Quelques petites considérations à propos de la fable
28-29 novembre 2022
.
Avertissement
Je déconseille vivement la lecture de ce texte à ceuzécelles qui n’ont pas encore regardé la série et ont l’intention de s’y mettre à un moment donné.
.
.
Quand je lis un bouquin ou écoute un film, je suis (du verbe suivre, pas du verbe être 😁) plusieurs pistes en même temps.
Je n’ai aucun besoin de les chercher ni de m’en inventer : ces pistes, qui peuvent parfois aller jusqu’à être en apparence profondément contradictoires entre elles, apparaissent et se développent d’elles-mêmes. La plupart ne durent pas ‒ à mesure que j’avance dans l’écoute ou la lecture, elles deviennent caduques parce que de nouveaux éléments du récit font qu’elles ne « raboutent » plus, et elles disparaissent alors du chemin.
Mais d’autres tiennent bon ‒ et se trouvent le plus souvent considérablement renforcées et éclairées par les départs successifs de leurs petites sœurs qui n’ont pas tenu le coup.
*
Une précision.
Suivre ces pistes, ce n’est pas du tout « analyser » l’œuvre. C’est tout simplement laisser déferler les associations, et les identifier.
L’analyse, elle, s’il y a lieu, intervient plus tard.
*
Exemple simplet.
Je regarde un film dans lequel, au milieu d’une forêt, une petite fille qui porte une cape, capuchon relevé, gambade, un panier au bras rempli de petits pains.
Si sa cape est rouge… il me monte bien évidemment un petit sourire aux lèvres et – veux-veux-pas – dans un coin de ma cervelle des amorces d’idées commencent à s’allumer comme des ampoules de Noël :
– « À sa place, je garderais l’œil ouvert. Un loup est si vite arrivé »
– « Je me demande bien de quoi va avoir l’air la maison de Mère-Grand. »
Ce qui fait que si, tout à coup, ce qu’on entend ce n’est pas une grosse voix de loup (genre : voix de basse garnottée qui a l’air de lui résonner jusque dans les rotules) mais plutôt une voix fluette et chevrotante de vieille dame, que la fillette se retourne… et aperçoit une chenille verte géante assise sur un champignon tout aussi démesuré, en train de fumer une pipe de hash, qui lui lance : « Dans tes petits pains, là, en as-tu au Nutella, ou bedon t’en as juste au beurre de pinottes ? »… j’éclate de rire.
Pas besoin d’un doctorat en psychologie pour me dire que nous allons avoir droit à une Alice au pays des Merveilles revisitée – avec le Petit Chaperon rouge dans le rôle-titre. (Méchant mélange)
Et il y a de sacrées bonnes chances pour je me mette à attendre avec impatience le moment où la fillette va avoir à se présenter, parce que le prénom qu’elle va se donner à ce moment-là aura toutes les chances du monde d’être indicateur du ton d’une bonne partie de ce qui va suivre.
En revanche, si la petite qui gambade porte une cape bleu ciel, oups, je ne m’attendrai pas – ou bien moins, en tout cas – à ce qu’elle affirme s’appeler Alice.
Pareil si la cape est rouge mais que, dessous, il y a un petit garçon… à moins que ce ne soit pour apprendre que, plus tard dans sa vie, il va devenir chanteur rock (et changer de nom de famille pour Cooper, peut-être ?)
Ainsi de suite.
Fin de l’exemple simplet.
*
Je sais que, pour plusieurs personnes, cette manière d’écouter ou de lire a toutes les chances de sembler extraordinairement « intellectuelle » mais à mes yeux ce n’est absolument pas le cas.
Quand on a regardé beaucoup de films et/ou lu et relu des montagnes de livres de toutes sortes, dans sa vie, un constat finit très souvent par s’imposer : la presque totalité des œuvres ne sont pas simples du tout (même quand elles se donnent pourtant de petits airs de l’être). Il est même extrêmement rare qu’un récit bien construit n’ait qu’un seul sens ou ne puisse être lu que d’une seule manière.
(Si je me souviens bien de mes lectures d’antan, d’ailleurs, à l’époque de Dante un récit ou une épopée devait pouvoir se lire de cinq manières différentes à la fois.)
L’histoire, ou l’anecdote, n’est qu’une des pistes que l’on a à suivre. Elle est essentielle, bien entendu, puisqu’elle constitue la porte d’entrée nécessaire pour accéder aux autres, mais ce sont ces autres qui peuvent être les plus captivantes et, très souvent, quand je suis vraiment « embarqué » dans un livre ou dans un film, j’en viens carrément à cesser d’accorder une attention soutenue à la couche du dessus : le récit au premier degré. À la place, je nage dans les autres.
Dans le cas de 1899, justement, je dois dire que la rencontre de trois de ces autres niveaux d’association est tout à fait passionnante.
Et parfaitement jouissive.
Mais aussi déprimante que possible.
