Le syndrome de la douche
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Une vie d’écriture – telle que je vis la mienne, en tout cas – c’est vraiment une vie de fou.
Vous n’avez pas idée des pièges, des détours, des jeux de miroirs, des trous dans le plancher, des tiroirs cachés, des portes dérobées, et j’en passe et des meilleures, qu’il faut apprendre à détecter, à fuir, à contourner, à amadouer, à dompter… ou carrément à assommer aussitôt qu’ils se montrent la face.
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Un de ces tours pendables que notre imaginaire peut nous jouer relève de ce que j’ai appelé il y a bien longtemps le « syndrome de la douche ».
Je vous raconte, vite vite.
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Vous êtes en train d’écrire quelque chose qui vous tient vraiment beaucoup à cœur. Ça sort, ça revole, ça jaillit. Vous vous sentez comme un char de course lancé à fond de train. Quand tout à coup, sans avertissement, vous frappez un nœud : bong ! Et tout s’arrête net. Sur UN mot – paf ! Plus d’idée, plus d’énergie, plus le goût, plus rien. D’une seconde à l’autre vous ne rappelez même plus de la destination que vous visiez même en dormant depuis des jours, des semaines, voire des mois. Pfffit – parti !
Dans les pires cas, vous relisez même ce qui vous enthousiasmait tant jusqu’à tout à l’heure, et il vous saute au visage que c’est d’un ennui… mais total, pire que parfait, intégral. Tellement que vous vous mettez à jongler avec l’hypothèse que ça y soit… que cette fois, la folie pure vienne de frapper. Il n’y pas d’autre explication possible au fait que vous ayez tellement consacré d’énergie à ÇA – à cette chose idiote, informe et d’une totale vacuité, en ayant le front de beu de vous imaginer que ça pourrait intéresser qui que ce soit sur Terre.
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Quand tu es tout jeune auteur, un blocage soudain comme celui-là peut vraiment te faire sauter net le panneau de fusibles.
Mais tu finis par apprendre : quand il se produit, il faut être zen – complètement – et ne rien essayer du tout, quoi qu’il t’en coûte. Il faut avoir confiance – ce qui dans les circonstances te semble le sentiment le plus nul qui soit, certes, mais tu n’as pas le choix. Alors, tu pars prendre une marche. Tu vas te magasiner des culottes alors que tu n’as pas une maudite cenne à mettre là-dessus. Tu t’assois dans un café et tu écoutes les gens jaser de leurs problèmes. N’importe quoi. Sans rien chercher (du moins le crois-tu).
Un jour ou l’autre, le bouchon va finir péter et la circulation va reprendre. Là aussi, ce sera sans prévenir. Et la plupart de temps tu vas instantanément comprendre que le responsable, c’était toi, tata que tu es : tu voulais trop, ou alors tu cherchais mal. Quoi qu’il en soit, tu as fait dérailler ta propre imagination à force de te penser plus fin qu’elle (fatale erreur !).
Sauf que …!
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Presque à tout coup cette révélation va te venir à un moment où il te sera ABSOLUMENT impossible d’écrire. C’est d’ailleurs pour ça qu’elle advient (ai-je fini par comprendre après bien des angoisses) : parce que ton imaginaire sait parfaitement que, dans la situation où tu te trouves à cet instant précis, tu ne PEUX PAS écrire, de toute manière, alors quand tu parviens à vraiment renoncer à continuer de t’enfoncer dans ton erreur… zap ! le bouchon part !
La clé, c’est donc de réussir à se mettre dans un état où on ne peut pas espérer que le blocage se règle, pour que tout à coup : pouf – le caillou parte en orbite.
Et l’endroit idéal pour que ça arrive… c’est dans la douche. D’ailleurs il y existe un exemple classique hyperconnu. Où est-ce qu’il était Archimède, hein, quand il a enfin compris la solution à son problème et qu’il s’est écrié « Euréka ! » ? (Oui, oui, je sais : dans son cas, l’éclair avait une autre source, mais m’en fous m’en sers pareil.)
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Eh bien…
Imaginez-vous donc que la chose vient tout juste de m’arriver, Eh oui ! Cet après-midi même. À 14h30. Au Starbucks du Village où je sirotais un déca en lisant un bouquin (une lecture fascinante d’ailleurs, dont je vous parlerai peut-être bientôt), sur mon chemin pour aller parler de Bobino à Radio-Can, juste à côté.
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Voyez-vous… j’ai déménagé d’urgence il y a un an. Après quoi, j’ai écrit quelque chose dont je suis ma foi plutôt content mais dont la destinée est ces temps-ci en suspens (ça aussi, vous en reparlerai un de ces quatre), et ensuite, après ça… pfit… plus rien. Mais vraiment ! Ce qui s’appelle : rien ! Aucune idée d’écriture. Aucun goût. Des billets Facebook ici et là, des notes qui me viennent, mais autrement j’ai le dedans de la fiole comme une banquise : frette et blanc.
Ça fait des mois que ça dure (et c’est la première fois de ma vie).
J’y avais trouvé toutes sortes d’explications : l’âge; le fait que le milieu du théâtre est devenu tellement nunuche (avec à peine quelques exceptions ici et là) que je n’ai plus la moindre envie de le fréquenter; l’époque (dans le sens : je suis passé-date); et allez donc, des raisons, je m’en suis monté une liste longue comme le bras.
Bref, j’ai énormément travaillé, depuis plus de 6 mois, à me faire une idée : c’est fini.
Je n’y arrivais pas du tout, mais alors là pas du tout du tout. Ce qui fait que j’arrangeais ça en me disant que c’est parce que je suis trop habitué à faire douze affaires en même temps. « Relaxe. Ramollis. Fais comme Truc et comme Machin : prends la couleur des murs – tu vas voir, un m’ment donné tu vas te calmer. »
Quand tout à coup.
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Un samedi après-midi, donc. Assis dans un Starbucks, donc. Et en route, donc, pour aller parler dedans la radio. Je lève les yeux de mon livre. Aperçois quelque chose. Et…
KABOUM !!!
Le cœur d’une pièce au grand sacrebleu de complet m’explose en pleine tête !
Oh, il me manque des montagnes de détails, et de tenants et aboutissants, bien entendu, mais le moteur, lui, est d’une clarté… épeurante. (Ce qui ne n’implique aucunement que j’aurai le talent pour lui rendre justice, mais on va faire comme d’habitude : de notre mieux.)
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Voilà.
Voulais juste vous dire ça.
Vous avez écouté ma petite évocation de Bobino ?
Eh bien elle a failli ne pas avoir lieu : ça m’a pris tout mon petit change, après l’éclair, pour ne pas sauter dans un tax, rentrer chez moi et me mettre à écrire sur le champ.
Mais non. Mais non. Vieux singe / grimaces.
Pas avant demain matin.
Respire, vieux singe.
Pour ce soir,
Je vais me satisfaire de me sentir comme un vieux physicien grec qui coure en rond en dégoutant partout, tout nu dans sa salle de bain.
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Bon samedi soir, belle gang !
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D’abord publié sur Facebook
Le 21 mai 2022
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