Rencontre Internationale des Écrivains – 1996

Rencontre internationale des Écrivains

mars 1996

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Communication de RDD

L’herbe et la laine

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La culture au XXIième siècle ?! 

Ciel !

 

Et si nous commencions par en finir avec celui-ci ?

Il ne lui reste que quatre courtes années à vivre, me direz-vous. Mais quatre ans, ce n’est pas rien. Quatre années de massacres Khmers Rouges dans un coin, d’Occupation là-bas, ou de disparition d’hôpitaux par paquets, n’importe où, il me semble que ça compte quand même un peu. Non ? On en fait tomber, des murs, en quatre ans. Et on peut arriver à en bâtir beaucoup de bien hauts en bien moins de temps que ça. Qui aurait pu, par exemple, prédire que nous arriverions si rapidement à sauver les pauvres Russes des griffes d’une dictature infâmante, afin qu’ils puissent eux aussi crever dans la pauvreté sans espoir ?

 

De toute façon.

Qu’est-ce que Zola, Verne, Conrad, Shaw, Wilde, Stevenson, Ibsen, Tchékov, Gorki, Tolstoï, Twain et Dickinson, Rilke et Kafka, Teilhard de Chardin et Virginia Woolf, Bergson, Durkheim, Freud, ou Verlaine sur son lit de mort, auraient pu prédire de la culture du XXième siècle ? Qui, parmi eux, en mars 1896, aurait pu prévoir non seulement Camus, mais encore et surtout les conditions d’existence qu’il a décrites ? Qui aurait pu prédire Sartre ‒ qui l’eût seulement souhaité, d’ailleurs ? Et Duras ? Et Rushdie ? Et Bradbury ? Le Marlowe de Chandler ? Peter Handke ? Heinrich Böll ? La Bombe ? Le génie génétique ? L’URSS, naissant, régnant, disparaissant ?

Qui que ce soit aurait-il pu prédire que nous nous poserions aujourd’hui, entre autres questions : « Peut-on encore écrire un poème, après Auschwitz » ? Pasternak était-il prévisible ? Les avions, le métro, les voyages sur la Lune et le poulet qui ne goûte rien, je veux bien. Mais Pasternak ? Et Barthes ?

Comment prédire ce qu’il adviendra de ce qui importe ?

 

Au fait, peut-être que je vais trop vite ?

Sans doute, avant même d’aller aussi loin, ou même d’aller où que ce soit, devrais-je commencer par me demander quelle est la question sous-jacente à un titre comme « La culture au XXIième siècle » ?

Il s’agit d’une espèce de test de Rorschach, bien sûr, mais visant ici à mesurer quoi ?

 

La question implicite est multiple. Quelle est la culture que je souhaite voir apparaître ? Ou que je souhaite voir se poursuivre ? Quelle est celle dont je redoute la venue ? Ou le développement ? Ou encore : Quels sont les traits de réalité dont il me semble que la culture du siècle prochain aura à les affronter ? Et comment est-ce que je m’y prends, pour choisir de faire passer la première l’une ou l’autre des questions qui me sont posées simultanément quand on me propose un thème semblable ? Ah ah, c’est là, en réalité, que se situe la véritable question qui m’est posée, n’est-ce pas ? D’où vous tenez-vous pour choisir le sens à donner à un titre comme « La culture au XXIième siècle » ?

Hum ?

 

Eh bien, je choisis l’espoir.

 

Mais lequel ?

Notre siècle en a fait un tel usage, de l’espoir. Une telle consommation. Un tel holocauste. À moins que ce n’ait été qu’un massacre en bonne et due forme, tout simplement ?

 

Quel espoir ?

Nous avons égorgé tellement de monde, au nom d’espoirs contradictoires. Nous avons dilapidé tellement de rêves.

 

Quel espoir ?

Nous en avons massacré tellement, et massacré tellement d’humains en leur nom, que le mot lui-même semble aujourd’hui suspect.

 

Ah ! Oui. Oui, oui, c’est cela. Ça y est. Je tiens mon fil.

 

Laissez-moi vous raconter une petite histoire.

