Lettre à ma mère

Texte écrit à la demande de Ginette Noiseux, et lu au théâtre Espace Go, à Montréal, l’occasion du dévoilement de la plaque « Cent signatures de femmes qui ont été aimées  », le 24 août 1995.

10 mai 2021

 


 

DÉVOILEMENT

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Tu dors sous une pierre. Et sur cette pierre, ton nom n’est pas inscrit. Celui de ton père l’est, et rien que le sien. C’est terrible. Mais je me souviens de l’amour que tu lui portais, de ta vénération pour lui, le chef de clan. Aussi, je ne sais plus quel sentiment domine en moi quand je songe que ton nom n’y est pas : le vertige devant cette absence, ou l’approbation puisque même elle témoigne ‒ elle témoigne de toi, de ce que tu aimais et de ce en quoi tu croyais. Il y a beaucoup de manières d’inscrire un nom.

Ton nom n’est pas inscrit dans la pierre, mais ton visage, ta présence est inscrite dans de nombreux lieux de cette ville et d’autres villes. La première fois que je suis allé à New York, seul, par mes propres moyens, en adulte, me souvenant que tu y allais souvent, je me suis promené durant de longues heures et parfois la question surgissait : « A-t-elle vu ce musée, ce manoir ? Qu’est-ce qu’elle en a pensé ? » Ta présence est même inscrite en des lieux où tu n’as jamais été. Étudiant à Paris, il m’est arrivé, je me souviens, de me demander ce que tu y aurais préféré, ou honni. Je sais si peu de choses de toi. En fait, peut-être que je n’en sais pas beaucoup plus que le sentiment de ta présence. Quelques années après ta mort, adolescent, passant devant un grand miroir, j’ai figé de stupeur : du coin de l’œil, dans la glace, je venais de t’apercevoir, debout près de moi.

Bien sûr, c’est dans les rues de Montréal, que je te croise le plus souvent. Trente ans plus tard, chaque fois que j’approche de la Place Ville-Marie, il me passe par la tête une image de toi, morte, écroulée dans ton sang, sur le tapis d’un grand bureau. Et il m’arrive alors d’être emporté par une vague de détresse, de violence, de révolte et de tendresse. Il me passe l’image de toi couchée dans ton cercueil au pied d’une véritable montagne de fleurs, et d’une incroyable foule de gens, au salon funéraire, ébahis, étourdis sous le choc de te voir couchée là. Il me revient mon vertige de ces jours-là : mon vertige à moi aussi devant ton départ aussi soudain que l’éclair, et l’impossibilité d’être près de toi au milieu de cette foule grouillante et bruyante. Il me passe l’image et l’émotion de ta présence, de ta beauté, de ta douleur, de ton élégance, de ton regard posé sur chaque chose. Il me revient de tes traits d’humour. Il me revient de ta joie. Il me revient de ta générosité. Plus souvent que tu ne pourrais le croire, je revois les immenses gâteaux d’anniversaires que tu me préparais ‒ la tête de lapin et le carrousel, surtout. Je m’émerveille encore de ton savoir-faire. Je crains de ne pas t’avoir remercié, ou de ne pas t’avoir remercié suffisamment pour ces extraordinaires moments que m’as offerts avec le sourire. Tu m’as enseigné la beauté. Et parfois la passion. Et la fragilité des choses. Et à me tenir droit dans la tempête. Je n’en finis plus de dresser la liste de tout ce que tu m’as enseigné. Et de toutes les choses que ta mort m’a fait apprendre de force. Enfant, je t’en voulais de n’être pas ordinaire, comme toutes les autres. Je t’en voulais d’avoir fait en sorte que pour nous, à la maison, le gâteau aux carottes soit une évidence alors que dès que je l’évoquais devant mes camarades, ils se moquaient de moi : « Un gâteau aux carottes, voir si ça a du bon sens  ! » Maintenant, du gâteau aux carottes, il y en a partout, sur tous les menus. Et chaque fois que je le vois proposé, chaque fois, je te jure, il me monte un sourire très tendre : tu m’as enseigné à refuser de faire semblant, à refuser de prétendre que je ne sais pas ce que je sais.

Les souvenirs que je conserve de toi me font penser que souvent tu ne serais pas d’accord avec des gestes que je pose, des paroles que je prononce. Je crois que nous nous serions beaucoup disputé, tous les deux. Si tu savais combien je regrette que ces disputes n’aient jamais pu avoir lieu.

Je viens d’avoir quarante ans. Je suis plus vieux que tu ne l’auras jamais été. Des amis m’ont demandé quel effet ça me fait, d’avoir quarante ans. Et je n’ai pas su leur répondre que je m’en fous. Le choc, ça a été d’avoir, il y a quelques années, l’âge que tu avais au moment de ta mort.

Nenette, Titi et moi nous voyons parfois. Rarement tous les trois à la fois : Titi habite l’Angleterre depuis longtemps. Mais chaque fois, il vient un moment où nous évoquons notre enfance, comme des anciens combattants encore tout étonnés d’avoir survécu à « ça ». Nous t’évoquons, et nous évoquons Jacques; et nous redécouvrons chaque fois à quel point un sourire triste n’est fait que de joie et n’est fait que de tristesse.

Jacques. Mourant, les derniers jours, au milieu d’une douleur atroce, il levait les bras devant lui, tendait les mains comme pour agripper ou caresser quelqu’un qu’il voyait se tenir là, devant lui. Et il murmurait ton nom.

À tes funérailles, il m’a retenu par le bras, alors que tous les autres s’éloignaient déjà. La lumière de ce matin-là de fin d’hiver était éblouissante. Je repensais à un autre matin, deux ans plus tôt, celui des funérailles de grand-papa : tu nous avais expliqué que ce serait là que tu reposerais, toi aussi. Et que tu étais si contente. Parce que de ce point-là, la vue sur la ville est splendide. Jacques a sorti une rose de je ne sais où et me l’a tendue. Il a dit : « C’est pour maman ». Je l’ai jetée sur le bois vernis, au fond du trou. Si tu avais vu la douleur dans les yeux de ton amant. Est-ce que je me trompe beaucoup, en croyant que vous avez été bien davantage amant et amante qu’époux et épouse ? Et puis il s’est penché et a ramassé une motte de terre en me faisant signe de l’imiter. Il a dit quelque chose comme : « Il faut toujours dire adieu ». Et nous les avons lancées ensemble, nous t’avons dit adieu ensemble.

Aujourd’hui, on va dévoiler à Montréal une plaque portant les noms coulés dans le métal de cent femmes qui ont été aimées. La pensée d’un tel monument, à elle seule, m’aide à supporter l’horreur de ce que la vie est devenue, ici. Tu n’aimerais pas ce que l’on a fait des rêves et des espoirs de ta jeunesse. On va dévoiler un monument à la vie. À l’amour. J’ai voulu que le tien, ton nom, soit présent. Mais pas dans le métal. Le petit garçon que tu as mis au monde est devenu un écrivain. Il ne grave pas ses prières et ses aveux d’amour dans la pierre ni dans le métal, mais dans l’air. Il y aura cent un noms sur cette plaque :

Micheline Bricault

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R-DD – 24 août 1995

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