Il était une fois, il y a longtemps, si longtemps que les quelques personnes qui arrivent à s’en faire une idée sont parfois prises de vertige rien qu’à l’évocation du temps qui s’est écoulé depuis… il était une fois, donc, un petit garçon appelé… appelé Hans.
Tous les habitants du village où il avait sa maison s’entendaient pour dire de Hans qu’il était, au travail, la vaillance même.
Toutes les mamans des autres petits garçons pensaient à lui avec tendresse quand elles apprenaient que leur fiston venait de briser le carreau d’une voisine.
Tous les papas des autres petits garçons pensaient à lui avec envie quand leur fiston n’arrivait pas à compter le but qui aurait accordé la victoire à ceux qui auraient dû remporter la partie s’il avait existé une justice.
Tous les parents de petites filles pensaient à lui avec espoir quand il leur arrivait de songer à l’avenir de leur enfant.
Toutes les petites filles pensaient à lui avec langueur quand il s’agissait d’imaginer un garçon avec qui elles auraient eu envie de passer de longs moments en tête-à-tête comme leur maman et leur papa à elles faisaient.
Tous les professeurs du canton auraient donné tout ce qu’ils avaient pour avoir la chance d’être son professeur à lui.
Et son professeur à lui n’aurait pour rien au monde quitté le village qu’il habitait.
On pourrait croire, à entendre être énumérés ainsi tous les effets des vertus que la tradition lui accorde, que Hans devait être d’une perfection telle qu’il était impossible de vivre près de lui sans se sentir diminué.
Il n’en était rien.
Il arrivait à Hans de commettre des erreurs. Il ne comprenait pas tout de suite la portée de certaines méchancetés qu’il commettait occasionnellement. Il pouvait même advenir, à l’occasion, qu’Il fasse preuve de cruauté. Plus tard, le curé ‒ on ne l’aurait pas appelé comme ça à l’époque mais c’est le terme le plus immédiatement compréhensible que nous ayons à notre disposition pour décrire ce qu’il était ‒, plus tard, le curé devait raconter qu’après ses crises de cruauté, Hans allait toujours se confesser mais souffrait de ne pas arriver à regretter vraiment certains gestes qu’il posait.
Un jour, on retrouva Hans pendu à la branche d’un pommier.
Tout le village en fut bouleversé : qu’y avait-il donc eu dans les profondeurs de l’âme de Hans que les villageois n’avaient pas su voir, qu’ils auraient dû discerner de son vivant, et qui eût permis de prévenir la tragédie ? Qu’y avait-il donc de si terrible de caché en lui ?
Cette histoire impressionna tellement les enfants du village que toutes leurs destinées en furent marquées.
L’une devint artisane et travailla le cuir, répétant à qui voulait l’entendre, les nuits où elle était triste, qu’il ne vaut pas le coup de trop croire que les vertus nous éclairent.
Un autre devint financier et, chaque soir de sa vie où il célébra quelque bonne affaire qui venait de lui rapporter des millions de drixdales, chaque nuit où il s’enivra, ce qui advint rarement parce que, s’il s’enrichit énormément, il le fit tout doucement, il raconta l’histoire de Hans, histoire qu’il n’avait jamais oubliée mais dont il ne se souvenait que saoul, en terminant son récit par ces mots, que les pleurs rendaient presque inaudibles : « Il ne nous a laissé à tous que des regrets. Moi, à mes enfants, je laisse un avenir. »
Une autre devint grande prêtresse et plus d’une fois prononçât des sermons qui commençaient par ces mots : « Dieu seul est à même de percer le secret des cœurs. » Les jours où elle commençait son prêche par ces mots-là, il arrivait que certains fidèles assis dans les tout premiers rangs, au pied de la chaire, surprennent dans son regard une fugace, rapide et étrange lueur.
Certains, dès qu’ils en eurent l’âge, quittèrent le village et l’on n’entendit plus jamais parler d’eux. On raconta longtemps que dès le jour de la mort de Hans, ceux-là avaient cessé de rire, de parler même, sauf pour dire ce qu’il convient de dire afin de ne pas quitter le terrain communément appelé celui de la courtoisie et du bon voisinage.
Plus d’un et plus d’une devinrent des savants et des savantes de renommées telles que, des siècles plus tard, les érudits hochent encore leurs têtes chenues, tard la nuit, à la lueur des bougies, en parcourant les lignes où sont narrées leurs vies. Certains passages de ces livres-là, qui content les vies de ces savants et savantes-là, issus de ce village-là en ce temps-là, prétendent qu’un jour, dans leur grand âge, les survivants se réunirent pour parler du bon vieux temps et mettre en commun ce qu’ils avaient découvert depuis leur enfance, et qu’ils se quittèrent quelques jours plus tard en se répétant les uns aux autres la seule phrase sur laquelle ils soient parvenus à s’entendre : « Nous en savons bien davantage qu’au temps de notre enfance, mais nous n’en savons guère plus. »
Un garçon et une fille devinrent éperdument amoureux l’un de l’autre, firent ensemble toutes les folies que la vie permet, et d’autres encore dont on prétend qu’elle ne les permet pas, puis revinrent au village, s’installèrent à sa lisière dans une petite maison et terminèrent leurs jours à écrire des livres de pensées belles et profondes, sereines et lumineuses, parfois moites de fièvre, que l’on attribue depuis tantôt aux Grecs, tantôt aux Égyptiens, tantôt aux Perses ou tantôt aux Chinois, mais qui étaient d’elle et de lui.
