АРТЙСТ
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René-Daniel Dubois – 2004
Récits et réflexions autour d’un dîner au Kremlin
« Ce n’était pas trop de toute une vie
pour confronter l’un par l’autre
ce monde où nous sommes
et ce monde qui est en nous. »
Marguerite Yourcenar, L’œuvre au noir
Première Partie
Tintin au Kremlin
« Le Kremlin,
ce tabernacle du despotisme. »
Astolphe de Custine,
Lettres de Russie, le 8 août 1839
Le mardi 23 septembre 2003, il y a dîner d’État au Kremlin. Le président Vladimir Poutine accueille la gouverneure générale du Canada, Adrienne Clarkson.
Parmi les convives, dans l’éblouissante salle Saint-Alexandre du palais des Tsars, aux murs couverts d’or, un partisan du président Poutine, apparatchik de haut-rang mais de seconde catégorie, porte-parole en matières de politiques agricoles. L’air caricaturalement stalino-brejnevien – délicat mélange de grossièreté, de rouerie, de pénétrante intelligence et de solide, de massive assurance, il se présente au regard comme un très inusité croisement de bulldog et de farfadet. Un véritable Caliban, mais aux yeux d’Ariel, rieurs et pétillants.
Quel dommage.
« Caliban : Character in « The Tempest »,
the beastlike slave of the magician Prospero.
(…) The illegetimate son of a witch and a devil. »
Charles Boyce,
The Wordsworth Dictionnary of Shakespeare
« Ariel : Personnage du drame de Shakespeare
La Tempête ( 1611 ). (…)
Insaisissable et charmant,
aimant à chanter des chansons
pleines de malice et de poésie,
Ariel,
au contraire de Caliban,
n’est pas à proprement parler un caractère
mais une présence,
celle des forces indicibles
que peut gouverner
la magie ou l’imagination. »
Bernard Noël,
Dictionnaire des personnages Laffont-Bompiani
Le Porte-parole s’adresse à l’un des membres de la délégation canadienne assis face à lui par-delà leur table étincelante couverte d’argent, de porcelaine, d’or et de cristal. Le seul mot qu’il ait retenu, en gagnant sa place après qu’on lui ait eu rapidement présenté son vis-à-vis, a été « théâtre ». « Театр » ? Il a immédiatement traduit : « Артйст ». Pour toute la durée du repas, ce Canadien-là sera donc, pour le Porte-parole qui ne la porte qu’en russe, « Артйст » : « L’Artiste ».
Seulement voilà. « Artiste », pour le Porte-parole, c’est un titre qui ne peut en définitive signifier qu’une seule chose entre deux. À ses yeux, le statut d’artiste en masque nécessairement un autre.
Publiquement affubler quelqu’un de l’épithète d’« artiste » revient ainsi, à toutes fins utiles dix fois sur dix, à exprimer le mépris que, pour lui, ne peuvent manquer de susciter, chez tout homme de pouvoir normalement constitué, les eunuques, les chantres de cour, les planqués de luxe, les caniches de salon, les bibelots culturels, les béni-oui-oui aux phrases creuses et ronflantes, les vaporeux et translucides fous du roi qui malaxent les poèmes ou brossent les toiles qu’on exige d’eux dans les teintes et les registres assignés à l’avance, en échange de beaux vêtements de seconde main et de quelques miettes tombées de la table, qu’on pousse vers eux, délicatement ou pas selon l’humeur du moment, du bout de la chaussure. En l’occurrence, ici, ce soir, Porte-parole en est convaincu, et son regard ne cherche même pas à dissimuler le dédain que cette certitude lui inspire, le Canadien que voici représente très certainement un spécimen de cette espèce. Comment pourrait-il en être autrement ? L’alternative serait tellement incongrue qu’elle ne lui traverse même pas l’esprit.
En de rarissimes occasions, Porte-parole le sait très bien, « Артйст » peut en effet signifier plutôt « Adversaire ». Oh, un adversaire bien étrange, animé par une folie qui même sous ses formes les plus perverses risque, si l’on n’y prend garde, de susciter la fascination et le vertige. Et qui rend celui qu’elle possède en quelque sorte inatteignable, hors de contrôle. Adversaire. Sûrement pas un saint, certainement pas un ermite, mais un fou aussi envoûtant que répugnant, à coup sûr. Dont l’existence entière est captivée par la plus futile mais aussi la plus angoissante des tâches : nommer la vérité. N’importe laquelle, pourvu qu’elle permette de faire résonner l’écho du monde, qu’elle aide à en appréhender la richesse, le foisonnement, l’intensité, la splendeur et l’horreur. La vérité. La sienne, celle des autres, celles qu’il aime, celles qui lui répugnent, celles qui n’en sont pas, celles qui devraient en être. N’importe laquelle. « Vérité ». Les Adversaires ne passent pas leur vie entière à n’avoir que ce seul mot là à la bouche, naturellement, mais leurs yeux, leurs œuvres, leurs chants expriment clairement que sous une forme ou sous une autre, il n’y a en tous cas que lui qui compte à leur cœur. C’est ça, qui rend si redoutable l’Artiste qui n’est pas un chien de salon, rien que ça : cette essentielle faculté dérisoire.
Pourtant, tous, et surtout les Puissants du monde et ceux qui vivent dans leur ombre, se targuent de la posséder au plus haut degré, cette faculté de saisir, de capter et même de façonner la vérité. Il n’est pas un seul jour qui passe sans qu’ils ne se vantent d’en jouir, de cette formidable faculté, d’en jouir comme Tarzan de sa force, de sa vitalité et de son adresse. En tous cas, jusqu’à ce qu’à ce qu’un beau matin, à l’improviste, ils ne croisent soudain le regard, ou les mots, les images, la musique d’un Artiste, un seul, fût-il même pour le moment silencieux, immobile, et ne se rendent compte en un éclair que « voir », c’est tout autre chose que ce que ce qu’ils avaient toujours cru. Pour l’excellente raison que si les Puissants croient détenir la Vérité, les artistes, eux, sont possédés par elle. Et que, contrairement à la Puissance, la Vérité n’est pas un outil mais une prière. Pas un projet mais une offrande. Pas une exigence mais un abandon. Pas un cadre, mais un horizon. De ce fait, Puissance et Vérité sont deux termes, deux réalités, qui, oui, s’affrontent. Toujours. À mort. Celle de la Vérité, toujours. Que Puissance a toujours le dessus. Toujours. Mais que… que vient aussi toujours le moment où Puissance s’effondre sur elle-même. Ne laisse derrière elle que ruines, tristesse, cendres et vautours qui planent en silence. C’est là le cœur-même de la tragédie du monde, Porte-parole le sait très bien : survient toujours un moment où Puissance ne peut plus supporter Vérité. Or, on ne peut pas durer sans désir de Vérité. Quelle qu’elle soit. Sans désir de Vérité, et l’histoire de la Rodina, de sa patrie bien-aimée, en est la preuve sans trêve réassénée, une vie, si brûlante et si trépidante de Puissance soit-elle, n’est qu’un suicide en instance d’advenir. Pour les individus. Et pour les peuples. Ces réalités-là sont en elles-mêmes toutes simples. Quantités de gens vous diront qu’elles le sont même tellement qu’il est infantile de s’attarder à elles. Et pourtant. D’un bout à l’autre du monde, chaque jour, des fleuves de sang coulent. Et des ouragans de souffrance soufflent. Pour cette raison, toute simple, oui, dans son énoncé. Mais effroyablement complexe dans ses implications. Puissance et Vérité ne peuvent pas se rencontrer.
Porte-parole sait tout cela. Il n’est pas « nyekulturny » : un inculte – l’une de pires insultes que l’on puisse adresser dans sa langue. Il sait tout ça. Ce qui fait que, même s’il en contemplait la possibilité, Porte-parole, qui aime la puissance de tout son être, ne serait, de toute manière, pas enchanté du tout à l’idée de se retrouver, par ce splendide mardi soir moscovite, face à un Artiste qui ne serait pas un eunuque. Mais qu’importe puisque, de toute manière, cette éventualité ne lui traverse même pas l’esprit : pour lui comme pour nombre des membres de sa caste, en ce pays, si le minus à qui il vient de serrer la main était un véritable poète, et donc un adversaire potentiel digne de ce nom, il ne pourrait de toute manière pas, cela coule de source, croit-il, être un Canadien. On n’aurait pas idée. Il devrait être russe. Il le devrait. Et s’appeler Tourgueniev, Dostoïevski, Gorki, Akhmatova ou Pasternak, Pouchkine ou Tolstoï. Il devrait être grand. Et puis, de toute manière, il devrait être mort depuis longtemps. Ne parlant pas un mot de russe – à l’exception, comme il se doit pour un valet, de « спасйбо » : « merci » –, et étant visiblement tout ce qu’il y a de plus vivant, le soi-disant artiste que voici ne peut donc en être un que de salon, fanfreluche intellectuelle que la gouverneure assise à la table d’honneur, là-bas, traîne dans ses valises, entre les cartons à chapeaux et les mallettes de cosmétiques. Quoi qu’il en soit, même dans les rarissimes occasions où ils ne se contentent pas d’être des brimborions, Porte-parole n’aime pas les artistes, il les hait. Il respecte leurs œuvres, en tous cas s’il se dégage d’elles un parfum de puissance suffisamment poignant pour lui en imposer. Une puissance qui puisse lui être utile. Mais eux, il les hait. Il considère que ces Adversaires-là sont tous peu ou prou, tant qu’ils sont, des maîtres-chanteurs. Des pervers. Des voyeurs, stériles. D’accord, parfois il leur échappe des éclairs, mais c’est, il en est convaincu, à toutes fins utiles toujours malgré eux. De temps à autre, il pondent un peu de beauté. Et puis quoi ? Est-ce que ce n’est pas dans la nature-même de la poule, de pondre ? Est-ce que faire ce pour quoi on vous nourrit est une justification suffisante pour se donner ces airs-là, qu’ils ont presque tous, d’être aussi insaisissables que des savonnettes mouillées ? Et de passer leur existence entière à se trimbaler en se prenant pour des trésors ambulants ? Alors que, de trésor, ils n’en possèdent qu’un seul ? Généralement honteux. Auquel ils ne comprennent eux-mêmes rien, de toute manière. Mais dont ils s’entêtent à vous passer l’évocation sous le nez à cœur de jour. Porte-parole haït les Artistes. Parce qu’il n’y a rien en eux, croit-il, qui soit digne de l’intéresser. Il n’aime que ce qui, en toutes choses en ce bas-monde – et dans l’autre s’il est un –, nourrit son propre pouvoir en nourrissant celui de ceux qu’il sert. Or, ce ne sont pas vraiment les Artistes, qui recèlent la puissance, mais leurs œuvres. En encore. Les œuvres ne sont que la gangue. Pour en identifier la veine, l’arracher au flanc de la terre, dégager la pépite de son enveloppe, pour raffiner le métal précieux, il faut l’œil, il faut la technique, il faut le savoir-faire du spécialiste. Le savoir-faire de Porte-parole et de ses semblables.
Ce qui revient à dire que les rarissimes fois où, dans la bouche de Porte-parole, le mot « Артйст » ne désigne pas un méprisable chien de salon, c’est qu’il identifie un cochon sauvage. Nécessairement, sauvage : domestiqué, il perd son seul intérêt. Parfois dangereux, s’il se braque. Impressionnant de vitalité. Dégoûtant dans chaque aspect de son mode de vie. Nécessaire pour repérer les truffes. Mais qui n’est pas le cuisinier.
*
De tout ceci il ressort, coulant de source, eh oui, un programme pour la soirée. C’est son appartenance au parti présidentiel qui vaut à Porte-parole le privilège d’être ici ce soir. Porte-parole est de ceux qui sont au pouvoir. Il est là pour s’amuser. Pour jouir de son statut. Le faire miroiter. Et ça tombe bien, c’est précisément ce à quoi il compte la consacrer, cette soirée. Dans ce but, il ne lui passerait certainement pas par la tête de mettre au défi, au risque de l’insulter, un « politique » de la délégation canadienne – l’ère de floraison impériale où il aurait pu se le permettre est, hélas, révolue –, certainement pas un « économique » non plus – il a bien trop de respect pour leur discipline –, encore bien moins un « scientifique », mais… un artiste ? Qui se soucie de ces crottes puantes ? « Артйст» va être mis au défi. Humilié. Remis à sa place : dans la boue. C’est ce qu’on fait avec les chiens. Mieux : c’est précisément ce à quoi sont destinés les chiens. Par nature. À la détente des Puissants. Même de deuxième catégorie. Un de ces jours, ça fera à Porte-parole quelque chose d’amusant à raconter aux copains du ministère. Eh puis de toute manière, le traitement sera excellent, pour l’Artiste : il paraît que ces chiens-là, l’humiliation et la souffrance les rendent productifs.
Le défi, l’arme, c’est la vodka. Le meilleure au monde : celle du Président de la Fédération russe lui-même.
Le procédé est tout simple : chaque fois que l’un des innombrables serveurs gantés de blanc s’approche de la table, carafe à la main, Porte-parole lui fait signe de s’immobiliser, lève son verre de cristal, et formule un toast en fixant Артйст jusqu’au fond des yeux. Ce n’est pas une invitation, c’est un ordre. Il prend alors une minuscule gorgée de son verre avant de le reposer, mais d’un geste exige que le Canadien cale le sien jusqu’à la dernière goutte. Et qu’on le lui remplisse immédiatement. À raz-bord. Il insiste. En riant. D’un geste sans équivoque adressé au serveur. À raz-bord. Le message est on ne peut plus clair : dans cinq minutes, nous recommencerons. « Attends un peu. Je vais t’écraser comme une punaise, tapette. » L’autorité est incontestable, animale, évidente.
Il y a quelques siècles à peine, la chose se serait sans doute réglée à coups de gourdins. Mais les temps ont changé. Un tout petit peu.
