle des gestes de cette femme mûre; ou le rire frais de cette autre, jeune; si le désir qui transpire de ce jeune homme; si la sagesse souriante ou bougonne de ce vieillard, me transportent. Me remplissent d’un bonheur indicible.
Je sais bien que cette grâce peut cacher le calcul et être un artifice; ce rire être signe de sottise; ce désir, un simple appétit des glandes; et que ce vieillard peut ne porter qu’un mince masque au travers duquel l’ignorance prend ses airs de noblesse. Quand bien même cela serait ? Je m’accorde bien, fût-ce dans la solitude, d’avoir quelques faiblesses. Seraient-elles plus grandes à la lumière du jour et au grand air ? Que je ne sois pas qu’un esprit ne me semble pas si fâcheux. Dois-je refuser aux autres ce que je sais incontournable pour moi ? Mes vices privés ne sont-ils pas encastrés à même ce que je prends pour mes vertus, que je souhaite publiques ? Je ne parviens pas à comprendre, malgré tous mes efforts, cette persistance de l’idée qui veut que la jouissance des glandes soit plus vile que celle des anges.
Ah. Mon ami. Mon ami. Je ne suis peut-être, après tout, que simplement aveugle à ce que d’autres voient. Mais ce que je vois, moi, dans le regard éperdu de désir de ce jeune homme, c’est peut-être – « peut-être » ne suffit-il pas pour courir le risque ? ─ c’est, peut-être, un jour où il sera emporté par ses glandes, une tendresse humaine le saisissant par surprise, au détour de gestes mille fois répétés ? Humaine. Et si les glandes étaient sa voie, son chemin à lui ? Qui me dit que cette jeune fille ne sera pas un jour surprise par la musique de son propre rire ? Ou si son rire ne fera pas découvrir à tel célibataire se desséchant que la vie continue ? À tel veuf, ne rappellera pas, le temps d’un éclair précieux, cette épouse morte bien trop tôt ? Qui me dit que la ruse de la grâce étudiée de la femme mûre, que cette grâce tellement connue à force de tant de pratique, reconnue chez une autre, n’ouvrira pas un tiroir secret ou ne révélera pas, sous le tain du miroir, quelque message secret, quelque espoir enfoui, oublié depuis longtemps ? Si la sagesse grimacée du vieillard ne laissera pas quelqu’empreinte réelle ? As-tu jamais entendu de ces contes sur les Blancs ayant vécu parmi les Chinois, et singeant leurs coutumes, finissant par avoir les yeux bridés ? Tu me diras qu’ils ne jaunissaient pas. Et tu as raison. Tu me dis qu’il est terrible qu’ils n’aient pas jauni ? Je te réponds qu’il est grand qu’ils aient bridé.
Je ne suis pas jovial. Je suis amoureux. Amoureux de la vie. Et de ses surprises. Ah ! La peau. Les os. Et le sang qui coule dans nos veines. Et les larmes. Toutes les larmes. Une paume. Une paume, mon ami. Et l’extrémité des doigts. Je veux bien hurler de douleur, de terreur, et ne m’en suis jamais privé à mes heures. Mais permets-moi aussi de chanter une paume et des doigts qui méritent bien autant de nous que la lune, un lac au bleu si profond, des montagnes à couper le souffle, le soleil qui se montre enfin.
L’homme est un loup pour l’homme ? Soit. Mais est-ce bien une raison suffisante pour l’exterminer, sinon dans les faits, du moins en souhaits ?
La chair ? Oui. Oui, la chair. Et ses faiblesses. Elle pourrira bien assez tôt. Laisse-moi m’y complaire. Le nez enfoui au plus creux d’une aisselle. Les lèvres sur une nuque. Les mains croisées sur un ventre qui n’est pas le mien. Et l’enfant que l’on réconforte après son cauchemar. Et la douleur, qui nous empêche de nous croire déjà morts. Oui, même elle. Bon sang, mais quand elle cessera tout à fait, il n’y aura plus rien. Ou alors… Quoi ? L’infini glacé ? Un festin éternel ? J’aime jeûner… parfois… pour sentir l’appétit gonfler. Et me rappeler que rien n’est dû. J’aime le désir et pas seulement son assouvissement. Tu le sais bien; penses-y : est-il rien de plus ennuyeux que les jeux de l’amour résolus en un instant ? Pourquoi en irait-il autrement de nos autres désirs ? Pourquoi devrait-il en aller autrement de la joie et de la sérénité ? Je ne parle pas de ces plaisirs-là, pour le la mise en branle desquels ils faut déployer d’étranges instruments qui durent sortir tout droit de quelque manufacture donnée en concession par la Sainte Inquisition, qui cernent les terres sur lesquelles délices et souffrances, les deux cousines, se confondent, jumelles; ce ne sont pas là mes oignons et ces confusions-là ne sont pas de mon propos. Mais s’éloigner un instant, au plus fort de la passion, pour admirer la splendeur avec un peu de recul que ne permet pas le parcours des détails ? Et prendre le temps de dire quelques beaux vers de sa propre plume si l’on en a le talent, ou de celle d’un autre, s’il nous fait défaut ?
J’aime trop mes mains quand elles caressent. et le corps humain me semble déjà suffisamment vaste pour s’y perdre sans jamais en voir le bout pour que je voie quelqu’intérêt à y ajouter encore des ailes.
J’aime ces femmes, la gracieuse et la joyeuse; ce garçon me bouleverse et ce vieillard me donne l’espoir.
Qu’ils vivent, bon dieu ! Qu’ils vivent ! Comment pourraient-ils et elles savoir par avance ce qu’ils et elles trouveront grâce à leurs glandes, leur rire, leur masque et leurs artifices ? Qui suis-je pour en présumer ? Et puis. La bêtise est amusante. Parfois. Il me semble…
Humain. Il me semble qu’il n’est guère de mots plus beaux.
Mais… quel contrat !
Il éclate de rire.
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