Texte à peine amorcé, ébauché le printemps dernier en repensant au Labo que je venais d’animer à l’Uqam auprès d’un groupe d’étudiants en Études théâtrales. Sur la notion de risque dans ma vie.
(25 mars 2020)
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Flânerie au cœur d’une toile…
au sujet d’Hyppolite
(10 avril 2019)
Une toile de fond : l’expression « près de 20 ans plus tard »
Posés devant elle, deux objets :
Une peinture montant Hyppolite entraîné vers la mort par ses chevaux bien-aimés
Et
La prise de conscience d’un aspect jusqu’ici resté voilé de ce que l’on a fait sa vie durant.
Comme souvent, je ne note ceci pratiquement qu’à mon propre usage. Pour pouvoir me prouver dans deux semaines que je n’ai pas rêvé, que j’ai bel bien pensé « ça ».
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« Près de 20 ans plus tard ».
J’en ai déjà parlé plusieurs fois — dans Morceaux et dans Entretiens, notamment : durant toute ma jeunesse j’ai cru dur comme fer que je ne dépasserais pas l’âge de 40 ans – 45 au grand maximum. Ce n’était pas « une idée » que je me faisais, et pas non plus « un projet », sûrement pas. C’était une certitude, tout simplement, une connaissance, jamais apparue, ayant sans doute le même âge que moi, solide comme le roc, qui était là, en permanence, au cœur de mon décor. « Regarde… ce vieux monsieur ou cette dame, pensais-je jusqu’à vingt fois par jour, il doit bien avoir 79 ans, elle 58, et toi… tu ne sauras jamais ce que c’est. Je me demande de quoi ça a l’air, de l’intérieur, avoir cet âge-là ? Eh ben non, tant pis, ce n’est pas pour toi. »
Et en effet, depuis que j’ai dépassé cet âge-limite-là de 45 ans, la réalité dans laquelle j’ai vécu a semblé profondément changer de tonalité, de couleur, de densité. J’étais entré dans ce que j’ai coutume d’appeler ma « période supplémentaire » — comme au hockey : la partie prévue est achevée, mais la situation n’est pas pour autant résolue, il reste encore à en déterminer l’issue. Alors la game continue… jusqu’à… on verra bien.
Je travaillais, lisais, réfléchissais de mon mieux, et toujours autant… mais je n’étais plus le même. Plus le même qu’à 15 ans, qu’à 20, qu’à 30. Ou, en tous cas, ma vie n’avait plus le même goût. Elle n’était pas plus fade, non, pas du tout, mais elle n’était plus… comment dire… elle n’était plus « abandonnée », je veux dire « lâchée lousse dans l’ champ ».
Je n’ai jamais été casse-cou, et pourtant je suis bien conscient, et je l’étais déjà à l’époque, de ce qu’à me voir aller on aurait été pleinement justifié de penser que je l’étais. Ça me prenait à tout bout de champ.
À Québec, je marchais au pied du Cap Diamant…
… tout à coup je levais les yeux, contemplais les rochers, une petite voix – la mienne, en moi – faisais… « Ooooh… ça, ce serait amusant ! » et en moins de deux ça y était, j’étais déjà rendu au milieu de mon escalade, accroché aux pierres du bout des doigts, plus moyen de redescendre, il faut grimper jusqu’en haut ou alors se sacrer en bas. Je me disais « Qu’est-ce que tu fous là ?! Tu sais bien que t’as le vertige comme un fou ?! » Mais, là, sur le moment, pas l’ombre du moindre vertige. Je me payais même le luxe de faire LA chose qu’apparemment il ne faut surtout pas faire en pareil cas : je regardais en bas, contemplais le vide… et éclatais de rire. Quand bien même j’allais crever dans moins de dix secondes, je m’en foutais éperdument.
Même chose à Scarborough (U.K.). Je passe là un magnifique séjour… la mer est d’une splendeur à couper le souffle. Un matin je décide de partir visiter le château-fort, juché sur son promontoire… je suis au pied du chemin qui grimpe jusqu’à lui, je m’arrête…
… saisi par une idée soudaine : « Je n’ai absolument pas envie d’escalader ce sentier… » Je lève les yeux, admire la paroi rocheuse. « Ce dont j’ai envie, c’est d’escalader… ça ! » Et hop… c’est reparti. Il vente à écorner les bœufs. Une bonne demi-douzaine de fois, il semble inévitable qu’une bourrasque me fasse incessamment voleter comme une feuille morte… durant trois secondes… après lesquelles je me taperai le saut de l’ange ultime et finirai sous la forme d’une citrouille passée par la souffleuse. Mais j’ai un sourire large comme ça étampé dans la face.
Ou bien encore, tenez… ah ! le beau moment !
Sortie des bars. Vers 3 heures et demie du matin, donc. Été. Nuit splendide. Sobriété laissant grandement à désirer. Lui et moi marchons doucement vers mon appart, où nous espérons bien finir la nuit sur un train d’enfer. Ce sera d’ailleurs la seule, de nuit, la chose est entendue d’emblée entre nous sans même que nous ayons eu à aborder le sujet, nous avons simplement envie de nous vautrer quelques heures chacun dans les bras, sur le corps de l’autre jusqu’à ne plus savoir nos noms. Il me demande ce qui me tenterait. Je lui réponds. Puis je lui relance la question. Et il répond aussi. Petit jeu dangereux : la température monte à vue d’œil. Mais nous continuons. Et approchons bientôt du point d’ébullition. Je n’ai plus envie de marcher. Je n’ai envie que de lui. – Nous sommes appuyés à un mur de chantier : un grand hôtel dont les travaux de construction resteront en suspens durant quelques années.