Trois fois, cinq fois, sept fois, Артйст joue le jeu. L’honneur national est en cause, merde ! Et puis non, pas « l’honneur national ». Jamais de la vie. Il s’en contre-tape, de l’honneur national. Le sien ! Le sien, d’honneur ! À ses propres yeux – puisque, de toute manière, personne à la table, en dehors de certains Russes en tous cas, ne semble saisir la signification du manège, ne semble même le voir se dérouler. À ses yeux. Rien que ça. « Tu ne m’auras pas », répond à celui de Caliban le regard d’Артйст tandis qu’il boit, puis qu’en signe de sujétion il présente le verre vidé avant de le déposer en se laissant doucement envahir par la chaleur voluptueuse et piquante de l’extraordinaire vodka, épaisse et légère comme un miel fin, une huile angélique, aussi argentine, étincelante et limpide que le cristal qui la contient. Comme toujours, le danger le calme. Et tous ses sens chantent.
Tout à l’heure, en mettant les pieds dans cette enceinte impériale, Артйст s’y est immédiatement senti aussi déplacé qu’un labrador dans un salon de quilles. Étourdi. Irréel. Instantanément, il s’est souhaité ailleurs, loin, au bout du monde, tout seul chez lui avec ses amis les livres, les rêves, les espoirs et la douleur, plutôt qu’au sein de cette foule courtisane, bavarde, cravatée, victorieuse et médaillée. Mais à présent, à présent qu’il court, il en est convaincu, droit à l’échec, droit à l’humiliation, il goûte jusqu’au fond de son être la splendeur du lieu, la musique de l’orchestre présidentiel, la saveur des plats. Comme chaque fois. Sans le moindre effort, il goûte à fond, il enregistre tout, la moindre subtilité des gestes, des tons, des regards. Il emmagasine. Il note. Il écoute le moment se graver en lui à jamais. Parce que le défi lancé par Porte-parole n’est pas un faux-semblant, il en est parfaitement conscient : c’est un véritable défi. À mort. Il le sait. La mort de l’âme. Quand il aura perdu cette partie, un morceau de son âme aura été piétiné, violé, tabassé, vandalisé à jamais.
Alors puisqu’il lui est interdit de fuir – ça, jamais ! –, faire face. Et vite, avant la mort, se dépêcher de goûter la vie.
Aussitôt, la vie s’est engouffrée en lui.
Tout au long de sa vie, Артйст n’a compris la valeur de ce qu’il a eu sous les yeux, dans les oreilles ou sous les paumes, qu’au moment de le perdre. Toute sa vie, le contentement de soi, la satisfaction, la petite existence piétonne, ont été pour lui les représentations la plus fidèlement évocatrices, de ce côté-ci du mur de la mort, de ce que pourrait bien être un enfer éternel. Pour lui, vivre, c’est voir, c’est boire la vie, la contempler à pleins poumons. Être étonné par elle. Caressé par elle. Blessé par elle. Emporté. La goûter. La chevaucher. La palper sans relâche. À fond. Ne jamais la tenir pour acquis. Jamais. Ce serait un sacrilège. Ni elle, ni aucun des moments, des objets, des sensations qui la composent. Rien ne doit être tenu pour acquis. Jamais. Parce qu’on ne regarde bien que ce que l’on regarde sans s’attendre à le retrouver demain. « Regarder le monde » : nous laisser envahir par lui, à plein souffle, à plein sang, nous abandonner à ses crues, nous laisser tomber dans ses gouffres, parcourir à genoux s’il le faut ses Amazone et ses déserts de pierraille. « Regarder le monde ». Le seul remerciement digne de ce nom que nous puissions lui adresser pour ses splendeurs. Pour le privilège d’avoir vécu.
Soudain, en un éclair, grâce au défi lancé par Caliban, Артйст est chez lui, ici, au Kremlin.
Dans cet état, où il se retrouve, il serait chez lui où qu’il soit. La perte, la mort, le deuil, la douleur, le font ce qu’il est. Alors, soudain, il est sa propre vie. À l’état pur. C’est-à-dire dépouillée de la peur. Il est sa propre vie et rien d’autre. Rien. La victoire ne l’intéresse pas. En rien. Ne l’intéresse que la vie. Tout à l’heure, quand il ne se passait rien, rien d’autre que des parades, que des ronds de jambes et des entrechats, que des formules toutes faites qui fusaient de toutes parts, Артйст était à un doigt de la nausée. Plus près que ça, même. Cette salle immense n’était alors qu’un mausolée. À ses narines, flottait une fade odeur de vieilles dépouilles agitées. Toute cette richesse, autour de lui, n’était qu’arrogance morne. Un monde mort. Les funérailles du comte d’Orgaz, à perte de vue. Mais soudain, grâce à Porte-parole, grâce au défi, grâce à l’inébranlable assurance qui suinte de tous les pores de la peau de Caliban, grâce à la manière vaguement ennuyée qu’a l’apparatchik d’à peine accorder une molle oreille condescendante aux discussions qui se tricotent laborieusement, anglais-russe-allemand et retour, avec deux ou trois mots d’Inu qui fusent entre les rires, ici et là, autour de la table, grâce à sa manière de ne s’animer qu’à toutes les cinq minutes comme un ours sortant d’hibernation pour asséner un nouveau coup de pied au chien, grâce à Porte-parole, oui, vraiment, soudain, Артйст a le droit, à ses propres yeux, les plus sévères de tous, de se trouver là où il est. Et soudain, ce lieu est d’une splendeur, d’une profondeur, d’une vitalité à couper le souffle. Durant l’heure ou peu s‘en faut que dure l’affrontement, Артйст est vivant. Vivant, comme un soir de Première :
« Ils n’aimeront pas ça. Ils vont détester ça. Et je m’en fous. Totalement. Je ne peux donner que ce que j’ai. Et je ne peux avoir que ce que j’aime. Je donne ce que j’aime. Ce qu’ils en feront ne me regarde pas. »
Et pourtant. Chaque fois. La certitude de la mort imminente. Ces soirs-là, chacun de ces soirs-là, a été le tout dernier de sa vie. Et, à la fois, chacun d’entre eux a aussi été sa vie entière. Une bibliothèque ne suffirait pas à contenir la transcription de tout ce qu’il a compris, de tout ce qu’il a saisi de la vie, du monde, de l’éblouissement d’être, chacun de ces soirs-là où il est arrivé au terme de sa route. Aucune ne suffirait non plus à contenir ce que ses adieux adressés aux aimés ont contenu de vie. Il y a eu des dos, dans sa vie, qu’il a regardé s’éloigner et qui sont gravés au fond de ses yeux plus profondément que le soleil d’été que l’on a dévisagé. Ces dos-là, qui s’éloigneront jusqu’à la fin des temps, sont des chants et des sculptures, des musiques et des parfums. Le souvenir de chacun d’entre eux recèle l’univers entier. Chacun dans le registre qui lui est propre. Chaque fois. Chaque fois. À chacune des occasions de rupture, d’imminente défaite, de mort assurée, l’univers entier s’est condensé en lui. Et c’est ce qui advient ce soir, à nouveau. Артйст ne se sent vivant que face à la mort. Et Porte-parole est un géant. Aveugle, puissant, gavé d’inconscience. Артйст, à la même table que lui, est Ulysse sur la plage, et Cyclope s’avance vers lui. Артйст est parfaitement détendu. Tout à fait serein. Parce que, dans son aveuglement, du fond de son insondable bêtise, Porte-parole ne se rend pas compte qu’il lui fait le plus précieux cadeau qui se puisse : il lui permet de voir du monde, de voir de son sein même, une province que jamais ailleurs, en aucune autre circonstance, il n’aurait pu visiter. Rappelé de son étourdissement de tout à l’heure, Артйст saisit enfin, d’un seul coup, où il se trouve ! Et cette compréhension est sans prix. Quand bien même il devrait être écrasé pour avoir eu accès à elle. Chaque fois qu’il a vécu de tels moments, le faisceau de sa conscience s’est braqué sur un point différent de l’univers et de la vie. Un soir, il a compris, a goûté, a été submergé par la vastitude du monde. Et par sa froideur. Par la solitude infinie et glacée qui y règne. Une autre fois, ça a été la beauté. Une autre, la tendresse. Une autre, le désir. L’abandon. Le courage. Chacune de ses morts l’a plongé, tête première, à corps perdu, dans une nouvelle face de la vie. Ce soir, c’est l’histoire. Soudain, les plats somptueux posés devant Артйст, les bougeoirs d’argent massif, cessent de n’être que de simples signes d’arrogance. Ils éclosent, se transforment. Muent. Soudain, les parquets de bois, véritables œuvres d’art, splendides sculptures planes, océans vernis, cessent d’être des babioles outrageantes et mégalomanes : Артйст les voit dans ce qu’ils sont dans leur essence-même, par-delà leur apparence. Par-delà, surtout, ses préjugés, ses automatismes. Par-delà la véhémente et militante inculture de son peuple, qui elle aussi le fait ce qu’il est. Il les voit. Une fois encore, ce soir, la certitude de sa fin prochaine dépouille son regard. Et dès lors, où qu’il pose les yeux dans l’immense salle d’apparat, les objets qui la composent, et qui pourtant n’ont changé en rien, se retrouvent d’un instant à l’autre radicalement transformés. Objets sacrés. Fruits palpitants de la puissance. Purs fruits de la pure puissance. Артйст réalise qu’ici, dans cette pièce même, Staline s’est enivré. Que c’est ici, ici même ! que le Petit Père des Peuples a sans doute fait défiler les immenses plateaux d’argent sur lesquels étaient allongées des filles nues couvertes de miel, que les convives devaient lécher. Il y a près de deux siècles, des soldats, des serviteurs, des nobles, les vêtements en désordre, la perruque de guingois, ont traversé cette salle, mais déserte, éteinte, jonchée de meubles renversés, en courant, en hurlant : les armées du Diable, de Bonaparte, arrivaient aux portes de la ville. Et la ville allait tantôt flamber. Plus tard, d’autres nobles, d’autres serviteurs, d’autres soldats, et pourtant les mêmes, allaient passer, eux aussi fous de terreur, la même et pourtant une autre, courant au milieu d’autres meubles renversés, qui étaient pourtant les mêmes. Les hordes d’un autre Diable, et pourtant du même, étaient au portes du palais. Vladimir Oulianov Lénine. Plus tard encore, Hitler. Et d’autres cris. D’autres ordres qui fusent. D’autres terreurs. Mais toujours les mêmes. Soudain, sous les hauts plafonds d’or, au milieu des étincelles que lancent le cristal et l’argent, en un éclair fulgurant, Артйст vient de comprendre ce que l’on veut dire, quand on prononce les mots : « lieu de pouvoir ». Un lieu qui symbolise, qui contient, exprime, résume et permet de saisir, à lui seul, toute la souffrance, tout le vertige et toute la terreur des Hommes, au moment où se rompent les digues de la vie, où les océans de l’enfer déferlent sur le monde.
Grâce à Porte-parole, Артйст, soudain, ne voit plus l’anecdote de ce qui se vit autour de lui et en lui. À sa place, il se met à entendre et à vivre le récit. Et le monde n’est plus le même. Soudain, dans l’immense salle éblouissante, Артйст sait qu’il participe, à une échelle dérisoire, certes, mais l’échelle n’a strictement aucune importance, à la continuation du conte prodigieux qui se déroule depuis des siècles. Et qui s’appelle l’histoire. Complots, flatteries, orgueil, soif de puissance, manœuvres, forfanteries, bassesses, défis, trahisons, poignards, mais aussi espoirs, insouciance, prières, suppliques, honneur, caresses, courage. Bravoure, même. Cette salle-là, où il se trouve, n’est pas l’histoire, non, bien sûr que non. Mais à elle seule, elle en contient et en exprime des pans entiers. Parmi les plus monstrueux. Et parmi les plus nobles.
Il n’y a que deux manières de se trouver quelque part. Y passer en touriste. Où bien y vivre ce pour quoi a été érigé le temple : l’habiter. Pour ce qu’il est. Pour ce qu’il est dans son essence-même. Alors ? Un défi ? Un duel ? En pleine solennelle salle d’apparat des Tsars de toutes les Russies ? Que pourrait-il y avoir d’autre, à y vivre ? Grâce à Porte-parole, au Kremlin Артйст n’aura pas été un touriste. Qu’il en soit remercié.
Voilà. Артйст se fout éperdument de ce que lui coûtera sans l’ombre doute le défi qu’il est en train de relever. Il goûte, il se remplit du moment présent. Comme, à l’aube d’un grand jour d’été doux, en regardant le fleuve en contre-bas se transformer lentement, sous les premiers rayons du soleil, en une coulée de cuivre liquide, on s’emplit l’âme des parfums de la forêt.
*
Артйст est détendu. Et amusé. Presque, amusé. Au terme de chacune des reprises du défi, il prend le temps de bien goûter son bonheur, sa joie, il écoute la vodka diffuser en lui son chant et sa chaleur, et il se dit : « Il y a un truc ». Il y a forcément un truc. Il s’agit simplement de l’identifier – puis de le déjouer – autant que possible avant d’être tellement saoul qu’il en tomberait en bas de sa chaise. Dès le premier round, aussitôt qu’il a eu accepté de relever le gant, aussitôt qu’il a eu compris ce qu’impliquait le ton que met Porte-parole dans les méprisants « Артйст » qu’il lui lance, Артйст a aussi compris que ce serait quitte ou double : comprendre et déjouer, ou bien être retourné d’urgence à Montréal, cette nuit même, en bombardier s’il le faut, pour cause de scandale.
