LA FOIS QUE… J’AI DONNÉ LA RÉPLIQUE À ALBERT CAMUS

Ce texte a d’abord été publié sur Facebook en juin 2017 puis en 2019.

 


 

Il s’agit d’un court extrait d’une émission-pilote de deux heures diffusée à la première chaine de la radio de la SRC en mai 1989. Je l’avais conçue et écrite, et la co-animais avec Michel Keable.
Le projet s’intitulait « Les Mots ».

En la préparant, il est inimaginable pour moi que l’émission ne comprenne pas au moins un passage de Camus – une émission sur les mots du XXième siècle sans quelques-uns des siens, ce serait un non-sens.

Je sais même dès le départ, dès la rédaction de mes premiers brouillons de scénario, précisément lesquels je veux.
Parmi eux : la scène, dans Caligula, entre l’empereur et Hélicon.
Je sais tout aussi précisément dans quel enregistrement je la veux, cette scène : celui, bien entendu, dans lequel Gérard Philippe – qui a créé le rôle au théâtre – interprète Caligula.
Du temps que j’étudiais à l’École Nationale de Théâtre, j’ai écouté le disque je ne sais combien de fois, bouleversé à chaque coup. Il me semble même que j’ai profité plus tard du fait qu’à présent j’enseignais de-ci de-là à l’École pour emprunter le coffret une fois ou deux.
Au moment de préparer le pilote, je suis tellement certain qu’un album aussi important DOIT se trouver sur les tablettes de la discothèque de Radio-Can qu’en dressant la liste du matériel à retracer, je le mets tout en bas.

Un jour, alors que nous touchons presque au terme du travail, j’arrive en studio et vois tout de suite que Danielle, la réalisatrice, a posé devant elle un gros coffret rouge sombre.
Dès les salutations d’usage échangées, elle me lance tout bas, en tapotant l’album du bout des doigts : « J’ai une très mauvaise nouvelle. Et puis j’en ai une très bonne. »
J’attends.

Elle s’explique : « Nous n’avons pas l’enregistrement avec Gérard Philippe. »
« Ah, baptême… c’est pas vrai… », fais-je en moi-même – découragé net. En une fraction de seconde, c’est comme si l’invité d’honneur à un souper que vous préparez depuis trois mois venait de se décommander à la dernière minute.

« Mais nous avons… ça »… dit-elle en soulevant le coffret et en me le tendant.
Ce sont des passages entiers de l’œuvre de Camus.
Lus par lui-même.

Wow… c’est un trésor magnifique, mais…
« Oui, reprend Danielle, qui a déjà deviné la question que je suis sur le point de poser, la scène avec Hélicon y est. »
Elle fait signe au technicien, et aussitôt la voix de Camus remplit la cabine.
Camus lit… les deux rôles.

Nous écoutons la scène une fois, trois, cinq, sept.
Quelque chose cloche, à mes oreilles. C’est formidable d’avoir Camus, c’est même extrêmement émouvant, bien entendu, mais si nous utilisons cette version, le fait qu’il se réponde à lui-même produira dans l’émission un effet étrange, un effet de monologue qui me semble fâcheux. Comment diable pourrions-nous…

Et pop, il me vient une idée de fou.
Je demande au technicien de faire une copie de la scène et d’ensuite couper, sauf les toutes premières fois, les appels de personnage [« Hélicon – » et « Caligula – », que Camus répète à chacune des répliques] et aussi les réponses que fait Hélicon à Caligula – mais en laissant un blanc de la même durée que les réponses interprétées par Camus.
La chose ne lui prend qu’un moment.

Nous écoutons le résultat.
Voici Camus interprétant uniquement l’empereur.
Ne manquent que les interventions du poète.

Nous l’écoutons je ne sais combien de fois, pour que je puisse totalement m’imprégner du rythme.
Puis je traverse en studio et fais signe qu’on envoie l’enregistrement dans mon casque.
Me connaissant, je sais que d’y aller par « couches », que de faire un essai, d’arrêter, d’écouter, de reprendre en corrigeant, un coup par-ci un coup par-là, serait du temps perdu. Je ne suis à bon à rien, en termes techniques – il me manque ce gène-là. Pour moi, tout est affaire de rythme : il faut « pogner » la vague, et c’est tout.
Alors je demande à ce qu’on m’envoie dans les écouteurs les phrases de Caligula… cinq… dix… douze fois, sans faire la moindre pause entre les reprises – et quand je serai prêt je « rentrerai » mes réponses sur les blancs.

Go !

Nous faisons une, trois, cinq prises…
Et tout à coup, je m’aperçois… que j’imagine Camus devant moi. Il vient de surgir ! Pas comme s’il y était vraiment, non – fou, mais pas à ce point-là, quand même ! –, comme s’il était en studio à Paris, et que nous enregistrions en duplex.
Je chavire complètement. Et me mets à répondre non plus à une voix fixée pour l’éternité, mais à l’auteur de ce chef-d’œuvre.
J’ai ‘impression de mesurer… trois pouces de haut.

Je vais en avoir pour deux ou trois heures, ensuite, à avoir son visage imprimé au fond de mes rétines. Aussi vivant que si je l’avais connu.

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Le résultat avait l’air de ça :

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