 

Il y a quelques jours, à la télévision de Radio-Canada, on a présenté un long reportage sur l’état de santé des Québécoises et des Québécois, lequel état était d’entrée de jeu qualifié de tout-à-fait inquiétant. Pourquoi ? Eh bien parce que le traitement des effets combinés du tabagisme, d’un très haut taux de cholestérol, de l’obésité, du stress et de la sédentarisation fait peser sur les finances collectives un fardeau auquel, dès aujourd’hui, nous ne serions plus à même de faire face. Tout le reportage visait ouvertement et nommément à susciter, chez le spectateur-contribuable-bénéficiaire, un état de malaise. Il s’agissait, comme le journaliste-narrateur l’a énoncé en autant de mots, de faire peur aux consommateurs de services pour qu’ils changent leurs habitudes et leurs comportements, et permettent ainsi… permettent ainsi quoi ? Eh bien… d’équilibrer les finances publiques.

 

Si, dans une société donnée ‒ ou dans plusieurs, ou dans toute une civilisation, tant qu’à y être ‒, l’éducation en vient à ne plus viser essentiellement et quasi exclusivement qu’à préparer la main-d’œuvre à remplir le plus efficacement possible ses fonctions utilitaires; si, par ailleurs, la productivité et le rendement sont les seuls indices absolument prioritaires, sur lesquels on se penche en permanence, cherchant avidement et de façon presque panique, à déceler le moindre indice de leur faiblissement afin de pouvoir le corriger le plus rapidement possible, avant qu’il ne prenne des proportions désastreuses toujours sur le point de se déchaîner et de tout renverser sur leur passage; et si, enfin, la santé des individus n’importe prioritairement qu’en termes de rapport coût-d’entretien / rendement-du-sujet, il convient de se rendre à l’évidence : la collectivité dont on parle ne constitue plus ce qui s’est traditionnellement appelé chez les humains une société, mais plutôt ce qui, traditionnellement, chez les humains, s’est appelé un élevage.

Un élevage.

 

Un personnage de haut-fonctionnaire affirmait récemment, dans une pièce de théâtre : « Dans la logique actuelle de la santé publique, nous devons admettre que, puisque l’État s’est occupé de notre santé dès avant la naissance et jusqu’à la mort, le corps n’appartient pas à l’individu mais à la collectivité, qui l’a pris en charge. » En effet. La fiction était en avance sur la réalité, dans cette pièce-là. Mais de quelques semaines à peine.

Les demi-mesures ne valant rien en termes de bonne gestion, il n’y a pas grand risque à parier sur la venue du jour où le tabagisme ‒ par exemple, mais il ne saurait être question de ne s’en tenir qu’à ce seul comportement ‒, sera non seulement honni et pourra vous valoir de ne plus être traité pour les maladies qu’il provoque, mais encore où le simple fait d’allumer une clope sera assimilé à une attaque contre la propriété de l’État. Youpi.

 

Voici donc un premier point sur le pourtour du dessin de l’espoir que je caresse. Oh, c’est un espoir bien naïf. Bien enfantin. Mais enfin, c’est le mien : une culture où il ne passerait par la tête d’aucun médecin de parler de ses semblables en ayant recours à un vocabulaire et à une perspective assimilant les humains exclusivement à des appareils biologiques de production. Où il ne passerait par la tête d’aucun journaliste de proposer à ses concitoyens, jour après jour, sempiternellement, à coups de massue, de n’évaluer leur propre vie qu’en termes de coûts et de rendement.

J’entends déjà que l’on pense : « C’est un poète… il exagère. Il faut bien que les dépenses aient une limite. » Bien sûr. Je ne suggère aucunement qu’il doive n’y en avoir aucune. Je prétends seulement que si l’on ne parle plus que d’elles, des limites, si, par exemple, il n’est plus jamais question sur la place publique que d’elles et jamais des raisons qui font que la justice sociale peut être souhaitable, les limites aux dépenses publiques deviennent de facto l’objet central des préoccupations publiques, et la préoccupation de justice sociale, elle, n’est alors plus au centre, elle est excentrique, elle est peut-être dans les marges, elle est peut-être même au-delà des marges. Peut-être même qu’elle n’y est plus du tout. Je prétends seulement qu’une vie humaine qui ne sait plus s’évaluer qu’en termes de rendement est une vie de bétail.

 

Sur quels principes philosophiques la justice pour le bétail doit-elle s’articuler ?

Réponse : le plus productif doit l’emporter.

 

Dans le cours de ce même reportage, un médecin ‒ si je me souviens bien ‒ soulignait, avec un petit sourire suffisant qui a bien failli provoquer chez moi une crise d’urticaire : « Il faut que le corps bouge, il faut faire de l’exercice. Le cerveau, ça va, lui il fait des exercices tous les jours, puisque tous les jours nous avons des décisions à prendre. C’est du corps, qu’il faut s’occuper. »

Je rêve d’un monde où un médecin, rien qu’à penser cela, rien qu’à s’être entendu, le temps d’un éclair, croire que l’esprit humain a comme fonction première et essentielle de calculer le taux hypothécaire le plus avantageux, se retrouverait instantanément aussi rouge qu’une fraise et s’étoufferait de honte dans son lait de tofu.