« Il y a un truc. Il y a forcément un truc. »
Il en faut neuf. Neuf cul-sec ! Il lui faut accepter neuf fois de se faire gifler en public, mine de rien, sans broncher. Sans broncher, parce qu’il s’en fout. Accepter neuf fois de se faire traiter de chien par une bouche qui sourit, neuf coups de pieds dans les côtes, reçus sans grimacer, avant qu’Артйст, totalement détendu, ne comprenne : c’est une question de rythme, de timing. Tout simplement.
Au moment précis où va s’enclencher le dixième round, à l’instant même où la main de Porte-parole va quitter la nappe de toile fine et s’avancer en direction de son verre dans l’intention de s’en saisir et de le soulever, les doigts sur le pied, ouvrant déjà la bouche pour lancer le toast, Артйст le prend de court. Il déploie une main devant lui, en direction de Porte-parole – stop ! –, s’empare immédiatement de son propre verre. Et parle ! C’était ça, le truc : comprendre que pour contrôler le toast, il faut être le premier à toucher son verre et à le lever. Alors, aussitôt, sans hésiter, sans penser, lancer le libellé. Parce que celui qui contrôle le toast le contrôle jusqu’au bout. C’est-à-dire jusqu’à ce que lui-même déclare le round arrivé à terme. Entre-temps, tout relève de lui. Y compris la quantité d’élixir que l’autre aura dû ingurgiter. Dès que le verre a quitté la table, pour l’adversaire il est trop tard. C’est tout simple, certes, mais il fallait le voir : précisément comme dans un film de Sergio Leone, tout en gros plans de pupilles et de doigts qui fourragent autour d’un baudrier de cuir sale, le duel se joue en une fraction de seconde : celui qui dégaine le premier a gagné. C’est tout.
Au dixième toast, donc, dans la lumière dorée, le brouhaha des civilités et le chant des violons, sans dire un mot, juste avant que Porte-parole, engourdi par l’assurance qu’il a de sa victoire à défaut de l’être par l’alcool, n’ait eu l’occasion de saisir son arme, sans un son Артйст brandit la sienne. Et ce sont les yeux d’Артйст, cette fois-ci, qui parlent. Ils chuchotent doucement tout au creux de l’oreille de Porte-parole, dans le silence sans fond qui vient de se créer autour d’eux. Ils lui chuchotent…
Peu importe, ce qu’ils lui chuchotent. En tous cas, l’effet est immédiat. Saisissant. D’étonnement, les sourcils en broussaille du stalino-brejnevien se froncent lentement jusqu’à ne plus dessiner qu’une seule énorme montagne de poils gris. Il reste un bref instant interdit, puis, pas le choix, admet sa défaite : il approche tout doucement le verre de sa bouche, trempe ses lèvres dans la vodka puis amorce immédiatement le geste de déjà l’éloigner, de déjà le reposer. « Oh non, mon pitou. » Артйст, la main toujours tendue, lui fait signe de le vider. Jusqu’au bout. Jusqu’au fond. « Allez ! » Les yeux, sous la broussaille, lancent des flammes. Mais, après une hésitation, Porte-parole s’exécute. Pas le choix. Un pas derrière lui, un garçon est posté, carafe de cristal à la main. Артйст fait signe au garçon de resservir monsieur. Porte-parole a fini de boire. Dépose son verre. Aussitôt, une main gantée surgit par-dessus son épaule et emplit le verre à nouveau. On voit à son port de tête que la nuque de Porte-parole vient de se transformer en un pilier de béton. Il vient de perdre. À plate couture. Il le sait. Chaque trait de son visage le dit. Le hurle. Et il ne la trouve pas drôle. Pas drôle du tout. Une moue terrible lui déforme les traits. Il parvient à lâcher son verre lentement, tout doucement, même s’il lui brûle les doigts. Gris de rage, il se cale dans son fauteuil de grand style. Il ne dira plus un mot du repas.
Plus tard, au terme de la soirée, après que la Président Poutine se sera retiré, aura couru vers l’avion qui l’amène à Camp David rencontrer le Président Bush, Caliban, l’air toujours aussi enragé, quittera la table sans saluer qui que ce soit.
*
Victoire. Ce n’est pas un hurlement de triomphe, pas du tout, ce n’est pas une sonnerie de trompettes. Non. C’est un simple constat : « victoire ».
Pendant un long moment, Артйст ne lâche pas Porte-parole des yeux. Ça ne sonne pas très russe, pas russe du tout, même, mais ses yeux disent à présent : « mon tabarnak ! ».
Jusqu’ici, jusqu’à cet instant précis où l’ours se croise les bras et se met avec ostentation à dévisager le vague souvenir d’une miette de pain, quelque part sur la nappe immaculée, en Артйст, rien n’a bougé. Non, de toute la soirée, le seul moment où passe sur son visage l’ombre de la colère, c’est celui-ci. Où il regarde Porte-parole se tasser dans son fauteuil, s’enrouler sur lui-même et se mettre à bouder. Peut-être bien que si, au lieu de se laisser couler dans ses automatismes comme il est en train de le faire, Porte-parole avait la toute simple décence, au moment de la défaite au-devant de laquelle il s’est lui-même élancé, de regarder Артйст dans les yeux, et… de sourire… de simplement reconnaître enfin qu’il y avait autre chose devant lui que ce qu’il avait d’avance été certain d’y trouver, peut-être bien qu’Артйст éclaterait de rire avec lui. Артйст s’en tape comme du cheval blanc de Napoléon, de la victoire. Il n’en a rien à cirer, de la victoire. Ce n’est pas de ça, qu’il vient d’être question. Pas pour lui, en tous cas. Si Porte-parole sortait, rien que le temps d’un éclair, fût-il même fugace, de l’absurde statue de Gorille dans laquelle il s’est enfermé, Артйст serait prêt à lui offrir le prochain toast. « Allez, bonhomme, à la tienne. On reprend du début. On efface le tableau. Parle-moi de toi. » Si, sur le gouffre des langues, ils arrivaient alors à jeter une passerelle, peut-être même qu’Артйст parviendrait à le lui dire : « Merci. » Il lui dirait : « Je suis certain que cette salle, tu l’as tellement vue que tu ne la regardes même plus. Mais moi, sais-tu ce que ton défi m’a fait comprendre d’elle ? Écoute… » Et il lui raconterait. Rêvons. Peut-être bien que Porte-parole l’écouterait un moment, puis l’interromprait soudain, joyeusement, au beau milieu d’une phrase : « La Tarte !, mais tu n’as rien compris du tout ! Ce n’est pas ça du tout, la salle Saint-Alexandre. Jamais de la vie. D’abord, ce palais-ci n’était même encore construit, à l’arrivée de Napoléon. Non, non, attends, je vais te dire. » Ça, ce serait la vie !
Mais Porte-parole préfère verrouiller toutes les portes et toutes les fenêtres de sa statue. Et partir au galop, les mains en coupe sur la queue, se terrer dans les plus sombres recoins de ses plus profonds cachots.
Il y a des tristesses, en lui, qui parviennent encore à mettre Артйст en colère. C’est pour ça que pendant un long moment, en fixant Porte-parole des yeux, son regard dit : « Mon tabarnak ! ». Pour ça, et parce que la fuite de Porte-parole lui laisse sur les bras une victoire dérisoire dont il n’a rien à faire. Et les souvenirs d’un voyage fabuleux, qu’il vient de vivre grâce à Porte-parole. Mais personne avec qui les partager.
Артйст a lu, il y a longtemps, il ne se souvient même plus dans quel bouquin c’était, qu’il a existé une culture, il ne sait plus laquelle, où les gens ne se présentaient jamais sous leur véritable nom, lors de leurs premières rencontres. Jamais. Mais non, voyons, c’est bien trop grave, confier son nom à quelqu’un d’autre. On ne fait pas ça à la légère. Au bout de trois, de cinq, de vingt rencontres, là, oui. Quand on est bien certain, quand on est tout à fait convaincu de vraiment vouloir connaître l’autre, là, et pas avant, on tend la main, et on fait : « Salut, moi c’est… »
Un court instant, Артйст rêve au bonheur que ce serait. Après être rentré à Montréal. Attablé avec les aimés. Pouvoir leur raconter.
« … et là, le même jour que la bouleversante cérémonie à la Tombe du Soldat Inconnu, je ne sais pas comment raconter ça pour arriver à vous le faire ressentir, mais le même jour, le même !, et, ça, c’était juste le premier !, le même jour aussi que la réception à la salle Saint-Georges – vous vous rendez compte ! Recevoir les chefs d’états étrangers dans cette salle-là, de marbre jusqu’au ciel, avec tous ces noms-là, ceux-là et pas d’autres, gravés d’or ! Après leur avoir fait gravir cet escalier-là ! Celui-là ! Avec cette garde d’honneur-là !, qui les regarde passer, baïonnette au canon ! Vous vous rendez compte ! Quel toupet ils ont ! Bravo !, ce sont des génies, les Russes, je vous le jure ! Des génies ! Hourra pour les Russes ! Eh bien ce même jour-là, le mardi, le soir, c’était le grand dîner d’État. Au Kremlin, lui aussi. Au même étage que la salle Saint-Georges. En haut de l’escalier, à gauche c’est la Saint-Georges, et à droite la Saint-Alexandre. Ou le contraire ? Peu importe. On entre là, et zap !, on vient de passer de l’autre côté du miroir ! Même effet que le matin. Sauf qu’ici, ce n’est pas le même miroir, qu’on traverse. Zap ! Et là, soudain, les murs et les plafonds sont entièrement couverts d’or. Il y a des peintures, des scènes, mais si haut sur les murs, et la salle est tellement immense que je n’ai pas pu voir ce qu’elles représentaient – il m’aurait fallut des jumelles. Et les armoiries : l’aigle noir bicéphale. Le cœur m’a retourné à l’envers, en l’apercevant. Il n’y a pas si longtemps, ce devait être une grosse étoile rouge et or, qu’il y avait d’accrochée exactement là. Et puis il y a l’orchestre de, je ne sais pas, trente, quarante musiciens ? Qui joue tout le long du repas. Et le chef n’arrête pas de se retourner vers les convives, un grand sourire dans le visage, pour s’assurer qu’ils apprécient. Il brille de joie, je vous jure. Il a la visage qui lance de la lumière, de pure joie ! Exactement comme les enfants du tableau de Pérov, « La Troïka », je vous en reparlerai. Et croyez-moi, il a fait un sacré bon boulot, le gars… allez hop que je te passe un petit air de Félix. Et hip que je te joue le thème de « Titanic ». Et entre les deux, boum, un air cosaque. Une splendeur. Et les parquets ! Des chef-d ’œuvres. Et le plafond, tellement haut que c’est le ciel lui-même. Et que le ciel est un immense nuage d’or. Et là, à la table où je suis, il y a la magnifique Fibbie – il faut absolument que je vous parle d’elle, tout de suite après… que je vous invente un chant ancien, pour vous dire l’effet que ça vous fait jusqu’au fond de l’être, quand elle vous regarde en riant. Et puis il y a son mari, Steve – qui, tout le long du voyage, a le regard qui se pose sur chaque chose, une à la fois, et tac, tu entends quelque chose toucher une cible, à l’intérieur de lui. Mais il ne dit jamais un mot. Juste les yeux, d’un objet à l’autre. Tac. Tac. Tac. Il y a John Wiebe, qui nous fait tous rire comme des fous et qui trouve le moyen, ne me demandez pas comment, de lancer la conversation – en trois langues !, dont deux qui lui sont à peu près parfaitement inconnues ! C’est un vrai capharnaüm, mais nom d’un chien, grâce à lui, par moments on arrive à se comprendre ! Comme pendant ce souper, à Alger, en 92, chez Slimane. Vous vous rappelez ? je vous l’avais raconté ? John Wiebe, ce fou-là, je pense que si ça ne suffisait pas, trois langues, il serait parfaitement capable d’en inventer une sur le champ, juste pour l’occasion, rien que pour être absolument certain qu’on a vraiment tout tenté pour se comprendre. Prodigieux, je vous dis ! – Eh bien, côté russe, à notre table toujours, il y a aussi cet homme. Un type formidable. Porte-parole en matières agricoles, quelque chose comme ça. Qui fait partie de la gang à Poutine. Et il ne m’aime pas la face. Dès qu’il m’a vu, aussitôt qu’il a eu compris que j’étais un « artiste », il a fait la même face, exactement la même que « Gratton » – vous voyez qui je veux dire ?, le soi-disant cinéaste –, quand lui il entend le mot « tapette », l’imbécile – … ou « artiste », lui aussi, mais bon, aucune importance. D’ailleurs, pendant un bout de temps, j’ai bien pensé qu’ils étaient pareils, tous les deux, le Russe et Gratton. Le même mépris dans les yeux, vous savez ?, la même haine pour tout ce qui ne fait pas leur affaire, pour tout ce qui ne peut pas leur servir – jamais la joie, non, jamais de lumière. Toujours rien que de l’acide. Juste la perversité, l’attente vicieuse du moment où il pourra enfin te mordre. Et si tu l’empêches, de te mordre, il se met à japper que tu l’as attaqué ! Le même ostie de mensonge que Joseph Herity dans La Mort Blanche de Frank Herbert – le même sacrament de chantage à la souffrance des siens, mais juste pour se justifier de ne jamais parler de rien d’autre que de haine. Sauf que. Le bonhomme, le Russe, eh bien avec lui, ça ne s’est pas arrêté là. À la place d’essayer de me sacrer une volée, parce que je ne pense pas que son patron, assis en avant avec madame