*
Ces trois niveaux constituent donc trois « codes » qu’en écoutant la série j’ai vu se dérouler d’abord séparément puis au diapason les uns des autres. Trois mythes contemporains qui finissent par s’allier pour parler de l’Europe d’aujourd’hui.
Il y a d’abord le mythe central, c’est-à-dire la clé de la fable : « Le naufrage de l’Europe ».
Il ne s’agit pas ici du naufrage de l’Europe classique, celle des rois, révolue depuis un bail (mais que pourtant s’évertuent à ressusciter nombre de mouvances d’extrême-droite ou carrément fascistes), mais celle de la modernité issue des Révolutions (principalement anglaise de 1688 et française de 1789) et, surtout, de l’idée de progrès social perpétuel.
Dans le monde des objets, ce naufrage – qui s’est étiré tout au long du XXe siècle et ne semble toujours pas achevé (même si la Russie actuelle travaille d’arrache-pied en ce sens) – est souvent associé symboliquement à celui du super-paquebot Titanic, advenu en 1912, et à la première Guerre mondiale, déclenchée en 1914. En ce sens, la XXe siècle est pour l’Europe celui de « l’approche de la mort du rêve ». Attention ! Pas de « la mort » du rêve mais de son « approche ».
Le deuxième mythe, lui, est celui du mode narratif ou, dit autrement : « Comment est-ce que les choses marchent, dans cette fable ? En fonction de quels principes ? »
Ce mode est peu apparent dans la première moitié de la série, mais il le devient rapidement dans la deuxième jusqu’à prendre presque toute la place dans les tout derniers épisodes. C’est celui que j’appellerais The Matrix, et qui peut se résumer par : « Le monde ne se vit pas à l’extérieur de nous, il vit dans notre esprit. » D’ailleurs – à l’épisode 6, je crois –, le père de l’héroïne, le docteur Singleton, le proclame en autant de mots – cadré en gros plan et fixant la caméra droit dans les yeux – il ne manque guère qu’un titre en grosses lettres rouges surimprimées : « Attention, toi qui regarde ceci, voici la clé de notre fable ! »
D’ailleurs, parlant de Singleton nous abordons le troisième mythe, celui de la figure centrale, ou figure active. Il s’agit tout simplement du personnage dont les actions (ou les inactions) font se mouvoir le récit. Ici, il s’agit de l’infâme Robot sans âme, héritier du Golem d’autrefois. J’y reviendrai un peu plus loin.
*
En synthèse, la mort de la civilisation européenne approche, mise en action par un personnage cérébral, sans émotions et se considérant en marge de l’humanité, qui refaçonne sans cesse le monde dans lequel vivent ceux et celles soumis à son règne.
Ajoutons un détail. Cette mort de la civilisation approche par boucles (en loops, donc) : le même processus, le même trajet, se répète sans cesse mais de plus en plus grave à chacune des reprises.
Autrement dit : l’Europe est embourbée dans des ornières et elle s’enfonce de plus en plus, de plus en plus inexorablement, sous une autorité sans âme et sans compassion. Chaque fois qu’elle croit se réveiller, c’est pour se relancer dans une nouvelle boucle du même cycle. Et tout recommence.
Mais ça achève.
.
* * * * *
Regardons un peu ça plus en détails.
Pourquoi est-ce que je dis que la série parle « de l’Europe » en particulier ?
Tout simplement parce qu’à bord du paquebot où se situe l’action ‒ et sans doute aussi sur le paquebot-sosie qui a d’abord disparu ‒ puis sur toute la flotte de bateaux semblables qui nous est dévoilée vers la fin – le personnage central, c’est… l’ensemble de la population européenne du début du XXe siècle.
Espagnols, Portugais, Britanniques, Allemands, Scandinaves (Danois, je pense), Polonais ‒ même certaines colonies de l’Europe sont présentes : colonies britanniques (la jeune Chinoise et sa mère, appartenant carrément à une Anglaise tenancière de bordel de haut standing) et françaises (à la fois par la présence de Jérôme et par les moments qui se déroulent dans les colonies d’Afrique du Nord).
Autrement dit : ce bateau, c’est l’Europe en 1899 (à l’exception de l’empire des tsars ‒ à moins que j’aie loupé le coche).
Et quel moment traverse-t-elle, cette Europe ?
Cette année-là, ce bateau-là se prépare à entrer ‒ il reste à peine deux mois ‒ dans le XXe siècle ‒ qui sera marqué par je ne sais combien de guerres civiles et par DEUX guerres mondiales (ou une seule en deux chapitres, c’est selon) à l’issue desquelles l’Europe aura irrémédiablement changé de face.
Entre 1899 et 1999 l’ensemble des empires européens, emporté par des fleuves de sang, va s’être effondré comme une enfilade de châteaux de sable, les uns après les autres. Pas un seul des empires qui règnent sur le monde en 1899 (ottoman (turc), anglais, français, russe, espagnol, etc) ne sera toujours en vie cent ans plus tard.