Il y eut enfin, parmi les enfants qui avaient partagé les jours de Hans, un homme qui devint fermier à la suite de son père et dont l’épouse mit au monde sept enfants avant de mourir bien plus tôt qu’il ne devrait être permis, bien avant d’avoir fait le tour de son simple jardin. Parmi ces sept enfants, dont l’histoire a oublié les noms, il en est un qui, durant toute son enfance, se demanda pourquoi les yeux de son père s’embuaient à certaines heures, quand il regardait jouer ses sœurs et frères. Il n’osait poser la question de peur de commettre une indiscrétion qui eût blessé son père. De plus en plus intrigué, il en vint à être hanté par cette question : pourquoi un homme si simple et par ailleurs si serein est-il gagné par une telle émotion à la seule observation de ses propres enfants ? Ainsi éveillée, sa curiosité lui permit un jour de constater qu’il n’y avait pas que la vue de ses enfants qui provoquait cet effet sur son père, il y avait aussi celle du temple : chaque fois que son père traversait la grand-place qui s’étendait devant l’imposante construction ‒ il n’y entrait jamais ‒, l’homme retirait son couvre-chef et fixait le sol devant lui d’un regard qui ressemblait à s’y méprendre à celui qu’il portait sur ses petits, l’approche des larmes en moins.
Des années s’écoulèrent et le garçon finit par oublier ses questions sur ce qui pouvait causer l’émotion de l’homme dont les cheveux pâlissaient doucement, et à qui il n’avait jamais encore osé confier l’énigme qu’il lui posait.
Bien d’autres années passèrent encore et un jour, le fils se rendant au village pour faire des emplettes pour la famille qu’il avait fondée à son tour se dit : « Je vais m’arrêter un instant chez lui pour saluer mon père. » Il fit le détour que cela supposait. Arriva devant la maison où il avait grandi et où le vieillard habitait maintenant seul, selon son souhait, mais ne le vit pas sur la pelouse. Il la traversa, entra dans la maison, appela son père mais ne reçut aucune réponse. Il traversa donc la maison aussi. Arriva dans la cuisine. Là, par la fenêtre, il vit un spectacle qui réveilla en lui toutes les questions qui avaient baigné son jeune âge : un homme à barbe blanche était assis dans le jardin, à même le sol, un légume à la main. L’histoire ne précise pas de quel légume il s’agissait. Le vieil homme faisait tourner la plante entre ses mains et, dans la lumière douce de cette matinée bleutée, malgré la distance considérable, son fils reconnaissait le regard qu’il portait sur ce qu’il tenait. Le temps sembla mollir.
L’homme encore jeune fut rappelé à ses sens par une soudaine immobilité sur quoi son regard était perdu : un instant plus tôt, son père s’était laissé tomber à la renverse dans les plantes. Et ne bougeait plus. Le fils s’élança. Enjamba à toute allure les rangs de cultures diverses. Se pencha enfin sur son père, immobile, dont les yeux fixaient le néant.
Le vieil homme s’éteignit quelques jours plus tard, juste après qu’à son chevet, durant les heures de veille qu’il partageait avec ses sœurs et frères, le fils eut rédigé enfin la question qu’il avait toujours voulu poser sans jamais l’oser, question qui lui brûlait les lèvres aujourd’hui plus encore qu’alors parce qu’il savait maintenant ‒ étant devenu père lui-même ‒ que ce n’était pas seulement un regard de père que son père avait posé lui. Il tint les feuillets l’un après l’autre au-dessus du visage de son père afin que celui-ci put les lire ‒ car il était désormais paralysé. Le vieil homme termina sa lecture, ferma les yeux et parut sombrer dans ses pensées.
Le fils eût tout juste le temps d’élaborer l’amorce d’un regret à l’idée de n’obtenir jamais de réponse mais, au moment où il allait se détourner, son sang se glaça de surprise et tous dans la maison, sa femme, ses enfants, les amis du vieillard qui prenaient le thé avant de remonter lui tenir un instant la main, tous sursautèrent : le vieil homme, qui était aussi devenu sourd, hurlait. Il n’eût la force que de hurler quelques phrases à peine. Son fils, plus tard, les transcrivit.
C’est ainsi que l’histoire de Hans, et l’énigme dont elle est porteuse, nous sont parvenues. À moins que quelqu’un n’ait inventé tout cela.
.
.
R-DD
2 septembre 1991
Corrigé et remis en page le 12 août 2021
.
.
.