son épouse et Adrienne et John, aurait apprécié l’initiative, eh bien il a décidé, mais dans le même but, vous voyez… il a décidé … vous savez quoi ? De me provoquer en duel ! À coups de vodka ! Je le savais, je le savais bien, qu’un jour ou l’autre, les trois jours de production de Molson au grand complet que j’ai bus à moi tout seul dans ma vie allaient finir par servir à quelque chose ! J’avais tellement lu d’histoires, de récits, sur les toasts à la russe. Mais ça, c’est comme pour les gardes d’honneur : vous aurez beau en avoir vu cent à la télé et au cinéma, vous ne pourrez jamais savoir l’effet que ça fait en réalité tant qu’une fois dans votre vie vous n’en n’aurez pas vu une en personne, pour de vrai. Ce que je n’avais pas saisi, dans mes lectures, c’est que les toasts à la russe, ça a beaucoup à voir avec la prestidigitation. Il y a un rituel, là. Qui fait un effet presque magique, si on ne prête pas attention. On ne sait pas trop comment, mais hop, tout d’un coup, ça y est : si on lève son verre au moment où on vous y incite, la machine est lancée. Tout se joue avant même que tu acceptes le tout premier toast. Si tu ramasses le gant, le train est parti. Et c’est l’autre qui conduit. Tout seul. Ça a été magnifique. C’était le premier duel de ma vie. Sur le coup, évidemment, tu ne rends pas compte, mais après, quand le film te repasse dans la tête, tu t’aperçois que désormais, grâce à ce moment-là, tu comprends le calme, le silence qu’il devait y avoir, à l’intérieur des gars qui se battaient en duel. Avec des armes à feu, je veux dire. Le silence qu’il fallait qu’il y ait en eux. Pas le choix : il faut qu’il y ait le silence. Ou bien tu crèves de trouille, et là tu te mets à trembler comme une feuille, ou bien tu éteins tout. Sauf que moi, ben, je ne peux pas. Tout éteindre. Ou plutôt non, c’est pas ça : moi, aussitôt que j’éteins, il y a autre chose, instantanément, qui prend le relais. Et que je ne peux pas empêcher. Mes fantômes. Eh puis bon, moi, qu’est-ce que vous voulez, des Gratton et des mononk la Crapule, qui me dévisagent comme une madame carré Hermès qui arrive face à face avec une coquerelle pour la première fois de sa vie, j’en ai eu sur mon chemin à chaque parcomètre, tout le long de ma route. J’en ai eu chaudrons et des platées, de ces regards-là. Ce qui fait que. Mettons que ça m’impressionne moins que quand j’avais onze ans. Et que j’ai fini par comprendre deux ou trois petites choses à leur sujet, aux Gratton et aux mononk La Crapule. Alors je l’ai levé, le maudit verre. Et croyez-moi les copains, c’était pas de la grosse Mol’ tablette, qu’il y avait dedans ! Je l’ai même levé dix fois ! Et j’étais même pas saoul. Pas une miette. Pas un quart de miette. J’était juste… bien. Relax. Et la dixième fois… eh bien… je l’ai eu. Pif. Non. Non, je ne vous dis pas le truc. Pensez-y, on s’en reparlera une autre fois. Je continue. C’est loin d’être fini. C’est même là que le plus beau commence, mes chers aimés de tout mon cœur de moumoune. Parce que c’est là !, que la cerise magique a atterri, sploutch !, en plein milieu de la crème fouettée du sundae cosmique. Parce que le Russe, il a eu l’air tellement bête, quand je l’ai pris par surprise, que j’ai pensé qu’il allait sauter par dessus la table et me crever les deux yeux avec le moignon du pied de son petit verre de cristal. Je vous jure que j’en ai vu la tentation lui en passer dans le regard. Mais non. Il a bu. Juste un peu, mais il a bu. Je lui ai fait, de la main et des yeux : « Non non, jusque bout, mon vieux. Tu te souviens : c’est toi qui a établi la règle. Respecte-la, ta propre règle, cher amibe. » Et il l’a fait. Il était des mêmes couleurs que le drapeau du Canada terre de nos aïeux ton front, mais il l’a fait, il l’a bu. Jusqu’au bout. Et là, il s’est tassé sur sa chaise dorée. Et il s’est croisé les bras tellement serré que la cravate lui a remonté jusque dans le nez. Je sais pas ce qu’il se disait, en se mordillant les lèvres, je sais pas ce qu’il pouvait bien se marmonner au plus creux de son fort intérieur, mais j’ai bien l’impression que Saint Georges et Saint Michel et tous les Saints Patrons de la Sainte Mère Russie ont tous passé la nuit debout au téléphone, mais. Mais je ne l’ai pas lâché. J’ai attendu. En épais que je suis. Et béni à jamais soit le dieu miséricordieux et bienveillant des épais, lui qui ne m’a jamais, jamais!, fait faux bond ! Parce que j’en avais rien à contre-câlicer, moi, d’une victoire à coups de vodka. Qu’est-ce que voulez que ça me tape ? Je voulais la lui redonner, ma maudite victoire épaisse. Et j’étais sûr, j’étais convaincu qu’il allait être trop niaiseux pour relever les yeux et me le permettre, de la lui remettre. Mais. Oui ! Il a fini par les relever, les yeux. Vers les miens. Un miracle. Un vrai de vrai. Et chair et en os ! C’est à peine si je lui apercevais le bas des pupilles, en dessous des touffes de poils, mais peu importe : il me regardait ! En me dévisageant, il a continué un petit bout de temps à envoyer son télex aux Saints Patrons – je pense qu’il devait être rendu à ma fiche anthropométrique et ma photo, pour le mandat d’arrêt –, mais là. Merveille des merveilles. Il y a un coin. Un, coin. De sa bouche. Qui a retroussé. Ça aussi, il fallait des jumelles pour le voir, mais je l’ai vu. Il y a eu comme. Comme un flottement. Mais j’ai tenu bon. Et sploutch ! Il a éclaté de rire ! En me regardant en pleine face ! Ça a pété tellement fort que tout le monde autour, à notre table, a figé net. Et aux autres tables aussi. Et moi aussi. J’ai ri. Je pense que ça faisait huit mille ans, que je n’avais pas ri d’aussi bon cœur que ça. Quel bonheur. Quelle joie. J’ai ri pour deux raisons. Et chacune à elle toute seule aurait été plus que suffisante. J’ai ri pour la même que raison que lui. Et, en plus, j’ai ri de soulagement. On s’est serré la main en pleurant de rire, par-dessus la table, tellement fort qu’on a failli envoyer le chandelier du Tsar se coucher dans le bouquet. Et là. On s’est mis à gesticuler comme des fous. Vous savez, l’anecdote de Charlie Chaplin et de Jean Cocteau, en croisière, en Mer de Chine, me semble ? Aucun des deux ne sait que l’autre est sur le bateau. Non seulement sur le même bateau en même temps, mais voisins ! Il ont des cabines contiguës ! Et ils ne le savent même pas ! Un soir, ils sont tous les deux dans le couloir, pliés en quatre, les yeux pas tout à fait en face des trous, à s’escrimer après les serrures de leurs portes de cabines, ils lèvent les yeux au même moment, leurs regards se croisent. Pouf, ils se reconnaissent ! Ils se sautent dans les bras. Ils remontent prendre un verre. Et une heure plus tard, tout d’un coup, il se rendent compte de quoi ? Que pas un des deux ne parle un traître mot de la langue de l’autre ! Et bien c’est ça qu’on a fait, Matou et moi. « Matou », c’est le surnom que sa femme lui donne depuis qu’ils se connaissent. Et ça lui va comme un gant. Quand je lui ai dit que moi, mon surnom, c’est « Marmotte buckée », j’ai pensé qu’il allait en faire une crise d’apoplexie, tellement il a ri. On a parlé de tout. De tout. Il m’a raconté des histoires, que j’en ai pour le restant de mes jours à en rêver. Après le départ du président Poutine, on est allés boire un coup, lui, John Wiebe, Kevin, quelques autres et moi, dans un bar qu’il connaît bien. Et puis après, Matou et Marmotte ont continué à discuter jusqu’à six heures du matin. Ça m’a pris trois jours, m’en remettre. J’ai passé trois jours à avoir l’air d’un figurant de « La Nuit des Morts Vivants ». Mais je vous jure que ça en valait amplement le coup. On s’est raconté toutes sortes d’affaires, toute la nuit. L’histoire de ma maîtresse d’école, à Jérôme LeRoyer : ça l’a jeté à terre. Il avait la bouche ouverte, les yeux ronds, et il hochait la tête comme s’il venait de comprendre, que oui, j’étais vraiment un vrai Martien en mission secrète. Ça lui a coupé le sifflet, net. Mais bon. Je lui ai raconté « Kyoto », aussi. Je l’ai tenu, mon serment : je le lui ai raconté. Exactement comme je me l’étais promis en l’écrivant. Bon. Ensuite, le lendemain matin, au programme, il y avait…. »
C’est ce rêve-là, que rêve Артйст en regardant Porte-parole qui fulmine de l’autre côté de la table. C’est pour ça, que malgré la tristesse et l’ombre de la colère qui plane, Артйст continue de le fixer. Pour lui laisser une chance de changer d’idée. Pour préserver une sortie de secours à Ariel, s’il parvenait à filer entre les pattes de Caliban. Il ne peut rien de plus que ça : offrir à Porte-parole des yeux vers lesquels lever les siens, si jamais l’envie allait lui en prendre. Parce que ce qu’Артйст voudrait raconter, plus tard, c’est l’histoire qu’il est en train de rêver. Pas celle d’une victoire dérisoire.
Temps.
Temps.
Temps. Et rien du tout. Alors Артйст, en silence, s’adresse une dernière fois à Porte-parole : « Bon, comme tu veux. »
Et se détourne de lui.
*
Victoire ? Quelle dérision. Артйст n’a pas sauvé l’honneur de la nation. Il s’en contre-fiche, de l’honneur de la nation. Il a vécu une toute petite victoire de rien du tout. Pour lui. Rien que pour lui et pour les siens. Au Kremlin. Dans la salle de bal des Tsars de toutes les Russies. Mais là, bon ça y est, c’est réglé, à présent, c’est fini, on passe à autre chose ? Porte-parole est mal tombé, certes. Très mal. Mais ce n’est pas si grave.
Est-ce parce qu’ils sont arrogants, que les arrogants sont si mauvais perdants ? Ou bien est-ce parce qu’ils ne savent pas perdre, que des gens deviennent de tels arrogants ?
Ça n’a pas été la crainte de perdre, qui a motivé Артйст, en tous cas. Oh non. Ni même celle de se couvrir de ridicule : il en a vu bien d’autres. C’est le mépris dans les yeux du partisan russe, rien que ça, qui l’a littéralement projeté hors de ses gonds. Qui l’a jeté tête première dans la vie. L’arrogance. La certitude de savoir d’avance qui est l’autre, l’arrogance de l’avoir classé avant même de lui avoir seulement adressé la parole, de l’avoir seulement regardé vraiment. Ce mépris-là, dans les yeux d’un apparatchik moscovite, d’un homme d’affaire ou d’un ministre néo-duplessiste québécois, ou dans ceux de mononk La Crapule, ce regard-là, de pur mépris, qu’il lui soit adressé à lui ou qu’il concerne qui vous voudrez, où que ce soit, il n’est pas question qu’Артйст le supporte. Pas question. Il n’est rien qu’il ne soit prêt à risquer pour lui répondre, à ce regard-là. Rien. Devant ce regard-là, il en a fait le serment, au plus profond de lui-même, il y a bien longtemps, il ne reculera jamais. Jamais. Bon, ça, Porte-parole ne pouvait pas le savoir. Tant pis pour lui. Mais à présent ? Au lieu de camper sur les lieux de sa défaite, dans les débris de son erreur, pourquoi est-ce qu’il n’envoie pas les ruines de son campement valser en l’air ? C’est ça, qu’Артйст ne comprend pas. Mais alors là, ce qui s’appelle ne pas comprendre. Est-ce que c’est réellement une telle jouissance, suinter de mépris, pour qu’après qu’on y a goûté une fois on ne puisse plus s’en passer ? Est-ce que c’est comme le goût du sang humain pour les tigres ? C’est ça, qu’Артйст n’arrive pas à saisir.
Артйст ne se prend pas pour un héros. Jamais de la vie. Il s’en faudrait vraiment de beaucoup. Ni pour Robin des Bois, ni pour Sherlock Holmes, ni pour Bob Morane. Mais ce regard-là, de mépris, c’est son l’ennemi juré. Son Shérif de Nottingham à lui tout seul. Son Professeur Moriarty. Son Ombre Jaune.
Et pourtant, il ne recherche pas le combat. Il ne le fuira pas, comment le pourrait-il ? Mais il ne l’aime pas. La victoire ne goûte rien, il le sait. Et il le sait depuis fort longtemps. C’est une des leçons les plus faciles à apprendre, dans la vie, ça, non ? que la victoire ne goûte rien ?
Ce n’est pas la victoire, qui importe. Mais le simple fait de répondre.
Pourquoi est-ce que…
Et soudain, en une fulgurance, Артйст a peur de comprendre. Une idée immonde, répugnante, a tout juste le temps de se monter le bout du nez, avant que, de frayeur, Артйст ne lui claque à la face la porte de son esprit.
Mais nommons-la, cette idée. À présent que Moscou est loin. Et que, sur Montréal, le printemps commence, à peine, tout juste, à cligner des yeux dans son sommeil, et à bailler et à gronder de plaisir en prévision du réveil.
Ce n’est pas la colère, qui anime cet homme, là, de l’autre côté de la table. Mais non, bien sûr que non. C’est la peur. Porte-parole est convaincu que, d’un instant à l’autre, Артйст va lui faire subir, à lui, maintenant qu’il est à terre, ce que lui il ferait subir à Артйст s’il était à sa place. Porte-parole ne peut pas imaginer qu’il puisse en aller autrement.