Or, quel est le symbole de la domination de l’Europe sur le monde ? Ses flottes commerciales.
Et parmi elles, les deux principales : l’anglaise et l’allemande. À elles deux, elles signifient « main mise européenne sur le reste de la planète ».
D’ailleurs, les premières batailles du gigantesque conflit qui en 14 puis en 39 va marquer l’affrontement de l’Empire britannique et du Reich ne seront pas militaires, elles seront économiques.
Et, au premier rang des armes auxquelles auront recours les deux empires : leurs flottes de paquebots. À telle enseigne qu’il n’est pas exagéré de dire que les premières victimes de la guerre qui va éclater en 1914 meurent en fait en avril 1912. Il s’agit des noyés du Titanic.
Contrairement à ce qu’on se plait généralement à croire, ce n’est pas par entêtement obtus, que Bruce Ismay, le propriétaire du Titanic…
… veut absolument arriver à New York au plus sacrant. Il DOIT prouver que les bâtiments anglais dont les meilleurs au monde, parce que les Allemands les talonnent.
Or, dans 1899, il est justement question des deux compagnies maritimes : une allemande – qui a fait construire les deux navires qui sont au cœur du récit, et… une anglaise – qui les a rachetés.
C’est donc là le cœur d’un des « mythes » qui me frappent : les prémices maritimes de la Première guerre mondiale.
*
En regardant la série, je me suis donc mis à continuellement voir surgir des liens entre ce qui m’est raconté là et au moins deux autres films abordant ce même mythe maritime.
D’abord le Titanic de Cameron, bien entendu…
… mais attention ! Le regard de Cameron sur ce naufrage n’est pas celui d’un Européen, c’est au contraire celui d’un Canadien établi aux USA – d’un Nord-Américain, donc. Et, de ce fait, d’un cinéaste appartement à la culture d’un des pays qui profiteront le plus des tueries européennes de 14 et 39, puisque le miracle économique nord-américain de la deuxième moitié du XXe siècle est une conséquence directe des deux guerres mondiales.
Et certains traits de son film le dénotent – en tout cas selon moi. L’importance, entre autres, accordée au côté « flambant neuf » du bateau…
… même s’il n’en reste pas moins qu’après le naufrage, les morts glacés qui dérivent à la surface de l’Atlantique rappellent à s’y méprendre les champs couverts de cadavres de la première Guerre peints par Otto Dix, par exemple.
Le Titanic de Cameron est donc à mes yeux un récit jovialiste à la nord-américaine : « Finalement, tout s’arrangera et je t’attendrai au fond de l’océan pour l’éternité » – comme le chante Céline (Dion).
*
Mais il y a d’autres regards possibles.
Justement… un autre « classique (relativement) récent » parle de traversée transatlantique se terminant en catastrophe, et celui-là nous le devons à un Européen : c’est E la nave va (Vogue le navire) de Federico Fellini…
… qui lui aussi trace clairement un lien direct entre l’océan à traverser et le siècle de cauchemar qui commence à peine.
Or, esthétiquement, c’est Fellini que 1899 évoque le plus ouvertement, pas Titanic.
À certains moments, dans la salle des chaudières, par exemple, la parenté est frappante.
On pourrait même aller jusqu’à voir une « réponse » au Titanic de Cameron et à la magnifique scène où on voit « mourir » le bateau, derrière en l’air, qui s’éteint soudain, alors que, tout au contraire, dans 1899, le Prometheus, lui… se rallume !
*
Un mot sur le Golem.
C’est un personnage qui a un riche passé dans la littérature et le cinéma.
Être sans émotion, sans empathie, pur gestionnaire mécanique, c’est sans conteste LE méchant de notre époque. Bien davantage, en tout cas, que les milliardaires suant et arrogants si chers à l’iconographie révolutionnaire du XXe siècle ‒ cochons en haut-de-forme et queue-de-pie, ou encore, dans l’exemple peut-être le plus clair au cinéma : d’énormes bouches qui mangent de manière dégoûtante, dans Il était une fois la révolution de Sergio Leone.
Le Golem, lui, exécute son programme sans émotion, sans plaisir, sans regrets ‒ quelles que soient les conséquences de ses actes pour les humains.
L’exemple le plus décoiffant est sans doute celui de Alien : le faux scientifique chargé de ramener sur Terre ‒ quel que soit le prix à payer ‒ les formes de vie que le vaisseau d’exploration interplanétaire pourrait rencontrer en chemin.
Il causera la perte de tout l’équipage et du vaisseau.
*
Voilà.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette série.
D’ailleurs, je me sens fort loin d’en avoir déjà fait le tour après une seule écoute.
Et j’ai déjà hâte à la prochaine !
Merci de m’avoir lu.
Tous mes vœux
.
.
.