En attendant, non seulement ne parait-il pas honteux d’affirmer que nous serions des bovins plurifonctionnels, il semble que ce soit glorieux et courageux.

 

Bon, ça y est : on me demande de parler du siècle prochain et voici que je parle encore du présent. Je suis un incorrigible. Pourtant. Moi qui aime tellement la science-fiction. Je devrais bien être à même de planer un peu, non ?

 

Je reprends.

 

La culture au XXIième siècle ?

 

Laissez-moi vous raconter une seconde petite histoire.

Dans mon pays, quand on pose la question « L’Art peut-il changer le monde ? », on a plus de quatre-vingt pour cent des chances de se faire répondre : « La culture, c’est pas seulement vos cochonneries », « cochonneries » signifiant, ici, l’Art.

Dans ce même pays, puisque nous parlons de culture, il y a une seule insulte qui, dans à peu près toutes les sphères de la société, permet de clouer le bec à son interlocuteur ou contradicteur : il suffit de le traiter de « câlice d’intellectuel ».

Évidemment. Dans un pays où médecins et journalistes ‒ au moins ‒ croient qu’être en santé constitue d’abord et avant tout un devoir de gestion des fonds publics, et où tout autre niveau de préoccupation parait d’emblée exclu, à quoi d’autre s’attendre ?

 

Second petit point, donc, sur le dessin de mon espoir : je rêve d’un monde où les révolutionnaires ‒ même les révolutionnaires nihilistes ‒ seraient plus généreux de leur propre sang que de celui des autres.

 

Zut, j’ai encore glissé dans le présent.

 

J’ajoute un troisième petit point sur le dessin de mon rêve, et j’arrête.

 

Laissez-moi vous raconter une dernière petite histoire.

Il parait que la technologie menacerait notre conception de la culture. Un jour, navigant sur l’Internet, je suis arrivé virtuellement face-à-face avec une jeune personne, à des milliers de kilomètres de là où je me trouvais, qui n’arrivait pas à trouver le sommeil, et qui s’est mise à m’entretenir, des heures durant, de ce qui l’émeut dans la peinture d’Otto Dix. Cette jeune personne, si je me souviens bien, étudiait la diététique. Ce qui n’a aucun rapport avec la peinture. Et m’a rendu son discours d’autant plus poignant.

 

Troisième petit point, donc. Je rêve d’un monde où l’on ne se racontera plus des inepties du genre : ce sont les outils sortis de ses propres mains qui façonnent l’Homme.

 

Résumons-nous.

La culture au XXIième siècle ?

Je prédis que, si la tendance se maintient, elle consistera essentiellement en ceci : chaque fois que la vie nous mène à nous tenir devant un autre humain et à le regarder droit dans les yeux, nous demander ce qui, en nous, résiste si fort chaque fois que l’on tente de nous convaincre que la seule différence entre cette vache-là et celle que, par tranches, nous couchons dans nos assiettes, serait que celle qui a lu Kierkegaard a les mêmes yeux que nous.

 

En attendant, sans savoir comment le prochain siècle se terminera, je ne risque pas grand-chose à vous prédire comment il commencera.

Par le culte sans précédent rendu à un dieu que l’on croyait depuis longtemps à la retraite. Autrefois, quand on engouffrait dans sa gueule brûlante les adolescents de Carthage, on l’appelait Baal. Aujourd’hui, ce sont des pays entiers, qu’il dévore. Et il a changé de nom. Il s’appelle le Marché. Autrefois, un adolescent qui tentait de fuir le sacrifice auquel on le destinait était accusé de vouloir attirer sur la Cité la vengeance du Créateur. Aujourd’hui, il suffit de ne pas tomber à genoux, perclus de repentir, chaque fois que les bergers qui nous gardent annoncent que l’herbe se fait rare et que « moins d’herbe mais davantage de laine » n’est pas un projet chimérique mais un devoir pour chacun. Ah ! si au moins ces bergers-là jouaient de la lyre !

 

À la question « Où vous tenez-vous pour parler de l’avenir ? », je vous réponds donc : je me tiens là où il ne saurait être question de renoncer à l’espoir.

 

Meuglons, mes frères.

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