C’est l’horreur. À l’état pur. Артйст a tout juste eu, en un éclair, le temps d’apercevoir l’image, avant de se jeter sur elle pour l’habriller. Porte-parole, dans son champ de décombres, Porte-parole, dans son pathétique uniforme en loques de Grand Général en Chef, qui frappe à grands coups de pieds les cadavres de ses hommes, morts pour lui, parce qu’ils n’ont pas eu, les salauds, assez de talent, assez de force, assez de courage pour lui apporter la victoire qui lui revenait de droit, de toute éternité. Et qui frappe, et qui frappe, et qui crache et qui hurle et qui bave. Et qui ne voit rien, il frappe à l’aveuglette, les bras en l’air, gesticulant comme un pantin. Il ne voit même pas les troupes ennemies, debout là, en rangs, dans les portes éventrées de son camp, mais il sent leur présence, à elles qui n’ont jamais eu la moindre intention d’entrer sur ses terres. Elles n’ont voulu qu’une chose : l’arrêter, lui. Lui qui saute à présent à pieds joints sur les cadavres. En attendant le coup de grâce. Qui ne viendra pas. Les ennemis sont sidérés. Ils sont là, la bouche ouverte, le souffle coupé. Et ils le regardent danser sa danse démente. Et ils sont déchirés entre deux devoirs. Continuer d’avancer, poser les armes sur le sol, ils n’en ont plus besoin, et aider à enterrer les morts. Les morts de cette bataille absurde. Mais. Mais, ce faisant, pénétrant dans le camp en ruines, fût-ce même par respect, ils comprennent soudain qu’ils confirmeraient au Général Fou qu’ils viennent pour l’achever. Ils lui confirmeraient que c’est ce qu’ils ont toujours souhaité. Il se jettera même sur leurs piques, s’il le faut. Et ça, ils ne peuvent pas en supporter la pensée. Alors. Alors, ils se détournent lentement du spectacle insensé. Et en se traînant les pieds, la tête basse, le cœur à l’envers, ils rentrent dans la forêt.
Артйст, en silence, s’adresse une dernière fois à Porte-parole : « Bon, comme tu veux. Mais pour ma part, ça suffit amplement. »
Et se détourne de lui.
*
Oui. Porte-parole a, de toute évidence, commis une erreur. Mais laquelle ?
S’est-il trompé en évaluant celui qu’il choisissait pour cible ? Артйст, contre toute attente, serait-il, en vérité, de plain-pied frère en la littérature de Pouchkine, de Féda Dostoïevski, de Pasternak ? L’homme de théâtre canadien serait-il… osons le terme sacré… un génie ? Peut-être incompris, n’ayant peut-être pas atteint encore sa pleine floraison, mais un génie tout de même ?
Dans le cas contraire et de fort loin le plus probable, si Артйст n’en est pas un, de génie, Caliban n’a-t-il pas été pleinement justifié de tenter de souligner au passage qu’il avait démasqué un inacceptable imposteur ?
Peut-être. Sauf que. La question n’est pas là. Ou plutôt : si c’était là qu’elle se trouvait, elle serait sans le moindre intérêt. Plus grave : elle mènerait tout droit à affirmer que l’erreur de Caliban n’aurait de toute manière été que de détail puisque, quant au fond, il aurait eu parfaitement raison et que rien, dans l’existence, ne serait plus important que le statut, que l’épithète. Or c’est précisément là que réside le mensonge, la folie : dans le crédit que Porte-parole accorde aveuglément au statut, à la puissance. Et rien qu’à lui et à elle. Pour Caliban, ce qui n’est pas tout en haut ne peut-être que tout en bas. Et ne mérite de vivre que pour assurer sa subsistance et son prestige, à lui. Et à ceux qu’il sert. Caliban ne veut pas, qu’il y ait d’artistes. Parce qu’il ne croit pas, n’a jamais cru, refuse férocement, sauvagement – c’est le mot – de croire que leur existence, que leur entreprise, puisse avoir un sens. Pour lui, rien n’a de sens qui n’est pas puissance. C’est pour cela, que les seuls artistes qu’il reconnaît, il ne les reconnaît qu’à l’aune de la force qui se dégage de leurs œuvres. Caliban est un addict. Un addict de la puissance. Intoxiqué par elle jusqu’aux tréfonds de l’âme.
Mais comment peut-on à un tel degré se targuer de façonner le monde, de le posséder, de le gérer, mais n’avoir à ce point rien compris à la vie ?
Deuxième partie
Une pomme et un SS
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L’un des tout premiers souvenirs de cinéma que conserve Артйст remonte à ses sept ans.
En fin d’après-midi, sur la rue Malo, à Brossard, il est installé dans la salle de séjour ultra-moderne, sur le divan qui dessine un grand L turquoise, et il mange une pomme en regardant un film à la télé. Un film de guerre. C’est la nuit. C’est l’Europe. Une patrouille de soldats états-uniens, silencieuse, cachée dans un bosquet d’arbustes, guette, quelques mètres plus loin, le dos d’une sentinelle allemande, bien identifiable au casque si typique qu’elle porte. La sentinelle est un obstacle. Une menace. Le soldat allemand a l’air de s’ennuyer ferme. Les États-uniens attendent. Observent. La sentinelle jette un furtif coup d’œil. À gauche. À droite. Et décide de désobéir aux ordres. Appuie son fusil contre le tronc d’un arbre, extirpe une cigarette d’une poche de sa tunique et entreprend de l’allumer. Aussitôt, l’un des G.I. se met en marche, silencieux comme l’ombre, tout en tirant un couteau de son étui. Ses camarades le regardent aller, le souffle court. Le regardent s’approcher de la cible. Réussira ? Sera découvert ? Fera un son ? L’autre bougera ? Le G.I. panthère est à destination, il est maintenant accroupi, deux pas à peine derrière la sentinelle qui fume. Un rayon de lune brille sur la lame du poignard. Le G.I. bondit, acier pointé. D’un bras, tire vers l’arrière la tête de la sentinelle. La lame disparaît à notre vue. Gémissements étouffés. Bruissements. Borborygmes odieux. Gros plan des pieds gigotant de la sentinelle. La cigarette à peine consumée atterrit sur le sol, juste devant le bout de ses bottes. Qui lentement cessent de s’agiter. Dans le bosquet, Yé ! les membres de la patrouille poussent un grand cri muet, d’émerveillement et de triomphe, sourire aux lèvres, les yeux brillants.
Le petit Артйст bondit à pieds joints sur le divan et pousse un rugissement. De douleur. De révolte. De colère. D’impuissance. En lançant sa pomme sur le sol, de toutes ses forces, en direction du téléviseur. Sa mère surgit aussitôt. « Qu’est-ce qui se passe !? » Elle est inquiète. En entendant le hurlement, son sang a dû ne lui faire qu’un tour. Артйст a un don pour la faire s’évanouir : il se tape la tête sur tout ce qui passe à sa portée, semble se faire un point d’honneur de revenir à la maison au moins une fois par été avec une main transpercée ou un bout de vieille planche cloué dans le pied. Elle surgit dans la porte de la pièce, déjà livide. Regarde son fils, debout sur le divan, la mâchoire encore décrochée. Le détaille en un éclair. Rien à signaler. Ses yeux font le tour de la pièce : rien en vue. Elle se détend. Retrouve son calme. Elle montre la pomme du doigt : Артйст descend du divan, va la ramasser, la dépose dans le cendrier, sur la table à café qui est une mappemonde. Il regarde sa mère. En un seul geste bref et sec, mais d’une éloquence dont elle a le secret, elle l’enjoint d’im-mé-di-a-te-ment reprendre sa place sur le divan, « Et en bas, les pieds ! » Артйст s’exécute. Mère retourne à la cuisine en poussant un grand soupir de soulagement.
Артйст, bien calé dans le divan, les pieds qui retroussent juste passé le bout du coussin, est interloqué. Son cœur bat à tout rompre. Il a envie de se remettre à hurler. D’aller courir, en hurlant, pour des heures et des heures. Mais il ne sait pas pourquoi. Il a terriblement mal, mais qu’est-ce qui a provoqué ça ? Il a été tout étonné, à l’apparition de sa mère : elle le dévisageait, au bord de la panique, et lui, aurait voulu lui dire quelque chose. Mais pas un mot ne venait. Rien. Blanc total. Et puis. Comment diable est-ce qu’il a fait pour se retrouver debout sur le divan ? Il n’a aucun souvenir, aucune conscience du geste de s’être levé et encore bien moins de l’avoir jamais décidé. Et puis le rugissement : il résonne encore à ses oreilles, mais il est parti tout seul. Pourquoi ? Comment ?
Ce moment-là restera doublement gravé dans sa mémoire.
Il laissera d’abord une crainte, terrible. Артйст sait qu’il vient de comprendre quelque chose, mais il ne sait pas quoi. Il ne sait même pas clairement à quel sujet. Tout ce dont il se souvient, c’est qu’un éclair de conscience, un éclair insupportable, l’a traversé. L’a littéralement électrocuté de bout en bout. Que ce n’était presque rien – ça n’avait pas de durée, pas de forme –, mais un presque rien si éclatant qu’il en est encore aveuglé. Si aveuglé qu’il ne voit plus l’image, elle a fondu dans l’éclair. Pour le restant de sa vie, il aura peur de ces moments-là – il y en aura d’autres, beaucoup d’autres : où son corps comprend les choses, des jours, des mois, des années avant sa tête. Et réagit si fort qu’il lui est absolument impossible de nier que « quelque chose » vient de se produire. Toute sa vie, il vivra dans la terreur qu’un éclair comme celui-là ne survienne à un moment où, hors de l’intimité, il ne serait pas en mesure d’aussitôt en camoufler l’effet : d’inventer sur le champ un conte, aussi absurde soit-il, pourvu qu’il satisfasse les témoins : « Non, non, ne craignez rien, ça ne veut rien dire du tout. » Ce sera une des insides les plus hilarantes de toute son existence : tous ces gens dont il croisera la route, au long de sa vie, et qui le dévisageront avec des sourires méprisants, des airs de totale supériorité : « On sait bien, vous autres, les intellectuels – « Intellectuels », prononcé sur le ton de « Garçon !, il y a un lombric dans ma soupe ! » Les Intellectuels ! Vous sentez rien, vous autres ! Tout’ vous passe rien que par la tête ! » Et qui ne savent pas que ce n’est pas la tête, qui pense. C’est le corps, tout le corps, qui pense. La tête, elle, ensuite, et ensuite seulement, déchiffre lentement, laborieusement, brin à brin, met à plat ce que le corps à vu et compris. Les âneries qu’il entendra, lira, qu’on le forcera à étudier, tout au long de sa vie, sur ce que c’est que penser, ressentir, réfléchir. Des années durant, il s’efforcera sans retenue d’entrer dans l’autre regard, de tenter de comprendre de l’intérieur, de faire siennes ces visions étriquées et stériles. De ces exercices, il ne tirera au bout du compte chaque fois qu’un atterrement sans bornes, et parfois une profonde nausée.
L’éclair aura donc eu d’abord cet effet-là : terroriser Артйст à son passage. Toute sa vie, il aura peur que « ça parte tout seul », tout à coup. Parce qu’il aura compris très tôt que si ces moments-là sont autant de prodigieux trésors, il faut à tout prix éviter qu’il y ait des témoins de leur apparition. Là où il vit, l’accès à ces trésors-là est un crime punissable des pires tourments. Vivre ? Comprendre ? Mais ce sont les pires insultes que l’on puisse adresser à la nation. Pendant la première moitié de sa vie, il n’y aura eu qu’avec son Père et sa Mère, qu’il aura pu, indirectement, aborder ces questions. Mais il les perdra trop tôt.
L’autre effet de l’éclair mettra, lui, beaucoup plus de temps à se révéler. Une image, ou plutôt une courte séquence d’images, lui reviendra occasionnellement en mémoire, reviendra le hanter, durant des dizaines d’années. Un jeune homme, de dos, en uniforme, qui, la nuit, au plus profond d’une forêt, s’allume une cigarette. Et dont nous ne connaîtrons jamais le visage. D’autres jeunes hommes le guettent – qui ne sont, eux, contrairement à lui, que ça : des visages. L’un d’entre eux qui s’approche, un poignard à la main. Égorge en silence le jeune homme. Et le triomphe de ses camarades. Pas : la nécessité de la guerre. Non. La pure jouissance, l’ignoble extase d’avoir tué un homme dont ils ne savaient rien.
Il faudra à Артйст près de quinze ans de travail minutieux, pour parvenir à reconstituer ce que son corps a compris en un éclair fulgurant – et par la suite, plus de vingt-cinq autres pour en tirer les conséquences : la haine et le culte de la puissance lui répugnent jusqu’au cœur de chacune des cellules de son corps.
*
Les premiers indices commenceront à prendre forme au cégep. Par hasard. Dans un des livres qu’il s’est achetés pour son premier cours de philo. Platon. La République. Le trajet jusqu’au cégep est très long. Métro. Autobus. Артйст en profite pour lire, quand c’est possible. Quand il n’est pas épuisé. Quand les rames ne sont pas bondées. Quand la pauvreté de la ventilation, quand la chaleur et l’odeur ne lui tournent pas le cœur. Il feuillette le livre. La bibliographie. Et soudain, il est étonné : tous ces titres en allemand !