D’un geste de la tête, tout sourire je lui indique une ouverture entre les planches mal ajustées. « Tu penses que c’est prudent ? », qu’il demande tout bas. Je ne me donne même pas la peine de répondre. Nous sommes déjà loin à l’intérieur du chantier, dans le noir parfait – pas d’ombre, pas de lueur, rien. Et passons une heure ou deux, je pense bien, de pur bonheur. – Lorsque nous ressortons de là, épuisés, tous les sens engourdis, un coin de ciel a commencé à pâlir, à peine. – Quelques semaines plus tard ou l’année suivante, je ne sais plus, je repasse par là, le long du chantier. Reconnais les planches mal assujetties. Cette fois, il fait plein jour. Je décide d’aller jeter un œil à l’intérieur – et en reste stupéfait. C’est un véritable miracle que nous ayons survécu à notre escapade : partout, le plancher de béton cru est percé de grandes ouvertures que ne protège aucun garde-fou de 2 X 4 et qui tombent de 1, 2, 3 étages. Partout, de longues tiges d’armature d’acier jaillissent du sol, des colonnes, des poutres, partout des obstacles – bouts de bois abandonnés, sacs de ciment intacts. — Je ne m’avance que de quelques mètres puis ressors. Tout étourdi. Mais pas par la peur. Par une question : « Mais qu’est-ce qui me prend, nom de chien, à ces heures-là ? » Je le savais bien, à quel point un chantier abandonné, la nuit, est un véritable champ de mines. Je le sais : je suis fils, petit-fils et arrière-petit-fils de constructeurs. Des histoires d’horreur, d’accidents effroyables, j’en ai entendues toute mon enfance, toute mon adolescence. Alors ?! – Alors ? Rien. Il n’y a pas de réponse, parce qu’il n’y a que la question. Je ne veux pas mourir. Je ne suis pas inconscient du danger. Ce n’est pas non plus d’excitation qu’il s’agit. Alors, de quoi, bordel ?! De quoi, est-ce qu’il s’agit ?! Peine perdue : pas de réponse à ce numéro.
Ce n’est que ces jours-ci, quarante ans plus tard, que – peut-être – une piste se dessine enfin.
Ce que je recherche à ces moments-là ?
Rien d’autre qu’à les avoir vécus.
J’ai horreur de la mécanique – il est donc exclu que je devienne pilote de course.
L’alpinisme en bonne et due forme requiert un long entrainement – pour lequel je n’aurais pas la patience. Qui plus est, il me faudrait subir un entraineur, et des cordées. Non, trop compliqué. Fastidieux.
Le danger lié à l’affrontement ne me dit rien. Exclus, donc, les arts martiaux, la boxe, la lutte. Les sports de contact.
Les dangers que j’aime à mes heures, ce sont les dangers simples, qui demandent un minimum de préalable.
Ceux-là, dès qu’ils passent à ma portée, je saisis l’occasion.
Et tout à coup, notant ceci, la chose me frappe : ce goût-là, impossible à ignorer, impossible à réfréner, qui me pousse à cette époque de ma vie à m’engouffrer par la brèche de chaque moment extrême qui se pointe, c’est le même, précisément le même que celui qui me poussa à écrire. Et à monter mes pièces.
Les commentaires qu’on me fait à propos de ma première, Panique…, sont absurdes, niais ? Tant pis je vais la monter moi-même. Je ne sais pas comment ? La belle affaire ! On se cassera la gueule et c’est tout. Je suis certain, absolument certain que ça ne peut pas marcher, que c’est impossible. Or, nom d’un chien, ça marche !
Bon, eh bien alors on remet ça : Les bédouins ! Une pièce écrite toute en accents – allemand de Francis Blanche, italien de pacotille, faux russe, faux chinois. Personne ne veut la monter ? On s’en fout ! Je vais la faire tout seul, avec un ami cher. Là encore, je suis certain, convaincu, que ça va être la catastrophe.
Les jours de première, le trac est tellement insoutenable que je m’évanouis. Une, deux, trois fois dans la journée, durant de très brefs instants, le monde passe au neutre, s’efface, s’éteint – puis se remet en marche. Et quand je pars pour le théâtre, ces jours-là, je passe la porte de chez moi comme les parachutistes se jettent dans le vide.
Je ne me suis pas cassé la gueule avec Les bédouins ? Eh bien dans ce cas, on essaie autre chose : qu’est-ce que vous diriez d’une fausse pièce policière sur le thème de la passion ? Hein ?!
Le soir de la création de Being at home…, je suis tellement tendu que durant la représentation je me tape à moi tout seul un 26 onces de cognac presque au complet… sans même être saoul !
Après ça : assis devant Jean Duceppe ! Et c’est reparti.
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(le texte s’arrête là)
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Pas mal…