26 septembre 2022
Le court texte que voici est de Volodymyr Yermolenko, philosophe ukrainien.
Je l’ai découvert le 4 août dernier sur Twitter et ai tout de suite eu envie de le traduire.
Mais les incessants rebonds de l’actualité m’ont fait plusieurs fois repousser le moment où je me consacrerais à la tâche.
Aujourd’hui, poussé entre autres par l’absurde entreprise de mobilisation lancée depuis quelques jours par le tout petit tsar Poutine, je m’y mets.
On en trouvera plus loin la version originale anglaise, accompagnée de liens vers d’autres textes du même auteur
RDD
Version française
Volodymyr Yermolenko
Philosophe ukrainien, analyste et journaliste, rédacteur en chef de Ukraine World – qui explique en anglais la politique et la société ukrainiennes.
Quelques réflexions sur le thème du pouvoir et de la violence dans le monde d’aujourd’hui.
Pour une meilleure compréhension de la guerre que livre la Russie à l’Ukraine et au monde démocratique.
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Dans le monde occidental moderne, la notion de pouvoir a été associée à celles de richesse et de production. C’est l’individu qui possède les moyens de production qui détient le plus de pouvoir. Il y a consensus à ce sujet entre libéraux (depuis Adam Smith) et socialistes (depuis Marx). Cet état de fait a mené à l’économisation de la politique.
L’idéologie au pouvoir en Russie, en revanche, méprise l’économie. La priorisation de l’armée au cours des dernières décennies est la preuve de ce que l’on y considère le pouvoir non pas comme une capacité de production mais comme une capacité de destruction. Celui qui contrôle les moyens de détruire détient le pouvoir.
La Russie dit à l’Ouest : « Vous contrôlez peut-être nos vies (l’économie, la finance, et ainsi de suite), mais c’est nous qui contrôlons votre mort. C’est nous qui allons décider de quand et de comment vous allez périr. » C’est cela qu’exprime le chantage à l’arme nucléaire. Cette idéologie considère la maitrise de la mort comme le plus grand pouvoir qui puisse être détenu.
Ce jeu avec la mort est profondément enraciné dans la culture politique de Russie. Souvenez-vous de ce que dit Woland (le diable) dans Le Maître et Marguerite de Boulgakov : les humains ne sont pas seulement mortels, ils sont surtout susceptibles de mort SOUDAINE. Cette phrase résume le stalinisme. Elle dit au citoyen : l’État est propriétaire de ta mort. C’est lui qui décidera du moment où tu cesseras de vivre.
C’est ce qui explique que certains « intellectuels » russes conservateurs admirent des gens comme Carl Schmitt.[i] Schmitt traçait un lien direct entre politique et mort. Un souverain est un individu en mesure de risquer des vies (y compris la sienne), et la politique est une sphère d’activité où l’on doit se montrer prêt à affronter un ennemi et à tuer.
Plusieurs figures iconiques de la littérature russe (tout particulièrement chez Dostoïevski) sont des personnages dont la « force » repose sur une capacité à tuer et à détruire. Si vous êtes assez fort pour tuer ou pour détruire… alors vous détenez la pouvoir sur les autres et avez le droit de vivre.
Nous devons nous attacher à saisir la profondeur de l’importance de la mort dans la culture politique de Russie. C’est elle qui explique en partie pourquoi l’armée russe accorde si peu d’importance à la vie de ses propres soldats. Et qui nous permet de saisir que la « tradition » soviétique de remporter les batailles en envoyant des centaines de milliers d’hommes à leur mort est toujours bien vivante.
L’analyse de ce phénomène ne devrait pas nous effrayer. Tout au contraire. Une société qui repose tout entière sur un amour pervers pour la dévastation ne vaincra jamais face à des sociétés qui se consacrent à la création. Si nous cédons au chantage à la mort, nous n’aurons rien fait d’autre que de permettre au saccage de s’étendre encore davantage. Et ce n’est pas ce qu’il est souhaitable qu’il advienne.
LIENS
Volodymyr Yermolenko
Twitter https://twitter.com/yermolenko_v
Youtube https://youtu.be/v7BwXmB1744
Ukraine World
Twitter @ukraine_world
Web (exige contribution) UkraineWorld crée news, analysis and podcasts about Ukraine in English | Patreon
Internews Ukraine
Twitter @InternewsUA
Web Ukraine – Information Saves Lives | Internews
Version originale anglaise
Some reflections on power and violence in today’s world. And how we can better understand Russia’s war against Ukraine and against democratic world. A thread 1/9
In modern Western world, power has been associated with wealth & production. Who owns means of production, has biggest power. This is a consensus btw liberals (from Adam Smith) and socialists (from Marx). This led to “economization of politics” 2/9
Russian current ideology despises economics. Russia’s major focus on the army in recent decades shows that it considers power not as capacity of production but capacity of destruction. Who owns means of destruction, has power. 3/9
Russia says to the West: you might control our lives (economy, finances etc), we will control your death. We will decide when and how you will die. This is expressed thru nuclear blackmail. This ideology considers ownership over death as the biggest possible power 4/9
This play with death is deep in RU political culture. Remember what Woland (devil) says in Bulgakov’s M&M: humans are not only mortal, they are SUDDENLY mortal. This phrase summarizes stalinism. It tells citizen: the state owns your death. It will decide when you will die 5/9
This explains why some RU conservative “intellectuals” admire people like Carl Schmitt. Schmitt made a direct link btw politics and death. A sovereign is smbody able to risk lives (including his own); politics is a sphere when you shd be ready to face an enemy and kill 6/9
Several iconic figures of Russian literature (primarily in Dostoyevsky) are characters whose “strength” is portrayed as a capacity for death and destruction. If you’re strong enough to kill / destroy, you have power over others and a right to live 7/9
we should understand how deep this death play is in RU political culture. It partially explains why Russian army has so little value for lives of their own soldiers. And how the Soviet “tradition” of winning battles by sending hundreds of thousands to death is still alive 8/9
But this analysis should not scare us. On the contrary. A society built upon the perverse love for destruction will never win societies focused on creation. If we cede before this death blackmail, we will only let the destruction expand. And this is not what should happen 9/9
Note
[i] Carl Schmitt (1888-1985). Juriste et philosophe allemand un temps membre du parti nazi. II considère que la souveraineté de l’État est absolue ou n’est pas. (note de rdd) https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_Schmitt et https://plato.stanford.edu/entries/schmitt/
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