Pour lui comme pour la plupart des adolescents de son âge, l’Allemagne c’est un champ de batailles : celui de la dernière guerre mondiale. Celui de la prochaine. Il sait bien qu’il y a eu autre chose, en Allemagne, « avant ». Mais dans son esprit cette autre chose-là n’a jamais eu de forme globale, de cohérence. Ce n’étaient que des éclats d’images. « Schliemann », par exemple. C’est un nom qu’il a souvent entendu : un de ses condisciples, à l’école secondaire, rêvait de devenir archéologue et lui a parlé, des heures durant, passionnément, de la découverte des ruines de Troie. Et puis « Beethoven », bien entendu : le Maître secret. Et puis le beau pavillon de l’Expo 67, l’immense tente, blanche comme une chaîne de montagnes enneigées, où pour la première fois de sa vie il a goûté une choucroute, en compagnie de son Père qui lui expliquait ce que c’était, et comment s’y prendre. Allant ou revenant du cégep, ce matin-là ou ce soir-là, dans le métro, en examinant, surpris, la bibliographie, pour la première fois l’Allemagne devient pour Артйст… autre chose. Un ensemble flou. Il réalise que ce sont des pans entiers des études sur Platon qui ont été rédigés en allemand. Mais presque tous avant la Deuxième Guerre. Une intuition commence à germer. Il va la suivre, à tous petits pas. De loin en loin. Au fil des ans. Et il va prendre conscience d’une chose dont on ne lui a jamais parlé. Pas dans ces termes-là, en tous cas. La disparition des Géants, la disparition de civilisations entières, ce n’est pas uniquement quelque chose qui se produisait autrefois, il y a de ça des millénaires. Il connaît de fascinantes images de l’Égypte ancienne. De la Grèce. De Rome. Mais non, ce n’est pas fini : ces disparitions-là, ces extinctions-là, adviennent toujours. Quelques années à peine avant sa naissance, il s’en est produit un, de ces cataclysmes-là, en plein cœur de l’Europe. Une culture fabuleuse s’est effondrée, foudroyée. Артйст décide, très vaguement d’abord, de suivre cette piste. Quelque chose l’attire, sur ce chemin-là.
Il commence par mettre bout à bout les éclats qu’il connaît déjà. Et rapidement, le fantôme d’une image commence, oui, à se former : Beethoven, bien entendu. Et puis Schliemann, bien entendu. Mais aussi Mozart. Einstein. C’est tout près, ça, Einstein ! Et puis le docteur Schweitzer. C’était il y a quelques années à peine. Qu’est-ce qui a bien pu se produire ? Il essaie d’en parler, autour de lui, de questionner, mais les réponses qu’il reçoit ne le satisfont pas du tout. Pis, même, elles lui paraissent d’ignobles mensonges, des constructions grossières qui ne sont que des camouflages. « Les Allemands ? Ce sont des Méchants ! » « Ce sont les Méchants ! » Mais lui, il lui apparaît que c’est impossible, les choses ne peuvent pas être aussi simples que ça : comment la culture de Beethoven, de Schliemann, d’Einstein, de Von Braun, a-t-elle pu, d’un coup sec, cesser de produire d’aussi magnifiques fruits et se mettre à ne plus donner au monde que des monstres ? Non, il n’y a pas de réponse, à cette question-là. Et s’il insiste pour continuer de la poser, c’est lui qui se fait tout à coup regarder comme s’il était un monstre. Qu’à cela ne tienne, il va chercher la sienne, de réponse. Tout seul de son côté.
*
Durant des années et des années, la séquence du jeune soldat qui fume est là. Ténue. Floue.
Puis il revient à Артйст un autre souvenir. Il ne sait pas si cet événement-là s’est produit avant ou après le film de guerre à la pomme, mais en tous cas il n’a pas pu se passer beaucoup de temps entre les deux moments, puisque que dans celui-ci aussi, la Petit Артйст est dans la maison de la rue Malo. Et que sa famille n’a pas habité là très longtemps.
C’est un samedi après-midi. Il fait un magnifique soleil. Артйст est dans sa chambre, agenouillé sur le sol, au beau milieu de la place, et il contemple, fasciné, un journal, un tabloïde, ouvert devant lui. La Patrie ou Le Petit Journal, sans doute : lectures rituelles de ses parents, chaque fin de semaine. La page de droite ne porte pas un seul mot – ou en tous cas, il ne s’en souvient pas. C’est une illustration. Le fond de la page est gris clair. Au centre du gris, un grand cercle blanc. Et posée dans le cercle, une croix grasse, noire, menaçante, qui a l’air de rouler sur elle-même. Le petit bonhomme qui est là est, oui, parfaitement fasciné. Il regarde l’illustration, ne sait pas ce qu’elle signifie, mais il sait en tout cas qu’elle l’a happé. Il n’arrive plus à en détacher les yeux. Il a tourné la page précédente et zif : il s’est retrouvé paralysé, le regard vissé sur elle. Il entend vaguement, comme de très loin, les pas de son Père, derrière lui, qui entre dans la chambre. « Mouton ? Qu’est-ce que tu regardes ? » Le Père s’agenouille lui aussi près du journal. Mouton parvient enfin à arracher ses yeux de la page. Regarde son Père. Son Père a l’air grave, très grave. C’est lui qui regarde la page, à présent. Mouton parvient à demander, tout bas : « Qu’est-ce que c’est ? »
Et son Père lui explique. Doucement. Lui raconte. Артйст ne se souvient plus des mots ni des images auxquels a recours son Père, cette fois-là. À part peut-être ce mot-ci : « catastrophe ». Mouton ne savait pas ce que le mot voulait dire. Son Père le lui a expliqué. Pendant un moment son Père lui parle de morts, d’immenses champs de morts, de pays entiers morts, de flammes, de violence, de haine, de fureur, de bombes. Le récit du Père de Mouton est comme un terrible conte de fées. Mais Mouton sait que ce n’est pas un conte. Il comprend qu’il se passe parfois, dans la vie, des choses aussi terrifiantes que dans les contes les plus angoissants. Il ne se souviendra jamais des mots. Mais il se souviendra pour toujours que cette croix-là, que cette illustration-là, a été le signe de ralliement de quelque chose d’épouvantable, qui s’est produit il n’y a pas si longtemps. Après que son Père aura quitté la chambre, Mouton tournera lentement les pages qui suivent, dans le journal. Aujourd’hui, il se dit que ce devait être un cahier spécial. Une photographie restera dans son souvenir : une grande dalle de béton horizontale, percée de grands trous. Il la comprendra bien des années plus tard. Dans les années 80, il verra « Nuit et Brouillard », d’Alain Resnais. Et il reconnaîtra la dalle. C’était l’un des pièges que les Nazis installaient autour de leurs camps d’extermination. En tenant de la traverser, les fuyards perdaient l’équilibre et allaient s’écraser au fond de la fosse, dessous.
Au cégep et au début de ses études à l’École Nationale de Théâtre, Артйст contemple ces deux souvenirs-là : le jeune soldat allemand en train d’être égorgé, et l’immonde croix gammée. Il réalise que décidément, quelque chose ne colle pas, dans son esprit. D’un côté, il y a les piles d’essais et de thèses sur Platon, la philosophie, les arts, le théâtre, les sciences, il y des masses de compositeurs tous plus prodigieux les uns que les autres, il y a les peintres, les poètes, Brecht, Goethe, Schiller. Plus tard, il y aura l’époustouflant « Retable d’Isenheim », de Grünewald, que son Maître l’enverra voir à Colmar. Et puis, en face, il y a le jeune soldat sans visage, et la croix qui roule comme un monstre, en dévastant les continents, en écrasant des millions de vies sur son passage. Nulle part en lui ces deux images ne se rencontrent, ne se rejoignent.
Pourtant, le lien, le pont, il faut bien qu’il existe, quelque part. S’il ne le voit pas, c’est qu’il regarde mal. Il faut absolument, il le sait, qu’il lise davantage. Autrement. Alors, pour invoquer l’image du pont, il se met à la tâche.
Il lit. La biographie de Hitler, par Alan Bullock. « T’as pas honte, lire des affaires pareilles ? » Il lit même « Mein Kampf », d’une couverture à l’autre, une soupe nauséabonde, à donner la nausée, un salmigondis de fantasmes pervers et de glapissements. Mais il passe au travers, posément, méthodiquement. Il l’étudie. Des camarades lui jettent des regards horrifiés, en voyant ce livre-là sur sa table : « Es-tu fou ? » Et ce n’est pas leur étonnement, qui le met en colère. Non, c’est leur total manque de curiosité. Il tente en vain de leur expliquer : « Vous rendez-vous compte de l’importance que ce livre-là a eue ? Des millions de personnes sont mortes à cause de ce que les images contenues dans ces pages-là ont déclenché. Vous ne pensez pas qu’il vaille la peine de les étudier ? De tenter de comprendre ce qu’elles étaient, comment elles ont agi, et sur quoi ? Vous ne voulez pas comprendre pourquoi six millions de Juifs ont été assassinés ? Pourquoi quatre-vingt millions d’Allemands ont sauté dans le feu ? Ils ne pouvaient quand même pas tous être des fous furieux ? Qu’est-ce qui leur est arrivé ? Qu’est-ce qu’on leur a fait ? » Mais non ! Il n’a même pas le temps de prononcer deux mots qu’ils sont déjà loin. En voyant le livre, ils se sauvent tous à toutes jambes, eux qui se croient civilisés, comme des primitifs devant qui on agite un gri-gri. Ah, les injures qu’il leur hurlerait, parfois ! En deux ou trois occasions à peine, il aura le temps d’achever sa phrase. Et chaque fois, la réponse sera la même. « C’est fini, ces affaires-là ! Ils ont été battus ! Touche pas à ça ! » « Mais comment pouvez-vous dire que c’est fini, si vous ne savez même pas ce que c’est ? » Et là, comble de perversité, leur réponse : « Tu devrais plutôt te demander pourquoi ça te fascine autant, ces cochonneries-là ! » Et ils s’enfuient, les mains sur les oreilles.
L’allusion est tellement odieuse qu’elle le rend malade de dégoût. Se le demander ? Mais il ne fait que ça ! Ce n’est justement qu’elle, qui le fascine : la source même de la fascination ! Comment ? Comment la patrie de l’Hymne à la Joie se transforme-t-elle en quelques années en celle d’Auschwitz, d’Oradour, de Lidice, de Dresde en ruines fumantes ?
Il voudrait le leur crier, mais ils n’écoutent pas, alors il le hurle au fond de son crâne : « Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous êtes en train de faire ? Le même chose qu’eux ! Vous les déclarez inhumains comme eux-mêmes ont déclaré les Juifs inhumains, pour pouvoir se débarrasser d’eux ! Mais c’étaient, des humains ! Vous n’avez pas le droit de ne pas au moins tenter de lire ce qu’ils ont fait ! »
Il ne sait qu’une chose : quelle qu’ait pu être la source de la fascination, elle était humaine. Elle doit donc pouvoir être décrite. Pourquoi personne n’en parle-t-il ? Pourquoi ce silence ? Pourquoi une telle peur panique, à la seule idée de s’interroger ? Et d’ailleurs cette peur, à elle seule, n’est-elle pas un symptôme de ce qu’il y a encore dans ces images-là un élément tout à fait actif, justement ? On n’a pas peur des morts. On a peur des fantômes. Mais les fantômes ne sont justement pas des morts. Ils sont au contraire la survivance à l’état pur. Parce qu’inatteignable.
Il sait qu’il joue peut-être là un jeu horriblement dangereux. Il a parfois d’atroces crises de doutes. Et si tous les autres avaient raison ? S’il allait être contaminé par ses lectures ? Ou si sa fascination était elle-même signe de ce qu’il serait « par nature » comme… eux… l’un d’entre eux ? Mais non, c’est impossible : tous les refus de s’interroger, toutes les dénégations, reposent justement sur l’affirmation que le nazisme n’aurait jamais concerné que les seuls Allemands ! Même les Fascistes de Mussolini, à en croire certains auteurs, n’auraient pas été de véritables fascistes ! Or, comme les Allemands ont été battus, le monstre est nécessairement mort – c’est là la base-même des refus de s’interroger. Eh bien ? Dans ce cas-là ? Comment un jeune Nord-américain francophone de vingt ans en 1975 pourrait-il être un Allemand qui en a dix-huit ou cinquante en 1939 ? Ça ne tient pas debout !
Eh puis, même s’il y avait effectivement un monstrueux virus caché dans les mots ? Et qu’il risquait de le contracter ? d’y succomber ? Quelle importance ? Il y aurait des millions de savants, de chercheurs, pour le guérir immédiatement, non ? Ou alors, si l’épidémie était soupçonnée de pouvoir renaître de ses cendres à tout instant, au détour d’une simple page de livre, n’y a-t-il pas lieu de justement s’en rendre compte le plus tôt possible ? De développer des anticorps ? Des médicaments ? Et si tout le monde croit que le virus est encore vivant, pourquoi hurler qu’il a disparu et qu’il ne faut surtout pas s’en occuper ? Un tel soupçon ne devrait-il pas au contraire constituer une formidable incitation à l’étudier de toute urgence ?
Décidément, les réactions qu’il rencontre n’ont aucun sens.
*
Il n’y a toujours personne avec qui discuter ?, pas un traître chat ? Qu’à cela ne tienne, Артйст continue de lire. Et tente de réfléchir. Tout seul. De fixer les images. De se trouver des repères. Il cherche le pont.
Ce qu’il veut, c’est ressentir une fois, une seule, l’image qui habitait le cœur de ces milliers de jeunes hommes en noir, qui ont déferlé sur l’Europe, de la Bretagne à Moscou, et sur le nord de l’Afrique. Il sait que ce ne pourra être qu’après ce jour-là, qu’il pourra réfléchir. En termes humains.
Il n’y est pas encore, les deux images ne se répondent toujours pas. Il ne comprend toujours pas. Ne voit pas. Comment ceci et cela peuvent avoir concerné la même civilisation, le même peuple, les mêmes êtres.
Il lit l’épouvantable « Treblinka » de Jean-François Steiner. » « L’histoire de la Gestapo » de Jacques Delarue. « Les Waffen SS » de Landemer. Il voit un nombre incalculable de fois « Cabaret ». Les descriptions sont saisissantes, certaines des analyses captivantes. Mais ni les unes ni les autres ne lui apprennent toujours rien à propos de ce qu’il recherche. Elles expliquent et démontent les modalités, les mécanismes, mais ne soufflent pas un mot des origines, de la source, du cœur.
Et puis un jour.
*
C’est l’été 76. Артйст vient à peine d’avoir vingt-et-un ans. Il n’y a pas trois mois qu’il a terminé ses études. Il entre dans une librairie. Aperçoit un livre de poche sur une étagère. Deux grosses runes rouges : « S.S. » Il s’approche. Prend le livre. Le nom de l’auteur : « Obersturmbannführer Peter Neumann. » – certainement un pseudonyme. « Neumann », « L’Homme nouveau. » Il retourne le livre. Derrière aussi : « S.S. » Et, dessous : « Un témoignage sans précédent sur une génération maudite, décimée, sacrifiée. » Oh. Il le prend.
Et grâce au courage de cet homme-là, dont il ne connaîtra jamais le véritable nom, grâce à son courage de dire, tout simplement, Артйст va enfin commencer à comprendre.
L’Homme Nouveau raconte. Son enfance. L’atmosphère dans laquelle il grandit. Pas de « mea culpa », pas de cendre sur la tête, rien que le récit. « Il y a ceci, et puis advient cela. » Артйст fait : « Bien » et continue sa lecture. L’embrigadement dans les Jeunesses Hitlériennes. Les chants. La camaraderie. Le corps qui pousse. L’entrée à l’école des officiers. Encore les chants, les mythes. Les slogans : quelques mots, toujours les mêmes, clairs, francs, sans ombre. L’entraînement. L’exaltation de se sentir fort, comme tous les jeunes hommes du monde. Eh puis la Drôle de Guerre. Et puis l’attaque. La victoire. La France, humiliée à son tour, après tout ce qu’elle a fait subir à l’Allemagne depuis 18. Eh puis, le jeune Neumann dans son unité de chars. Eh puis. C’est là. Soudain, plongé dans sa lecture, Артйст relève la tête. Il vient de comprendre. Ce passage-là est bouleversant. La campagne de Russie. Barberousse. L’Union soviétique, le Géant des Plaines qui s’effondre. La prodigieuse griserie qui s’empare des hommes. La puissance individuelle. La puissance collective. Et la puissance des chars, qui gronde sous eux, à travers eux. Ils sont de gigantesques centaures, cinq cents parts d’acier pour une part de chair. Lancés à fond de train. Leur puissance à eux tous, collectivement, qui s’élancent dans la steppe. Leur puissance est si grande, si grande, qu’il n’y a rien qui résiste devant eux. L’ennemi est balayé. Ces hommes-là sont des dompteurs de dragons, à mains nues. Ils foncent à la pleine puissance des moteurs. Tellement qu’il faut les obliger à s’arrêter, pour faire le plein. Артйст a compris ! « Mais oui, bien sûr ! » Le mythe de la puissance. La promesse du diable. Et puis, à l’autre bout du livre, la révélation. La chevauchée fantastique a été stoppée net. Il y a eu Stalingrad. Puis les reculs. Les reculs. Les reculs. Sans cesse. La faim. Le froid. Les amis qui tombent à vos côtés.
16 août : Karl est mort…
Les Bolcheviks, qu’on lui a enseigné à ne voir que comme des hordes sauvages, des moins qu’humains, avancent, renversent, écrasent tout sur leur passage : c’est leur tour, à présent. Neumann est coincé : lui qui n’admire que la force, n’aime que la puissance, comment pourrait-il ne pas être ébloui par ses propres ennemis, qui sont en train d’écraser l’invincible Ordre Noir ? Eh puis le voilà qui se bat dans les rues de Vienne ! Il est passé ici même, un éblouissant jour de vacances, adolescent, avec ses parents. La ville est maintenant un champ de cadavres et de décombres qui flambent. L’adolescent est devenu un guerrier de l’enfer. Qui ne comprend rien à ce qui leur arrive, à lui et à ceux de ses camarades qui n’ont pas encore été broyés. Il ne peut pas comprendre : il ne connaît que des slogans. En donnant le coup de grâce à un camarade blessé pour lui éviter de continuer de souffrir, et surtout de tomber aux mains des Russes, il se redit encore le serment des Jeunesses Hitlériennes :
Treue bis zum Tote – Fidèle jusqu’à la mort
Артйст est totalement gagné par le regard de Neumann – il se bat à ses côtés, il est son ombre. Il est immergé en lui. Et au bout du livre, quand il en ressort, déchiré, il sait. Il sait ce que ressent un démon. Il comprend : Neumann ne pense pas, n’a jamais pensé. Toute sa vie, on l’en a empêché. On l’a forcé à pousser vide. On l’a asphyxié, jour après jour, des mois, des années durant, et à chacun des rares moments où la pression s’est relâchée sur ses poumons, le seul air qu’on lui a permis d’aspirer a été celui de la puissance. Comme ces veaux que l’on prive de fer, et qui en viennent à vouloir dévorer les clous de leur enclos. On ne lui a enseigné qu’une seule chose : à laisser la Nation – représentée par le Parti – penser à travers lui. Et à se fondre dans le sentiment de puissance. Cet homme-là n’a vu que ce que l’on voulait qu’il voit. N’a ressenti que les seuls chants qu’on lui destinait. Cet homme-là n’a pas été un fou, non. Il a été un ignorant parfait, d’une immense puissance. Une machine à régner, à déferler. Il n’a jamais appris autre chose qu’à aimer la puissance. Sans elle, sans le parti pour lui dire quoi penser, il n’est plus rien. Un cadavre qui se souvient.
*
Par un après-midi resplendissant de cet été-là de 1976, Артйст prend un café, au frais, chez Archie’s, au coin de chez lui. Un restaurant de quartier comme il y en avait tant, autrefois, typiques de Montréal. Ah, le Sélect ! Tables fixes, banquettes, plancher de terrazzo. « Air conditionné. Cuisine italienne, continentale et canadienne. License complète. » Артйст lit. Neumann. Il est terrorisé, par la force de ce qu’il lit.
Et la magie va frapper. Il entend, à voix douce :
– Ça, c’étaient des hommes.
Артйст lève lentissimement la tête. Tourne son regard vers la droite, en direction de là d’où est venue la voix.
Dans la pénombre climatisée, à un pas de lui, juste de l’autre côté de l’allée, sur une banquette qui pourrait être la continuation de la sienne, un vieux monsieur. En étendant le bras, Артйст pourrait lui toucher l’épaule du bout des doigts. Il a l’air très doux. Très distingué. Comme on dit. Il regarde fixement Артйст de derrière ses lunettes à montures de métal. Mince. Gestes précis. Crâne dégarni. Barbichette blanche soigneusement taillée et peignée. Élégant complet pâle. Ils se regardent, tous les deux. Puis le vieil homme ramène son regard sur le livre. Артйст sait ce qu’il regarde : « S.S. », en grosses runes rouges. Le vieux monsieur redit, en hochant un peu la tête pour appuyer l’affirmation :
– Ça, c’étaient des hommes.
Et le vieux monsieur explique. Il est Néerlandais. Son accent, légèrement chantant, est envoûtant.
– Savez-vous, mon garçon, qu’il n’y avait pas que des Allemands, dans les rangs S.S. ? Ils venaient de tous les pays d’Europe.
Sans un mot, Артйст fait un petit « oui » de la tête. Il est sidéré. Il fait « oui » : il sait.
– Je… un de mes cousins… s’est battu à leurs côtés.
Et Артйст sait qu’il ment : il ne parle pas d’un de ses cousins, non. Il parle de lui-même. On ne dit pas son nom dès une première rencontre.
– Mais il était déjà trop tard.
En quelques phrases, à peine teintées de douleur et de nostalgie, le vieux monsieur évoque la grandeur. La camaraderie. Le courage. La fermeté. Артйст n’en revient pas : ce pourrait être Neumann lui-même, sorti des pages du livre. La conversation – le monologue, plutôt, du vieil homme – ne durera pas longtemps. Quinze minutes ? Au plus.
À un moment, l’homme s’interrompt. Plonge son regard dans celui d’Артйст. Le sonde. Артйст sent le regard, qui fouille en lui. Et il redoute ce que l’homme va dire ensuite. Il ne bronche pas. Ne cille pas. Il sait ce qui va venir. Mais il ne sait pas comment il réagira en l’entendant.
– Vous êtes blond. Votre regard n’est pas fuyant. Vous êtes solide. Êtes-vous un lâche ?
Артйст réfléchit un instant. Puis hausse les épaules : il ne sait pas. C’est la stricte vérité.
L’homme a un tout petit sourire très tendre, ses yeux pétillent un court instant. Il opine à nouveau, très légèrement. Il approuve cette réponse.
– Vous auriez pu être l’un d’entre eux. Ils étaient les meilleurs de tous.
Puis il semble changer brusquement de sujet :
– Qu’est-ce que vous faites, dans la vie ?
– Comédien.
Un très léger sourire narquois passe sur les lèvres de l’homme. Son regard fouille toujours celui de Артйст.
– Tiens donc ?
La fouille continue. Un long moment. En silence.
– Un artiste ?
Артйст hausse à nouveau les épaules : « Je ne sais pas. Pas encore. On verra. »
– Êtes-vous le meilleur ?
Quelle surprenante question.
– Je ne sais pas. Je ne me le suis jamais demandé. Il en faut beaucoup, vous savez. Dans toutes les teintes. Comme il faut tous les instruments de l’orchestre.
À ces mots, subitement l’homme ne sourit plus. Son regard ne parle plus. Un masque mort.
– Foutaises. Il ne faut que les meilleurs. Soyez Bach — sinon, ne soyez rien du tout.
Il se lève.
Il s’en va.
Ça y est. Cette fois ça y est. Артйст a compris. Et pour toujours. Il vient de le voir, le pont. On peut être artiste de l’Ordre Noir comme on peut être soldat de l’Enfer. Pour tuer. Pour régner. Pour la puissance. D’abord viennent les Artistes Noirs, et ensuite, ensuite seulement, bien plus tard, les Soldats.
En regardant le vieil homme calmement, posément régler son addition à la caisse, puis sortir sans plus lui adresser un seul regard, ni un signe de la main, Артйст réalise qu’en lui, le choix est fait depuis longtemps. Mais qu’il lui fallait encore prendre conscience de lui.
La mort devra chercher un autre bras que le sien. Une autre voix que la sienne.
*
Cet après-midi-là, chez Archie’s, Артйст a trois fois l’âge qu’il avait sur la rue Malo. Et il vient enfin de comprendre ce qui l’a fait hurler et bondir sur ses pieds. Sa colère. La déchirure qui l’a traversé. Non seulement le jeune soldat égorgé n’était-il peut-être pas un démon, mais les soldats états-uniens, eux, leur jouissance l’exprimait sans l’ombre d’un doute, en étaient. Le réalisateur du film aussi.
En détruisant l’Allemagne, on a abattu le temple et massacré les prêtres pour n’avoir pas à toucher au Dieu.
Cette guerre-là, qui s’est soldée par l’écrasement de l’une des plus riches, des plus fertiles cultures de cette face-ci du monde, n’était pas celle des anges contre les diables, non. Elle était celle des diables entre eux.
La tête d’Артйст vient de comprendre ce que son corps a compris quatorze ans avant elle. Qu’il vit à l’époque d’un dieu répugnant. Que son existence se passera à l’ombre de son règne.
Et qu’il n’est pas certain du tout d’avoir le courage pour vivre ce qui l’attend.
Il a compris. Comment la patrie de L’Hymne à la joie peut se transformer en celle de Eichmann – comment la patrie de Withman peut se transformer en celle Macarthy, de My Lai, de Dresde, de Nagasaki et des tortures de Bagdad – comment la patrie de Hugo peut se transformer en celle des bérets noirs de la Milice du Maréchal, des derniers S.S. de Berlin et de « La bataille d’Alger ».
Prenez Mozart. Niez son humanité. Extirpez son âme.
Vous avez créé un démon, dont le regard enflamme et transforme en métal tout ce qu’il caresse.
Quand vous en aurez créé cent, surtout ne craignez rien : les soldats viendront. Nécessairement. Ce ne sera plus qu’une question de temps, de circonstances.
Il a compris que sous le règne omniprésent de l’ignoble dieu, celui de la pure puissance, se croire protégé de sa fascination, c’est y avoir déjà succombé.
Encore vingt ans de plus, et le vertige, tout le vertige de son enfance occupera en permanence l’esprit de Артйст. Ce vertige, ramené à la surface, il l’explorera sans trêve. Une forêt infinie. Le long de mille sentiers, au fond de mille grottes. Comment peut-on être un Humain au temps des démons ? Un Petit Humain, mais un Humain tout de même ? Un enfant. Un Hobbit.
Comment peut-on parler quand la joie même qui est au cœur du langage a été corrompue ?
Comment aimer sans qu’il soit question de territoire ?
Comment penser sans nourrir les flammes ?
Comment ?
Comment aimer le monde et surtout, surtout ! ne pas vouloir le posséder ?
Comment être la fois vivant et inerte ?
Membre de la famille des Humains, en ne prenant part à ses affaires qu’au nom de l’amour ?
Comment choisir de pleurer plutôt que de tonner ?
Troisième Partie
La Citadelle des Spectres
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Le soir du dîner d’État, après le départ du Président Poutine, debout près de la table que Porte-Parole et lui ont partagée, Артйст, un peu triste, regarde s’éloigner le dos de Caliban.
Très floue, sans couleur, sans contour, une image flotte dans son esprit. Il la laisse flotter, tout effilochée, sans même tenter de la saisir. Mais même sans tourner son attention vers elle, il sait ce qu’elle est. L’image de ce qu’est cette salle, de ce qu’est l’univers contemplé par les yeux de Porte-parole. Et Артйст n’en veut pas, de cette image-là. Pas maintenant, non. Pour l’instant, tout ce qu’Артйст désire, c’est contempler, une dernière fois, cette salle féerique. Où il ne remettra jamais les pieds. Il regarde, là-bas, s’écouler le flot des convives. Tout en noir. De grandes régions de la salle sont déjà redevenues inertes. Il jette un regard sur sa gauche, en direction de l’orchestre. Les musiciens, plusieurs en bras de chemise, déjà, dont certains ont même fini de remballer leur instrument.
Артйст hume un dernière fois, à fond, l’air de ce lieu. Un autre lieu magique, dans sa vie. Il est triste, oui. Ça ne finira donc jamais ? Il faudra donc toute sa vie qu’il ait, presque chaque jour, à prononcer le vœu à nouveau ? Oui, il sait ce qu’est la Puissance. Oui, il sait que, toute sa vie, elle a été l’une des grandes portes, en lui, qu’il aurait pu choisir de franchir. Mais pourquoi ? Pourquoi a-t-il fallu qu’il sache, dès l’enfance, dès l’enfer, que cette immense porte-là, en lui, qui s’ouvrirait chaque matin pour l’inviter, ne l’intéresserait jamais ? Pourquoi ?, d’où lui est venu si tôt dans la vie la certitude qu’en chacun de nous non pas une mais plusieurs portes s’ouvrent dans les murailles ? Et, parmi les plus imposantes, les plus monumentales, ce couple-là d’opposées, face à face. Qui portent les noms. Nature. Et Culture.
Mais oui, Артйст sait que la nature l’a fait puissant. Et alors ? Il l’a su très tôt. Ce n’est vraiment pas ce qu’il y a de plus compliqué à comprendre dans la vie ? Mais il a su très tôt aussi que la Puissance est un désert. Avant même d’avoir commencé à germer, elle est déjà la mort. Des montagnes de cendres.
Alors que Culture. Culture est un souffle qui danse dans le vent. Insaisissable. Sans cesse renouvelé. Mais profond. Mais riche. La vie-même.
Pourquoi Puissance est-elle une perpétuelle promesse, elle qui n’en tient aucune ? Alors que Culture, qui ne promet rien, mène pourtant en des lieux si riches que chaque génération d’humains doit réinventer les mots, la musique, le mouvement et les formes, pour tenter de les décrire ?, pour tenter de témoigner d’eux ?
Pourquoi Артйст n’a-t-il pas le droit de s’aveugler, lui aussi ? Pourquoi est-ce qu’il n’a pas le droit, lui aussi, comme tellement de ses semblables, de laisser la lumière s’éteindre ?
*
Parfais, dans des moments comme celui-ci — est-ce un contre-choc de la magie ? — parfois Артйст sent clapoter, au fond de lui, une grande mer d’épuisement. Où, pour un peu, il se laisserait tomber tête première. Il l’a même déjà tenté. Mais en vain. Sa vie le rattrape par le collet. Le remet sur pieds. « Marche ! » Il est fatigué. Il n’a pas cinquante ans, et épuisé. Parfois. De revivre sans cesse le même spectacle. De ressentir sans cesse les mêmes assauts. Sous mille formes. Non !, pas une fatigue : une lassitude, oui, voilà le mot qu’il cherchait. À son propre étonnement, il en est arrivé à pouvoir, comme ce soir, les écarter du revers de la main, les assauts. Et à ne conserver que l’essentiel de ce qu’ils suscitent : la magie. Alors à présent, à présent qu’il sait, pourquoi n’a-t-il pas le droit de ne regarder que la magie, puisqu’il n’y a qu’elle qui l’intéresse ? Puisqu’il n’y a qu’elle qu’il aime ? Pourquoi faut-il que les assauts, dérisoires, lassants, se poursuivent sans cesse ?
Non, il n’ira pas ! Il ne passera pas, la porte de la Puissance ! Il n’en est pas question. Et il n’en sera jamais question ! Alors ? Est-ce que la tentation ne pourrait pas, enfin !, se lasser ? Et lui contre-câlicer la paix ?
Comme chaque fois lorsqu’il vient de voir, il a envie, oh comme il souhaite !, être aveugle.
« Aveugle » ? Il sourit. Le mot lui rappelle un enfant, dans les grandes cuisines d’une Académie, d’un pensionnat. Son sourire s’élargit : « cuisines » ? La magie n’a donc pas fini d’agir, en lui. Elle continue de faire défiler dans ses yeux les images du sous-sol des choses. « Cuisines » : l’image renversée, point pour point, de la salle où il se trouve en cet instant-même. Comme cet enfant-là en est une aussi, une image renversée. De lui. Il vient de penser à la magie. Il vient tout juste de se dire qu’il souhaiterait qu’il n’y ait qu’elle. Et aussitôt, elle s’anime. Elle vient lui souhaiter bonsoir avant de se replier. C’est une des manifestations de ce qu’elle est à laquelle Артйст est le plus profondément attaché, dont il lui est le plus reconnaissant. La tendresse.
Imaginez un homme – « dans la force de l’âge », comme on dit. En complet noir. À la fin d’un souper d’État. Debout à côté d’une table sur laquelle ne restent que des vestiges. Des ribambelles de verres vides ou à moitié vides. Des traces de pâtisserie au fond des assiettes. Des ustensiles en désordre. Des serviettes de toile posées ça et là. Des chandelles qui approchent du bout de leur existence. Dans un rayon de dix mètres, cet homme-là est tout seul à occuper les lieux. Il regarde, très loin de lui, les quelques autres invités à n’être pas encore sortis de la salle. Puis regarde les murs, le plafond d’or. Tout à coup, il sourit. Si quelqu’un l’observait, il penserait sans doute : « Bon, encore un autre qui rêve à être le Tsar. » Et cet observateur-là serait dans les patates jusqu’aux oreilles.
Un peu plus tôt, l’homme en noir a eu à se chamailler avec un « gros bras » qui a soudain ressenti le besoin de s’astiquer le statut. Et la magie est intervenue, elle a zoomé sur la salle : elle a fait comprendre à l’homme en noir de se détendre et de laisser la rivière suivre son cours, que les choses étaient très bien ainsi, que les « gros bras » qui se piquent au statut, c’est entre autres pour eux, que des salles comme celle-ci existent. Mais pas que pour eux. Elles existent aussi pour, du même coup, aider à préserver la mémoire de ceux et de celles qui se sont trouvés un jour devant ces gros bras-là. Qui ont eu le malheur de se trouver sur leur chemin. Ou sous leur coupe. Quelles que soient les circonstances. Quelle que soit l’époque. À présent, la magie prend du recul, elle zoome arrière et invite l’homme en noir à replacer la salle non plus cette fois-ci sur la carte du monde mais sur la carte de sa vie à lui. Il a beau être debout au milieu de signes de la richesse et du pouvoir, ses questions sont les mêmes qu’elles ont été tout au long de sa vie. Un homme en noir de presque cinquante ans. Un enfant de six ans. Un grande salle d’or, éblouissante de lumière. Des grandes cuisines verdâtres, glauques, au fond d’un pensionnat. L’homme debout vient de se dire : « Je voudrais ne plus voir. » L’enfant agite les mains dans le vide, devant lui, en faisant l’impossible pour être… aveugle. Pour convaincre les spectatrices qu’il ne voit plus rien. Rien du tout.
Déjà, à six ans. Parfois. Il voulait être aveugle.
Et toute sa vie, sa vie lui a répondu : « Oui ? Eh bien c’est dommage, mon ami… mais de ça, il n’y en a pas au menu. Pas pour toi. Et maintenant. Pense à Slimane, réfugié à Paris. Pense à Alan, à la cicatrice sur sa jambe, et à ses yeux quand il t’a raconté le supplice de la peau arrachée, au fond du puit – et à ses yeux quand il te racontait sa tribu d’enfants. Pense à Voltaire : « Je sors devant, je sors derrière. » Pense à Camus, aux crachats qu’il reçoit. Pense à Arendt, à Heidegger. Pense à la lettre à ses parents du jeune Allemand, le matin de son exécution. Pense à Janosh. Pense à T.D. Bouchard, tout seul de sa gang. Pense à Durant, qui a réussi à s’enfuir. À son amie Emma Goldman. Pense à Bethune, au mobilier de sa clinique qu’on jette par les fenêtres. Pense aux enfants morts faute de soins, des générations à la suite. Pense aux yeux de Francis Simard. Et puis pense aux caresses. Données. Reçues. Pense à Krantz. Pense à Bob. À Flip. Au jeune moine. Ça y est ? Tu les vois ? Eh bien maintenant, cesse de te plaindre et fais ce que tu as à faire. »
Tout ce qu’il y aura à réfléchir, à laisser se distiller en lui, à propos de ce qui vient de lui advenir dans cette salle-là !
Porte-parole et son duel pathétique. Bien entendu, il fallait, il ne pouvait pas en aller autrement, il fallait qu’un assaut comme celui lancé ce soir par Caliban advienne alors que lui, Артйст, se sent aussi déplacé qu’il se sent ces jours-ci. Il fallait que ce soit à un moment où, comme cela ne lui est plus arrivé depuis longtemps, il ressent son inadéquation avec une telle intensité, pour que se déclenche soudain une attaque aussi brutale. Et aussi vaine. Il le fallait, qu’il se sente de trop, il fallait que jusqu’à Moscou même, lui parvienne l’écho des glapissements de la meute, là-bas, au pays. Pour que le mépris de Porte-parole ait la moindre chance de pouvoir agir sur lui, il fallait qu’il lui soit adressé alors qu’Артйст sait déjà parfaitement qu’un jour ou l’autre, au pays, les chiens grogneront, à l’évocation de son passage à lui dans cette salle où il se tient debout. « Quelle idée ! Quelle prétention ! Traîner des artistes jusqu’à Moscou ! Des artistes ! Jusqu’en Sibérie ! Aux frais du contribuables ! Elle est folle !, arrêtez-la ! » Ça. Eh puis. « Bon, l’artisse est allé chercher son ostie de nanane ! Le vendu ! Qui piétine son peuple pour pouvoir faire des beaux voyages dans ‘es valises de son boss ! » « Artistes ! », sur le ton de « Eunuque! » « Artisses ! », sur le ton de « Chien ! » Sur le même ton qu’avait Porte-parole il n’y a pas une heure. Mais Porte-parole, lui, et c’est une des facettes les plus fortes, les plus envoûtantes de la magie de ce soir, Porte-parole, au moins, contrairement aux autres Caliban ses frères qui jappent dans les journaux, à la radio, à la télé, par delà l’Europe et l’océan, Porte-parole a, lui, la franchise de ne pas cacher sa haine et sa faim de puissance derrière le masque de la bonne gestion des finances publiques. Ni de les déguiser en amour de la nation. Son amour, sa passion pour la puissance se lit à nu sur ses traits. Avoir eu le privilège de lire cette faim-là, franche et sans fard, de la regarder droit dans les yeux, sans faux-semblant, une fois dans sa vie, Артйст sait que cela, déjà, justifiait amplement sa venue jusqu’ici. Quoi qu’il doive lui en coûter. Sans fard ! Il l’a enfin vue clairement ! Il s’y attendait. Il était même certain que ça allait finir par arriver. Maintenant c’est fait, il a vu. « There’s a difference between knowing the path and walking the path. » Personne ne peut plus lui enlever cette image-là. Il sait qu’au retour, quand les gesticulations reprendront, il reverra le visage de Porte-parole, dans la salle d’or du Kremlin. Il reconnaîtra sa voix. « Артйст ! » Il saura que sous le fard et les prétextes commodes, c’est Caliban qui, encore une fois, jappe sa foi.
***
Quarante ans avant ce soir-là, l’homme en complet noir, alors un enfant, le même qui a bondi à pieds joints sur le divan, le même qui a voulu être aveugle, est assis sur le sol, dans le coin du couloir d’un logement de Saint-Léonard.
Abandonné du monde, il flotte sur un minuscule radeau, au cœur d’un ouragan d’absence et de vertige. Hagard, glacé, pétrifié de terreur, plus seul qu’aucun chant ne saura jamais l’exprimer, il contemple, deux pas devant lui, le visage éblouissant d’une femme inconsciente gisant là, à même le sol, elle aussi. Cette femme jeune, scintillante de joie, vibrante, au rire prodigieux, à la grâce dansante, d’une extraordinaire vitalité, lui a donné encore plus que la vie : le goût de vivre, de durer, de chanter la beauté, et de rire, d’aimer, de caresser et de voyager jusqu’au fond des yeux des êtres que la vie va placer sur son chemin. C’est sa mère. Ivre morte, elle s’est effondrée. Dans quelques mois, elle sera morte.
Comment, inchangé, cet enfant va-t-il se retrouver, homme, debout près d’une table couverte d’or et d’argent, au cœur d’un des plus haut lieux d’adoration de la puissance, à regarder s’éloigner le dos d’un homme défait qu’il n’a même pas souhaité affronter ? Tel est l’objet de ce récit.
– Mais, quand on y pense,
nous sommes toujours dans la même histoire !
Elle se continue.
Les grandes histoires ne se terminent-elles jamais ?
– Non, elles ne se terminent jamais en tant qu’histoires,
dit Frodon.
Mais les gens qui y figurent viennent,
et disparaissent quand leur rôle est terminé.
Le nôtre se terminera tôt ou tard…
et plutôt tôt.
– Et alors, on pourra se reposer
et dormir un peu, dit Sam.
John R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux
« Le Kremlin de Moscou
n’est nullement ce qu’on dit qu’il est.
Ce n’est pas un palais,
ce n’est pas un sanctuaire national
où se conservent les trésors historiques de l’Empire ;
ce n’est pas le boulevard de la Russie,
l’asile révéré où dorment les saints,
protecteurs de la patrie :
c’est moins et c’est plus que cela ;
c’est tout simplement la citadelle des spectres »
Astolphe de Custine, Lettres de Russie,
le 8 août 1839
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Note
Le texte de la deuxième partie a d’abord été publié dans mon essai Morceau (Leméac éd., Montréal, 2009)
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Cliquez ici pour lire l’évocation d’un autre moment de ce voyage.
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